Certains de mes auditeurs pourront s’étonner que, spécialiste d’ethnologie, je me préoccupe tant, depuis une douzaine d’années, de psychiatrie sociale. Mais je suis arrivé à la psychiatrie par le problème justement de la rencontre des civilisations et des contacts entre ethnies différentes. Étant au Brésil, où mes recherches ont porté, à l’intérieur d’une société multiraciale, sur l’homme de couleur dans le monde des Blancs, j’ai été amené à deux remarques importantes :
1. Du point de vue sociologique, le passage d’une société de type paternaliste à une société – sous le double effet de l’urbanisation et de l’industrialisation – de concurrence entre les races ;
2. Parallèlement, le passage – dans l’ordre psychiatrique – des psychoses de type organique chez les Noirs (d’origine alcoolique, syphilitique ou humorale) à des psychoses de type fonctionnel et à des névroses.
Ainsi l’ethno-sociologie m’entraînait dans un domaine que je n’avais pas prévu, celui de la psychiatrie sociale. Il comporte certes de nombreux chapitres. Mais tout de mêmes, mes recherches s’y cantonnent surtout sur les relations entre l’inter-ethnie et la psychiatrie sociale. Ce sera le but de cette conférence que de soulever quelques-uns des problèmes que pose ce genre de recherches interdisciplinaires.
Quelques-uns seulement. Nous avons consacré un chapitre de notre livre : La Sociologie des maladies mentales, à l’étude des effets de l’immigration sur les maladies mentales et par conséquent aux effets des contacts interethniques. Sans doute, depuis la parution de ce livre d’autres articles ont paru sur la question – mais ils ne font que confirmer ce que nous avons écrit. Nous ne pensons donc pas, dans cette conférence, répéter ce que nous avons déjà dit ailleurs. D’autant plus que l’épidémiologie des maladies mentales (c’est-à-dire l’étude de leurs distributions statistiques suivant les groupes), reste encore, en l’état actuel de la question, très discutable.
Il est parfaitement exact que les pourcentages de première admission dans les hôpitaux psychiatriques sont plus élevés pour les étrangers que pour les natifs. Mais on peut se demander dans quelle mesure le fait ne provient pas de ce que l’immigrant vient en général tout seul, sans famille, et que s’il souffre (mentalement comme somatiquement), il est bien obligé d’aller se faire soigner à l’hôpital, alors que le natif souffrant de mêmes troubles sera soigné chez lui par ses parents ou par sa femme. D’ailleurs, s’ils ne s’adressent pas de suite à l’hôpital, ses voisins ou sa logeuse l’y forceraient bien vite.
Il est parfaitement exact que, tout au moins pour les ethnies culturellement très hétérogènes comme celle des Nord-Africains en rapport avec celle des Français, il y a un choc pour le nouvel arrivé, qui fait que les crises se situent dans les six premiers mois après l’arrivée ; mais comme l’ont bien montré les études de Daumezon, Champion et Champion-Basset, il ne s’agit que de crises passagères ; le Nord-Africain, une fois ce premier choc surmonté, s’adapte à son nouveau milieu. Les recherches des épidémiologistes nord-américains aboutissent à des résultats analogues ; la morbidité psychiatrique des migrants qui restent se maintient dans des limites similaires à celles des non-migrants. Ce qui est donc important pour nous dans cet exposé, c’est moins de calculer des nombres que de voir s’il existe ou non une morbidité spécifique liée aux rencontres entre ethnies et cultures différentes.
Nous croyons plus intéressant de reprendre les questions qui à l’intérieur de ce chapitre de ce livre ont été abordées dans une perspective empirique, à base de statistiques et à travers ce que l’on appelle l’épidémiologie – selon une toute autre perspective, celle que nous défendions à la fin de notre ouvrage, et que j’ai appelé la perspective structurale. Elle consiste, dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, à situer les malades mentaux à l’intérieur des réseaux d’échanges entre deux, ou plus, ethnies qui sont amenées à entrer en contact, et à établir ainsi entre l’enculturation (c’est-à-dire la personnalité façonnée par les parents dans l’ethnie) et l’acculturation (c’est-à-dire la pression de l’ethnie B pour refaçonner la personnalité d’un des membres de l’ethnie A), ce que Lévi-Strauss a appelé des systèmes de transformation. Mais alors que chez Lévi-Strauss, les lois de transformation sont des lois logiques, dictées par la nature de l’esprit humain, nous ne chercherons que les lois sociologiques.
Mais avant d’aborder cette esquisse structuraliste, une remarque préalable est nécessaire : nous allons parler, du commencement à la fin de cet exposé, de malades mentaux. Il est bien entendu que c’est par définition en quelque sorte, puisque le titre de cette conférence porte sur la psychiatrie sociale. Cela ne veut pas dire que, pour moi, toute rencontre entre ethnies différentes entraîne seulement des phénomènes pathologiques. Nous croyons le contraire. L’enculturation ne peut que donner des sociétés fermées sur elles-mêmes. C’est l’acculturation qui transforme les sociétés fermées en sociétés ouvertes – la rencontre des civilisations, leurs métissages, leurs interpénétrations est facteur de progrès et la maladie, quand maladie il y a, n’est que l’envers de la dynamique, sociale ou culturelle. Nous avons souvent lutté contre l’image que Stonequist donne de l’homme marginal, déchiré, conflictuel, désagrégé à la limite – pour montrer dans le marginalisme la promesse des synthèses fécondes, bâties sur les oppositions et à partir d’elles. La chance de l’Europe n’a été ni le climat tempéré ni l’existence d’une prétendue race aryenne, mais d’avoir été le cul-de-sac du vieux monde, où les ethnies les plus diverses, venues des coins les plus différents, se sont sur un tout petit espace rencontrées, heurtées, pour finalement se marier. Cette remarque préalable faite – et il était nécessaire de la faire pour que nos auditeurs ne soient pas induits en erreur sur la portée exacte de notre tentative – nous pouvons maintenant aborder notre sujet.
Il est évident que les troubles de la personnalité n’apparaissent pas lorsque les rapports entre les deux sociétés en contact sont stabilisés, quand des rôles particuliers sont donnés à tous les individus de l’une et de l’autre société. Bref, partout où les jeux interethniques sont faits à l’avance. Ainsi dans le cas où une société nomade entre en symbiose avec un groupe d’agriculteurs sédentaires, les canaux d’échanges des biens comme le système de distribution, égalitaire ou hiérarchique, des pouvoirs (le pouvoir religieux par exemple appartenant aux autochtones agriculteurs, maîtres de la terre – le pouvoir politique aux conquérants nomades) sont alors prescrits en vue de l’équilibre non d’une des deux sociétés en présence, mais en vue de l’équilibre d’une certaine situation de relations interethniques.
Pour les nations pluri-raciales ou pluri-ethniques, on a souvent noté l’importance comme facteurs pathogènes des faits de ségrégation et de discrimination. Et nous sommes parfaitement d’accord. Mais il faut ajouter que dans une structure hiérarchique, selon le modèle du coup de bec, ces faits de ségrégation et discrimination ne sont pathogènes que pour les strates inférieures de la hiérarchie – non pour les couches moyennes, ou du moins à un moindre degré. Car si le natif des États-Unis et de parents américains ne reçoit pas – symboliquement parlant – de coups de bec, l’immigrant anglo-saxon ou germanique peut donner des coups de bec à l’immigrant slave ou latin, et ce dernier à son tour au Noir. De même en Amérique latine, l’équilibre des couleurs est fondé sur l’existence d’une couche moyenne, composée de mulâtres ou de métis d’Indiens suivant les pays, qui peuvent bien recevoir des coups de la strate supérieure, celle des Blancs purs, mais qui compensent les frustrations dont ils sont les victimes en donnant à leur tour des coups à la couche ultime, des Noirs foncés ou des Indiens. On a pu remarquer qu’on trouvait plus de racisme contre le nègre chez les mulâtres que chez les Blancs – plus de mépris pour l’Indien traditionnel chez les métis que chez l’Espagnol.
Ce que nous devons donc considérer, lorsque nous voulons découvrir les lieux de la maladie mentale, ce sont les positions des ethnies dans une structure globale ainsi que les divers chemins de communications, ouverts ou fermés, stabilisés ou changeants, existant entre ces ethnies. Mais avant d’examiner plus avant ces situations interethniques, demandons-nous quelle est la place des déviants, fous, criminels, débiles, dans une société homogène ; ils occupent en général la périphérie de la société quand il s’agit de névrosés ou de petits délinquants incapables d’assumer des positions centrales – ou bien encore ils sont retranchés de force de la société quand il s’agit de psychotiques chroniques ou de criminels endurcis. L’ouverture de l’hôpital psychiatrique, à partir des découvertes de la chimiothérapie, et l’entrebâillement des portes de la prison peuvent bien tendre vers l’intégration des anciens « aliénés » à la société globale, mais dans des postes protégés, jamais en les introduisant dans le noyau central. Lorsque maintenant deux ethnies, chacune culturellement homogène, entrent en contact, alors la position du malade mental, lorsqu’il ne s’agit que de névrosés ou de troubles caractériels, peut changer – et de périphérique devenir centrale. En effet, comme les anthropologues nord-américains ont pu le constater dans leurs politiques de développement des communautés indigènes où ils choisissent comme leaders justement de préférence les marginaux, non les anciens notables, les conflits personnels des individus les prédisposent à embrasser des modèles étrangers et à devenir les responsables d’une nouvelle société, plus progressiste. Car ne pouvant trouver de réponses personnelles à leurs déséquilibres intérieurs, ils vont s’efforcer de changer la société traditionnelle où ils vivaient et dans laquelle ils ne pouvaient subsister qu’en tant que marginaux, pour l’orienter vers un nouvel équilibre de forces où leurs propres conflits cesseront. Quand on ne peut se changer soi-même, que nous reste-t-il en effet sinon à changer le monde ? Nous retrouvons là l’idée que je formulais il y a un moment, que les troubles individuels peuvent être, dans certains cas, facteurs de progrès social.
Mais notre analyse reste encore bien schématique. Nous avons traité les ethnies entrées en contact comme deux blocs homogènes. En fait, chaque ethnie est composée de groupes différents, groupes sexuels, classes d’âge, statuts économico-sociaux diversifiés. Or il apparaît que l’acculturation facilite l’apparition de troubles psychiques, mais qui ne sont pas essentiellement interculturels, ou qui du moins ne le sont qu’indirectement, le combat entre les cultures ethniques qui s’affrontent n’étant alors que le masque de conflits plus profonds et plus primitifs, lutte des sexes, opposition des générations, compétitions entre groupes économiques et sociaux pour le pouvoir de prise de décision politique. Lorsque par exemple, dans une société démocratique, sinon d’égalité des sexes, du moins de leur complémentarité équilibrée, l’introduction des valeurs étrangères, Islam, Occident, amène l’homme à une situation de supériorité, la femme réagit – et elle réagit parfois sous la forme de crises hystériques dans les cultes de possession qui sont en train aujourd’hui d’envahir toute l’Afrique noire, au fur et à mesure que les nouveaux États s’islamisent ou s’occidentalisent, détruisant l’ancien équilibre des sexes. Thomas et Znamiecki ont pu montrer, dans leur importante recherche sur les Polonais immigrés aux États-Unis, que si des troubles psychiques pouvaient apparaître à la première génération, ils étaient généralement éphémères pour disparaître après quelques années de séjour, tandis que les troubles les plus graves apparaissaient à la seconde génération, celle des enfants élevés à la fois par des couples d’immigrants et par l’école anglo-saxonne, devenus grâce à la connaissance de l’anglais et les nouvelles habitudes prises, supérieurs à leurs parents, troubles qui d’ailleurs aboutissent plus à des conduites criminelles qu’à des conduites psychopathologiques de type psychiatrique.
Dans toute société, il existe des tensions entre les sexes, entre les âges, entre les statuts sociaux. Ces tensions, à la limite, pourraient conduire des individus infériorisés à des états morbides. Mais toute société réagit à ces tensions en créant des mécanismes de compensation, des rituels de révolte jouée, des soupapes de défoulement… Mais le choc interethnique entraîne un éclatement des systèmes sociaux en présence ou tout au moins du plus fragile des deux. Cet éclatement fait que les tensions, autrefois contrôlées, peuvent se libérer, et désormais désencadrées, vivre une vie autonome, aller jusqu’au bout d’elles-mêmes, c’est-à-dire, à la limite, jusqu’aux gouffres nocturnes de la folie.
Mais l’éclatement d’une société ne se fait pas toujours et forcément dans un sens horizontal, par la perte des liens qui rattachaient leurs groupes constituants entre eux dans une solidarité stabilisée. Il peut y avoir un autre type d’éclatement, celui-ci au contraire vertical, entre les divers niveaux de ce que Georges Gurvitch a appelé la sociologie en profondeur.
Vous vous souvenez que G. Gurvitch, dans son analyse du fait social total, distinguait divers niveaux de réalité, depuis le niveau morphologique, de l’étalement de la société sur le sol, ou institutionnel, de l’organisation des hommes entre eux, jusqu’à celui des valeurs ou des idéaux, et même au-delà jusqu’aux courants libres de la conscience collective. Or les rencontres interethniques peuvent détruire les liaisons qui existent entre ces divers niveaux, établir des coupures à un endroit ou l’autre de la pyramide, et alors des phénomènes sociaux, qui sont normaux lorsqu’il existe un courant dialectique entre les strates ainsi échafaudées, peuvent brusquement devenir pathogènes. C’est ainsi que dans notre centre, ayant été amenés à étudier le symbolisme de la couleur, nous avons pu noter le décrochage de la strate des symboles par rapport à la strate inférieure des rôles sociaux et à la strate supérieure des conduites collectives effervescentes, et ce décrochage peut chez les Noirs situés à l’intérieur d’une société de Blancs prendre la première place comme facteur de troubles de la personnalité – alors que les rôles sociaux joués par ces Noirs n’ont pourtant pas changé (ou s’ils ont changé, l’ont été souvent dans un sens positif) et que les conduites collectives effervescentes ne se manifesteront qu’après, avec un certain décalage et dans un seul secteur de cette population noire, celui des intellectuels. Nous avons même imaginé à travers la peinture une thérapie particulière de symbolisme de la couleur, le bon usage de ce symbolisme entraînant, par contre-coup, la disparition des troubles psychiques de certains de nos névrosés africains.
On pourra trouver que nous nous sommes trop attachés à ces préalables ; mais ils nous semblaient nécessaires pour clarifier notre sujet – le circonscrire dans ses limites exactes – éviter des généralisations ou des confusions regrettables. Le moment est venu cependant de l’aborder – enfin – directement. Nous suivrons deux chemins : le chemin psychologique et le chemin ethnologique, puisque la psychiatrie sociale se situe justement à l’entrecroisement des deux.
1° On sait que le moi se forme par identification à autrui et par introjection de l’Alter dans l’Ego. Ce qui fait que l’Ego, tant qu’il n’est pas définitivement constitué, se caractérise par un incessant manque à être, et que la société, familiale d’abord, puis celle des pairs, enfin celle des Anciens, fournit à l’Ego objet – ou les objets – qui lui manquent sous la forme de ce que les anthropologues appellent les modèles culturels, en particulier les modèles culturels des rôles adultes. Ne croyez pas que cette conception de la formation de l’Ego par l’incorporation de l’Alter soit une découverte récente datant de Mead ou de la psychanalyse. Les Fons du Dahomey en avaient eu l’intuition profonde lorsqu’ils parlaient de la constitution progressive de l’âme humaine qui ne réalise que par étapes – la dernière étape étant, pour la femme, le mariage au cours duquel l’âme féminine s’achève par identification avec l’âme de son mari dont son Ego va en quelque sorte se nourrir désormais. (Ici encore, comme le plus souvent dans le domaine de la connaissance profonde, l’Afrique est pionnière.)
Mais ces modèles culturels, introjectés dans l’individu, plus exactement dans le vide de son être et l’appel de ce vide à être comblé, pour que l’individu puisse s’achever, que sont-ils ? Essentiellement des systèmes de signifiants. L’enfant se développe moins par le processus de l’identification à des individus que par le processus de l’identification aux rôles culturels, et aux modèles qui les régissent, de ces individus. Pour que la communication puisse s’établir dans une société donnée, il faut donc que les systèmes de signifiants offerts par cette société soient les mêmes pour tous. C’est cela sans doute que l’on désigne du nom d’identité ethnique, cette participation à un même langage.
Or dans une situation d’acculturation, le migrant se trouve dans une société où les modèles culturels ne sont pas les mêmes, où par conséquent la communication devient impossible, et où, par voie de conséquence, la personnalité ethnique se trouve agressée. Ce qui fait que, dans la mesure où le Moi se définit toujours par le manque à être, par cet inachèvement qui est inscrit en quelque sorte dans la structure même de la personnalité – faute d’un dictionnaire pour comprendre le langage de la nouvelle culture qui lui permettrait d’y trouver des réponses à son besoin d’achèvement, les sentiments d’insécurité, d’angoisse et de frustration se développent chez l’homme au contact avec une autre culture qui lui est inintelligible. Les deux discours qui s’adressent à lui peuvent bien être, chacun, cohérent ; leur entrecroisement devient incohérence et cette incohérence des modèles culturels se traduit, finalement, par l’incohérence de son comportement. Nous sommes très proches de ces névroses expérimentales que l’on détermine chez les animaux en modifiant les systèmes des stimuli, modifications qui entraînent chez les sujets une conduite de panique. Et ce sont bien en effet de véritables névroses expérimentales que l’on constate chez les migrants, avec cette différence par rapport à celles des animaux que les stimuli y sont remplacés par des signifiants.
Nous n’insisterons pas davantage sur l’aspect psychologique du problème, car il déborde largement le champ des relations inter-ethniques. Ce modèle en effet peut servir partout où il y a différenciation des modèles culturels, création de personnalités propres à un certain groupe de la population et par conséquent partout où se pose le problème de l’identité individuelle et collective. Nous pensons que les situations acculturatives ne sont pas forcément inter-ethniques, elles peuvent être intersexuelles ou intergénérations. La France vit aujourd’hui ces problèmes de la recherche de l’identité (on préfère dire d’ailleurs de l’authenticité, ce qui est mêler un jugement de valeur à un jugement de réalité) dans le monde de la femme, qui rejette le modèle culturel que s’en fait le mâle, mais qui ne voit sa libération que dans son identification au modèle masculin, d’où les traumatismes dont a parlé Simone de Beauvoir dans ce récit d’une décolonisation qui s’intitule Le deuxième sexe – dans le monde des adolescents qui rejettent les figures familiales de l’adulte et vivent ainsi en diaspora à l’intérieur de leurs propres sociétés – d’où ici encore l’augmentation des névroses et des suicides chez les jeunes qui n’arrivent plus à combler leur manque à être, par refus du processus d’identification ou plus exactement parce qu’ils ne savent plus quelle identification choisir. Mêmes problèmes dans les deux cas, mais solutions différentes : la femme cherche l’identité dans la non-authenticité (modèle masculin), l’adolescent l’authenticité dans la non-identité. Ce sont ces solutions que l’on trouve aussi chez les migrants, identité dans la non-authenticité (c’est l’assimilation) – authenticité dans la non-identité (c’est la révolte) – et la chute dans la psychose et les névroses est une des conséquences de ces choix déchirants.
2° Au contraire, en suivant le chemin de l’ethnologie, nous restons dans le champ spécifique qui est l’objet de cet entretien, celui des relations inter-ethniques.
Les psychiatres et les psychanalystes, qu’ils soient africanistes comme Mertens et les époux Ortigues, ou américanistes comme Devereux, se trouvent d’accord pour définir les cultures ethniques en relation avec la personnalité, comme un ensemble de mécanismes de défense. Permettez-moi ici de citer une phrase de Devereux :
« Je tiens à préciser que, même d’un point de vue psychanalytique, la culture prise dans son ensemble ne saurait être confondue avec le Sur-Moi ou avec l’Idéal du Moi, bien qu’en tant qu’expérience elle soit apparentée à l’une ou l’autre de ces instances psychiques. La culture est avant tout un système standardisé de défense, et par conséquent solidaire au premier chez des fonctions de Moi. Si la culture était entièrement déterminée par le Sur-Moi, qui est tout aussi absolutiste et aussi déréiste que le Ça, la vie en société deviendrait impossible. »
Les troubles de la personnalité et les maladies mentales apparaîtront donc : 1° lorsqu’une culture ne fournit que des moyens défensifs insuffisants à l’individu pour lui permettre de refouler ses pulsions culturellement dystones ; 2° lorsque les états pathogènes surviennent prématurément, c’est-à-dire atteignent des individus qui n’ont pas encore accès aux défenses culturelles appropriées, et Devereux donne comme exemple le cas des classes défavorisées (c’est-à-dire qui restent en dehors des mécanismes de défense normaux de la société privilégiée) ; enfin 3° lorsque l’individu entre en contact avec une société qui n’a pas les mêmes mécanismes de défense que ceux de sa société native. Gurvitch a écrit un livre sur « les cadres sociaux de la connaissance ». Il serait également possible d’écrire un livre – et je livre cette suggestion à ceux que la question intéresse – sur les cadres sociaux des mécanismes de défense – en commençant bien entendu par distinguer les mécanismes de défense individuels, les seuls qui ont intéressé la psychanalyse, des mécanismes de défense culturels, qui sont l’objet de l’ethnologie.
Pour bien comprendre ce phénomène du changement des mécanismes culturels dans les situations inter-ethniques, je vais prendre un cas caricatural, celui que j’appellerai de « la fausse névrose ». Le psychiatre de notre équipe a été appelé un jour à soigner un boy africain amené en France par son patron blanc et qui présentait des troubles de conduite tels que l’internement paraissait nécessaire. Nous devions reconnaître que ce boy n’était nullement malade, qu’il continuait seulement à employer les mécanismes de défense africains dans une société, la société française, qui ne les comprenait pas. Le point de départ de la fausse névrose diagnostiquée était que ce boy cassait tous les objets de ses maîtres, simple maladresse en fait d’une personne peu habituée au froid et que le froid faisait trembler. Mais au lieu, naturellement, d’envisager une cause naturelle, il envisageait, pour rendre compte de cette situation catastrophique, une attaque de sorcellerie. Pour se défendre contre elle, il eut recours aux mécanismes de défense de son pays, l’appel au totem protecteur ou le port de fétiches ; ayant découvert une vieille peau de lion, il s’en drapa désormais et fit les courses dans le quartier avec cet étrange accoutrement. Naturellement, le sourire des passants, les moqueries des gamins, l’attroupement des voisins devaient le consolider dans l’idée de la sorcellerie et déterminer chez lui une série de crises d’agressivité et d’angoisse profonde. Nous n’eûmes qu’à demander son départ, la prétendue névrose disparut avec son retour en Afrique, où ses mécanismes culturels de défense se retrouvaient parfaitement adaptés.
Certains Africains que nous avons soignés et qui appartenaient à la couche intermédiaire en train de se former – parents en grande partie intégrés à la société traditionnelle, mais eux-mêmes ayant subi un début d’éducation scolaire occidentale – ont bien senti que la nouvelle société dans laquelle ils entraient proposait à ses membres d’autres mécanismes de défense que ceux auxquels ils étaient habitués. Il leur fallait donc, pour répondre aux nouveaux stress qui se développaient chez eux, inventer des mécanismes de défense individuels – le curieux est qu’ils aient pris le plus souvent les mécanismes inverses de ceux de leurs cultures ethniques, pensant a priori que, puisque inverses, ils étaient mieux adaptés à la culture française. Prenons un ou deux exemples.
L’Africain « somatise » en général ses problèmes. Mais un de nos patients qui somatisait les siens dans son pays en dormant longuement et en restant allongé des journées entières, sentant que la culture occidentale est une culture de l’effort, de la lutte, de la compétition, une fois arrivé à Paris ne pourra plus dormir, l’effort définit un état de veille. L’état de veille se défend comme contre-sommeil. Cet Africain résista à tous les somnifères, seule une psychothérapie lui permit de s’en sortir.
L’Africain a lutté contre la colonisation culturelle en agressant le colonisateur blanc. Mais une fois l’indépendance proclamée, le même Africain a été chargé de remplacer le Blanc parti, et de venir pour cela en France y faire des stages d’administrateur. Ce qui veut dire qu’il a dû intérioriser en lui le colonisateur blanc contre lequel il s’était battu – mais qui, maintenant, devient une partie intégrée de lui-même. Il va donc inverser, ici encore, son comportement antérieur, et faire passer l’agressivité qu’il a développée dans une certaine situation inter-ethnique (celle de la colonisation) du dehors (les Français ont accepté la décolonisation, ils le reçoivent finalement bien) au-dedans (c’est-à-dire contre ce qui est en lui, culturellement, colonialisme français). De là, chez beaucoup de nos névrosés, une angoisse développant des tendances suicidaires ; la thérapie a consisté à redonner à ces Africains leurs anciens mécanismes de défense contre la colonisation en proposant à leur agressivité de nouveaux objets extérieurs.
Les personnalités psychotiques ou névrotiques existent naturellement partout. Mais dans les sociétés traditionnelles, on s’en défend d’une manière toute particulière, car l’individu n’existe que par et dans le groupe. La maladie d’un individu est donc considérée moins comme une maladie personnelle que comme le symptôme d’une maladie qui se situe à un autre niveau, dans la désorganisation du groupe. La thérapie traditionnelle consistera donc à soigner le groupe familial en reconstituant la communauté, en faisant cesser ses tensions intérieures, en réconciliant les opposants, à la limite en créant autour d’une crise de possession la communion perdue. Mais l’Africain qui vient en France se trouve seul et il n’a plus ces mécanismes de défense, communautaires, pour retrouver la santé mentale. Ce qui ressort de la plupart de nos histoires de vie d’Africains, c’est que le point de départ de leurs troubles ne se trouve nullement dans le choc de deux cultures ou de deux sociétés en lui – mais bien dans leur vie antérieure – antérieure à leur venue en France.
Par exemple :
– Cadets plus intelligents que les aînés de leurs lignages, ils sont venus s’instruire et occuperont des postes plus importants que ces aînés à qui, traditionnellement, ils doivent respect et obéissance – dont ils devraient, jusque dans leurs mariages, rester dépendants ; – ou bien encore rivalités, à l’intérieur des familles polygames, entre les enfants des différentes épouses du père ;
– ou bien encore conflits avec le père et l’oncle maternel, ou avec la tante paternelle, ou avec les conjoints de l’un ou de l’autre.
Conflits familiaux qui ne trouvent plus de freins une fois ces individus arrivés en France dans les mécanismes de défense culturels et qui, par conséquent devenus libres, vont pouvoir proliférer en toute une série de désordres psychiques, de symptômes morbides, s’intensifier en se développant à l’intérieur de ce vide culturel – de ce manque à être qui caractérise la psyché du migrant.
Les rencontres inter-ethniques, dans ces cas-là, ne sont donc pas causes véritables des troubles de la personnalité – mais plutôt occasions ou conditions de leur apparition. Dans d’autres cas, elles sont « causes ». Généralement, le mécanisme mis en place par une ethnie minoritaire, c’est de se reconstituer en tant que cadre de solidarité dans l’ethnie majoritaire. Et cela au point que l’on trouve dans un même bidonville parfois les migrants d’un même village, et qui refusent le relogement, car une meilleure habitation se traduit aussi par la dispersion de la communauté. Les Nord-Américains se sont bien rendus compte de cet élément de protection de la santé mentale, ce qui fait que, loin de vouloir assimiler à tout prix, ils aident au contraire les étrangers à former les « petites Siciles » ou des morceaux de Pologne, avec leurs curés, leurs écoles et leurs journaux. On a pu constater en France que les maladies mentales étaient plus nombreuses chez les migrants dispersés que chez ceux qui restaurent, à l’intérieur de leur terre d’exil, le paradis de leur pays perdu – chez les Espagnols travailleurs ruraux par exemple quand ils sont séparés que chez les fermiers hollandais regroupés autour de leurs pasteurs et de leurs instituteurs. Le fait est suffisamment connu pour que nous ayons à y insister. Donnons seulement deux exemples.
Le Dr Gabbai a montré à propos d’un Gitan qui avait été mis en prison et qui avait réagi à la prison par une crise de folie que ce n’était pas la privation de la liberté spatiale qui était en jeu – mais « la séparation d’avec le clan ». Et il écrit :
« Privé… de sa référence clanique, Armand se retrouve seul avec lui-même ; il se trouve mis en doute. Il ne peut manquer de se poser la question de son identité, de son existence : qui suis-je ? Je ne suis que par eux (les enfants), que pour elle (la femme). Je ne les ai plus, j’en suis séparée, je n’existe plus pour eux, pour elle ; l’angoisse qui naît de cette interrogation sur lui-même se concrétise dans les deux idées maîtresses de son délire, c’est-à-dire sa femme le trompe, ses enfants ne sont pas de lui – donc ne sont pas de son sang, car s’il était sûr qu’ils sont bien de son sang il s’affirmerait par cela même comme existant, il réintégrerait le clan qui le fait être. »
Nous avons trouvé un phénomène analogue en étudiant les ouvriers africains qui, comme on le sait, ont reconstitué à Paris dans leurs taudis les clans, ou les lignages, ou les villages africains. Et qui, en mettant ainsi pendant leur séjour en France la société française entre parenthèses, ne posent pas des problèmes de santé mentale. Mais il suffit qu’un de ces ouvriers tombe malade (les conditions de logement et les différences de climat favorisent chez eux la tuberculose) et qu’il soit ôté de sa communauté pour être mené à l’hôpital – pour que se retrouvant seul, isolé, privé de ses références africaines, il réagisse aussitôt par des bouffées délirantes. Nous retrouvons dans ces deux cas ce que nous avions indiqué plus haut, que la perte du sentiment d’identité personnelle est liée au processus de désagrégation des liens sociaux – que le moi n’existe que par et dans le groupe, au point que lorsque le groupe est défait, le moi aussi se désagrège.
La boucle donc est bouclée. Et il nous est permis de conclure. Car il nous est apparu que les rencontres inter-ethniques n’étaient pathogènes que dans la mesure où elles créaient des coupures dans les champs relationnels :
– Coupure à l’intérieur d’une communauté ethnique, entre ses divers composants, qui au lieu d’être solidaires dans un système intégré de complémentarités, de hiérarchies ou d’échanges, deviennent autonomes : hommes et femmes, aînés et cadets, parents et alliés.
– Coupure à l’intérieur de la société globale interraciale ou interethnique, entre ses divers niveaux hiérarchiques, entre lesquels cette société globale interpose des barrières (ségrégation, discrimination, images dévalorisantes), de telle façon qu’une race ou une ethnie se trouve « marginalisée » et, en quelque sorte, hors réseau. Les tests de Rorschach montrent souvent dans ces secteurs marginaux, par exemple chez les Noirs des États-Unis, une tendance au morcellement du corps, au découpage, et à l’autodestruction, qui n’est que le passage de la coupure extérieure à l’intérieur des psychés.
– Coupure enfin culturelle, les mécanismes de défense montés par une culture ethnique et qui sont, par leur valeur sécurisante, les instruments de la santé mentale, ne pouvant plus servir dans un autre milieu culturel, qui a d’autres mécanismes de défense.
Il resterait à montrer qu’au fur et à mesure que les contacts interethniques se prolongent, les individus de l’ethnie minoritaire sont amenés à se forger une nouvelle personnalité qui s’intègre à la société pluri-ethnique, mais cette personnalité nouvelle – que Mertens appelle une « personnalité induite » – ne s’étant pas formée comme la personnalité normale, c’est-à-dire en ayant suivi le processus de la lente maturation de la sexualité et celui de la formation progressive du schéma corporel, restera, par la définition même de son processus de formation, une personnalité non incarnée dans le corps, une personnalité pré-génitale, et les psychanalystes savent que ces personnalités pré-génitales sont justement des personnalités névrotiques. Mais je ne suis pas psychiatre pour suivre cette nouvelle voie. Je m’en suis tenu au domaine de ma spécialisation. Je vous ai dit en commençant que je ne traiterai que quelques aspects du problème, qui en comporte beaucoup d’autres. Il apparaît maintenant que, pour pouvoir les traiter, une équipe pluri-disciplinaire est indispensable, qui sache découvrir le discours dialectique du phénomène total.
Conférence prononcée le 26 mars 1971 à l’université de Nice, sous le patronage de l’I.D.E.R.I.C.