Alors que la science s’est toujours constituée par rupture avec la philosophie, il est frappant de constater que la psychiatrie, jusque chez ses plus modernes représentants, reste très souvent liée – implicitement ou explicitement – à une philosophie, aujourd’hui par exemple le bergsonisme ou l’existentialisme. Rien d’étonnant à cela. C’est que « la folie » (on me permettra de prendre volontairement au début de cet exposé un terme très vague) n’est pas un fait – mais un problème. La folie apparaît comme un non-sens. Dès lors on ne peut en trouver la signification qu’à la condition de la replacer à l’intérieur d’une philosophie de l’homme dans le monde, monde biologique ou monde social, afin de pouvoir lui donner, par contrecoup puisqu’on ne peut le faire directement, une valeur sémantique quelconque.
La preuve en est que la psychiatrie se constitue dès ses origines, comme les titres même des ouvrages des premiers psychiatres en font foi, en tant que discipline, comme une branche de la philosophie de l’homme, de la société ou du monde : La Philosophie de la folie (Daquin, 1791), La Psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l’histoire (Moreau de Tours, 1859), L’aliéné devant la philosophie, la morale et la société (Lemoine, 1865), Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale (Pinel, 1809), etc. Et même lorsque les titres ne font pas foi d’un tel rattachement, nous savons que bien des médecins, qui se sont occupés de la folie, se rattachent à des écoles philosophique, positivisme, fouriérisme, éclectisme… jusqu’à déboucher parfois sur la révolution sociale, seule manière pour eux de résoudre cette problématique du non-sens, que constitue la folie, à la recherche d’un signifié.
Lorsque la psychiatrie naît, à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe, la théorie régnante dans les esprits est celle des progrès continus de l’esprit humain. Or le bien-fondé de cette théorie se trouvait nié par la constatation non seulement de l’existence de la folie – mais plus encore par l’impression que l’on avait que le nombre des malades mentaux ne faisait sans cesse qu’augmenter. Il fallait donc essayer de réconcilier la folie avec la théorie évolutioniste du progrès. La solution sera trouvée dans la définition de ce que l’on appellera par la suite régression, qui permet au non-sens de prendre un sens en devenant contre-sens. On a reconnu là la thèse de Morel (1857) qui fait de la folie un phénomène de régression des formes supérieures vers des formes inférieures d’organisation physique et mentale, par intoxication du système nerveux. D’une façon générale, on ne peut accepter que « l’âme » ou « la raison » puisse tomber malade, mais l’âme est liée au corps et peut en subir le contre-coup. L’habitat, pour les primitifs (paludisme, verminoses, etc.), l’urbanisation et la première révolution industrielle, pour les civilisés, en attaquant le système nerveux à travers le processus de la dégénérescence ou régression, tels sont les facteurs qui rendent à la folie sa signification, en la situant dans le schéma de l’évolution de l’humanité, sans avoir à le détruire. Mais la régression (n’oublions pas que la théorie du progrès se continue au cours de la période romantique qui se veut non pas simplement exaltation de la Raison, mais encore des passions) peut avoir des causes morales autant que des causes physiques ; Pinel verra dans les passions la genèse de l’aliénation mentale ; chez Buchez, la neurologie débouche sur une morale sociale et même sur le spiritualisme chrétien ; Audiffrend, disciple d’A. Comte, voit dans l’individualisme, qui caractérise les périodes de crise (par opposition aux périodes organiques qui sont des périodes de santé mentale), la cause dernière de la folie. On se souvient que pour Comte « l’idiotisme consiste dans l’excès d’objectivité, quand notre cerveau devient trop passif ; et la folie proprement dite dans l’excès de subjectivité, d’après l’activité démesurée de cet appareil ». Il n’y a dès lors d’autre solution que la subordination de l’individualité à la sociabilité, de la subjectivité personnelle à la subjectivité collective du Nous. Le progrès de l’humanité ne reprendra que lorsque la révolte aura cédé à l’ordre.
On nous excusera d’avoir rappelé un peu longuement cette période de l’histoire de la psychiatrie, où la distinction entre psychoses et névroses n’est pas encore acquise. Mais il était nécessaire de montrer que, dès ses origines, la psychiatrie s’est attachée à découvrir la signification de ce que l’on appelait alors la folie ou l’aliénation mentale (manie, démence ou stupidité) en la situant soit dans celle des structures sociales (périodes révolutionnaires de crise entraînant le bouleversement des anciennes structures). Nous verrons d’ailleurs que, dans une large mesure, nous vivons encore sur cet héritage. Mais entre cette première période, étiologique, et la nôtre, une période intermédiaire s’installe, qui s’inspire moins de la biologie que des sciences naturelles, et que nous pourrions appeler nosologique ; il s’agit alors non de philosopher, mais de décrire et de classer des « espèces » de maladies mentales, comme le botaniste classe les espèces végétales et le zoologiste les espèces animales. Il n’est plus question de chercher la signification de la folie ; la folie ne se définit plus que négativement, par le rejet de la société, et finalement par l’hospitalisation, la séparation du fou du groupe des vrais vivants ; il suffit, en se servant des états terminaux des processus morbides, de distinguer des « types ». Kraepelin peut être considéré comme le représentant le plus célèbre de cette période intermédiaire. Mais le succès de la psychanalyse, par deux de ses aspects essentiels : il n’y a pas de maladies mentales, il n’y a que des malades mentaux – la genèse est plus fondamentale que l’étiquette nosologique, c’est vrai des psychoses comme des névroses, il faut chercher dans le passé de l’individu les traits essentiels explicatifs de sa psychose – marque le passage de cette période intermédiaire à la période contemporaine, qui reprend le problème du « sens » et où nous allons maintenant entrer. Nous devons ajouter, comme ayant facilité ce passage, que la société occidentale qui se déchargeait il y a cinquante ans de toute responsabilité en s’appuyant sur l’idée d’un déterminisme organique héréditaire, devait reprendre – sous l’effet de la seconde révolution industrielle – ce que la première révolution industrielle avait déjà suscité chez les psychiatres dont nous avons parlé, le sens de leur responsabilité et donc la nécessité pour eux de comprendre les psychoses en les replaçant dans l’évolution de l’homme et des structures sociales où il s’insère.
Nous allons situer dans un même courant les théories qui se distinguent. Mais nous n’avons pas, dans cet exposé, à nous préoccuper des problèmes d’étiologie des psychoses et à prendre partie dans les débats. Le seul point qui nous intéresse est d’ordre sémantique : la signification des psychoses – le passage du non-sens au sens. Or nous trouvons un premier courant qui va situer les psychoses par rapport à l’évolution de l’homme. Dans ce courant, nous situerons des psychiatres et tout d’abord Jackson qui fait de la pathologie une dissolution des fonctions supérieures moins organisées et de ce fait plus fragiles ; la maladie ne crée pas, elle libère seulement les fonctions inférieures : « les maladies du système nerveux doivent être considérées comme des réversions de l’évolution », de l’évolution entendue au sens spencérien du terme, qui va de l’automatique à l’acte volontaire (Jackson, 1932) – bien d’autres encore, comme Mourgue par exemple – mais aussi des psychologues comme Ribot qui, dans ses Maladies de la mémoire ou ses Maladies de la personnalité défendent la même loi de la régression suivant, en sens inverse, les étapes de l’évolution. Dans une certaine mesure nous mettrions aussi ici le Dr. Ey qui voit dans les psychoses un amoindrissement de la liberté, une régression vers l’automatisme primitif et il ajoute – ce qui pour nous est le point le plus important sur lequel nous allons revenir – vers « un vieux fond de rêve et d’images » (Ey, 1950). Bien souvent, on s’en tient à l’évolution individuelle, c’est-à-dire que la régression suit la marche inverse de la psychogenèse, de l’enfant à l’adulte. Mais comme on postule que l’ontogenèse reproduit la phylogenèse, on peut aussi considérer que la régression libère dans le malade l’archaïque ou l’humanité primitive.
C’est ce dernier point qui nous permet de situer les psychoses dans une anthropologie générale. Ce « quelque chose d’autre » dont parle le Dr. Ey et qui relèverait d’une organogenèse pourrait n’être qu’un non-sens absolu, puisque se réalisant en dehors de la personnalité ; elle ne peut retrouver une signification que dans la mesure où la destruction des fonctions supérieures libère d’anciennes structures, caractéristiques de l’homme primitif. C’est dans cette voie que s’est engagée l’école psychopathologique italienne avec Tanzi, qui voyait dans la paranoïa hallucinatoire qui crée des êtres mystérieux et qui lutte contre eux par des procédés magiques, une réapparition anachronique de la mentalité mystique telle qu’elle existe encore chez les primitifs (Cazeneuve, 1961), comme également l’école psychopathologique allemande de Schilder et Storch qui soulignent avec force les ressemblances entre la schizophrénie et la mentalité archaïque telle que Lévy-Brühl l’a décrite en une série de livres classiques. Mentalité archaïque et schizophrénie se caractérisent par l’indistinction du moi et du non-moi, du sujet et de l’objet, que Lévy-Brühl a défini sous le nom de « loi de participation » (Storch, 1924). « Ce que le schizophrène et le primitif classent, ce ne sont pas les choses, mais les représentations qu’ils s’en font. Le critère qu’ils emploient ne découle pas de l’objet à évaluer, mais traduit le point de vue du sujet » (Bursztyn, 1935). Le schizophrène comme le primitif acceptent l’identité sur la base non de l’identité des sujets, mais sur la base de l’identité des attributs, ce qui est une autre façon d’ailleurs d’énoncer la loi de participation de Lévy-Brühl (Kasanin, 1944). Arieti, après avoir défini la vraie pensée primitive comme celle de l’homme presapiens, dans l’évolution de l’homme, suggère que cette pensée primitive peut subsister, d’abord au début de la vie enfantine, qu’elle peut se réveiller chez les adultes dans certaines situations spécifiques, culturellement déterminées, et plus encore dans leurs rêves, et enfin qu’on la retrouve, d’après la loi de régression, chez les psychotiques (Arieti, 1956).
Nous avons dénoncé ailleurs ces confusions entre domaines différents (Bastide, 1950). La pensée du primitif est une pensée socialisée alors que celle du schizophrène est purement subjective. La symbolique du primitif est une symbolique collective, qui obéit à un code déterminé, connu de tous, et qui se constitue en un système cohérent et communicable. La symbolisation individuelle pathologique est une « subversion permanente et de la syntaxe et du logique. Le code auquel recourent ces messages est à tout moment entièrement transformé puisque les conditions de l’émission sont telles que ce code n’est destiné à être utilisé que par un émetteur unique… Les syntaxes s’enchevêtrent, se dissolvent partiellement, le message communiqué étant tel qu’il peut se plier à n’importe quelle organisation formelle » (Sebag, 1964).
En fait, la comparaison – à laquelle on s’est plu un moment – des psychotiques et des soi-disant primitifs, repose sans doute sur une fausse conception de l’évolution de l’homme. Car les indigènes d’Australie ou de quelque autre pays que ce soit ont derrière eux le même nombre de siècles que les soi-disant évolués. Il faudrait donc définir les psychoses comme un retour au paléolithique et aux premières étapes de l’hominisation. N’est-ce pas dans ce sens que s’orientent certains psychiatres lorsqu’ils font par exemple de la perte de la station debout un des traits les plus caractéristiques de la manière d’être dans le monde des schizophrènes – ou encore lorsqu’ils insistent sur les aspects « bestiaux » du comportement aliéné ; gloutonnerie, onanisme, crises de violence destructrice, viols, etc. En somme ils voient moins dans les psychoses un passage d’une mentalité rationnelle à une mentalité pré-logique que le passage de la culture à la nature, provoqué par l’inhibition des fonctions supérieures des lobes frontaux, que cette inhibition soit d’origine organique ou psychique.
Nous avons dit, en commençant, que les premiers psychiatres, soucieux avant tout d’élaborer une théorie de la folie, avaient travaillé dans deux directions différentes : ou ils avaient fait de la folie une régression qui faisait parcourir à l’homme en sens inverse les étapes de l’évolution – ou bien ils en avaient fait une perte du sens de la solidarité sociale, un repli dans la pure subjectivité, ou, pour employer les termes de Comte, le triomphe de l’individualisme. Ici encore, il ne s’agit pas de savoir si les causes de cette « subjectivation » sont d’origine organique, psychique ou sociale. Peu nous importe. Il s’agit de trouver le modèle théorique de la folie – sa signification profonde – non plus par rapport à l’évolution de l’homme, mais par rapport à l’évolution des structures sociales. Ce que nous retenons du positivisme, c’est que les maladies mentales ne prennent tout leur sens que replacées dans l’évolution de l’humanité, qu’elles révèlent le passage d’une période organique (la catholicité médiévale) à une période de crise (commencée avec la Réforme protestante et s’achevant dans le triomphe de l’individualisme avec la Révolution française), qu’elles ne sont que l’expression de la double révolte, des jeunes générations contre les Morts et du Moi contre les Autres, caractéristique d’un moment de l’histoire de la société. On voit donc la grande différence entre l’école dont nous allons traiter maintenant et l’école de la régression ou dégénérescence ; alors que cette dernière explique la folie par le passé, la première l’explique par le présent.
Ce second courant existe toujours aujourd’hui. Mais il prend des formes plus raffinées et infiniment plus riches. Nous dirions que les psychoses se présentent, quand étudiées dans leurs structures, à la fois :
– comme des homologues des structures sociales présentes.
– et comme des inverses des structures sociales présentes.
Le paradoxe, comme nous le verrons, n’est qu’apparent ; et ces deux affirmations, antithétiques, ne sont nullement contradictoires.
Et d’abord les structures des psychoses sont homologues aux structures sociales contemporaines. Nous pouvons partir ici de l’œuvre de Devereux (Devereux, 1965) : « La schizophrénie, écrit-il, est presque incurable, non du fait de son origine, mais parce que ses principaux symptômes sont systématiquement encouragés par quelques-uns des aspects les plus importants de notre civilisation moderne » ; et il ajoute que beaucoup de patients qui se conduisent en schizophrènes sont souvent des névrosés ou des psychotiques qui se déguisent obligeamment en schizophrènes parce que c’est ce que nous attendons d’eux. Sans doute, on distingue plusieurs types de psychoses, mais la structure de base de la personnalité de l’homme normal et urbain, c’est la schizoïdie ; si, par suite de facteurs idiosyncrastiques, il arrive que le patient ajoute à sa personnalité de base schizoïde des symptômes supplémentaires, il présentera une psychose originale, par exemple maniaco-dépressive ; mais cette psychose particulière s’élabore tout de même sur une personnalité de base caractéristique, reflet de nos structures sociales, donc la même pour le schizophrène que pour l’homme normal. Devereux énumère ensuite un certain nombre de traits structurels de notre société ; nous allons voir qu’ils constituent bien, par rapport aux traits structurels de la schizophrénie, tels qu’ils ont été dégagés par les psychiatres depuis Bleuler jusqu’à Minkowski (Minkowski, 1953), un homologue de ces structures morbides : impersonnalité des relations humaines avec le passage de la gemeinschaft à la gesellschaft – froide objectivité comme idéal scientifique – indifférence affective et isolement dans les grandes métropoles – sexualité réduite à la fornication – fragmentation de nos comportements quotidiens, due à ce que nous appartenons à tout un ensemble de groupes qui nous imposent des rôles souvent contradictoires, ce qui fait que notre conduite cesse d’être cohérente pour devenir morcelée – pseudo-rationalisme qui n’est de plus en plus qu’une justification de nos fantasmes ou qu’un déguisement, à la mode scientifique, de notre imaginaire (et non du réel) – perte du sentiment de notre engagement dans le monde social ; nous nous sentons de plus en plus « possédés », « manipulés », « dépendants » de forces sur lesquelles nous ne pouvons rien – perte aussi du sentiment de notre identité personnelle, avec en particulier la masculinisation des femmes et la féminisation des hommes – pénalisation enfin de l’autonomie de l’homme, qui ne peut plus se réaliser en tant que « personnalité » véritable, indépendante et libre, ce qui fait qu’il ne lui reste plus que, dans un acte de colère, la rébellion – mais (la révolte des intellectuels contre la société de consommation en apporte le douloureux témoignage) cette rébellion n’est plus qu’une Messe noire, prenant modèle sur la Messe liturgique : je veux dire que l’anticonformisme n’est encore qu’un conformisme de plus, non maturation de la personnalité authentique.
Nous pensons que c’est chez Devereux que nous trouvons, sous sa forme la plus parfaite, cette homologie entre l’évolution des psychoses et l’évolution des structures sociales. Et on pourrait pousser encore la comparaison plus dans les détails ; quand on note par exemple aux États-Unis au cours de ces dernières années une diminution du nombre des schizophrènes catatoniques, n’y a-t-il pas ici encore parallélisme dans l’évolution de la structure de la personnalité psychotique et l’évolution des structures sociales (de la dépendance à la violence) ? Mais Devereux n’est pas le seul à avoir signalé ces homologies et souligné que la société d’aujourd’hui développait chez tout homme, qu’il soit normal ou pas, une personnalité de base similaire. Certains, plus sociologues d’ailleurs que psychiatres, font remarquer que les chiffres les plus élevés des cas de psychoses se trouvent en Amérique du Nord et en Scandinavie, c’est-à-dire dans les sociétés les plus rationalisées, les plus organisées, les plus urbanisées et les moins communautaires de toutes. D’autres, plus psychiatres ou psychologues que sociologues, font des psychoses des « réponses » à une certaine structuration de la société plus que leur reflet. La tendance à l’autisme est conditionnée par une prédisposition constitutionnelle, mais elle ne s’actualise que lorsque le Moi déficitaire doit répondre, dans des circonstances difficiles, à une agressivité accrue du monde social extérieur ; la psychose tend à devenir alors elle aussi un mécanisme de défense. On insistera dans cette perspective surtout sur l’accélération de l’histoire, qui entraîne des ruptures incessantes dans les structures de notre monde, qui remplace ainsi les évolutions lentes d’autrefois par les mutations brutales, ce qui force à lutter contre l’imprévu des changements, par l’effacement du temps et le recours aux structures rigides où l’individu s’immobilise pour se protéger. Ou bien encore, ce qui nous rapproche de Devereux, on insiste sur le développement des super-organismes de plus en plus écrasants, le gigantisme des villes modernes, la disparition du biologique (c’est-à-dire de l’accord avec la nature, les plantes, la vie rurale) qui cède la place au pur sociologique (les organisations, les législations écrites, les planifications), l’inoculation à jets continus (par le journal, la radio, la télévision) des poisons destructeurs de la personnalité. Mais on passe alors du structurel au génétique, domaine où nous ne voulons pas pénétrer aujourd’hui. Tout ce que nous voulions suggérer, c’est que même si l’on fait de la psychose une « réponse », cette réponse se moule sur les cadres que la société impose à la personnalité.
En glissant d’une théorie de la personnalité à une conception globale de l’homme dans le monde, avec la psychiatrie existentialiste, que l’on considère la psychose comme une réaction ou comme une expression de la personnalité de base schizoïde, le pathologique est aujourd’hui, comme le normal, replongé dans la vie et en particulier dans la vie sociale. Par là, il prend une signification ; il est « sens » et « non sens ». Bref, ce qui nous apparaît pour reprendre une définition d’Ey – c’est que la tendance médicale contemporaine, au fur et à mesure qu’elle dépsychiatrise le malade, psychiatrise toute la société (Ey, 1952). Nul n’a mieux mis en lumière cette schizophrénisation de la société, en insistant sur l’importance grandissante de la technocratie et de la bureaucratie, que le Dr Baruk qui ne craint pas de parler dans cette direction d’une « véritable maladie de la société » (Baruk, 1945, 1955), maladie de la société homologue aux maladies de la personnalité.
Bien entendu, ce que nous venons de dire de notre société occidentale et de ses psychoses est valable pour toute société. Chaque structure sociale a son type de psychose, qui lui est homologue. Il est encore trop tôt pour faire une analyse aussi poussée pour les sociétés amérindiennes, africaines ou océaniennes que pour la nôtre. Cependant les matériaux commencent à s’accumuler depuis une quinzaine d’années, qui nous suggèrent cette homologue, ici autour des notions de sacré et de la transgression du sacré.
Cependant si les psychoses étaient seulement homologues aux structures sociales du milieu et de l’époque, il serait impossible, à la limite, de distinguer désormais à l’intérieur d’une population le fou de l’homme normal. Tout ce que la moderne psychiatrie révèle, en insistant sur les homologies structurelles, c’est que la maladie mentale n’est pas un pur non-sens, mais qu’elle a un sens. Encore faut-il, pour la distinguer, que ce sens soit considéré par la collectivité comme un « autre sens », voire comme un « contre-sens ». Celui que la société désigne comme « fou » occupe toujours dans cette société une certaine place, centrale ou le plus souvent périphérique, enkysté dans certains secteurs ou placé dans les lieux de ruptures de communication. C’est dire qu’il a un certain « statut » et qu’il joue un certain « rôle ». La tâche assignée au psychiatre, lorsqu’il établit le diagnostic de ses patients, c’est justement d’attribuer ces statuts et ces rôles aux individus qui affichent un certain type de comportement, moteur ou verbal, apparemment étrange et singulier. Mais cela n’est possible que parce que ces individus, loin de rester passifs sous l’observation du médecin, entrent dans le jeu dialectique qui leur est demandé, c’est-à-dire offrent à l’observateur la singularité qu’il recherche. Autrement dit, même s’il y a homologie entre les structures de la psychose et celles de la société, il faut bien que la conduite psychotique soit l’inverse de la conduite normale. Mais comme nous le disions un peu plus haut, il n’y a pas contradiction entre ces deux perspectives, car l’homologie se place sur le terrain de la maladie mentale – l’inversion sur le terrain des malades mentaux. Ici, l’opposition est entre comportements individuels. Là, la similitude s’établit entre structures globales.
Dans leurs rapports réciproques et progressivement, les psychiatres et les psychotiques élaborent des « modèles » normatifs qui délimitent la folie de la normalité et lui attribuent un statut particulier. Linton déclare, à juste titre, qu’il existe des « manières correctes d’être fou » et que ces manières correctes sont fournies par les mythes et les coutumes des peuples considérés (Linton, 1936) ; Devereux a donné de nombreux exemples de ces modèles traditionnels permettant aux maladies de se désigner comme fous et aux psychiatres de classer ces malades, exemples tirés des anciens Grecs, Hébreux ou des Mohaves ; presque toutes les mythologies du monde comprennent des dieux fous, dont les vivants copieront les conduites aberrantes pour signaler, à qui de droit, le chaman ou le médecin, la famille ou le tribunal, leurs positions marginales dans la société globale (Devereux, 1956). Le psychiatre est bien obligé d’accepter la définition populaire de la psychose que lui impose la société où il vit, il pourra y introduire une nosologie scientifique, mais les catégories qu’il distinguera se situeront toujours à l’intérieur du groupe qui lui est désigné comme atteint de folie par le jugement populaire. Ce qui fait que la folie, comme nous avons essayé de le dire dans une publication antérieure, est bien « chose sociale » au sens durkheimien du terme, puisqu’elle est constituée par un comportement collectivement ou mythiquement déterminé et qu’elle est elle-même une construction collective (Bastide, 1965). Or il est facile de voir, sur des cas historiques bien particuliers, comment ces constructions collectives s’élaborent, par exemple les délires de sorcellerie au Moyen Âge qui ont été bien étudiés : dans un dialogue incessant entre les inquisiteurs et les prétendues sorcières ; la sorcellerie ne trouvera pas ici de voie plus facile pour se définir que de renverser le processus du sacré religieux. Exactement de la même façon, la psychose ne trouvera pas de chemin plus facile pour se définir que d’inverser, purement et simplement, le comportement de l’homme dit normal, en faisant ainsi, de l’ensemble de ses troubles, pour employer une expression chère aux anthropologues contemporains, depuis Gluckman, « un rituel de rébellion ».
Qu’on me permette ici, à titre d’exemple, de citer le texte d’un malade :
« Avant d’entrer ici, j’avais, comme beaucoup de gens, perdu l’usage de l’anus en tant qu’organe d’expression.
Mais ici, je me rendis bientôt compte qu’il faisait l’objet d’une réhabilitation générale. Tout le monde s’en occupait, les soignants et les soignés… Contrairement à ce qu’on aurait pu supposer, dans une maison de fous, les soins de l’anus ont priorité sur ceux du cerveau…
Dans un bon milieu, on s’exprime par la bouche, avec le visage aussi, avec les mains, si l’on veut, mais ici le langage oral a subi une inflation. L’hyperbole et le symbolisme l’ont gravement dévalorisé. Le langage anal a retrouvé son crédit…
Remontant aux sources originelles et barbares du langage, quotidiennement je signifiais par voie rectale ma présence, mon impatience, mon insolence, ma gratitude, mes protestations, mon mépris, mes frustrations, enfin, pour tout dire, mon besoin de leur dire quelque chose, aux autres…
Je suis maintenant dans le monde des lucides.
Mais les choses que j’ai à dire ne se communiquent pas ou se communiquent mal dans le vocabulaire et la syntaxe des lucides.
Or donc, quand le langage lucide et cohérent se dissout et se désagrège sur votre langue, quand les cris les plus rauques, les hurlements les plus barbares n’émeuvent plus un entourage insoucieux et impassible, quand les mouvements forcenés les plus désespérés et la pantomime la plus tragiquement humaine sont vaincus par la camisole ou la narcose, comment supplier, blasphémer, maudire ?
En dernier, il reste l’anus.
Non, le gâtisme n’est pas seulement démence et perte du contrôle cortical. Le gâtisme est expression plastique. »
Plus qu’expression plastique, il vaudrait mieux dire : forme de communication, appel à l’Alter (Ombremont, 1952).
Si nous avons choisi cet exemple, c’est qu’il est particulièrement significatif d’une conduite inversée – non pas un véritable phénomène de régression, comme on pourrait se l’imaginer au premier abord – mais une technique de communication où l’anus prend la place de la bouche. Mais puisque les structures sociales changent et qu’avec elles les normes de la conduite se modifient, il est évident que ces inversions des normes obligatoires vont se modifier, elles aussi, parallèlement aux mutations des structures de la société globale. Sans doute, l’individu cherche à se définir comme « fou » pas forcément comme norme inversée, mais aussi (car il hérite de modèles archaïques) comme hors-norme, c’est-à-dire qu’il se définira à travers des conceptions plus anciennes, répondant à des structures sociales plus ou moins abolies – c’est ce qui a permis justement de comparer parfois la structure de la schizophrénie avec les structures de la pensée primitive. Mais norme inversée ou en dehors de la norme, c’est toujours à la norme (donc le normal structurel) que nous renvoie la conduite aberrante du psychotique.
On a dit parfois que dans les sociétés non-occidentales, il y a indifférenciation entre les personnes et les valeurs, ce qui fait que la maladie mentale y est méconnue. En fait, toute société a ses malades mentaux et la psychose ne semble pas être le propre des populations évoluées. Ce qu’il vaudrait mieux dire, c’est que nos catégories psychiatriques s’appliquent mal à des sociétés dont les structures sont différentes des nôtres et, par conséquent, présentent d’autres points faibles que les nôtres. Platon nous a donné l’image de la société idéale telle que l’entendaient les Grecs : équilibre dans la cité entre les pouvoirs, équilibre dans l’individu entre le corps et l’esprit ; la folie y prendra donc la forme de l’ubris, c’est-à-dire de la démesure, qui rompt cet équilibre fragile : la manie l’emportera alors sur la dépression.
Mais que le comportement du psychotique soit l’inverse de celui de l’homme normal, il n’en reste pas moins, encore une fois, qu’il se situe dans une homologie. Ainsi le négatif d’une photographie substitue le blanc au noir, et réciproquement : on n’en lit pas moins la forme de l’être photographié. C’est dire que les psychotiques, au même titre que les hommes normaux, font partie intégrante d’un système total ; peu importe donc que ces psychoses puissent s’expliquer par des causes d’ordre biochimiques ou par des causes sociales ; ce qui est important, c’est que – quelle qu’en soit la cause – ils s’insèrent, au même titre que tous les autres individus, dans une structure, et que la symptomatologie de ces psychoses (puisque cette symptomatologie n’est qu’un effort de communication) varie avec les transformations de ces structures ou des systèmes sociaux. Avec leur rigidité ou leur agressivité. Leur stéréotypie ou leur adaptabilité. Leur organisation en structures d’échanges égalitaires ou en structures de domination-subordination. On n’est fou que par rapport à une société donnée. Ainsi la folie est à la fois copie et déviance en relation à cette société ; elle est d’un côté îlot de résistance de tout ce qui est détruit (ou mis de côté), le sacré, l’affectif, l’irrationnel, la subjectivité, on pourrait dire aussi la poésie – mais elle renvoie par cela même à cette société qu’elle copie en l’inversant. Elle est rituel certes de rébellion. Mais un rituel qui échoue.
P. DOUCET et C. LAURIN, Problématique de la psychose, La Haye, Excepta Medica Foundation, 1969, t. I.