Préface


Ce livre est un ouvrage résolument pionner. Publié pour la première fois en 1972, il rassemble et organise à partir de trois lignes de force des articles que Roger Bastide avait écrits pendant une période de trente ans (du début des années 1930 au commencement des années 1970).

Pour comprendre le caractère novateur de ces textes, il convient de les resituer dans leur époque et de rappeler dans quel cadre épistémologique apprend à travailler la génération des chercheurs qui, comme Bastide, a une trentaine d’années au début des années 1930. L’ethnologie classique préconise alors la monographie (et nullement la polygraphie) et continue à recommander systématiquement, à la suite de Malinowski, l’étude des groupes évoluant dans un milieu fermé1, à savoir les « sociétés traditionnelles », rurales si possible, dans lesquelles l’ordre et la pureté sont posés comme premiers ontologiquement et chronologiquement alors que le trouble, provoqué soit par le métissage soit par la déviance, est envisagé comme relevant seulement du désordre. Cette ethnologie privilégie la stabilité dans l’espace (lequel est préalablement découpé en unités homogènes) au détriment du temps. Elle ne dit jamais rien des dynamiques d’interaction entre les groupes et encore moins des processus qui se forment (par exemple, dans le rêve), se déforment (dans la folie), se reforment (à travers la transe, dans les cultes de possession). Pour dire les choses autrement, dans l’anthropologie classique, la question de la transformation et, a fortiori, de la transmutation née de la rencontre de l’autre, soit n’est pas posée, soit est posée dans des termes (nature, structure, culture à la manière du culturalisme) qui en récusent à l’avance la pensée. Cette question est alors appréhendée à partir d’a priori qui s’y opposent. Contrairement à ce qui s’élabore à la même époque dans la théorie de la traduction, dans la psychanalyse, dans l’esthétique ou bien encore dans la critique littéraire, l’anthropologie éprouve de la difficulté à accepter que l’histoire fasse partie de ses objets et de son mode de connaissance. Elle a de la peine à envisager les modulations et les perturbations en des termes qui ne soient pas ceux de la structure (laquelle permet bien de penser le bricolage et le recyclage mais pas le métissage) ou de la culture (comprise le plus souvent comme du compact et du séparé).

Par rapport à cette compréhension stabilisée de cultures isolées, protégées des turbulences de l’histoire et pour laquelle l’intrusion de l’autre est appréhendée comme une menace d’altération, deux chercheurs (très différents l’un de l’autre) contribuent, en France, à faire changer l’ethnologie. Tous deux introduisent une rupture dans la conception, jusqu’alors statique, de ce que l’on commence à qualifier de « Tiers-Monde ». Ils posent les bases de ce que j’ai appelé une « anthropologie dynamique ». Il s’agit de Georges Balandier, à partir de sa thèse de doctorat Sociologie des Brazavilles noires (Paris, Armand Colin, 1955) et, un peu avant lui, de Roger Bastide. Ce n’est qu’avec eux2 que l’étude des processus de rencontre entre les sociétés et de transformation de celles-ci les unes par les autres commence à être considérée en France comme partie intégrante de la recherche anthropologique.

La seconde caractéristique de cet ouvrage, qui forme avec deux ouvrages précédents de Bastide une véritable trilogie3, est son aptitude à relier ce qui auparavant avait tendance à être envisagé comme devant être séparé voire opposé : le dualisme rigide du psychologique ou du social voire de la psychiatrie contre la sociologie ou vice-versa. Refusant les explications « partielles » ou unilatérales des troubles mentaux (« tout est psychologique »/« tout est sociologique »), la démarche bastidienne est on ne peut plus marginale dans la recherche française en sciences humaines des années 1960, où les sociologues et les ethnologues travaillent presque toujours dans l’ignorance ou la méfiance de ce que font les psychiatres, les psychologues et les psychanalystes. Elle rencontre naturellement les recherches sur les psychothérapies traditionnelles, effectuées à l’Hôpital Fann de Dakar, par l’équipe d’Henri Collomb, qui anime la Revue de Psychopathologie Africaine, et se trouve également confrontée à l’exigence épistémologique pluridisciplinaire d’un chercheur isolé : Georges Devereux, l’auteur des Essais d’ethnopsychiatrie générale, dont Bastide écrit la préface4. On ne peut guère imaginer deux personnalités plus différentes que celles de Bastide et de Devereux. Mais tous deux étaient unis par une profonde affinité non seulement intellectuelle, mais affective. Je me souviens de l’immense chagrin de Georges Devereux lorsque je lui appris la mort de Roger Bastide.

Dans la première partie de ce livre, consacrée à la question du rêve, l’auteur affronte un véritable défi. Il montre que même dans ce qui se forme dans le creuset le plus intime de la subjectivité et de la mémoire individuelle, la société intervient. On ne rêve pas de la même manière selon les époques, le milieu social auquel on appartient, selon que l’on est homme ou femme, Noir ou Blanc, Noir de classe moyenne ou Noir prolétaire. Mais réciproquement, cette socialisation du rêve appelle à être étudiée dans le retentissement chaque fois différent des émotions individuelles. C’est ce qui est ici entrepris à partir d’enquêtes réalisées avec Florestan Fernandes dans la ville de São Paulo.

La sociologie classique, estime Bastide, et plus largement le mode de rationalité dans laquelle elle s’inscrit, a eu beaucoup trop tendance à délaisser la part nocturne de notre existence, à introduire une rupture fictive et déclarée infranchissable entre l’imaginaire et le réel, le rêve et la veille, la pensée de la nuit et la pensée du jour, ce qui n’empêche pas, note l’auteur, les « fantasmes » de « passer ». Les conséquences d’une telle remise en question d’un a priori épistémologique, né de la peur de soi-même, sont, me semble-t-il, considérables. Si l’on empêche un homme de rêver, il devient fou. Et si l’on ne se donne pas les conditions d’étudier – psychologiquement mais aussi sociologiquement – le rêve et l’inconscient, on a peu de chances d’arriver à une connaissance (non pas totalement rationnelle mais néanmoins raisonnable) de ce qui se joue dans la folie.

La difficulté que l’on éprouve (beaucoup plus en France qu’au Brésil) à comprendre la pensée de Bastide est qu’il chemine très librement (mais aussi, très méthodiquement) en dehors des voies tracées tant par l’anthropologie que par la sociologie classique, et notamment par la sociologie durkheimienne. Pour saisir tout ce qui sépare l’approche durkheimienne (qui demeure encore celle de beaucoup de sociologues contemporains) de l’approche bastidienne, il convient de ne pas perdre de vue le fait que le rationalisme durkheimien est résolument kantien : il affirme non seulement la primauté mais l’immuabilité de ce que Kant appelle « les catégories de l’entendement » et les « formes a priori de la sensibilité » (l’espace et le temps) organisatrices de l’expérience. Pour Durkheim comme pour Kant, les formes de la connaissance rationnelle sont intemporelles et universelles. Elles sont indépendantes des variantes de genre et de couleur. Elles peuvent bien se donner comme objet l’étude de la variation, mais c’est toujours dans les limites d’un cadre qui, lui, reste invariable. Le sujet durkheimien demeure le sujet conscient, vigilant, cohérent et homogène de la philosophie classique. C’est un sujet d’une totale stabilité qui lui permet de se doter d’une pure objectivité : l’objectivité notamment des phénomènes sociaux qui ne peuvent être connus que sous la détermination de l’ordre de l’entendement et des formes a priori de la sensibilité, ordre et formes universelles et immuables.

Ce que visait Durkheim était la constitution d’une nouvelle discipline – la sociologie – qui ne se confonde ni avec la psychologie (d’où l’« extériorité » de phénomènes sociaux non troublés d’affectivité) ni avec l’histoire, et qui s’émancipe enfin de la philosophie. Or c’est précisément la conservation de ce que Bastide appelle « le soubassement métaphysique du durkheimisme » qui constitue le point de divergence entre la pensée de Durkheim et la démarche de l’auteur de cet ouvrage. Durkheim devenu sociologue reste marqué par l’enseignement de Renouvier, philosophe néo-kantien. Ce qu’il se propose de fonder, c’est une sociologie de la connaissance envisagée comme « l’ossature de l’intelligence ».

Si Bastide n’a jamais été totalement durkheimien, même lorsqu’il se réfère, comme dans ce livre, à la méthode de Durkheim, il s’est en revanche confronté aux travaux de Lévy-Bruhl. Dans une lettre adressée en 1957 à Henri Gouhier, il écrit à propos de l’étude de la pensée religieuse qu’il lui faut « reprendre le débat au point où Lévy-Bruhl l’avait laissé ». Lévy-Bruhl, bien qu’historiquement rattaché à ce que l’on a appelé l’« École française de Sociologie », est très éloigné de Durkheim. Il pressent qu’une grande partie du social, et en particulier cette dimension du social que constitue le religieux et dans laquelle est mobilisée du sensible et de l’affectif, est irréductible aux catégories de l’entendement. Cependant, très éloigné de l’inflexion intellectualiste de la sociologie de Durkheim, il procède à une séparation radicale entre deux « mentalités ». Il ne vise plus, à la manière de Durkheim (puis de Lévi-Strauss), à réduire le multiple à l’un (l’ordre de la raison), mais il le sépare en deux : le logique et l’affectif, qu’il nomme « prélogique ».

Ce à quoi procède Roger Bastide, aidé par les premiers travaux de terrain de Maurice Leenhardt (protestant comme lui), en Nouvelle-Calédonie, c’est à une reconsidération de fond en comble de ce qui avait été pressenti (mais résolu dogmatiquement) par Lévy-Bruhl. C’est ce type d’approche qui le conduit à renoncer à l’ensemble des paradigmes dominants de l’anthropologie classique. Il réexamine alors les logiques, pour lui diversifiées à l’extrême, de ce que Descartes avait appelé la pensée « obscure et confuse » qui s’exprime notamment dans le rêve et l’expérience mystique et qui avait été exclue du champ de la connaissance rationnelle par les « idées claires et distinctes ». Et pour l’étude de cette pensée, qu’il cherche à analyser dans ses multiples métamorphoses à partir d’observations et d’enquêtes effectuées principalement au Brésil, il lui faut construire des outils, tracer des voies, qui n’existaient pas avant lui.

C’est cette exploration qu’engage Bastide, dans la seconde partie du livre (La transe), qui est de loin la plus originale. Il lit tout ce qui existait à son époque sur le sujet. Il effectue des observations ethnographiques et des enquêtes sociologiques au Brésil, puis du Brésil se rend en Afrique. Ce dont il s’aperçoit progressivement, c’est que ces manifestations en apparence déchaînées, effrayantes, spectaculaires sont en fait « une liturgie corporelle admirablement réglée », « une véritable partition des relations interindividuelles dont les mythes ancestraux seraient les chefs d’orchestre » (p. 76). Alors, écrit-il, « le moment était venu d’élaborer une grammaire de la transe » (p. 77).

Ce que l’on n’a pas encore suffisamment mis en évidence est le fait que Bastide commence, pratiquement seul, à réaliser une partie du programme de Marcel Mauss concernant l’anthropologie du corps5. Il distingue deux formes de mystiques : l’une, ascendante, comme l’itinéraire par paliers ou « demeures » de l’homme vers le sacré chez Thérèse d’Avila mais aussi comme dans le voyage du chaman ; l’autre, descendante, comme dans le cas des Haoussa du Ghana filmés par Jean Rouch dans Les Maîtres fous, chez lesquels les génies pénètrent par le bas, entrent par les pieds.

Les sociétés « traditionnelles » ont leurs propres thérapeutes qui, comme tous les thérapeutes du monde, entreprennent un diagnostic. Ces derniers distinguent une transe intempestive, perturbatrice, pathogène, d’une possession bénéfique, reconnue et encouragée par le groupe qui l’utilise à des fins divinatoires. La première est très mal acceptée alors que la seconde est encouragée à condition toutefois d’être canalisée, contrôlée et surtout transformée en tant que forme de communication. Bastide insiste sur ce qui distingue l’extase « sauvage » et l’extase « baptisée ». La première est le fait de l’irruption de ce que l’on appelle dans le Candomblé du Brésil un « santo bruto » et dans le vaudou d’Haïti un « loâ bossal ». C’est une transe individuelle qui fait souffrir celui qui vit cette expérience et perturbe le groupe, alors que la possession proprement dite, qui appelle une initiation c’est-à-dire une domestication des instances du sacré, est un phénomène collectif qui consiste dans une socialisation de la transe.

Certes, les critères nosologiques des cultures africaines et afro-américaines ne sont pas celles sociétés européennes et nord-américaines. Nous appartenons à une culture du psy qui nous prédispose à comprendre la possession à partir des crises de convulsion hystérique ou de l’agitation qui se manifeste dans la bouffée délirante. Mais il est aussi légitime, nous montre Bastide, d’envisager un processus de compréhension inverse : l’hystérie ou le délire (évènements individuels) interprétés à partir de la possession (culte ou cérémonie, c’est-à-dire phénomène collectif). On s’aperçoit alors qu’il existe deux formes de conversions psychosomatiques, deux formes de langage du corps : une conversion désocialisante qui transmute des symboles en symptômes et peut être considérée (surtout dans le cas de l’hystérie) comme un appel au secours ; une conversion qui, à l’inverse, vise à transformer le symptôme en langage riche de symboles, acheminant le corps du danseur vers un langage pleinement socialisant. Dans cette perspective, la transe peut être considérée comme un raté et une grimace de la possession, la réduction du mythe au symptôme, au travers duquel le psychiatre, formé par exemple en Europe, n’aura pas de peine à reconnaître une pathologie qui, non dans son contenu mais dans son processus, lui est familière.

Le thème de la folie, qui constitue le troisième et dernier volet de cet ouvrage n’est nullement dans l’œuvre de Bastide – œuvre considérable puisqu’il écrit 30 ouvrages et près de 1 300 articles – un thème séparé : il est étudié en relation étroite avec les questions des contacts des cultures et des migrations du sacré (« les maladies mentales sont aussi des maladies du sacré »). Si les troubles mentaux surviennent dans l’histoire individuelle du malade, elles demandent, pour être comprises de manière non univoque, à être située dans le contexte des transformations sociales et culturelles dans lequel évolue ce dernier. Or il existe à la fois, montre Bastide, une pathologie par excès de culture (par intériorisation d’un surmoi répressif comme dans l’hystérie) et une pathologie par défaut de culture (par impossibilité d’entrer dans la triangulation œdipienne comme dans la schizophrénie). Mais il peut également exister, en dehors des conséquences de cette socialisation tantôt par excès (dans les sociétés « organiques » et communautaires) tantôt par défaut (dans les sociétés « mécaniques » et impersonnelles), des troubles liés au choc des cultures, pouvant entraîner ce que Bastide appelle des névroses ou plus encore des psychoses « expérimentales ». Néanmoins, comme le souligne l’auteur, la rencontre des cultures n’est nullement, en elle-même, porteuse d’effets directement pathogènes. Elle vient seulement réactiver une situation de fragilité psychologique antérieure, dans laquelle se trouvait l’individu. Enfin, à côté de l’acculturation qui échoue, il y a la transculturation qui réussit.

Bastide confronte, féconde, mais sans jamais les confondre, la psychiatrie de son époque (Baruk, Ey, Minkowski,…) et les premiers travaux de l’anthropologie ouverts au domaine de la psychopathologie (Arthur Ramos, Linton, Herskovitz). Il effectue lui-même des observations, articule, dans une démarche non monologique, entre Europe, Afrique et Amérique, ce qu’il y a de plus subjectif et ce qui, à notre insu, se forme en nous à travers la culture : l’intériorisation des normes sociales de l’anormalité. Ce livre, par son caractère résolument antimonodisciplinaire mais aussi antiethnocentrique, remet radicalement en question tant la psychiatrie coloniale que les formes insidieusement occidentalisantes de l’anthropologie et de la sociologie.

Ce qu’il y a de complexe et de déconcertant (en particulier pour nombre d’intellectuels français qui sont friands de classifications) dans la démarche de Roger Bastide, c’est l’impossibilité de le rattacher à quelque école que ce soit, et ne serait-ce que de nommer la pensée pourtant extrêmement ferme qui est la sienne. Il est rebelle à tout académisme. Ni structuraliste à la recherche de « lois » et d’« invariants », ni fonctionnaliste préoccupé par l’« ordre social », ni marxiste (conception du monde qui lui apparaît très tôt comme une sécularisation du messianisme), encore moins fonctionalo-structuraliste ou structuralo-marxiste, il avance à contre-courant (de l’engouement en particulier pour le paradigme de la structure). D’où la méconnaissance dans laquelle il est tenu de ce côté-ci de l’Atlantique6, qui contraste avec la place qui lui est faite par les universités brésiliennes. Roger Bastide a été et est probablement – avec Lévi-Strauss – le chercheur français qui a le plus d’influence au Brésil dans le domaine des sciences sociales. Mais il est peut-être plus connu encore – avec Pierre Verger – dans les centres religieux du Candomblé. Dans tous ceux que j’ai personnellement fréquentés et celui en particulier où j’ai effectué un premier degré d’initiation, on m’a parlé de Roger Bastide avec estime et affection, on m’a montré ses livres. Il me semble que c’est l’aspect non systématique de la pensée en perpétuel éveil de Bastide qui a éloigné de lui tout ceux qui en France ont tellement aimé les ismes. C’est le caractère atypique et résolument iconoclaste de ce chercheur alternativement (et non, pas à mon avis, simultanément) professeur de sociologie à la Sorbonne, protestant cévenol et fidèle du Candomblé. Pour les différentes orthodoxies, c’en est trop.

Bastide n’est ni rationaliste (comme Durkheim mais aussi comme Lévi-Strauss), ni empiriste (comme la plupart des anthropologues anglo-saxons). Il n’éprouve pas davantage d’affinité pour ce courant de pensée qui, avant la Seconde guerre mondiale, se situe dans les marges de l’Université et explore tout ce que l’anthropologie officielle avait oublié, délaissé voire interdit. Je veux parler de Georges Bataille et du « Collège de Sociologie ». Bastide n’est pas rationaliste, car il estime que l’étude de l’être humain concret ne peut se résoudre dans la structure ni dans la fonction (il y a pour lui du non-structurel et du dysfonctionnel). Il n’est pas empiriste, car il transforme les phénomènes vécus en phénomènes construits en tenant compte notamment de l’inconscient, qui agit le plus souvent à l’insu des acteurs sociaux. Ce qui constitue l’originalité de sa pensée (pensée du vivant et du mouvement), c’est que sa compréhension non totalement durkheimienne du social ne le conduit nullement pour autant à une option que l’on pourrait qualifier de vitaliste, comme par exemple chez Simmel. Sa démarche faite « de rigueur et de ferveur », ainsi que l’écrit Henri Desroche, n’est jamais impressionniste. Il n’est pas un penseur de la vie immédiate pouvant être saisie dans une intuition (Nietzsche, Bergson). Théoricien mais plus encore expérimentateur de la mobilité, rien ne lui est plus étranger qu’une conception du flux sans forme (Bataille, Deleuze). Il construit patiemment (et ne cesse d’affiner) des médiations dans les cadres gurvitchiens7 de la morphologie sociale, qui sont ceux d’une pensée rigoureusement analytique.

Dans l’univers bastidien ne cesse d’être posée la question de la contradiction (et notamment la contradiction d’un chercheur qui se déplace « entre la science et la poésie », entre la foi protestante cévenole et l’appartenance à un terreiro de Candomblé de Salvador de Bahia). Mais à la contradiction, il me semble répondre plutôt par de la cohésion et de la cohérence. La cohésion et la cohérence par exemple de la pensée africaine et afro-américaine. Cet univers bastidien est un univers optimiste : c’est celui de l’« équilibre », du « rééquilibre », de la « compensation », de l’« intégration », de l’« incorporation », de l’« interpénétration », c’est-à-dire de l’affirmation et de la prolifération (née du brassage créatif des cultures), du foisonnement des affects qui peuvent être perçus jusque dans les conduites pathologiques. Il n’est pas du tout celui de la négativité, de l’absence, du manque, de la perte, de l’oubli, du déclin, de la disparition, du retrait. Nous sommes en présence de ce que Desroche a appelé une « anthropologie fastueuse ».

Ce dernier aspect distingue Roger Bastide d’anthropologues dont il est par ailleurs si proche, comme Claude Lévi-Strauss ou Georges Devereux. « L’ethnologue », écrit Lévi-Strauss, « a affaire à des systèmes. Là où ces systèmes s’écroulent, il n’y a plus que des symptômes banals […] Au moment où elles se défont, toutes les sociétés convergent […] La décadence n’a qu’un visage »8. Une telle réflexion, désabusée, sur la décomposition et la dégradation d’un ordre préalable formant système me semble étrangère à la conception bastidienne de l’être humain et de la société. Cette conception me paraît également éloignée de la pensée ethnopsychiatrique de Georges Devereux. Pour ce dernier, la santé et la maladie mentale peuvent être clairement identifiées (elles ont de la consistance) et distinguées (elles sont séparées par un abîme). La première se forme à partir d’invariants (ou structures) et la seconde la déforme dans deux directions clairement reconnaissables : la psychose ou la névrose.

Bien qu’il soit l’un des tous premiers sociologues à avoir, en France, intégré la psychanalyse (et donc le trouble et la turbulence provoqués par l’inconscient) dans sa réflexion et bien qu’il soit par ailleurs un lecteur et un commentateur des écrivains de la modernité, Bastide est un penseur de la convergence, de la conciliation et de la modulation, et absolument pas de l’individu divisé, en conflit avec lui-même. Il me semble qu’il est beaucoup plus attentif aux transactions (qu’il appelle « correspondances ») qu’aux ruptures, aux ajustements qu’aux hiatus, aux accords qu’aux écarts et a fortiori aux écarts infranchissables. Il ne partage en rien la vision sceptique et désenchantée de Lévi-Strauss (celle des Tristes Tropiques), ni la vision pessimiste de Devereux – qui était aussi celle de Freud.

Si quelques pages de cet ouvrage ont pris des rides (notamment lorsqu’il est question des processus d’acculturation considérés à la manière d’Herskovits), on ne saurait, si ce n’est pas anachronisme, le reprocher à son auteur. En revanche, l’on ne manquera pas d’être surpris par une pensée en perpétuel régime d’expérimentation, ouverte à la complexité du réel et ne formant jamais système. Cette pensée nous permet aujourd’hui de cheminer sur tant de sentiers que, pratiquement seul, Roger Bastide a su défricher avec fermeté, mais de manière si peu dogmatique.

François Laplantine


1.

Lévi-Strauss effectue ses premières recherches de terrain au Brésil à la même époque que Bastide. Le premier se consacre à l’étude de toutes petites tribus – les Bororo et les Nambikwara – du Mato Grosso, isolés des grands centres urbains. Le second étudie ce qu’il appelle les « interpénétrations de civilisation » dans l’immense ville de São Paulo.

2.

Rappelons que Roger Bastide (1898-1974) enseigne à l’université de São Paulo entre 1938 (date où il succède au poste occupé par Lévi-Strauss) et 1954 (date de son retour en France, où il sera nommé cinq ans plus tard professeur de sociologie à la Sorbonne). Notons également que Sociologie des Brazavilles noires de Georges Balandier et Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss paraissent tous deux en 1955 qui est aussi l’année de la conférence de Bandoeng, marquée par l’émergence de la notion de « Tiers-Monde ».

3.

C’est dans les trois ouvrages Sociologie et psychanalyse, Paris, PUF, 1950, Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1965 et Le rêve, la transe et la folie, 1972 que l’on trouve le plus grand apport de Roger Bastide à l’ethnopsychiatrie. Les préoccupations pour la dimension sociale des maladies mentales et plus largement l’étude des relations entre les processus psychiques, la culture et la société, est une constante de l’activité du chercheur, qui crée en 1959 le Centre de psychiatrie sociale. Cf., en dehors des trois ouvrages mentionnés, Psychiatrie sociale et ethnopsychiatrie, 1997, no 17-18 (coordonné par Norbert Le Guérinel) de la revue Bastidiana ainsi que La psychiatrie sociale (1999, no 5 hors série de la même revue, coordonné par Claude Ravelet) qui rassemblent des articles de Bastide.

4.

Georges Devereux (1908-1987), Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970, réédition Tel/Gallimard, 1998.

5.

Marcel Mauss, « Les techniques du corps », texte d’une communication présentée à la Société de Psychologie en 1934, reprise dans l’ouvrage Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1960.

6.

Il y a néanmoins des exceptions. Parmi les universitaires français qui s’inscrivent dans ce l’on pourrait appeler une mouvance bastidienne, citons Louis-Vincent Thomas, Jean Duvignaud, Philippe Laburthe-Tolra et tous ceux qui travaillent non seulement à recueillir mais à féconder sa pensée dans le cadre de l’association Bastidiana.

7.

Georges Gurvitch (1897-1965), professeur de Sociologie à la Sorbonne à partir de 1948, est notamment l’auteur de La vocation actuelle de la sociologie. Des rapports professionnels étroits unissent Gurvitch et Bastide. En 1947, Gurvitch le rejoint à l’université de São Paulo où il enseigne une année. Il dirige les deux thèses de doctorat de Bastide (Les religions africaines au Brésil et Le Candomblé de Bahia) soutenues en 1957 et lui confie trois chapitres de son Traité de sociologie.

8.

Cl. Lévi-Strauss, in L’année sociologique, 1940, p. 33.