La littérature a-t-elle un pouvoir ? Le siècle dernier, à travers les figures de Sartre, Beauvoir, Camus ou Malraux, a conduit à une vision essentiellement politique d’une telle question – vision qui confondait par ailleurs la littérature avec l’écrivain et celui-ci avec l’intellectuel. Penser le pouvoir d’une œuvre littéraire, c’était la comparer à une arme, c’était utiliser pour la comprendre des outils qui ne venaient pas, eux, du champ littéraire.
Aujourd’hui, il semble que le temps où la littérature s’affirmait comme un pôle de puissance politique est révolu. Dans un long entretien qu’il donnait au magazine Diakritik en octobre 2015, le romancier Mathieu Larnaudie abordait justement la question de la réduction de ce pouvoir :
Je ne sais pas si c’est un mal ou bien : en tout cas, il me paraît évident qu’une certaine forme de prescription culturelle qui revenait autrefois à la littérature a disparu, et que la littérature a été évacuée des sphères de pouvoir. Beaucoup de gens, pour prendre un exemple récent et bien connu, se sont offusqués de ce qu’une ministre de la Culture ne soit pas capable de citer le titre d’un livre de Patrick Modiano, nobélisé la veille. Or, si problème il y a, ce n’est certainement pas que Madame la ministre ait ou n’ait pas le temps ni le goût de lire Modiano, encore moins qu’elle ne soit pas capable d’en faire une exégèse. Le vrai problème est plutôt qu’à ses yeux, il ne vaille même pas la peine de consulter une petite fiche là-dessus avant de passer à la télévision. […] Apparemment la littérature ne vaudrait même plus qu’on lui consacre quelques éléments de langage, comme on dit.
Dans la manière dont les sphères du pouvoir politique boudent aujourd’hui la littérature, je ne vois pas nécessairement une déperdition qu’il nous faudrait regretter. Ce désintérêt du politique qui renvoie le littéraire à la marge (et quel meilleur endroit y aurait-il ?) permet de « détacher » le pouvoir de la littérature du champ du politique, de lui rendre son autonomie et de l’interroger avec des outils qui lui sont propres. Je voudrais ici m’intéresser à un pouvoir singulier, qui n’appartient qu’à une parcelle du champ de la littérature, mais cette parcelle est mon terrain d’expérimentation privilégié en tant qu’auteur et en tant que lectrice : le pouvoir de la fiction.
Au moment d’écrire cette communication, j’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’un thème étrange, anachronique. L’heure me paraît être davantage à l’obsession de la vérité qu’à l’émerveillement devant la fiction. La rentrée littéraire de septembre 2015, par exemple, a été traversée par un questionnement de l’autofiction. Une bande-annonce sur deux dans les salles de cinéma nous promet que le film « est inspiré par des faits réels ». Enfin, dans la montée en puissance du fact checking venu des États-Unis, qui permet de décoder, « désintoxiquer » les discours des politiques, ainsi que dans la montée des conspirationnismes de toute sorte, je vois une peur qui grandit : Comment puis-je être sûre que cette information est vraie ? Qui me la donne ?
Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon – pour reprendre et détourner ce beau titre de Sarraute. Et il s’agit d’un soupçon généralisé si j’en crois la presse, les réseaux sociaux et les discussions de café. Tout le monde a peur que tout le monde mente et dans cette peur du mensonge sont confondus, sans hiérarchie, les manquements à la vérité aussi divers que la perte de mémoire, l’approximation, l’ignorance mal camouflée et la volonté délibérée de manipuler des faits. Tout le monde a peur que tout le monde lui mente. Et moi j’ai choisi un métier dans lequel j’avoue à chaque instant que rien n’est vrai.
Même pas cette dernière affirmation. Car si aucun fait n’est réel, cela veut-il dire pour autant que la fiction ne nous délivre rien de vrai ? Est-ce qu’au contraire, elle ne trouverait pas son pouvoir si particulier (son pouvoir magique, au sens où Emerson, puis Borges avec lui disaient qu’une bibliothèque était un cabinet magique contenant en l’absence du lecteur de simples rectangles de papier inanimés qui deviennent soudain, lorsqu’ils sont lus, une expérience esthétique sans cesse renouvelée) dans sa capacité à nous fournir des expériences qui ne pourront jamais être invalidées par la vérification des faits ?
Alexandre Dumas affirme dans ses Mémoires : « C’est le privilège des romanciers de créer des personnages qui tuent ceux des historiens. La raison en est que les historiens évoquent seulement de simples fantômes, tandis que les romanciers créent des personnes en chair et en os. » Cette citation, c’est Umberto Eco1 qui la donne dans ses « Quelques commentaires sur les personnages de fiction » – titre un peu aride auquel je préfère pour ma part le premier intertitre desdits commentaires : « Pleurer Anna Karénine ». Il sera beaucoup question de ce texte dans ma communication. Il a été, est toujours pour moi, l’une des études les plus brillantes et les plus précises qui existent sur le lien qui unit lecteurs et personnages de fiction.
La réflexion d’Eco se déploie à partir d’une question posée un jour par une amie (du moins le prétend-il, mais peut-être veut-il seulement faire entrer un peu de narration pour emporter avec lui son lecteur, aussi serions-nous déjà, sans le savoir, pris dans la trame de la fiction et de ses pouvoirs magiques) :
pourquoi – alors que nous savons qu’Anna Karénine est un personnage de fiction qui n’existe pas dans notre monde réel – pleurons-nous sur ses actes (ou en tout cas sommes-nous profondément émus par ses malheurs) ainsi que nous le faisons dans notre monde réel ?
Pour ma part, je n’ai jamais pleuré sur Anna Karénine : elle m’agace. Mais la liste des personnages dont les noms pourraient remplacer le sien est bien longue. Pour n’en citer que deux aux antipodes de ma vie de lectrice : Enjolras, des Misérables, tombant sur la barricade, et très récemment Jay (l’avatar de Basquiat créé par Pierre Ducrozet dans Eroica) mourant d’overdose au summum de sa carrière artistique. Peut-être avez-vous en cet instant une pensée pour les personnages qui vous ont ému ? J’aimerais savoir qui ils sont. Il se peut que nous en partagions quelques-uns. Nous partageons la tristesse causée par la mort de personnes n’ayant jamais existé. N’est-ce pas un lien à part ?
Quand il commence à réfléchir à la question posée par son amie, Eco la balaie tout d’abord comme étant d’ordre psychologique (ce qui ne veut pas dire qu’elle est négligeable mais qu’elle n’appartient pas à son domaine) : il ne s’agit que d’une simple identification et projection. Nous pleurons sur la mort d’Anna Karénine, comme nous pleurons si nous sommes amenés à imaginer la mort d’un proche. Pourtant, il achoppe sur un point : si nous imaginons que notre bien-aimé est mort, nous pouvons certes pleurer.
Mais si on nous demandait plus tard si notre bien-aimé(e) est vraiment mort(e) nous répondrions (en sursautant un peu) que non – comme cela arrive quand nous nous éveillons soudainement d’un cauchemar. Au contraire, si l’on nous demandait si Anna Karénine est morte, nous répondrions toujours positivement, comme si le fait qu’Anna s’est suicidée était vrai dans chaque monde possible.
Nous avons affaire à ce qui semble, à première vue, un paradoxe, à savoir :
Par définition, des textes de fiction parlent clairement de personnes et d’événements non existants (et c’est justement pour cette raison qu’ils en appellent à la suspension de notre incrédulité). Donc […] une assertion fictionnelle devrait toujours dire ce qui n’est pas existant.
Or nous ne considérons pas ces assertions fictionnelles comme des mensonges : « Anna Karénine s’est suicidée », « La marquise sortit à cinq heures » ou « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide » ne sont pas pour nous des mensonges. (On pourrait en citer mille autres : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », « Aujourd’hui, maman est morte », « Majestueux et dodu, Buck Mulligan parut en haut des marches »…) Nous signons un pacte avec l’auteur de fiction : « il prétend que quelque chose est vrai et nous demande de prétendre le prendre au sérieux », résume Eco. Même si j’ai parlé plus haut d’une époque qui se détourne de la fiction, il me paraît intéressant de noter que ce pacte fonctionne toujours à plein aujourd’hui, et même que, comme le notait Borges, nous l’avons poussé encore plus loin dans notre pratique de spectateur de cinéma :
Quand nous assistons à une représentation théâtrale, nous savons qu’il y a sur la scène des hommes déguisés qui répètent les paroles que Shakespeare, Ibsen ou Pirandello leur font dire. Mais nous admettons l’idée que ces hommes ne sont pas déguisés ; que cet homme déguisé qui monologue lentement dans les antichambres de la vengeance est réellement Hamlet, le prince de Danemark ; nous nous abandonnons à cette idée. Au cinéma le processus est encore plus curieux, car nous ne regardons plus des gens déguisés mais des photographies de gens déguisés et pourtant nous croyons en eux tout le temps que dure la projection2.
Dans le cadre de ce pacte, nous arrêtons de prendre comme référent un monde réel à l’épreuve duquel chaque assertion viendrait se mesurer. Au contraire, comme le dit Eco,
chaque fiction invente un monde possible et tous nos jugements de vérité et de mensonge doivent se référer à ce monde possible. De cette façon il est fictionnellement vrai que Sherlock Holmes a vécu à Baker Street et fictionnellement faux qu’il a vécu sur les berges de Spoon River.
Ces affirmations fictionnelles sont toujours de dicto (à propos de ce qui est dit) et non de re ou de facto (à propos de la chose ou du fait). Elles sont des énoncés générés à partir d’autres énoncés (les aventures de Sherlock Holmes, le roman Anna Karénine, etc.). Cela les rend-il moins fortes que les affirmations de facto ? En d’autres termes, faut-il pouvoir subir l’épreuve du fact checking pour prétendre être un énoncé valide ? Si nous considérons notre vie quotidienne, il faut bien admettre que la plupart des affirmations que nous émettons, ou entendons, ou acceptons sont, de toute manière de dicto. Ainsi, nous dit Eco,
les étudiants qui écrivent qu’Hitler est mort dans un bunker à Berlin déclarent simplement que c’est vrai selon leur manuel d’histoire. Autrement dit, exception faite des jugements dépendant de mon expérience directe (du genre il pleut) tous les jugements que je peux émettre en me fondant sur mon expérience culturelle […] sont basés sur de l’information textuelle et, bien qu’ils semblent exprimer de facto des vérités, ils sont simplement de dicto. […] Je tiens cette information pour vraie parce que j’ai confiance en la communauté scientifique et que j’accepte une sorte de division sociale du travail culturel par laquelle je m’en remets à des gens spécialisés pour le prouver.
Nous acceptons de vivre dans une sphère de connaissance fondée sur des affirmations de dicto. Ces assertions « sont toujours sujettes à révisions, puisque la science est par définition toujours prête à reconsidérer ses propres découvertes. Si nous gardons un esprit ouvert, nous devons être prêts à réviser nos opinions sur la mort d’Hitler chaque fois que l’on découvrira de nouveaux documents, et revoir nos croyances sur la distance du soleil, dans le cas où une nouvelle mesure astronomique serait faite. » La « fragilité » de ces assertions encyclopédiques est d’autant plus importante que nous sommes entrés aujourd’hui dans cette ère du soupçon évoquée plus haut et que justement, la « confiance en la communauté scientifique » y est quelque peu ébranlée. « Qui le dit et d’où parle-t-il ? » sont deux questions qui reviennent aujourd’hui dans beaucoup de discours pour, sinon réfuter, du moins mettre à distance la vérité de ces assertions. Et c’est en cela que la fiction se distingue. En effet l’écrivain ne parle que depuis le monde qu’il a créé et dans lequel toute affirmation sera toujours vraie. Lorsque j’ai écrit Juste avant l’oubli, j’ai situé le roman sur une île fictionnelle et tous les personnages sont des êtres de fiction. Il y a peu, lors d’une rencontre à la médiathèque d’Annecy, une lectrice a été bouleversée d’apprendre que Mirhalay et Galwin Donnell n’existaient pas. « Mais alors, rien n’est vrai ?, a-t-elle demandé. La bague, la rupture, le suicide… Rien du tout ? » Je lui ai répondu que pour moi, au contraire, tout était vrai. Que l’île ne figure sur aucun atlas, que Donnell n’apparaisse dans aucune encyclopédie, qu’il n’y ait à l’hôpital Bichat aucun urgentiste nommé Franck Lemercier ne change rien au fait que, dans le monde de Juste avant l’oubli, Franck a bien acheté cette bague, que lui et Émilie se séparent, qu’ils en souffrent et que Galwin Donnell a disparu en 1985. De même que dans le monde créé par Tolstoï, Anna Karénine s’est suicidée et qu’aucun événement du monde « réel » ne peut invalider cette affirmation.
Il est donc possible de renverser totalement la logique selon laquelle la fiction serait un mensonge et le monde la vérité et d’ériger l’assertion fictionnelle en SEULE vérité irréfutable, au contraire de toutes celles (de dicto ou de facto) que l’on a pu lui opposer. C’est bien sûr ce que fait Umberto Eco :
Nous devrions plutôt dire qu’une affirmation est incontestablement vraie lorsqu’elle est aussi irréfutable que Superman est Clark Kent. […] Le Pape et le Dalaï-lama peuvent consacrer des années à débattre de la question de savoir s’il est vrai ou pas que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, mais (s’ils sont suffisamment férus de littérature et de bandes dessinées) ils sont tous deux contraints d’admettre que Clark Kent est Superman et vice versa.
En cela, réside un des pouvoirs magiques de la fiction. Elle est au-dessus de tout soupçon, ou peut-être en dessous ou à côté, en tous cas hors d’atteinte.
Ces mondes possibles dans lesquels les affirmations de l’auteur sont toujours vraies et ces personnages qui vivent, aiment et meurent pour de vrai, eux aussi, viennent agrandir notre monde propre. Ici, je dois dire que je ne crois pas que la fiction ajoute à un monde réel que nous connaîtrions des morceaux chimériques identifiables, comme si l’on dessinait sur une carte parfaitement fiable (et on sait que cela n’existe pas) des pays imaginaires et biscornus. Je crois qu’elle s’ajoute, se mêle à et devient le monde. Un monde augmenté dans lequel marchent côte à côte mes parents, mes sœurs, mes amis et Jean Valjean, les frères Karamazov, Elizabeth Bennett et tant d’autres, les personnes que nous connaissons et les personnages que nous ne connaissons pas moins bien. Umberto Eco dit une chose magnifique dans « Quelques commentaires… ». Il dit : « je connais Leopold Bloom mieux que mon père ».
Il a été dit que les personnages de fiction sont indéterminés, c’est-à-dire que nous ne connaissons que quelques-unes de leurs caractéristiques, tandis que les individus réels sont complètement déterminés, et nous devrions être capables d’énumérer la moindre de leurs différentes caractéristiques. Cependant si ceci est vrai d’un point de vue ontologique, d’un point de vue épistémologique c’est exactement le contraire : personne ne peut affirmer et prévoir toutes les caractéristiques d’un individu donné ou d’une espèce donnée, qui sont potentiellement infinies, tandis que les caractéristiques des personnages de fiction sont sévèrement délimitées par le texte du récit – et celles mentionnées par le texte sont les seules à entrer en ligne de compte pour l’identification du personnage.
En fait je connais Leopold Bloom mieux que mon père. Quant à mon père, qui sait combien d’épisodes de sa vie j’ignore, combien de pensées secrètes il n’a jamais divulguées, combien de fois il a dissimulé ses peines, ses difficultés, ses faiblesses – de telle sorte qu’après sa mort je ne récupérerai jamais ce secret, ni les aspects peut-être fondamentaux de sa personnalité. […] je rêve et rêve en vain au sujet de ce cher fantôme perdu pour toujours. Au contraire je connais de Leopold Bloom tout ce que je dois savoir, et malgré cela à tout moment je relis Ulysse, et découvre quelque chose de plus à son sujet.
Ce monde augmenté de personnages qui nous émeuvent comme notre bien-aimé ou notre père pourrait le faire est aussi augmenté par les pays dans lesquels la fiction nous fait voyager et qu’il nous semble connaître intimement sans y avoir jamais mis le pied. Je pense aux États-Unis que je connais par Faulkner, par Salter, par Irving, par Kerouac, je pense au Mexique que je connais par Bolaño. Je pense à l’Inde que je connais par Geoff Dyer et Amruta Patil. Je pense à la Normandie que je connais par Flaubert et qui n’est pas moins vraie pour moi que celle dans laquelle j’ai grandi. Je pense à la Hongrie que j’ai pu faire exister chez les lecteurs de Sombre dimanche et qui, pour n’être pas celle des manuels d’histoire ni des actualités, n’en est pas moins présente aujourd’hui dans leurs pensées (et dans les miennes). Il serait impossible pour moi de tenter de déterminer ce qui dans les énoncés qui me viennent à l’esprit quand je pense à un pays a trait aux mondes possibles des écrivains ou bien au monde réel. Et cela aurait-il seulement un sens ?
Dans ce même entretien que je citais plus haut, Mathieu Larnaudie explique : « Je pense que nous sommes aujourd’hui tellement baignés dans les images qu’il n’y a plus de vraie distinction ontologique entre le réel et sa mise en images, entre le monde et ses duplications. Les images constituent notre réalité, elles sont du réel. » Pourtant, il constate également que nous nous acharnons toujours, selon une vieille tradition platonicienne, à vouloir que ces images ne soient pas le monde authentique :
Nous croyons toujours voir un jeu d’ombres distinct du réel, qui nous éloigne de ce dernier et nous le dissimule. La méfiance à l’égard de l’image est la chose du monde la mieux partagée. […] on reste ainsi attaché au mythe d’un monde authentique, immaculé, dont nous serions séparés par des écrans malfaisants. Je me suis toujours demandé ce que pouvait être ce monde caché et perdu, indemne de toute médiation, de toute représentation, de tout sujet pour le voir.
Je partage son interrogation. Ce que la fiction me fait traverser du monde, ce qu’un auteur m’en fait vivre, a autant d’existence – au moins, après coup – que les expériences humaines vécues sans avoir été médiées par des livres. (Elles ont été médiées par ma propre capacité à les transformer en histoires, à faire de ma vie un récit que je peux me redire ou dire à d’autres. Quelque chose peut-il nous parvenir hors de tout récit ?) Je crois qu’il n’existe qu’une somme d’histoires et le monde entier est écrit par chacun de nous.
Borges, dans ses Conférences, inversait d’ailleurs le rapport habituel de la littérature et du réel et citait quant à lui Homère et Mallarmé, le premier affirmant que « Les dieux tissent des malheurs pour les hommes afin que les générations à venir aient quelque chose à chanter » et le second avançant que « le monde est fait pour aboutir à un beau livre »3. « L’idée est la même », nous dit Borges, c’est « l’idée que nous sommes faits pour l’art, que nous sommes faits pour la mémoire, que nous sommes faits pour la poésie ou que, peut-être, nous sommes faits pour l’oubli ».
Nous sommes les écrivains et les personnages de nos propres fictions, constamment. Et, en ce sens, nous sommes beaucoup plus proches des personnages de romans que nous voulons bien l’imaginer. Umberto Eco conclut ses « Quelques commentaires… » en évoquant cette proximité et ce qu’elle peut nous apprendre. C’est aussi ce que je vais faire, en lui donnant à nouveau la parole :
Le charme des grandes tragédies vient du fait que leurs héros, au lieu d’échapper à un destin atroce, plongent dans l’abîme qu’ils ont creusé de leurs propres mains parce qu’ils ne savent pas ce qui les attend – et nous, qui voyons clairement où ils vont aveuglément, ne pouvons pas les arrêter. Nous avons un accès cognitif au monde d’Œdipe et nous savons tout de lui et de Jocaste, mais eux, bien que vivant dans un monde parasite qui dépend de notre propre monde, ne connaissent rien de nous. Un personnage de fiction ne peut pas communiquer avec ses homologues dans le monde réel.
Un tel problème n’est pas aussi étrange qu’il y paraît. Essayez s’il vous plaît de le prendre au sérieux. Œdipe ne peut pas concevoir le monde de Sophocle – autrement il n’aurait pas épousé sa mère. Les personnages de fiction vivent dans un monde incomplet (ou, pour être plus grossier et politiquement incorrect) dans un monde handicapé.
Mais quand nous comprenons vraiment leur destin, alors nous commençons à soupçonner que nous aussi, comme citoyens du monde réel, subissons fréquemment notre destin justement parce que nous pensons notre monde de la même façon que les personnages de fiction pensent le leur. La fiction suggère que peut-être notre vision du monde réel est aussi imparfaite que celle des personnages de fiction.
ALICE ZENITER
1. Umberto Eco, « Quelques commentaires sur les personnages de fiction », trad. fr. Francis Farrugia, Sociologies, Dossiers, Émotions et sentiments, réalité et fiction, mis en ligne le 1er juin 2010, consulté le 2 août 2016 : http://sociologies.revues.org/3141
2. Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2010, « La Divine Comédie », p. 643.
3. Ibid., p. 640-641.