En ouvrant l’autre soir, pour des raisons sans rapport avec la préparation de cet exposé, le second volume de l’ouvrage que Raymond Aron a consacré à Clausewitz, Penser la guerre, je suis tombé sur la phrase suivante : « En simplifiant, on peut dire qu’après la défaite française de 1940, les décisions stratégiques, aux deux sens large et étroit du mot stratégie, furent prises par quatre acteurs individuels ou collectifs : dans le IIIe Reich, par Hitler ou par les généraux, en URSS par Staline avant tout, aux États-Unis par Roosevelt et ses conseillers militaires, en Grande-Bretagne par W. Churchill et le Cabinet. »1 Voici une phrase qui, me direz-vous, ne nous apprend rien. Elle vaut néanmoins la peine de s’y arrêter. Comment un fou criminel, un paranoïaque notoire, un alcoolique mondain et l’héritier sympathique d’une richissime famille devenu politicien professionnel ont-ils pu exercer un pouvoir qui a mobilisé la presque totalité de la planète et conduire une guerre ayant entraîné la mort de quelques dizaines de millions de personnes ? La phrase de Raymond Aron met l’accent sur ce que l’on pourrait appeler le mystère du pouvoir qui est d’être à la fois individuel et collectif, personnel et impersonnel, incarné et structural, etc. Hitler, Staline, Churchill et Roosevelt ne se sont pas affrontés en personne comme l’auraient fait des lutteurs sur un ring. Chacun d’entre eux a mobilisé des forces considérables et un nombre considérable d’autres êtres humains qu’ils sont parvenus à faire agir comme s’il s’agissait d’un seul homme. Et l’on ne peut pas ne pas penser à la célèbre gravure qui orne la première page de la première édition, en 1651, du Léviathan de Thomas Hobbes2, sur laquelle figure un souverain tenant d’une main un glaive, symbole de force guerrière, et de l’autre une crosse, symbole d’autorité morale, et dont le corps est composé d’une multitude de créatures minuscules, qui, si l’on change d’échelle, se révèlent avoir forme humaine. Il s’agit de tous ceux qui se sont délestés de leur liberté et aussi, d’ailleurs, de leur égalité – car, selon Hobbes, les hommes sont égaux par nature –, en se livrant aux mains d’un maître supposé garantir leur sécurité.
Je suivrai ici Raymond Aron en considérant que le pouvoir est toujours détenu par une personne et qu’il est lié à la possibilité non seulement d’avoir une volonté et de prendre des décisions, mais aussi de les faire exécuter par d’autres. Le pouvoir est donc ainsi, en premier lieu, un pouvoir de faire faire. Celui de faire faire par d’autres ce que l’on serait incapable de faire par soi-même et tout seul et, par conséquent, de mobiliser d’autres personnes et de coordonner leurs actions. Donc, aussi, le pouvoir d’obtenir des autres qu’ils vous suivent. En témoigne, par exemple, a contrario, le saisissant tableau qu’Antoine de Saint-Exupéry fait de la débâcle dans Pilote de guerre, publié en 1942, quand il décrit ces ministres français qui donnent avec autorité des ordres que personne n’exécute, parce qu’ils les transmettent par l’intermédiaire de téléphones qui ne fonctionnent plus à des personnes qui, de toute façon, ne sont plus au bout du fil3. C’est aussi le pouvoir de juger, c’est-à-dire celui de clore des épreuves et, particulièrement, des épreuves de sélection, en faisant, de façon incontestable ou difficile à contester, le partage entre ceux qui ont réussi et ceux qui ont échoué, comme on le voit par exemple dans le cas des épreuves scolaires, voire entre ceux qui vivront et ceux qui ne vivront plus, comme c’est encore le cas dans les pays où la peine de mort est toujours en vigueur. Un partage qui engage souvent, physiquement ou sur un plan symbolique, la vie entière de ceux qui se sont soumis ou ont été soumis à ces épreuves. C’est enfin le pouvoir d’agencer des situations et, particulièrement, des situations d’échange – des transactions –, en sorte que l’issue de ces transactions soit qualifiée de valide, ce qui constitue l’un des fondements du pouvoir économique.
Bien sûr, celui qui exerce le pouvoir, c’est-à-dire celui qui mobilise une force qu’il ne possède pas lui-même et qui le dépasse, n’est pas seul. Il se réclame le plus souvent d’une autorité qui lui délègue ce pouvoir et qui, si l’on suit les chaînes d’autorisation, remonte vers un être composé qui n’est pas une personne humaine dotée d’un corps propre, mais une institution. Or l’autorité dont disposent les institutions – ces êtres sans corps – repose elle-même sur des récits d’origine dans lesquels interviennent des êtres fictifs, par exemple les ancêtres, ou Dieu, comme sous l’Ancien Régime, ou encore le Peuple souverain, dans les régimes démocratiques. Les récits sont la maison du pouvoir. Et, bien sûr, le détenteur d’un pouvoir est lui-même pris dans un réseau de contraintes dont il ne peut pas ne pas tenir compte s’il veut conserver son pouvoir, contraintes qui sont généralement représentées par d’autres personnes en lesquelles s’incarnent d’autres forces, qu’il s’agisse de ses adversaires ou, plus contraignants encore, de ses subordonnés ou de ses alliés. Mais, néanmoins, les décisions finales, celles qui s’inscrivent dans des stratégies et les orientent dans un sens ou dans un autre, ont toujours quelque chose de personnel. Il est donc normal que, s’agissant de juger une action collective tenue pour fautive ou criminelle, on en fasse porter la responsabilité sur ses dirigeants, même lorsque – souvent d’ailleurs à juste titre – ces derniers cherchent à s’y soustraire en relativisant a posteriori leur pouvoir et en mettant en avant ce qui en a constitué l’envers, c’est-à-dire ce qu’ils décrivent comme ayant été, de fait, leur impuissance.
Ce que je viens d’esquisser, de façon schématique, ne concerne néanmoins qu’un type de pouvoir : le pouvoir que l’on dit officiel, celui qui se manifeste par des injonctions, des directives, des ordres de toutes sortes. Or ce pouvoir dit officiel est souvent contesté, voire discrédité, en considérant qu’il s’agit d’un pouvoir illusoire, fictif, de surface ou de façade, qui dissimule une autre forme de pouvoir, invisible ou caché, que l’on peut appeler le pouvoir officieux.
Dans le cas du pouvoir officiel, celui qui l’exerce dispose d’une force, susceptible d’aller jusqu’à la violence, qui prend appui sur des dispositifs hiérarchiques et sur des textes juridiques. L’étendue et les contours de ce pouvoir sont, à ce titre, supposés connus de tous. À l’inverse, dans le cas du pouvoir officieux, celui dont on suspecte la puissance est censé agir sur un autre mode, plus obscur, auquel il est fait souvent référence dans l’idiome vague de l’influence, du charisme, de l’ascendant ou de la « manipulation mentale »4. Plutôt que par des ordres explicites, il exerce sa puissance par des pressions, des incitations, des gestes qui suscitent l’espoir de récompenses ou la peur de déplaire. Il va même jusqu’à jouer sur la fidélité et sur l’amour, de façon, en quelque sorte, à ce que ceux qui sont tombés sous son emprise puissent agir comme s’ils ne faisaient rien d’autre que d’obéir à leur propre désir, comme s’ils étaient autonomes, c’est-à-dire sur le mode de la mauvaise foi. C’est de cette façon que le détenteur d’un pouvoir officieux est censé, lui aussi, multiplier sa force en concentrant la force d’autres personnes avec lesquelles il entretient des liens tacites, voire secrets. Enfin, tandis que le pouvoir officiel s’affirme, et s’autorise de récits officiels, le pouvoir officieux, dans la mesure où il se dissimule, doit être démasqué en forgeant d’autres récits qui prétendent en dévoiler l’existence et le fondement.
C’est presque toujours par référence à ce pouvoir officieux, qui peut d’ailleurs se couler dans les plis d’un pouvoir officiel, que la sociologie parle de domination, une notion qui enferme l’idée d’intériorisation. Elle suggère par là que le pouvoir ne s’exerce pas seulement de façon hiérarchique et statutaire, ni même par le biais de mécanismes économiques patents, mais qu’il pénètre les esprits, les cœurs et les corps, les manières de percevoir, d’agir et de réagir et surtout de désirer, d’aimer ou de haïr.
C’est largement à l’articulation entre ces deux formes de pouvoir – le pouvoir officiel et le pouvoir officieux – que la question de savoir où se trouve réellement le pouvoir vient s’inscrire. Cette question a troublé, dès l’origine, les sciences sociales et leur a, en quelque sorte, donné une raison d’être. Si seul était réel le pouvoir officiel, dans sa détermination juridique, la question du pouvoir ne relèverait finalement que des sciences administratives. On peut suivre ici Michel Foucault quand il qualifie la façon d’envisager le pouvoir qui s’est imposée en Occident avec le déclin du féodalisme et au profit d’un État monarchique au sein duquel la bourgeoisie a pu se former, comme relevant d’une « conception juridique du pouvoir ». Mais, à l’abri de ce pouvoir juridique, se développait en même temps – dit Foucault – une autre forme de pouvoir qui par le truchement, d’un côté, des techniques de disciplinarisation et, de l’autre, des dispositifs de régulation des populations, pénétrait au plus profond des esprits et des corps, c’est-à-dire de la vie tout entière5.
C’est donc bien dans la mesure où l’on peut penser que le pouvoir officiel n’est pas le tout du pouvoir que cette question, celle du pouvoir, qui est peut-être au cœur des sciences sociales, a pu faire l’objet d’analyses se donnant pour objet de tracer les linéaments d’une pluralité de formes de liens dans lesquels les personnes se trouvent enserrées. Cela que l’on parle de classes sociales et de solidarités de classes, de réseaux, de milieux, de cercles, de maffia ou de sectes, d’associations reposant sur un intérêt économique commun, voire de sympathies ethniques ou religieuses, autant de façons qu’ont les êtres humains de se rendre dépendants les uns des autres auxquelles on suppose un mode d’existence qui est loin d’être toujours officiel.
Mais cette distinction entre le pouvoir officiel et le pouvoir officieux n’occupe peut-être les sciences sociales que parce qu’elle joue un rôle central dans la façon dont les personnes que la sociologie appelle « ordinaires » – chacune d’entre nous en tant qu’elle est liée au monde par des attaches spécifiques – cherchent à comprendre les déterminations auxquelles elles imputent l’orientation de leur destin et les contraintes auxquelles elles se heurtent. C’est-à-dire, en nombre de cas, quand les personnes considèrent qu’elles font l’objet d’injustices parce qu’elles subissent les effets d’un pouvoir sur lequel elles n’ont pas prise.
Ayant travaillé autrefois sur un corpus de lettres envoyées au journal Le Monde dans lequel des personnes se plaignaient d’être victimes d’injustices et réclamaient réparation – lettres souvent accompagnées de volumineux dossiers destinés à faire preuve –, j’ai vu se dessiner, dans un grand nombre de cas, une figure de ce type6. Ces dénonciations d’injustice étaient accompagnées d’accusations qui dévoilaient l’existence de liens secrets entre, d’un côté, des groupes occultes et, de l’autre, le détenteur d’une autorité officielle ayant pris une décision considérée comme injuste – qu’il s’agisse par exemple d’un juge, d’un médecin, d’un professeur, d’un préfet ou d’un maire. Dans ce cas de figure, le personnage officiel, supposé agir pour le bien public, dissimule un autre actant qui, lui, agit, en fait, en faveur d’intérêts cachés. Il est alors, en quelque sorte, distribué entre deux entités différentes – cela un peu à la façon dont Ernst Kantorowicz a analysé la figure célèbre des deux corps du roi7.
Il est facile d’identifier cette figure en la rattachant à ce qu’on appelle de plus en plus souvent et pour – à juste titre – les discréditer, les « théories du complot ». Ces dernières ont joué, indéniablement, un rôle catastrophique dans l’histoire du XXe siècle, notamment en étant le support d’un antisémitisme, explicite et virulent, ou diffus et tacitement accepté, qui s’est répandu dans à peu près tous les pays d’Europe et en l’absence duquel le génocide nazi n’aurait simplement pas pu avoir lieu. Ce fait historique doit nous rendre, en effet, très circonspect à l’égard des théories du complot et de leurs possibles retombées. Mais dénoncer les théories du complot est peut-être insuffisant, car cette indignation laisse de côté la question de savoir pourquoi les dérives de ce type sont aussi fréquentes. Je mets au défi chacun d’entre nous de n’avoir pas, au moins une fois dans sa vie, mis sur le compte de sympathies ou d’antipathies cachées, liées à des attaches secrètes, une décision le concernant, émanant d’une personne d’autorité, décision qui lui aurait fait tort et qu’il jugerait injuste.
Cette figure qui dévoile, sous un pouvoir officiel se prétendant juste et bienfaisant, un pouvoir officieux et malfaisant, apparaît chaque fois que le cours des choses ne semble plus explicable en tenant compte seulement des relations de pouvoir reconnues comme valides et des dispositifs sur lesquels elles reposent. Ou, si l’on veut, lorsqu’un acteur ou un groupe souffre de ce que l’on pourrait appeler une masse manquante de causalité8. Envahis par cette inquiétude, les acteurs ne parviennent plus à interpréter ce qui leur arrive et à comprendre pourquoi une condition qu’ils vivent comme contraignante et injuste doit être interminablement endurée. C’est la raison pour laquelle le dévoilement des pouvoirs occultes se développe particulièrement au cours des crises sociales et / ou politiques, et aussi durant les périodes où les inégalités s’exacerbent et où elles se révèlent, plus encore qu’à l’accoutumée, dans ce qu’elles ont d’injustifiable et d’arbitraire. Cela surtout en l’absence de moyens critiques permettant d’interpréter ce qui arrive, et quand les dispositifs collectifs de protestation sont défaillants ou paraissent ne plus avoir prise sur la réalité.
Pour comprendre la prégnance du genre d’explication et de soupçon qui prend des formes extrêmes dans les théories du complot, il faut analyser un peu plus avant les relations entre le pouvoir officiel et le pouvoir officieux. Le pouvoir officiel repose sur une fiction sans laquelle la vie sociale serait sans doute impossible. Elle est, pour le dire vite, la suivante. Chaque personne individuelle ayant un corps, un psychisme, une libido, des attaches sociales et aussi, par conséquent, des intérêts qui lui sont propres – ou, comme le veut le jargon de la sociologie, étant située –, aucun individu ne détient, par soi, une autorité qui lui permettrait de dire aux autres, à tous les autres, particulièrement en situation d’incertitude, de quoi est faite la réalité qui les environne et comment ils doivent s’y conduire. Chacun ne peut que proposer des interprétations ou « donner son point de vue ». C’est la raison pour laquelle la tâche consistant à dire ce qu’il en est de ce qui est, et à le dire avec la prétention de parler pour tous, se trouve déléguée à ces êtres sans corps que l’on appelle des institutions et que l’on place en surplomb par rapport aux individus réels. Mais ces institutions, supposées garantes du bien commun, n’ayant pas de corps, ne peuvent manifester leur volonté que par le truchement de responsables et de porte-parole qui sont des personnes corporelles comme vous et moi, c’est-à-dire des êtres situés et qui ont, à ce titre, nécessairement aussi d’autres attaches et d’autres intérêts que ceux qui les lient aux institutions qui leur délèguent une autorité.
Les êtres humains en société occupent en effet toujours une pluralité de positions dans des espaces différents et, du fait de cette multipositionnalité9, ne sont jamais totalement réductibles à la position qui, dans un certain contexte, leur confère du pouvoir. Ce fait, quasiment indépassable, est, par exemple, au principe de ce que le droit appelle les conflits d’intérêts qui se dévoilent lorsqu’il est avéré que le détenteur d’un mandat officiel tourné vers l’intérêt général, occupe aussi – « par ailleurs », dit-il – une position dans un autre espace, par rapport à laquelle il a aussi des intérêts particuliers, en sorte qu’il peut être soupçonné de donner la préférence à ces derniers au détriment de l’intérêt général dont il devrait être le serviteur.
Mais l’existence d’une zone grise entre pouvoir officiel et pouvoir officieux tient également, peut-être, à d’autres raisons plus profondes qui seraient inhérentes aux conditions mêmes de l’exercice du pouvoir, dans des situations concrètes et, particulièrement, dans des situations marquées par l’incertitude et par l’urgence. On peut schématiser le problème de la façon suivante. Deux propriétés principales du pouvoir officiel sont, d’une part, d’obéir à des règles et à des procédures préétablies et, d’autre part, d’avoir un caractère public. Le fait d’obéir à des règles et à des procédures préétablies donne au pouvoir officiel une grande légitimité, mais, aussi, lui lie les mains. Il interdit certaines actions ou en limite la pratique et, très généralement, il entrave et retarde l’exercice du pouvoir. C’est la raison pour laquelle, dans la pratique du pouvoir politique, le pouvoir officiel est très généralement associé à un pouvoir officieux, chargé des basses œuvres. Les services secrets, dont le rôle – comme l’a remarqué le grand historien Carlo Ginzburg10 – n’a fait qu’augmenter de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours, en constituent la forme la plus acceptable. La Raison d’État se tient ainsi au point d’indistinction entre l’officiel et l’officieux. Rares sont sans doute les pouvoirs d’État qui renoncent complètement à recourir, quand cela leur semble utile, aux services de supplétifs inavouables, en la personne d’intermédiaires véreux, voire de véritables gangsters, comme l’ont révélé différentes affaires récentes qui ont « défrayé la chronique ». Et le mensonge d’État, quand il se trouve dévoilé parce que des individus – souvent des journalistes – ont osé en prendre le risque, constitue un puissant facteur d’incrédulité face à l’ordre politique en place, quand ce n’est pas un facteur de cette sorte de nihilisme politique qui menace les démocraties.
D’autre part le pouvoir officiel est censé – on l’a vu – s’exercer publiquement et – comme on le répète aujourd’hui à foison – dans la « transparence ». Or le fait d’être public rend très difficile le retour en arrière une fois une position adoptée ou une décision prise. On parlera de dérobade, de reculade ou de désaveu en y voyant autant de signes de faiblesse ou d’impuissance. Et il est d’ailleurs très intéressant, du point de vue de la sociologie, que le langage utilisé pour parler de ces gros êtres impersonnels que sont les États et les corps politiques fasse alors appel à des termes empruntés à l’idiome des relations interpersonnelles, comme c’est le cas lorsque l’on dit que l’« honneur » de tel ou tel pays ou de telle ou telle organisation est en jeu ou encore lorsque l’on parle de confiance, d’amitié ou de fidélité pour désigner des relations entre entités étatiques ou politiques. L’exigence du secret n’est jamais très loin du champ des relations politiques, surtout lorsqu’elles engagent les rapports de force entre États. Cela se voit au mieux dans le cas des négociations en situation de crise. Dans ce genre de situation, la négociation, d’une part, doit tolérer le flou de façon à rendre possibles les retours en arrière et, d’autre part, doit tenir compte, dans l’évaluation de la situation, d’éléments qui sont loin d’avoir un caractère officiel et qui tiennent, par exemple, à la façon dont sont interprétées les intentions, les contraintes ou même la manière d’être des dirigeants du camp opposé.
Rien n’est peut-être aussi éclairant sous ce rapport que ne le sont les « Kennedy tapes », un document publié en 199711. Il s’agit des enregistrements sur magnétophone des discussions qui, du 16 au 29 octobre 1962, ont été menées au sein du Comité réuni autour du président Kennedy lors de la crise des fusées de Cuba (l’ExComm), auquel participaient les principaux collaborateurs et conseillers du président. On distingue généralement, en sociologie, deux grandes orientations. D’une part, la microsociologie, qui s’intéresse aux relations interpersonnelles dans des situations de dimensions restreintes et, d’autre part, la macrosociologie qui, surtout en ayant recours à la statistique, étudie les relations structurelles entre grandes entités collectives. Or l’intérêt de l’enregistrement des discussions menées au sein de ce comité est de nous faire pénétrer dans une microsituation dont les issues sont pourtant largement d’ordre macrosociologique puisque l’enjeu en est la guerre nucléaire, c’est-à-dire l’avenir du monde, ou plutôt la question de savoir s’il aura ou non un avenir.
Comme l’a montré un récent séminaire mené sous la direction de Lorraine Daston et publié l’année dernière sous un titre évocateur, Quand la raison faillit perdre l’esprit12, la guerre froide a été l’un des creusets dans lesquels se sont développées les sciences sociales aux États-Unis, dans les années 1950-1980 et, particulièrement, la théorie économique, l’analyse systémique et la théorie des jeux, l’accent étant mis sur la rationalité et sur les règles que les détenteurs du pouvoir officiel devraient appliquer pour agir rationnellement en situation d’escalade nucléaire.
Or ce qui frappe, à la lecture des enregistrements de l’ExComm, est qu’il est très difficile d’y faire la part entre le rationnel et le non-rationnel, entre le personnel et l’impersonnel et entre les dimensions officielles et officieuses, y compris pour ce qu’il en est des interactions entre Kennedy et Khrouchtchev. Ainsi, par exemple, le 26 octobre, Khrouchtchev fait parvenir un message personnel à John Kennedy (authentifié par des éléments écrits de sa main) qui commence par « Cher ami » et qui, en termes toujours personnels et amicaux, met l’accent sur le fait que ni Kennedy ni lui-même ne sont « fous ou suicidaires » et qu’ils veulent l’un et l’autre que leur « compétition » soit « pacifique ». Ils sont – ajoute Khrouchtchev – attentifs au « bien-être du monde », et le fait d’avoir des « idéologies » différentes est présenté comme s’il ne s’agissait que d’une sorte de détail sans conséquences majeures. Ce message contient, en termes voilés, des propositions assez vagues laissant supposer la possibilité d’un échange avec les fusées américaines Jupiter implantées en Turquie. Le 27 octobre, le « jour le plus long de la crise », les membres de l’ExComm entreprennent d’interpréter ce message. Provient-il bien de Khrouchtchev en tant que Premier secrétaire soviétique, c’est-à-dire toujours détenteur d’un pouvoir officiel ? Ou n’a-t-il pas plutôt été envoyé par Khrouchtchev redevenu un simple individu, un homme comme les autres, plongé dans une « situation étrange », « au bord de l’incohérence », et ayant plus ou moins perdu son pouvoir officiel, ou même ayant été destitué par un coup d’État ? En quelque sorte un Khrouchtchev qui, n’étant plus que lui-même, serait devenu tout petit. Cela d’autant plus qu’au message personnel, et en quelque sorte officieux, arrivé pendant la nuit, a succédé un message plus dur que les analystes interprètent comme ayant été rédigé par le Politburo. Ce sont néanmoins les propositions voilées contenues dans le message personnel, et son ton amical, qui ouvriront la possibilité d’une désescalade et d’un dénouement sous la forme d’un accord non écrit et longtemps demeuré secret. L’enregistrement en dit également long sur les relations personnelles entre les membres du comité. Quand ils sont fatigués de parler de l’avenir du monde, il leur arrive de parler du prochain match de football…
Oui, Raymond Aron, dans le passage que j’ai cité en commençant, a sans doute raison. Il y a des circonstances dans lesquelles il est difficile de faire la part des relations entre personnes et entre entités politiques, de distinguer ce qui revient à l’officiel et à l’officieux, au micro et au macro. C’est-à-dire aussi de déplacer l’analyse du pouvoir entre des échelles différentes sans en perdre le fil. Un problème qui n’est pas sans évoquer celui que posent les « objets fractals » dont les contours irréguliers et aléatoires donnent lieu à des mesures qui sont fonction de l’échelle adoptée13. Sans doute l’un des plus épineux de ceux auxquels la sociologie est confrontée.
LUC BOLTANSKI
1. Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, t. II, L’Âge planétaire, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1976, p. 79.
2. Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, introduction, traduction et notes de François Tricaud, Paris, Sirey, 1983 (1re éd. 1971).
3. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Paris, Gallimard, coll. Folio no 824, 1972.
4. Voir Arnaud Esquerre, La Manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, Paris, Fayard, 2009.
5. Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits, t. IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1994, textes no 297 et no 315.
6. Luc Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990 ; Gallimard, coll. Folio essais no 545, 2011 (3e partie, « La dénonciation publique », p. 297-437).
7. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge (1957), trad. fr. Jean-Philippe et Nicole Genet, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1989.
8. Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, op. cit.
9. Luc Boltanski, « L’espace positionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, vol. 14, 1973, p. 3-26.
10. Carlo Ginzburg, Le Juge et l’Historien. Considérations en marge du procès Sofri, trad. fr. Myriem Bouzaher, Adelin Fiorato, Jean-Louis Fournel et alii, Lagrasse, Verdier, 2007 (1re éd. 1991), p. 67.
11. Ernest R. May et Philip D. Zelikow, The Kennedy Tapes. Inside the White House During the Cuban Missile Crisis, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1997.
12. Judy L. Klein, Rebecca Lemov, Michael D. Gordin, Lorraine J. Daston, Paul Erickson, Thomas Sturm, Quand la raison faillit perdre l’esprit. La rationalité mise à l’épreuve de la Guerre froide, trad. fr. Jean-François Caro, Bruxelles, Zones sensibles, 2015.
13. Benoît Mandelbrot, Les Objets fractals. Forme, hasard et dimension, Paris, Flammarion, 1975.