L’an dernier, en conclusion du 26e Forum Philo Le Monde / Le Mans consacré à la promesse1, l’ancien ministre Vincent Peillon, qui enseigne désormais la philosophie à Neuchâtel, en Suisse, avait souligné un paradoxe. Les femmes et les hommes de pouvoir, avait-il ironisé, sont sans cesse le réceptacle d’une demande impossible : tout se passe comme si les citoyens exigeaient d’eux qu’ils fassent des promesses dont tout le monde sait parfaitement qu’elles ne pourront être tenues…
D’une certaine manière, le 27e Forum Philo aura prolongé ce paradoxe d’une exigence à la fois impérieuse et impossible en posant la question « Où est le pouvoir ? ». Dans nos démocraties contemporaines, en effet, le pouvoir passe souvent pour être introuvable, et les gouvernants se voient régulièrement soupçonnés de n’être que les pantins des « vrais » puissants, les marionnettes de forces situées en dehors de tout contrôle populaire. En même temps, chacun a plus ou moins conscience que le propre de la démocratie, c’est de faire en sorte que le pouvoir soit partout et nulle part, qu’on ne puisse mettre la main dessus, qu’il n’appartienne à personne, et surtout pas à ceux qui l’exercent, bref qu’il soit ce que le regretté Claude Lefort (1924-2010) nommait un « lieu vide ».
Dans son remarquable recueil de textes intitulé Essais sur le politique (Éditions du Seuil, 1986), le philosophe écrivait : « La démocratie moderne est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir […] ; l’être du social se dérobe ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement interminable. »
Parce qu’il n’est jamais là où l’on croit, le pouvoir déçoit forcément. Mais pour demeurer démocratique, il lui faut échapper à tous… La démocratie est ce régime où le conflit est institutionnalisé, l’incertitude généralisée et le pouvoir désincarné. Or plus ce dernier répugne à prendre figure, plus il suscite et nourrit la méfiance. Ce soupçon avait déjà beaucoup occupé les débats tout au long de l’ouverture du Forum Philo, notamment avec Bruno Latour, Luc Boltanski et Nathalie Heinich, quand la manifestation fut interrompue par les attentats djihadistes. La première journée de ces rencontres, en effet, tombait un 13 novembre. Le soir même, elles étaient reportées à une date ultérieure, par décision préfectorale. À la télévision, le visage défait du président de la République française exhibait sur chaque écran cette fragilité qui fait la force des démocraties.
Près de cinq mois plus tard, lorsque les travaux du Forum Philo reprirent enfin, les attentats étaient encore dans tous les esprits, et les divers intervenants abordaient frontalement le soupçon qui porte sur le pouvoir et ses lieux, qu’il s’agisse d’évoquer la prolifération des discours « complotistes » ou la tentation de la surveillance généralisée. Il faut dire que le « vide » essentiel à l’espace démocratique venait d’être violemment désigné, une fois de plus, par des tueurs aux yeux desquels le pouvoir ne saurait être ni indéterminé ni désincarné : pour eux comme pour tous ceux qui s’inscrivent dans une logique totalitaire, le pouvoir authentique est une domination qui ne laisse hors de prise aucun aspect de la vie sociale, un corps qui doit absorber la société tout entière2. Et c’est l’une des singularités de l’époque : régulièrement, une poignée d’hommes armés viennent défier des États qui passent pour puissants et rappeler leur « vide » fondamental. Jean-Claude Monod note dans sa contribution : « nous vivons actuellement quelque chose de troublant dans la nouvelle distribution du “pouvoir” de frapper tout à la fois les corps et les imaginations – par l’image de la mort violente. Sous le coup d’une nouvelle expérience de la terreur “terroriste”, apparaît une certaine incertitude quant à la puissance du pouvoir étatique dans ses moyens habituels d’action, y compris policière et militaire, et dans sa capacité à assurer l’opération “élémentaire” de protection, de sécurité qui a constitué une grande légitimation de l’État moderne. »
Ainsi, les attentats remettent doublement en évidence ce qui rattache la question du pouvoir à celle du corps. Non seulement parce que leurs auteurs sont animés par le fantasme d’un « corps » politique omniprésent et omnipotent, mais aussi parce qu’ils réactivent brutalement la vérité charnelle de tout pouvoir : « Les libertés politiques commencent et finissent par les corps. Les oppressions, en retour, ne manquent jamais de s’en prendre aux corps. Comprenons : à leur anatomie et à leur physiologie. Sous peine d’aveuglement béat, l’enquêteur, face à quelque système politique que ce soit, doit se poser les questions réelles : à quel moment apparaissent, au sein des institutions et des appareils, ces pratiques qu’on appelle les brutalités, les tortures et les exécutions ? Où se situent ces spécialistes qu’on appelle les bourreaux ? Sous quels masques les a-t-on dissimulés ? Prenant connaissance de quelque discours politique que ce soit, l’enquêteur loyal doit y traquer, au-delà des rhétoriques, la trace, fugitive ou patente, d’un mépris du corps », notait naguère le linguiste Jean-Claude Milner3.
Le pouvoir peut parfois être un lieu vide, mais ce n’est jamais une notion abstraite. En effet, il pose d’emblée la question de la force et de la survie. Qu’on le dise puissant ou faible, légitime ou arbitraire, le pouvoir relève d’une technique corporelle. Ceux qui ignorent cette donnée, on les appelle idéalistes. Les autres, qui savent que toute politique engage les corps, peuvent prétendre au beau nom de matérialistes. Dans La Question4, Henri Alleg témoigne des tortures qui lui furent infligées par les soldats français durant la guerre d’Algérie. Il raconte la crainte qui était la sienne de devoir abdiquer toute volonté devant la violence de la « gégène » et de ses décharges électriques. À un moment, ses tortionnaires lui disent que s’il désire parler, il lui suffit de remuer les doigts. Bien décidé à n’en rien faire, le journaliste assiste toutefois, en spectateur épouvanté, à sa propre reddition : « Malgré moi, tous les muscles de mon corps se bandaient inutilement pour m’arracher à l’étouffement. Malgré moi, les doigts de mes mains s’agitèrent follement. » Ce qui se joue, dans cette scène, ce n’est pas seulement l’horreur de la « sale guerre ». C’est aussi l’ambivalence du corps en tant qu’il menace sans cesse de nous trahir. Par son entremise, autrui peut chercher à me donner du plaisir, mais également à me briser comme conscience subjective, comme sujet libre.
Cette conception du pouvoir comme corps-à-corps, ou plutôt comme pouvoir de vie et de mort, on la retrouvera, dans ce volume, sous diverses plumes, notamment sous celle de Mathieu Potte-Bonneville, qui pense la question du rapport de force physique à travers la série Game of Thrones, mais aussi sous celle d’Émilie de Turckheim. Consacrée au « pouvoir de la littérature », sa contribution rend notamment hommage à l’écrivaine soviétique Evguénia Guinzbourg, qui passa des années dans les geôles staliniennes. Émilie de Turckheim raconte un moment clef de cette expérience, et son récit peut conclure cette présentation, tant il rend justice au corps nu, qui est à la fois le lieu et la cible de tout pouvoir : « Guinzbourg est emprisonnée dans le noir depuis six mois lorsqu’on la sort de sa cellule pour qu’elle assiste à sa parodie de procès. La sentence commence par ces mots : “Au nom de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques…” Puis Guinzbourg est accusée d’une liste de crimes qu’elle n’a évidemment pas commis. Vient la seconde où elle sait qu’elle va entendre qu’elle est condamnée à mort ; elle vacille. La sentence tombe, inespérée : dix années de prison à l’isolement complet. Cette peine, c’est la vie, c’est vivre. Guinzbourg écrit qu’à cet instant “son corps vivant palpite d’enthousiasme”. »
JEAN BIRNBAUM
1. Qui tient promesse ?, Folio essais no 611, 2015.
2. Nous suivons encore ici les analyses classiques de Claude Lefort, L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981.
3. Jean-Claude Milner, Pour une politique des êtres parlants, Lagrasse, Verdier, 2011.
4. Henri Alleg, La Question, Paris, Éditions de Minuit, 1958.