Chapitre 6

Ce printemps-là

En juin 1945, chaque jour, matin et soir, montait jusqu’aux fenêtres de la prison des Boutyrki le son des cuivres : les orchestres devaient se trouver à proximité, du côté de la rue Lesnaïa ou de la rue Novoslobodskaïa. C’étaient toujours des marches, et on les reprenait indéfiniment.

Nous, nous nous tenions près des fenêtres de la prison, grandes ouvertes mais sans laisser entrer d’air, derrière les muselières verdâtres en verre armé, et nous tendions l’oreille. Le bruit était déjà parvenu jusqu’à nous que l’on préparait la grande parade de la Victoire qui devait se dérouler sur la place Rouge, un dimanche de juin, pour le quatrième anniversaire du début de la guerre.

Les pierres dont on a fait les fondations sont là pour gémir et s’enfoncer dans le sol, ce n’est pas à elles de couronner l’édifice. Mais même le droit d’occuper une place honorable dans les fondations fut refusé à ceux qui, abandonnés de façon insensée, avaient reçu sur leurs corps sacrifiés, en plein front et en pleine poitrine, le premier choc de cette guerre, et volé à l’ennemi sa victoire.

Ce printemps 1945, dans nos prisons, fut surtout celui des prisonniers russes. Ils passaient dans les prisons de l’Union par immenses bancs gris, compacts, comme harengs dans l’océan.

Les prisonniers de guerre n’étaient pas les seuls à passer dans ces cellules ; elles recevaient le flot de tous ceux qui avaient séjourné en Europe : émigrés de la guerre civile, Ostarbeiter de la dernière guerre, officiers de l’Armée rouge qui se montraient trop tranchants et trop hardis dans leurs déductions, si bien que Staline pouvait craindre qu’il ne leur vînt à l’idée de rapporter, de leur campagne en Europe, la liberté européenne, comme cela s’était produit cent vingt ans auparavant. Mais les plus nombreux étaient tout de même les prisonniers. Et parmi ces prisonniers de tous âges, c’étaient mes contemporains qui dominaient, ou plus exactement les contemporains d’Octobre, ces garçons nés en même temps que la révolution, qui, en 1937, avaient défilé massivement, l’âme sereine, pour le vingtième anniversaire, et dont la classe formait justement, au début de la guerre, l’armée active qui devait être balayée en quelques semaines.

Ainsi ce printemps passé à languir dans les prisons aux sons des marches de la Victoire fut-il le printemps expiatoire de ma génération.

Nous à qui l’on chantait, penché sur notre berceau : « Tout le pouvoir aux soviets ! » ; nous qui tendions nos petites mains hâlées de pionniers* vers la poignée du clairon et, au cri de « Soyez prêts ! », répondions en saluant « Toujours prêts ! » ; nous qui avions introduit des armes à Buchenwald et avions adhéré, dans le camp même, au parti communiste – voilà que maintenant nous nous retrouvions parmi les brebis galeuses pour le seul crime de nous être obstinés à rester en vie. (C’est bien la raison exacte pour laquelle les rescapés de Buchenwald furent jetés dans nos camps : comment as-tu pu réchapper d’un camp de la mort ? Il y a là quelque chose de louche !)

Déjà, tandis que nous coupions en deux la Prusse-Orientale, j’avais vu de mornes colonnes de prisonniers qui rentraient, seuls affligés au milieu de l’allégresse générale, et leur tristesse m’avait stupéfié, bien que je n’en comprisse pas encore la raison. Je sautais à terre et m’approchais de ces colonnes spontanément formées (pourquoi des colonnes ? pourquoi se mettaient-ils en rangs ? personne ne les y obligeait, les prisonniers de toutes les autres nations rentraient en ordre dispersé ! Mais les nôtres voulaient se faire le plus soumis possible…). Je portais alors les épaulettes de capitaine : avec cela sur soi, et en quelques mots échangés sur le bord de la route, pas question d’arriver à savoir pourquoi ils étaient si tristes. Mais voilà qu’à mon tour, le destin m’avait jeté dans leur sillage. Ç’avait été d’abord la route à pied, avec eux, du contre-espionnage de l’Armée jusqu’à celui du Front ; là, au Smerch du Front, j’avais écouté, sans bien encore les comprendre, leurs premiers récits ; ensuite Iouri Ievtoukhovitch m’avait tout décortiqué ; et maintenant, sous les coupoles du château de briques rouges des Boutyrki, je sentais que cette histoire, qui était celle de plusieurs millions de prisonniers de guerre russes, me clouait à elle pour toujours, comme un cafard percé d’une épingle. L’histoire de ma propre incarcération m’apparaissait comme insignifiante. Je comprenais soudain que mon devoir était de glisser mon épaule sous un coin de leur fardeau commun et de le porter jusqu’au bout de mes forces, jusqu’à ce qu’il m’écrase. En même temps qu’eux, j’avais été capturé au passage du Dniepr près de Soloviovo, ou dans la poche de Kharkov, ou dans les carrières de Kertch, et, les mains au dos, j’avais emporté avec moi ma fierté de Soviétique derrière les barbelés d’un camp de concentration ; j’avais fait la queue des heures durant, par une température glaciale, pour recevoir une louche de kawa (ersatz de café) froid, et j’étais finalement resté étendu par terre, mort, sans avoir pu arriver jusqu’à la marmite ; à l’oflag 68 (Souvalki), j’avais creusé avec mes mains et le couvercle de ma gamelle un trou en forme de cloche (rétréci vers le haut) pour ne pas avoir à passer l’hiver en plein vent ; et alors que j’étais en train de mourir, un prisonnier devenu bête fauve s’était approché de moi en rampant pour ronger près du coude ma chair encore tiède ; et jour après jour, avec la conscience aiguë que donne la faim, dans le baraquement des typhiques ou devant les barbelés du camp anglais contigu, mon cerveau agonisant s’était pénétré d’une idée claire : la Russie soviétique avait renié ses fils expirants. « Les fiers enfants de la Russie », elle avait eu besoin d’eux aussi longtemps qu’ils s’étaient jetés sous les tanks, aussi longtemps qu’on avait encore pu les faire monter à l’assaut. Mais se charger de les nourrir en captivité ? Ce n’étaient plus que des bouches inutiles. Et d’inutiles témoins de défaites honteuses.

Il arrive parfois que nous voulions mentir et que la Langue nous en empêche. Ces hommes furent déclarés traîtres, mais juges, procureurs et instructeurs firent à cette occasion une curieuse faute de langue. Et les condamnés eux-mêmes, le peuple entier, les journaux la reprirent à leur tour et l’ancrèrent dans l’usage, mettant involontairement à nu la vérité : on avait voulu les déclarer traîtres à la patrie, mais personne, en parlant ou en écrivant, et jusque dans les documents judiciaires, ne les appelait autrement que « traîtres de la patrie ».

Tu l’as dit ! Ce n’étaient pas des traîtres à la patrie, c’étaient ses traîtres, les siens. Ce n’étaient pas eux, les malheureux, qui avaient trahi leur patrie, c’était elle, la patrie calculatrice, qui les avait trahis, et cela par trois fois.

La première fois, elle les avait trahis par incurie sur le champ de bataille, notre gouvernement bien-aimé ayant fait tout son possible pour que nous perdions la guerre en démantelant les lignes fortifiées, en exposant l’aviation à l’anéantissement, en faisant mettre en pièces détachées les tanks et l’artillerie, en éliminant les généraux compétents et en interdisant aux armées toute résistance. Les prisonniers, c’étaient justement ceux dont les corps avaient servi à encaisser le choc et à arrêter la Wehrmacht.

La deuxième fois, elle les avait trahis par cruauté, en les laissant crever en captivité.

Et elle venait maintenant de les trahir pour la troisième fois, avec cynisme, en leur faisant miroiter son amour maternel (« La patrie vous a pardonné ! la patrie vous appelle ! ») pour leur passer la corde au cou dès la frontière.

Gigantesque infamie dont furent victimes des millions et des millions d’hommes : déclarer traîtres ses propres soldats après les avoir soi-même trahis !

Et avec quelle facilité nous les avons balayés de notre horizon ! Des traîtres, quelle honte ! À la trappe ! Avant nous, du reste, le Père de la nation les avait déjà rayés des cadres : quand il précipitait dans le hachoir de Viazma la fine fleur de l’intelligentsia moscovite, avec des pétoires à un coup modèle 1866, à raison d’une pour cinq hommes. (Ce Borodino-là, quel Léon Tolstoï le déploiera devant nous ?) Ou quand, en décembre 1941, poussant sur la carte d’un geste obtus son doigt court et adipeux, ce Grand Stratège faisait traverser le détroit de Kertch – gratuitement, uniquement pour avoir un beau communiqué de Jour de l’An – à cent vingt mille de nos hommes – presque le nombre de Russes engagés à Borodino1 – et les livrait sans combat aux Allemands.

Pourtant, le traître, voyez-vous, ce n’est pas lui, c’est chacun d’eux.

Et avec quelle facilité nous nous prêtons au collage des étiquettes, avec quelle facilité nous avons accepté de considérer comme traîtres ces hommes qu’on avait trahis ! Dans toutes les guerres que la Russie a faites (il aurait mieux valu qu’elle en fît moins…), a-t-elle compté beaucoup de traîtres ? A-t-on jamais remarqué que la trahison fût enracinée dans l’âme du soldat russe ? Mais que sous le régime le plus juste au monde éclate la plus juste des guerres, et voilà des millions de traîtres qui surgissent des couches les plus populaires du pays. Comment comprendre cela ? Comment l’expliquer ?

Dans la lutte contre Hitler, nous avons eu à nos côtés l’Angleterre capitaliste avec sa classe ouvrière dont la misère et les souffrances ont été décrites par Marx avec tant d’éloquence : pourquoi donc n’ont-ils eu, eux, au cours de cette guerre, qu’un seul et unique traître, le commerçant « Lord Haw-Haw » ? alors que nous en avons eu des millions ?

On a peur de déclouer le bec pour le dire, mais c’est peut-être tout de même une question de régime ?...

Déjà, un proverbe russe très ancien justifiait la captivité : « Chetif crier poet, mort ne sçaurait ». Sous le tsar Alexis Mikhaïlovitch, pour avoir souffert l’injure d’estre captif, on était anobli ! Et durant toutes les guerres qui suivirent, la société se fit un devoir de rapatrier, par voie d’échange, ses prisonniers, de les choyer et de les réconforter. Chaque évasion était magnifiée comme un acte d’héroïsme suprême. Pendant toute la Première Guerre mondiale, des collectes furent organisées en Russie pour venir en aide à nos prisonniers ; nos infirmières pouvaient leur rendre visite en Allemagne, et chaque numéro de journal rappelait à ses lecteurs que leurs compatriotes languissaient dans une cruelle captivité. Tous les peuples occidentaux firent encore de même lors de la dernière guerre : colis, lettres, secours de toutes sortes circulèrent sans difficulté par l’intermédiaire des pays neutres. Les prisonniers occidentaux ne s’abaissaient pas à puiser dans la marmite allemande, et c’est avec mépris qu’ils parlaient aux soldats de garde. Leurs gouvernements leur assuraient la prise en compte des années d’ancienneté, un avancement normal et même une solde.

Seul le soldat de l’Armée rouge, cas unique au monde, ne se constitue pas prisonnier ! C’était écrit dans le règlement (« Iévan plen nicht », comme le criaient les Allemands depuis leurs tranchées), mais qui pouvait se représenter tout ce que cela signifiait ? La guerre existe, et la mort aussi, mais pas la captivité ! quelle découverte !

Seul le soldat russe, rejeté par sa patrie et tenu pour moins que rien tant par nos ennemis que par nos Alliés, tendait sa gamelle vers la rinçure à cochons distribuée dans les arrière-cours du IIIe Reich. À lui seul la porte du retour était close, hermétiquement, même si les plus jeunes s’efforçaient de ne pas y croire : vous dites, un article 58-1-b et qui ne prévoit pas, en temps de guerre, de peine plus douce que l’exécution ?... D’ordinaire, ça vient des autres ; chez nous, ça vient des nôtres.

(Si tous nos prisonniers se sont retrouvés en prison, ce n’est évidemment pas parce qu’ils avaient trahi leur patrie, car le premier imbécile venu comprenait que seuls les vlassoviens pouvaient être jugés pour trahison. Non, on les a tous coffrés pour éviter qu’ils ne parlent de l’Europe dans leurs villages. Ce que n’ai vu, rêver n’y puis…)

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Ainsi donc, quelles voies s’offraient au prisonnier de guerre russe ? De voie légale, il n’y en avait qu’une : s’étendre à terre et se laisser piétiner. Toutes les autres voies que peut inventer votre cerveau désespéré, toutes conduisent à un conflit avec la Loi.

S’évader pour regagner la Patrie en traversant le réseau de barbelés du camp, puis la moitié de l’Allemagne, et enfin la Pologne ou les Balkans, conduisait au Smerch et sur le banc des accusés : comment se fait-il que tu te sois évadé, toi, alors que les autres ne le peuvent pas ? Il y a là quelque chose de louche ! Allons, avoue, ordure, de quelle mission on t’a chargé (Mikhaïl Bournatsev, Pavel Bondarenko et beaucoup, beaucoup d’autres).

S’évader pour rejoindre les maquis occidentaux, les forces de la Résistance, cela retardait seulement l’heure où il faudrait répondre de tout devant un tribunal, et cela faisait de vous un personnage encore plus dangereux : en vivant librement au milieu des Européens, vous aviez pu y contracter un fort mauvais esprit. Et si vous n’aviez pas craint de vous évader, puis de combattre, c’est que vous étiez un homme décidé, doublement dangereux une fois de retour dans la patrie.

S’arranger pour survivre, au camp, sur le dos de ses compatriotes et de ses camarades ? Devenir surveillant, chef de bloc, auxiliaire des Allemands et de la mort ? La loi stalinienne ne châtiait pas cette conduite plus sévèrement que la participation à la Résistance : même article, même peine (et l’on peut deviner pourquoi : ce genre d’homme-là est moins dangereux !). Mais une loi intime, inexplicablement ancrée en nous, interdisait cette voie à tous, sauf à la racaille.

Une fois exclues ces quatre voies, impraticables ou inacceptables, il en restait une cinquième : attendre les agents recruteurs et voir ce qu’ils proposeraient.

Parfois, ces agents étaient par bonheur des délégués de cantons ruraux qui embauchaient des ouvriers agricoles pour les Bauer* ; ou bien des représentants de firmes venant se choisir des ingénieurs et des ouvriers. D’après les suprêmes impératifs staliniens, vous deviez là encore renier votre qualité d’ingénieur, dissimuler celle d’ouvrier qualifié. Ingénieur-constructeur ou technicien en électricité, vous n’aviez qu’un seul moyen de préserver votre pureté de patriote : rester au camp à creuser la terre, à pourrir et à fouiller dans les détritus. Il n’y aurait eu alors que trahison simple et vous auriez pu, la tête haute, escompter une peine de dix ans, plus cinq de muselière. Tandis qu’à présent, pour trahison aggravée de travail au service de l’ennemi – et, par-dessus le marché, dans votre spécialité – vous vous entendiez condamner, la tête basse, à… dix ans, plus cinq de muselière !

Telle était la fine orfèvrerie d’hippopotame dans laquelle excellait Staline !

Mais le camp voyait aussi débarquer des agents recruteurs d’une tout autre espèce : c’étaient des Russes qui d’ordinaire étaient la veille encore instructeurs politiques dans l’Armée rouge (les Gardes blancs ne s’adonnaient pas à ce genre de travail). Ils tenaient dans le camp un meeting au cours duquel ils vilipendaient le pouvoir soviétique et appelaient les prisonniers à s’enrôler dans des écoles d’espionnage ou dans les unités de Vlassov.

Celui qui n’a pas souffert de la faim comme nos prisonniers de guerre, qui n’a pas comme eux rongé les chauves-souris égarées dans le camp, qui n’a pas fait bouillir de vieilles semelles, je doute qu’il puisse comprendre la puissance matérielle invincible qu’acquiert tout appel, tout argument, quand il a derrière lui, aux portes du camp, une roulante qui fume et que chacun de ceux qui acceptent peut aussitôt se remplir la panse de kacha : s’en mettre jusque-là encore une fois ! au moins une fois avant de mourir !

Un homme qu’on a réduit à ronger des chauves-souris, on l’a soi-même relevé de toute obligation, non seulement envers la patrie mais envers l’humanité !

Et ceux de nos prisonniers qui s’engageaient comme « espions accélérés » envisageaient presque tous les choses ainsi : dès que les Allemands les auraient fait passer en territoire soviétique, ils iraient se présenter aux autorités, livreraient leur équipement et les instructions reçues, riraient un bon coup, avec des supérieurs bienveillants, de ces idiots d’Allemands, remettraient leur uniforme de l’Armée rouge et reprendraient place avec entrain dans les rangs des braves. C’étaient des garçons au cœur simple ; j’en ai beaucoup rencontré : visage rond sans complications, accent charmant de Viatka ou de Vladimir. Ils s’engageaient avec entrain comme espions, alors qu’ils n’avaient été à l’école que quatre ou cinq ans dans leur village et ne savaient absolument pas se servir d’une boussole et d’une carte.

On pourrait croire, n’est-ce pas, qu’ils se représentaient les choses de la seule manière raisonnable. On pourrait croire que toute cette entreprise n’était qu’une sottise inutilement coûteuse pour le commandement allemand. Eh bien, mais pas du tout ! Hitler jouait à l’unisson de son frère en despotisme ! L’espionnite était un des traits fondamentaux de la folie stalinienne. Staline avait l’impression que son pays grouillait d’espions. Tous les Chinois vivant en Extrême-Orient soviétique eurent droit à l’article 58-6 – espionnage – et furent expédiés dans les camps du Nord où ils périrent. Les Chinois ayant participé à la guerre civile subirent le même sort, sauf ceux qui avaient décampé à temps. Plusieurs centaines de milliers de Coréens furent exilés au Kazakhstan, victimes en bloc des mêmes soupçons. Tous les Soviétiques qui s’étaient une fois dans leur vie rendus à l’étranger, qui avaient un jour ou l’autre ralenti le pas devant un hôtel « Intourist », dont les traits s’étaient trouvés fixés sur la même pellicule qu’une physionomie étrangère étaient accusés d’espionnage. Accusés d’espionnage, les gens qui avaient regardé trop longtemps une voie de chemin de fer, un pont routier ou une cheminée d’usine. Accusés d’abord et avant tout d’espionnage, tous les communistes étrangers – et ils étaient nombreux – fixés en Union soviétique. On eût dit que Staline avait retourné le fameux aphorisme de Catherine II en le multipliant : il préférait envoyer au pourrissoir neuf cent quatre-vingt-dix-neuf innocents plutôt que de laisser échapper un seul vrai espion. Dans ces conditions, comment aurait-on pu faire confiance à des soldats russes qui étaient effectivement passés entre les mains des services de renseignement allemands ? Et comme ils facilitaient la tâche des bourreaux du MGB, ces soldats qui déferlaient d’Europe par milliers sans faire mystère qu’ils s’étaient volontairement enrôlés comme espions ! Quelle frappante confirmation des pronostics du Sage des Sages ! Allez, rentrez bien vite, benêts que vous êtes ! Il y a beau temps que tout est prêt pour vous : numéro d’article et juste rétribution !

Mais le moment est venu de poser une question : il y a tout de même bien eu des prisonniers qui ont refusé tout enrôlement ; qui n’ont jamais travaillé dans leur spécialité pour le compte des Allemands ; qui n’ont pas été Ordner dans leur camp ; qui ont passé toute la guerre derrière les barbelés sans mettre le nez dehors ; et qui malgré tout ne sont pas morts, bien que ce soit presque incroyable ! Par exemple, ils confectionnaient des briquets avec des débris de ferraille, comme les ingénieurs électriciens Nikolaï Andreïévitch Sémionov et Fiodor Fiodorovitch Karpov, et se procuraient ainsi un petit supplément de nourriture. Ceux-là, voyons, est-ce que vraiment la patrie ne leur a pas pardonné de s’être laissé faire prisonniers ?

Non, elle ne leur a pas pardonné ! Aux Boutyrki, j’ai fait la connaissance de Sémionov et de Karpov, alors déjà condamnés, comme ils le méritaient, à… combien ? – mon lecteur perspicace le sait d’avance : dix ans, plus cinq de muselière. Et pourtant, brillants ingénieurs tous deux, ils avaient repoussé la proposition des Allemands de travailler dans leur spécialité ! Et en 1941, le sous-lieutenant Sémionov était parti volontaire pour le front. Et en 1942, il ne portait toujours qu’un étui vide en guise de pistolet (son commissaire-instructeur refuserait de comprendre pourquoi il ne s’était pas brûlé la cervelle avec son étui). Et il s’était évadé trois fois de captivité. Enfin, en 1945, tout juste libéré de son camp de concentration allemand, il avait été fourré à titre disciplinaire dans un tank russe (pour un raid de blindés), avait participé à la prise de Berlin et été décoré de l’Étoile rouge – après quoi, et après quoi seulement, on l’avait chopé pour de bon et gratifié d’une peine de camp. Ce destin est le fidèle miroir de notre Némésis.

« Ah ! si j’avais su !... » Telle était la rengaine des cellules en ce printemps-là. Si j’avais su que je serais accueilli ainsi ! dupé de cette façon ! réduit à un sort pareil ! – Voyons, est-ce que je serais rentré ? Jamais de la vie ! Je me serais débrouillé pour passer en Suisse, en France ! J’aurais traversé la mer ! l’océan ! filé au bout du monde.

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En ce printemps-là, il y avait aussi dans les cellules des prisons de nombreux émigrés russes.

C’était presque comme un rêve : le retour d’une histoire engloutie. Les membres du mouvement blanc avaient cessé d’être nos contemporains sur cette terre, ils n’étaient plus que les spectres d’un passé évanoui. Dans notre idée de Soviétiques, si les émigrés russes – plus cruellement dispersés que les tribus d’Israël – continuaient quelque part à traîner leur existence, c’était comme pianistes dans des restaurants miteux, comme laquais, blanchisseuses, mendiants, morphinomanes, cocaïnomanes, comme des cadavres en décomposition. Avant la guerre de 1941, ni nos journaux, ni notre littérature, ni notre critique d’art ne contenaient le moindre indice permettant de soupçonner que la Diaspora russe était tout un monde spirituel ; que la philosophie russe se développait avec Boulgakov, Berdiaïev, Frank, Lossky ; que l’art russe charmait le monde avec Rachmaninov, Chaliapine, Benois, Diaghilev, Pavlova, le chœur cosaque de Jarov ; que Dostoïevski (alors tout à fait honni chez nous) était l’objet d’études approfondies ; qu’il existait un extraordinaire écrivain du nom de Nabokov-Sirine ; que Bounine était encore vivant et n’avait pas cessé d’écrire au long de ces vingt ans ; qu’il se publiait des revues littéraires ; que des spectacles étaient montés ; que des associations d’émigrés se réunissaient en des congrès où résonnait la langue russe ; enfin que les hommes n’avaient pas perdu la capacité de prendre femme parmi les émigrées et que celles-ci avaient su mettre au monde des enfants qui se trouvaient être nos contemporains.

Notre pays s’était forgé de l’émigration une image si fausse que jamais les Soviétiques n’auraient pu croire qu’il y ait eu des émigrés pour combattre en Espagne dans le camp des Républicains et non dans celui de Franco, et qu’en France Mérejkovski et Hippius se soient retrouvés dans un isolement glacial pour avoir refusé de prendre leurs distances vis-à-vis de Hitler. En France, pendant l’occupation, de nombreux émigrés russes, jeunes et vieux, rallièrent la Résistance, et, une fois Paris libéré, ils se présentèrent en foule à l’ambassade d’URSS pour déposer des demandes de rapatriement. Leur devise était : la Russie, quelle qu’elle soit ! – et ils administrèrent la preuve qu’ils n’avaient jamais menti en proclamant leur amour pour elle. (Dans les prisons, en 1945-1946, ils étaient presque heureux d’avoir devant eux des barreaux et des gardiens russes ; ils regardaient avec étonnement les jeunes Soviétiques rapatriés se gratter la nuque : « Qu’est-ce qui nous a pris de rentrer en Russie ? On se sentait donc à l’étroit en Europe ? »)

Mais la logique stalinienne voulant que fût jeté dans un camp tout Soviétique qui avait séjourné à l’étranger, comment les émigrés russes eussent-ils pu échapper au même sort ? Dans les Balkans, en Europe centrale, à Kharbine, ils furent arrêtés dès l’arrivée des troupes soviétiques, cueillis dans leurs appartements ou en pleine rue comme cela se faisait chez nous. Au début, on ne ramassa que les hommes, et encore pas tous : seulement ceux qui s’étaient manifestés d’une manière ou d’une autre sur le plan politique. En France, on leur conféra la nationalité soviétique en grande cérémonie, avec des fleurs, puis on les réexpédia confortablement dans la mère patrie, et c’est seulement là qu’on les agrafa. Avec les émigrés de Shanghai, l’opération fut plus longue : en 1945, cette ville était encore hors de notre portée. Mais un représentant du gouvernement soviétique se rendit sur place et publia à son de trompe un décret du Présidium du Soviet suprême : tous les émigrés étaient pardonnés ! Comment ne pas le croire ? Le gouvernement ne pouvait tout de même pas mentir ! (Que ce décret existât ou non, de toute façon il ne liait en rien les Organes.) Les émigrés de Shanghai exultèrent. On leur annonça qu’ils avaient le droit de prendre avec eux toutes les affaires qu’ils voulaient, sans aucune limitation (ils emportèrent même leurs automobiles, pensant que la Patrie en avait besoin), et qu’ils pourraient s’installer en Union soviétique dans le lieu de leur choix et, bien entendu, travailler dans n’importe quelle spécialité. Ils quittèrent Shanghai par mer. Là, première différence de traitement : sur certains bateaux, Dieu sait pourquoi, aucune nourriture ne fut distribuée. Après le débarquement à Nakhodka (l’un des principaux centres de transbordement du Goulag), nouvelle différence. On les fit presque tous monter dans des convois de wagons de marchandises, comme des détenus, à cela près qu’il n’y avait pas d’escorte sévère ni de chiens. Mais les uns furent conduits jusque dans des régions habitées, dans des villes où on les laissa effectivement vivre en paix durant deux ou trois ans. Tandis que les autres étaient directement acheminés vers un camp et débarqués dans quelque forêt d’Outre-Volga où ils dévalaient le haut remblai avec leurs pianos à queue laqués de blanc et leurs jardinières. En 1948-1949, enfin, un dernier coup de raclette ramassa dans les coins tous les rapatriés d’Extrême-Orient encore en liberté.

Parmi ces émigrés se trouvait également un jeune homme de mon âge, Igor Tronko. Nous nous liâmes d’amitié. Affaiblis, desséchés, la peau gris jaunâtre tendue sur les os, deux corps maigres, tout en longueur, vacillant sous les rafales du vent d’été dans les cours de promenade des Boutyrki, nous déambulions toujours côte à côte, d’une démarche précautionneuse de vieillards, et discutions de nos vies parallèles. Nous étions nés la même année dans le sud de la Russie. Nous n’étions pas encore sevrés quand le destin, farfouillant dans son vieux sac élimé, nous avait tendu à moi une courte paille, à lui une longue. Et hop ! il s’était retrouvé au-delà des mers, bien que son « garde blanc » de père ne fût qu’un petit employé du télégraphe sans sou ni maille.

Je prenais un intérêt aigu à me représenter, à travers sa vie, toute la génération de mes compatriotes qui s’était retrouvée au loin. Ils avaient grandi sous bonne surveillance familiale et dans des conditions matérielles modestes, sinon dans la gêne. Tous avaient reçu une excellente éducation et, dans la mesure du possible, une bonne instruction. Ils avaient grandi sans être atteints par les vices du siècle, plaies de toute la jeunesse européenne (attitude légère vis-à-vis de l’existence, absence de pensée, rage de vivre, forte criminalité) : parce qu’ils avaient poussé comme à l’ombre du malheur ineffaçable de leurs familles. Dans tous les pays où ils avaient vécu, ils n’avaient voulu pour patrie que la seule Russie. Leur éducation spirituelle s’était faite à travers la littérature russe, d’autant plus aimée qu’elle était pour eux, à elle seule, tout leur pays. Ils avaient sur notre vie véritable les notions les plus floues, mais leur nostalgie était telle qu’en 1941, il aurait suffi de leur lancer un appel pour qu’ils accourent en foule s’enrôler dans l’Armée rouge. À l’âge de vingt-cinq ou vingt-sept ans, ces jeunes gens avaient déjà formulé et défendu avec fermeté une position nouvelle. Ainsi le groupe d’Igor était composé d’« anti-aprioristes ». Selon eux, nul homme, s’il n’avait pas porté avec la Russie le fardeau complexe des dernières décennies, n’avait le droit de rien décider sur l’avenir de ce pays, ni même d’avancer aucune proposition ; la seule chose qu’il pouvait faire était d’aller se mettre au service de ce qu’aurait décidé le peuple.

Nous passâmes beaucoup de temps côte à côte sur les châlits. Je fis tout mon possible pour appréhender le monde qui était le sien, et cette première rencontre me révéla une chose que d’autres devaient confirmer ensuite : le reflux qui a emporté, pendant la guerre civile, une bonne part de nos forces spirituelles, nous a coupés de toute une branche, vaste et importante, de la culture russe. Et quiconque nourrit pour cette culture un amour authentique se doit d’œuvrer pour que les deux rameaux, celui de la métropole et celui de la diaspora, finissent par se réunir. Car c’est seulement alors qu’elle atteindra à la plénitude, c’est seulement alors qu’elle se montrera capable d’un développement sans déficiences.

Je rêve de voir ce jour.

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Faible, faible est l’homme. Au fond, même les plus coriaces d’entre nous désiraient, en ce printemps-là, être pardonnés. Personne n’avait envie d’être expédié près du pôle, au royaume du scorbut et de la dystrophie. Et il courait alors dans les cellules, je ne sais pourquoi, une légende particulièrement florissante, celle de l’Altaï. Les rares détenus qui y étaient allés, et surtout ceux qui n’y avaient jamais mis les pieds, inspiraient à leurs compagnons des rêves mélodieux : quel pays, cet Altaï ! Les vastes étendues de la Sibérie, plus un climat doux. Des rives de froment, des fleuves de miel. La steppe et les montagnes. Des troupeaux de moutons, du gibier, du poisson. Des villages riches à la population abondante…

Ah ! se réfugier dans cette paix ! Entendre le chant clair et sonore du coq monter dans l’air pur ! Caresser la bonne tête sérieuse d’un cheval ! Et qu’ils aillent au diable, tous les grands problèmes, qu’un autre plus sot que moi y prenne des gnons s’il veut. Me reposer là-bas des obscénités qu’éructent les commissaires-instructeurs, de ce fastidieux dévidage de toute une vie, du fracas des serrures, de l’atmosphère étouffante et viciée de la cellule ! Nous n’avons qu’une vie, une petite vie si courte ! Et nous commettons le crime de l’exposer au tir d’on ne sait quelles mitrailleuses ou de la jeter, cette pauvre immaculée, dans les mêlées dégoûtantes de la politique ! Là-bas, dans l’Altaï, je vivrais dans l’isba la plus basse et la plus sombre, tout au bout du village, près de la forêt. J’irais dans la forêt – non, pas chercher du bois ni des champignons, comme ça, simplement, et je serrerais un tronc d’arbre dans chaque bras : oh, mes amis ! je n’ai besoin de rien de plus !...

Et puis, ce printemps lui-même incitait à la clémence, lui qui avait marqué la fin d’une guerre si gigantesque ! Nous voyions que nous étions des millions à inonder les prisons et qu’en arrivant dans les camps, nous y trouverions des masses encore plus importantes. Il n’était quand même pas pensable qu’on laisse autant d’hommes en prison après la plus grandiose des victoires ! Assurément, il allait y avoir une grande amnistie et nous serions bientôt tous relâchés. Quelqu’un jurait même avoir lu de ses propres yeux dans un journal que Staline, répondant à un correspondant de presse américain (son nom ? je l’ai oublié…), avait dit qu’après la guerre, il y aurait chez nous une amnistie comme le monde n’en avait jamais vu. Et un autre avait entendu de la bouche même de son commissaire-instructeur qu’il y aurait bientôt une amnistie générale.

Mais voilà : clémence est fille de raison.

Nous n’écoutions pas les quelques têtes lucides qui jouaient les oiseaux de malheur : en un quart de siècle, disaient-ils, il n’y avait jamais eu d’amnistie pour les politiques et il n’y en aurait jamais. Nous envoyions promener les raisonneurs qui expliquaient que si nous étions des millions dans les prisons, c’était précisément parce que la guerre était terminée : au front, on n’avait plus besoin de nous ; à l’arrière, nous serions dangereux ; sur les chantiers lointains, au contraire, pas une seule brique ne pouvait être posée sans nous. (Nous n’étions pas assez détachés de nous-mêmes pour pénétrer sinon les motivations haineuses, du moins le simple calcul de Staline : qui donc, une fois démobilisé, aurait accepté de quitter sa famille et sa maison pour s’en aller à la Kolyma, à Vorkouta, en Sibérie, dans des pays encore sans routes ni maisons ? Cela entrait presque dans le travail du Gosplan* que de fixer au MVD le nombre d’individus à incarcérer.) L’amnistie ! une amnistie large et magnanime ! Nous soupirions, nous languissions après elle !

Jadis, de nombreux politiques ont été amnistiés pour le tricentenaire des Romanov. Est-il donc possible qu’aujourd’hui, alors qu’il vient de remporter une victoire à l’échelle du siècle, et même plus grande encore, le gouvernement de Staline se montre assez mesquinement vindicatif ?...

C’est une vérité toute simple, mais qui demande elle aussi à être découverte dans la souffrance : que dans une guerre, l’issue bénie est la défaite, non la victoire ! Après une victoire, on en veut d’autres ; après une défaite, on veut la liberté – et généralement on l’obtient.

La victoire de Poltava a été un malheur pour la Russie, elle a amené deux siècles de grandes tensions, de dévastations, de servitude, de guerres à répétition. La défaite de Poltava a été bienfaisante pour les Suédois : délivrés de leur humeur guerrière, ils sont devenus le peuple le plus florissant et le plus libre d’Europe.

Trop habitués à tirer gloire de notre victoire sur Napoléon, nous oublions que c’est précisément à cause d’elle que la libération des serfs n’a pas eu lieu un demi-siècle plus tôt. (Alors que l’occupation française n’avait eu aucune réalité.) Voyez au contraire la guerre de Crimée et les libertés qu’elle nous a apportées.

Au printemps 1945, la première question que l’on posait à un nouveau était toujours celle-ci : que savait-il de l’amnistie ? Et si deux ou trois détenus étaient invités à sortir de la cellule avec leurs affaires, les connaisseurs se livraient aussitôt à une étude comparative de leurs dossiers, d’où il ressortait que c’étaient des « poids plume » et que, bien entendu, on les avait emmenés pour les remettre en liberté. Donc, ça y était, ça commençait !

Tout ce qui battait, pulsait, coulait dans notre corps, se figeait sous ce coup de joie : ainsi, la porte allait s’ouvrir et…

Mais voilà : clémence est fille de raison…

Au milieu du mois de juillet, justement, le surveillant d’étage envoya un vieillard de notre cellule nettoyer les cabinets et là, il lui demanda entre quatre yeux (devant témoins, il ne s’y serait pas risqué), en considérant avec compassion ses cheveux blancs : « Tu as quel article, toi, papa ? – Le 58 ! » répondit, tout content, le vieux qui était pleuré chez lui par trois générations. « Tu n’y as pas droit… » soupira alors le gardien. Balivernes ! décida-t-on dans la cellule ; le gardien ne sait pas lire, c’est tout.

Le 27 juillet, nous étions une vingtaine, cueillis dans diverses cellules, et on commença par nous conduire aux bains. Puis, amollis et alanguis par le bain, nous traversâmes le petit jardin couleur d’émeraude de la cour intérieure des Boutyrki où les oiseaux (ce n’étaient sans doute que des moineaux) chantaient à tue-tête et où le vert des arbres parut à nos yeux déshabitués d’une intensité insupportable. Jamais je n’ai perçu le vert des arbres avec autant de force qu’en ce printemps-là ! Et jamais je n’ai rien vu dans ma vie qui fût plus proche du paradis du Bon Dieu que ce jardinet des Boutyrki que l’on traversait en trente secondes par des allées goudronnées !

Nous entrâmes dans la gare de Boutyrki (c’est-à-dire l’endroit où arrivent et d’où partent les prisonniers ; le nom est fort bien trouvé, d’autant plus que le hall principal rappelle tout à fait celui d’une gare assez importante), et on nous poussa dans un grand box spacieux. La pénombre, un air frais et pur : l’unique petite fenêtre était haut perchée et dépourvue de muselière. Elle donnait justement sur le jardinet plein de soleil et son imposte ouverte laissait entrer le pépiement assourdissant des oiseaux et voir un rameau vert cru qui se balançait, nous promettant à tous la liberté et le retour à la maison.

Pendant trois heures, personne ne nous toucha, personne n’ouvrit la porte. Nous marchions sans fin de long en large et lorsque nous n’en pouvions plus, nous nous asseyions sur les bancs carrelés. Le rameau oscillait toujours, là-haut, dans l’étroite ouverture, et les moineaux piaillaient comme des forcenés.

Soudain la porte s’ouvre avec fracas et on appelle l’un de nous, un doux comptable d’environ trente-cinq ans. Il sort. La porte se referme. Nous nous remettons de plus belle à tourner dans notre boîte. Nous grillons.

Nouveau fracas. On appelle un second prisonnier et on fait rentrer le premier. Nous nous précipitons sur lui. Mais ce n’est plus lui ! Sur son visage, la vie s’est arrêtée. Ses yeux grands ouverts sont aveugles. D’un pas mal assuré, il se déplace en vacillant sur le sol lisse du box. État de choc ? Il a reçu un coup de planche à repasser sur le crâne ?

« Alors ? alors ? » demandons-nous tout palpitants. Et d’une voix qui annonce la fin de l’Univers, le comptable laisse tomber :

« Cinq ! ! ! Ans ! ! ! »

De nouveau la porte. Les détenus reviennent aussi vite que si on les avait emmenés aux cabinets faire un petit besoin. Celui-là rentre tout rayonnant. Visiblement, on lui a signifié sa remise en liberté.

Nous nous agglutinons autour de lui avec un regain d’espoir :

« Eh bien, eh bien ? »

Il agite la main – il suffoque de rire :

« Quinze ans ! »

C’était trop absurde pour qu’on y crût sur l’instant.

1. Pour les Français, bataille de la Moscova (1812), décrite par Tolstoï dans Guerre et Paix (t. III, 2e partie, ch. 29-39). (N.d.T.)