Chapitre 2

L’Archipel surgit de la mer

Au bord de la mer Blanche, là où six mois durant les nuits sont blanches, la grande île des Solovki dresse, sortant des eaux, ses églises blanches dans le cerne des murailles du kremlin, faites de blocs erratiques auxquels le lichen incrusté donne la couleur rouge de la rouille ; les mouettes grises et blanches des Solovki survolent en permanence le kremlin et glatissent.

« Cette luminosité, dirait-on, ne connaît pas le péché… Cette nature, dirait-on, n’est pas encore assez développée pour connaître le péché » ; ainsi Prichvine a-t-il ressenti les îles Solovki.

Nous n’existions pas encore que ces îles avaient déjà surgi de la mer, qu’elles s’étaient couvertes de deux cents lacs poissonneux et peuplées de coqs de bruyère, de lièvres, de cerfs, sans jamais abriter toutefois de renards, loups ni autres carnassiers.

Les glaciers apparurent et disparurent, les blocs erratiques de granit s’entassaient, serrés autour des lacs ; les lacs gelaient dans la nuit d’hiver des Solovki, le vent faisait hurler les vagues, la mer ici se couvrait d’une purée d’aiguilles de glace, ailleurs était entièrement prise ; les aurores polaires illuminaient la moitié du ciel ; et il refaisait clair, et il refaisait chaud, et grandissaient, épaississaient les sapins, gloussaient et cacardaient les oiseaux, trompettaient les jeunes rennes : la planète tournait, emportant toute l’histoire du monde, les royaumes tombaient et naissaient, et ici il n’y avait toujours ni bête carnassière ni homme.

Parfois débarquaient les Novgorodiens et ils rattachèrent les îles à la province de l’Onéga. De temps à autre y vécurent aussi les Caréliens. Cinquante ans après la bataille de Koulikovo, cinq cents ans avant le Guépéou, les moines Sabbace et Zossime traversèrent la mer nacrée dans une méchante barque et tinrent pour sainte cette île dépourvue de bêtes féroces. C’est d’eux que procéda le monastère des Solovki. Depuis lors s’élevèrent en ces lieux les collégiales de la Dormition de la Vierge et de la Transfiguration, l’église de l’Ascension sur la montagne de la Hache, plus deux dizaines d’églises, plus encore deux autres dizaines d’oratoires, l’ermitage du Golgotha, celui de la Trinité, celui de Saint-Sabbace, celui de Mouksalma, et, dispersées dans des endroits lointains, les retraites solitaires des anachorètes et des moines du grand habit. Beaucoup de labeur fut déployé ici, d’abord par les moines eux-mêmes, puis également par les paysans établis sur les terres du monastère. Les lacs furent reliés entre eux par des dizaines de canaux. Des tuyaux de bois conduisirent l’eau des lacs au monastère. Et le plus étonnant : au dix-neuvième siècle, une digue fut jetée jusqu’à l’île de Mouksalma, faite de blocs insoulevables, assis tant bien que mal sur les bancs de sable du rivage. Sur les Grande et Petite îles de Mouksalma commencèrent à paître de gras troupeaux, les moines aimaient à s’occuper des bêtes, domestiques ou sauvages. La terre des Solovki se révéla non seulement sainte, mais riche aussi, susceptible de nourrir plusieurs milliers de personnes1. Les potagers produisaient un chou blanc et doux aux feuilles serrées (appelé « pomme des Solovki »). Tous les légumes consommés, tous de variétés reconnues, étaient produits par les moines qui avaient aussi leurs serres à fleurs, avec même des roses. Jusqu’aux pastèques et melons qui parvenaient à mûrir. On développa l’exploitation du poisson : pêche en mer et élevage dans les « viviers du métropolite », séparés de la mer. Les siècles et les décennies aidant, les îles eurent leurs propres moulins pour moudre leur grain, leurs propres scieries, leur vaisselle sortie de leurs propres ateliers de poterie, leur fonderie, leur forge, leur atelier de reliure, leur tannerie, leur charron et même leur usine électrique. Aussi bien la brique aux formes complexes que les petits bateaux dont ils se servaient, ils faisaient tout eux-mêmes.

Aucun progrès populaire, toutefois, n’a jamais encore eu lieu, n’a toujours pas lieu – et aura-t-il jamais lieu un jour ? – sans être accompagné par la pensée militaire et la pensée pénitentiaire.

Pensée militaire. Impossible de laisser Dieu sait quels moines sans cervelle vivre tout simplement sur une île toute simple. Ladite île est sise à la frontière du Grand Empire : elle doit, partant, guerroyer avec les Suédois, avec les Danois, avec les Anglais ; on doit, partant, y construire une forteresse avec des murs de huit mètres d’épaisseur, et y ériger huit tours percées d’étroites meurtrières, et du haut du clocher de la collégiale assurer la possibilité d’une observation panora-mique. (Le monastère eut effectivement à résister aux Anglais en 1808, puis en 1854, et il tint bon.)

Pensée pénitentiaire. Oh ! la merveilleuse chose que voilà : une île avec, dessus, de bons vieux murs de pierre ! Des lieux où mettre à l’ombre les grands criminels ; des gens à qui demander de monter la garde. Faites votre salut, nous n’avons rien à y redire, mais surveillez-nous nos reclus. (Que de fois religieuses n’a pas brisées dans l’humanité ce cumul pénitentiaire de certains monastères chrétiens !)

Pensait-il à toutes ces choses, Sabbace, en débarquant sur l’île sainte ?...

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Que le lecteur s’imagine un homme de la Russie tchékhovienne et post-tchékhovienne, un homme de l’Âge d’argent de notre culture, comme on a appelé les années 1910 ; notre homme a été élevé dans cette Russie-là ; d’accord, admettons-le, il a été secoué depuis par la guerre civile, mais enfin il est habitué à une certaine manière de se nourrir, de s’habiller, d’adresser la parole à autrui – et le voici qui franchit le portail des Solovki, à savoir le centre de transit de Kem2. C’est l’île du Prêtre, morne, sans le moindre arbrisseau, sans le moindre buisson, reliée au continent par une digue. La première chose qu’il aperçoit dans cet enclos nu et fangeux, c’est la compagnie de quarantaine (les détenus, à cette époque, étaient formés en « compagnies », on n’avait pas encore inventé la « brigade ») : elle est vêtue… de sacs ! oui, de sacs ordinaires : les jambes sortent du bas comme de sous une jupe, pour la tête et les bras sont pratiquées des ouvertures (une invention incroyable, mais de quoi la débrouillardise russe ne viendrait-elle pas à bout !). Ce sac, le nouveau évitera de s’en affubler tant qu’il lui reste des vêtements à lui, mais avant même d’avoir examiné les sacs comme il convient, il apercevra le légendaire capitaine Kourilko.

Kourilko se porte à la rencontre de la colonne des transférés, vêtu, comme les autres, de la longue capote de tchékiste aux terrifiants parements noirs ; sur le vieux drap d’uniforme du soldat russe, l’effet en est sinistre : on dirait le présage de la mort. Juché d’un bond sur un tonneau ou sur toute autre estrade idoine, il s’adresse aux arrivants avec une fureur inattendue qui les transperce : « Holà ! Attention ! Ici, ce n’est pas la République soviétique, mais soloviétique ! Enfoncez-vous bien ça dans la tête : jamais encore un procureur3 n’a posé le pied sur la terre soloviétique ! et il ne le fera pas ! Notre règlement, le voici : je commande “Debout !”, vous vous levez ; je commande “Couché !”, vous vous couchez ! Quant aux lettres à envoyer chez vous, en voici le texte : en vie, bien portant, content de tout ! point final !... »

Muets de surprise, nobles aux grands noms, intellectuels des capitales, prêtres, mollahs, figures basanées d’Asie centrale, ils écoutent ce que nul n’a jamais ni entendu, ni vu, ni lu. Quant à notre Kourilko, qui n’a pas fait d’étincelles pendant la guerre civile, le voici aujourd’hui inscrivant son nom, au moyen de cet accueil historique, dans les annales de la Russie entière : il s’excite un peu plus à chaque cri. Et tout en s’admirant, tout en s’égosillant, Kourilko commence l’entraînement :

« Salut, première compagnie de quarantaine !... (Ils doivent faire claquer en réponse un “Salut !” bien sec.) Mauvais, encore une fois ! Salut, première compagnie de quarantaine !... Mauvais !... Vous devez crier “Salut !” de telle façon qu’on vous entende aux Solovki, de l’autre côté du détroit ! Deux cents hommes qui crient, les murs doivent dégringoler ! ! Au temps ! Salut, première compagnie de quarantaine ! »

Après avoir veillé à ce que tout le monde crie et en soit prêt à tomber d’épuisement, Kourilko commence l’exercice suivant, savoir : la compagnie tourne au pas de course autour d’un poteau :

« Plus haut les pattes !... Plus haut les pattes ! »

Lui-même peine, lui-même est déjà comme un acteur tragique approchant du cinquième acte juste avant le dernier meurtre. Et aux hommes qui tombent, aux hommes déjà tombés et jonchant la terre, le voici maintenant qui, dans le dernier braillement de cette demi-heure d’exercice, dans un confiteor de l’essence solovkienne, le voici qui promet :

« Je vous ferai sucer la morve des macchabées ! »

Et tout cela n’est qu’un premier dérouillage, destiné à briser la volonté des arrivants.

Nous n’avons surtout pas oublié que notre détenu novice est un produit de l’Âge d’argent. Il ignore tout encore de la Seconde Guerre mondiale ou de Buchenwald ! Et voici ce qu’il voit : les escouadiers poussant dehors leurs ouvriers à coups de longs bâtons, les bidules (il existe déjà un verbe compris de tous : biduler). Ou encore : les traîneaux et charrettes tirés non par des chevaux, mais par des hommes (à raison de plusieurs par véhicule) et, là aussi, il y a un mot nouveau : vridlo (cheval à titre temporaire).

Les autres indigènes des Solovki lui apprennent plus terrible que ce que voient ses yeux. On prononce devant lui le nom sinistre de « la Hache ». C’est-à-dire la montagne de la Hache. Là, dans une collégiale comportant un étage, sont installés les cachots. Voici comme on vous y détient : d’un mur à l’autre sont fixées des perches de la grosseur d’un bras et on ordonne aux prisonniers punis de rester assis la journée durant sur lesdites perches. La hauteur à laquelle sont scellées les perches est calculée de telle façon que les pieds ne puissent toucher terre. Il n’est pas si facile de garder son équilibre, le prisonnier passe toute la journée à s’efforcer de ne pas tomber. S’il bascule, les surveillants bondissent sur lui et le battent. Ou bien : ils l’emmènent dehors jusqu’à un escalier de 365 marches raides (de la collégiale au lac, édifié par les moines) ; ils l’attachent dans le sens de la longueur à un rondin (pour faire du poids), l’allongent sur la dernière marche et le poussent vers le bas (les degrés sont si raides que l’homme et son bois ne s’arrêtent nulle part, même pas sur les deux petits paliers).

Inutile, d’ailleurs, d’aller chercher un perchis en haut de la Hache, il s’en trouve également au cachot, toujours bondé, du kremlin. On peut aussi vous coller debout sur l’arête d’un bloc erratique : impossible de s’y maintenir. En été, on vous plante « sur les souches », c’est-à-dire nu, exposé aux moustiques. Ou encore : on fait coucher des compagnies entières dans la neige pour une peccadille. Ou encore : on enfonce jusqu’au cou un homme dans les boues qui bordent le lac et on l’y maintient. Ou bien encore, tenez : on attelle un cheval à des brancards vides, à l’autre extrémité des brancards on attache les pieds du coupable, un gardien enfourche le cheval et le fait courir dans une coupe de bois jusqu’à ce que cris et gémissements cessent de se faire entendre derrière.

« Place ! place ! » crient en plein jour, dans la cour du kremlin aussi grouillante que la perspective Nevski, trois jeunes freluquets aux visages de drogués (le premier écarte la foule des détenus au moyen non pas d’un bâton, mais d’un stick) qui traînent prestement, en le tenant sous les bras, un homme effondré, aux bras et aux jambes ramollis, vêtu de son seul linge de corps – c’est un spectacle terrible que de voir son visage couler comme s’il était liquide ! – ils le mènent sous le clocher : vous voyez là-bas, une fois passée l’arche, la porte basse percée dans le soubassement de la tour ? On le fait entrer par cette porte et on lui tire dans la nuque ; un peu plus loin, des degrés descendent en pente raide, il va basculer ; on peut même abattre des fournées de sept ou huit, après quoi on envoie des gens évacuer les cadavres, ainsi qu’une corvée de femmes (mères et épouses d’hommes partis pour Constantinople ; croyantes qui n’ont pas abandonné leur foi et ont refusé d’en laisser détacher leurs enfants) pour laver les marches.

Voyons, voyons, était-il impossible d’opérer de nuit, en douceur ? À quoi bon en douceur ? ce serait une balle gaspillée. Dans le grouillement humain, au grand jour, la balle a une valeur éducative. Elle en abat, pour ainsi dire, dix pour un.

Il y avait une autre façon de fusiller : directement au cimetière Saint-Onuphre, derrière la baraque des femmes (ci-devant maison d’accueil pour celles venues en pèlerinage) et la route qui passait devant la baraque en tirait précisément son nom de route des fusillés. En hiver, on pouvait y voir conduire un homme pieds nus, en linge de corps (pas pour le torturer ! pour que ses chaussures et son uniforme ne soient pas perdus !), les mains liées derrière le dos avec du fil de fer barbelé ; le condamné se tient fier et droit et de ses seules lèvres, sans le secours des mains, fume la dernière cigarette de sa vie. (À cette attitude on reconnaît l’officier. C’est qu’il s’agit de gens qui ont, d’un front à l’autre, sept années de guerre derrière eux.)

Un monde fantastique ! Il y a parfois de ces assemblages. Bien des choses se répètent en histoire, mais il est des combinaisons absolument irrépétables, courtes par le temps, étroites par le lieu. Ainsi notre Nep. Ainsi les débuts des Solovki.

Seuls les membres du clergé ont accès à l’unique église encore ouverte du monastère ; profitant de son travail à la section sanitaire, Ossorguine se rend clandestinement aux matines de Pâques. À l’évêque Pierre de Voronej, atteint de typhus exanthématique et relégué sur l’île d’Anzer, il apporte sa chape ainsi que les Saintes Espèces. Il est dénoncé, jeté au cachot et condamné à mort. Et le même jour, voilà que débarque aux Solovki sa jeune femme (lui-même n’a pas encore quarante ans) ! Et Ossorguine de demander à ses geôliers qu’ils ne gâchent pas à sa femme cette visite. Lui-même, promet-il, ne la laissera pas s’attarder plus de trois jours ; et sitôt qu’elle sera partie, qu’on le fusille. Voilà ce que c’est, cette maîtrise de soi que l’anathème jeté sur l’aristocratie nous a fait oublier, à nous qui geignons à chaque petit malheur et à chaque petit bobo : trois jours sans désemparer avec sa femme et ne rien lui laisser deviner ! Pas la moindre allusion dans aucune phrase ! ne pas baisser le ton ! ne pas laisser ses yeux se voiler ! Une seule fois – sa femme est encore en vie et se rappelle la scène –, lors d’une promenade au bord du lac Sacré, s’étant retournée, elle vit son mari se prendre avec douleur la tête dans les mains. « Qu’as-tu donc ? – Rien, rien », dit-il en se rassérénant sur-le-champ. Elle eût pu rester encore, il obtint d’elle qu’elle s’en allât. Trait de l’époque : il la convainquit d’emporter les vêtements chauds qu’il possédait, en disant que la section sanitaire lui en fournirait pour l’hiver suivant : il voulait que sa famille hérite de ce bien précieux. Quand le vapeur commença à s’éloigner du quai, il baissa la tête. Et dix minutes plus tard, il se déshabillait déjà pour l’exécution.

Mais, tout de même, il avait bien fallu que quelqu’un lui en fît cadeau, de ces trois jours. Les trois jours d’Ossorguine, d’autres cas aussi, montrent à quel point le régime des Solovki n’était pas encore bardé de la cuirasse du système. Il s’en dégage l’impression que l’air que l’on respirait aux Solovki était un mélange étrange de cruauté déjà extrême et d’incompréhension encore presque débonnaire : où nous mène tout cela ? quels sont ceux des traits solovkiens qui portent en germe le grandiose Archipel ? quels sont ceux qui sont destinés à se flétrir dès leur première pousse ? Les Solovkiens n’étaient pas encore pénétrés dans leur ensemble de la ferme conviction que les fours de l’Auschwitz du Nord étaient là, allumés, et que les foyers en étaient grands ouverts à tous ceux qui débarquaient. (Or c’était bel et bien le cas !...)

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Mais où sont donc passés Sabbace, Zossime et Germain ? Et qui donc avait inventé une chose pareille : vivre aux confins du cercle polaire, en des lieux où le bétail ne vit pas, le poisson ne se pêche pas, le blé et les légumes ne poussent pas ?

Ô maîtres en l’art de ruiner une terre florissante ! Avoir si vite – en un an ou deux – fait péricliter l’économie modèle du monastère de façon complète et irréversible ! Comment a-t-on donc obtenu pareil résultat ? En volant et en expédiant au-dehors ? Ou bien en détruisant tout sur place ? Avec des milliers de bras inemployés, être incapables de faire rien produire à la terre !

Réservés aux non-détenus : lait, crème, viande fraîche, et l’excellent chou du père Méthode. Pour les détenus : morue pourrie, qu’elle soit salée ou séchée ; maigre lavure à l’orge perlé ou au millet, sans pommes de terre ; jamais de soupe aux choux ni de borchtch. D’où le scorbut… Des commandos lointains reviennent des « transferts à quatre pattes » (de fait : ils font le trajet depuis le débarcadère en s’aidant de leurs quatre membres).

Mais comment s’enfuir des Solovki ? Six mois par an, la mer est prise – qui plus est irrégulièrement, avec des fenêtres d’eau libre –, et c’est le déchaînement des blizzards, la morsure du gel, le brouillard et les ténèbres. Au printemps et pendant la majeure partie de l’été, ce sont les nuits blanches, la vue s’étend au loin pour les vedettes qui patrouillent. Ce n’est qu’avec l’allongement des nuits, à la fin de l’été et en automne, qu’arrive la saison favorable. Pas dans le kremlin, bien entendu, mais dans les commandos, ceux qui avaient à la fois du temps et la faculté de se déplacer construisaient quelque part dans la forêt, près de la rive, qui une barque, qui un radeau, et une nuit, ils démarraient à l’aventure (certains même simplement à cheval sur un rondin), avec surtout l’espoir de rencontrer un vapeur étranger. L’agitation des gardiens, le départ des vedettes apprenaient l’évasion aux gens de l’île et une angoisse joyeuse s’emparait des Solovkiens, à croire que c’étaient eux qui s’étaient évadés. On chuchotait : toujours pas pris ? toujours pas retrouvés ?… Sans doute beaucoup se noyaient-ils sans réussir à aborder nulle part. Quelques-uns réussirent peut-être à atteindre la rive carélienne ; ceux-là se terrèrent, plus cois que des morts.

Une célèbre évasion vers l’Angleterre eut lieu à partir de Kem. Notre risque-tout (son nom nous est inconnu, voilà notre horizon !) cachait le fait qu’il savait l’anglais. Il réussit à participer à l’embarquement d’un chargement de bois à Kem, et s’expliqua avec les Anglais. Les hommes d’escorte découvrirent la disparition, retinrent le bateau pendant près d’une semaine, y perquisitionnèrent à plusieurs reprises – sans retrouver le fugitif. (En fait, à chaque perquisition en provenance du rivage, on le faisait descendre dans l’eau de l’autre côté par la chaîne de l’ancre, avec un tube respiratoire entre les dents.) Comme il fallait payer une formidable astreinte pour immobilisation du bateau, on décida à tout hasard que le prisonnier s’était noyé et on finit par laisser repartir le vapeur.

À s’évader par la mer, il y eut encore le groupe de Bessonov, composé de cinq hommes (Malsagov, Malbrodski, Sazonov, Pribloudine).

Et des livres se mirent à paraître en Angleterre, dont certains eurent, semble-t-il, plusieurs éditions. (Ainsi Mes 26 prisons et mon évasion des Solovki, de Iouri Dmitriévitch Bessonov.)

Ce livre stupéfia l’Europe. Et, bien entendu, l’auteur fut taxé d’exagération ; les amis de la Société Nouvelle se devaient tout simplement de ne pas ajouter la moindre foi à un ouvrage calomniateur, en contradiction avec la documentation existante : descriptions du paradis des Solovki dans Die Rote Fahne4 et albums sur les Solovki diffusés par les représentations diplomatiques des Soviets en Europe, sur papier superbe, avec photos irréfutables de confortables cellules.

De la calomnie, bien sûr, mais qui ouvrait une brèche contrariante ! En ce qui concerne l’île, on jugea bon d’y envoyer – non : de prier de bien vouloir y aller ! – le grand écrivain prolétarien Maxime Gorki, revenu précisément depuis peu dans sa patrie prolétarienne. Son témoignage à lui serait, oui, la meilleure réfutation de l’immonde faux fabriqué à l’étranger !

Devançant l’événement, le bruit en parvint jusqu’aux Solovki : les cœurs des détenus cognèrent, les gardiens s’agitèrent. Il faut connaître les prisonniers pour pouvoir se représenter leur attente ! Dans le repaire de l’iniquité, de l’arbitraire et du silence va surgir le faucon, l’albatros ! le premier des écrivains russes ! en voilà un, oui, qui leur en fera voir ! en voilà un qui ne le leur enverra pas dire ! comme un père, il va nous défendre ! On attendait Gorki à peu près comme on l’eût fait d’une amnistie générale.

Les autorités, elles aussi, étaient en effervescence : autant que faire se pouvait, on cacha le monstrueux, on fit reluire l’épate. Du kremlin sont expédiés transports sur transports en commandos lointains, de façon qu’il reste le moins de monde possible ; on désengorge l’infirmerie et on procède à son nettoiement. Et on plante un « boulevard » de sapins, fichés en terre sans leurs racines (ils resteront bien quelques jours sans sécher sur pied), conduisant à la colonie d’enfants dont l’ouverture remonte à trois mois, orgueil de l’Ouslon5, dans laquelle tous les gosses sont habillés, où il n’y a pas d’enfants socialement-étrangers et où, naturellement, Gorki verra avec intérêt comment on fait l’éducation des plus jeunes et comment on les sauve pour qu’ils vivent plus tard en régime socialiste.

Il n’y eut d’anicroche qu’à Kem : des détenus en linge de corps et en sacs étaient en train de charger le « Gleb Boki » sur l’île du Prêtre lorsque, soudain, la suite de Gorki apparut pour embarquer sur le bateau ! Ô inventeurs ! ô penseurs ! Voici un problème digne de vous : une île nue, pas l’ombre d’un buisson, pas le moindre abri et, à trois cents pas, la suite de Gorki qui se pointe : quelle est votre solution ? Où fourrer cet opprobre, ces hommes vêtus de sacs ? Tout le voyage de l’Humaniste perdra son sens s’il les voit, là, tout de suite. Bon, c’est entendu, il s’efforcera de ne pas les remarquer, mais aidez-nous, voyons ! Faut-il les jeter à la mer ? ils vont se débattre dans l’eau… Les enterrer ? pas le temps… Oui, seul un digne fils de l’Archipel est capable de trouver une issue. Commandements du répartiteur : « Cessez le travail ! Rapprochez-vous les uns des autres ! Plus près encore ! Assis par terre ! Restez comme ça ! », et on étendit sur eux une bâche. « Le premier qui bouge, je lui fais la peau ! » L’ancien docker gravit l’échelle de coupée, puis regarda encore le paysage depuis le pont du bateau – il restait une heure avant d’appareiller –, et ne remarqua rien…

C’était le 20 juin 1929. L’illustre écrivain débarqua dans la baie de la Prospérité. À côté de lui se tenait sa bru, toute vêtue de cuir (casquette de cuir noir, veste de cuir, culotte de cheval en cuir et bottes montantes ajustées), vivant symbole de l’Oguépéou épaule contre épaule avec la littérature russe.

Entouré des gradés du Guépéou, Gorki parcourut à grandes enjambées les couloirs de quelques locaux d’habitation. Les portes de toutes les pièces étaient grandes ouvertes, mais il n’y entra pour ainsi dire point. À l’infirmerie, on lui avait rangé sur deux files médecins et infirmières vêtus de blouses fraîches, il ne les regarda même pas et s’en fut. Ensuite, impavidement, les tchékistes de l’Ouslon le menèrent à la Hache. Et que croyez-vous ? aucun surpeuplement dans les cachots et, surtout, pas le moindre perchis ! Assis sur des bancs, des voleurs (il y en avait déjà beaucoup aux Solovki) étaient tous en train… de lire le journal ! Aucun n’eut l’audace de se lever et de se plaindre, mais ils avaient inventé quelque chose : tenir les journaux à l’envers. Et Gorki s’approcha de l’un d’eux, et, sans mot dire, lui remit le journal à l’endroit. Il a remarqué ! Il a compris ! Il n’en restera pas là ! Il va prendre notre défense !

On partit pour la colonie d’enfants. Comme c’est bien installé ! chacun a son petit lit avec matelas. Tous se taisent, intimidés : oui, ils sont contents. Et soudain, un gamin de quatorze ans prend la parole : « Écoute-moi, Gorki ! Tout ce que tu vois, c’est pas la vérité. Tu veux la connaître, la vérité ? Tu veux que je raconte ? » Oui, acquiesça d’un signe de tête l’écrivain. Oui, il voulait connaître la vérité. (Ah, mon garçon, pourquoi lui empoisonner sa prospérité de fraîche, de toute fraîche date, au patriarche des lettres ?… Un palais à Moscou, une propriété dans les environs… ) Ordre fut donné à tous de sortir, aux enfants et même aux guépéoutiens d’escorte, et le garçon, une heure et demie durant, raconta tout au vieillard dégingandé. Gorki sortit du baraquement, le visage inondé de larmes. On avança une calèche pour l’emmener déjeuner chez le commandant du camp. Et les gosses de rentrer en trombe dans le baraquement. « Tu lui as parlé des moustiques ? – Oui ! – Et des perchis, tu lui en as parlé ? – Aussi ! – Et des chevaux à titre temporaire ? – Oui. – Et des gens qu’on balance du haut de l’escalier ? Et des sacs ?… Et des nuits dans la neige ?… » Tout, il avait tout dit, tout dit, le gamin ami de la vérité ! ! !

Mais nous ne savons même pas son nom.

Le 22 juin, c’est-à-dire après son entretien avec le garçon, Gorki laissa les lignes que voici dans le « Livre d’or » spécialement broché pour cette circonstance :

« Je ne suis pas en état d’exprimer mes impressions en quelques mots. Je n’ai pas envie, et j’aurais honte, de tomber dans les clichés pour louer l’étonnante énergie des hommes qui, tout en étant les gardiens vigilants et infatigables de la révolution, savent en même temps se montrer des créateurs de culture remarquablement audacieux6. »

Le 23, Gorki appareille. À peine son bateau a-t-il quitté la rive que le garçon est fusillé. (Ce connaisseur du cœur humain ! ce grand connaisseur des hommes ! comment avait-il pu ne pas emmener le garçon avec lui ?)

Ainsi affermit-on dans la jeune génération la foi en la justice.

On raconte que quelque part dans les hautes sphères, le patron de notre littérature rechigna, refusant de publier des louanges à l’adresse de l’Ouslon. – Comment cela, Alexeï Maximovitch ?… De quoi aurons-nous l’air aux yeux de l’Europe bourgeoise ? Voyons, justement aujourd’hui, en ce moment précis, si dangereux, si complexe ! … Vous dites, le régime de détention ? – nous le changerons, voyons, nous le changerons, le régime.

Et il fut imprimé, et il fut réimprimé dans la grande presse libre, la nôtre et l’occidentale, de la part du Faucon-Albatros, qu’on avait tort de faire un épouvantail des Solovki, que les détenus y vivaient remarquablement bien et se redressaient remarquablement.


Et, descendant dans la tombe, il bénit


l’Archipel…

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Le régime de détention ? Chose promise, chose due. Il fut amendé : dans la 11e compagnie, de régime carcéral, c’était maintenant des semaines entières qu’on restait debout, serrés les uns contre les autres. Une nouvelle commission arriva, une commission d’enquête et de répression. Ajoutez-y l’aberrante évasion manquée de Kojevnikov (ancien ministre de la République d’Extrême-Orient devenu fou) en compagnie de Chiptchinski : montée en épingle, cette évasion devint un grand et fantastique complot des Gardes blancs qui se seraient disposés à s’emparer du vapeur pour filer dessus – et on se mit à cueillir des gens, et bien que personne n’eût avoué sa participation au complot, l’affaire ne cessait de s’enrichir d’arrestations nouvelles.

Et dans la nuit du 29 octobre 1929, une fois tout le monde dispersé et bouclé dans ses locaux, la porte Sainte, ordinairement fermée, fut ouverte sur le plus court chemin menant au cimetière. On y conduisit groupe après groupe pendant toute la nuit. (Et chaque départ était accompagné de hurlements désespérés du chien Black qui, attaché quelque part, croyait à chaque fois que son maître Grabovski faisait partie de ce groupe-là. C’est aux hurlements du chien que les détenus, dans les compagnies, comptaient les groupes : en raison du vent violent, les coups de feu s’entendaient moins bien. Ces hurlements éprouvèrent tellement le système nerveux des bourreaux que, le lendemain, ils abattirent Black et tous les autres chiens à cause de lui.)

Les fusilleurs étaient les trois freluquets morphinomanes. Ils tiraient ivres, au jugé : au matin la grande fosse, mal comblée, remuait encore.

1. Les spécialistes de l’histoire des techniques disent que Philippe Kolytchov (qui avait élevé la voix contre Ivan le Terrible) y implanta, au XVIe siècle, les techniques de l’agriculture de si belle façon que, trois siècles plus tard, personne n’eût rougi de voir la pareille partout.

2. En finnois, ce lieu s’appelle Végérakcha, c’est-à-dire « la demeure des sorcières ».

3. Un procureur est couramment perçu par les accusés comme un recours, un défenseur. (N.d.T.)

4. Journal du PC allemand. (N.d.T.)

5. Direction des camps des Solovki à destination spéciale.

6. Revue Les Îles Solovki, 1929, n° 1, p. 3. (Ces lignes ne figurent pas dans la grosse édition de Gorki.)