En 1933, au Plénum de janvier du TsK* et de la TsKK*, le Grand Guide déclara que le « dépérissement de l’État », tellement promis par Lénine et attendu par les humanistes, « ne passerait pas par un affaiblissement du pouvoir de l’État, mais par son renforcement maximal, indispensable pour finir d’écraser les restes des classes en voie de disparition 1… » (souligné par moi – A. S.). Vychinski occupait dignement son emploi d’exécutant et il reprit aussitôt à la volée : « … tout passera donc également par la consolidation maximale des établissements de redressement par le travail2 ! » L’entrée dans le socialisme par la consolidation maximale de la prison ! Ce n’est pas le mot d’esprit d’une revue humoristique, non, c’est le procureur général de l’Union soviétique qui le dit !
« À l’époque de l’entrée dans le socialisme, le rôle des établissements de redressement par le travail en tant qu’instruments de la dictature du prolétariat, qu’organes de répression, que moyens de contrainte et d’éducation (la contrainte occupe désormais la première place) doit s’accroître et se renforcer encore3. »
Qui va reprocher à notre Théorie d’Avant-garde d’avoir pris du retard sur la pratique ? Tout était imprimé noir sur blanc, mais nous ne savions pas encore lire. 1937 a été prédit et justifié publiquement.
Mais que s’est-il exactement passé pour l’Archipel en 1937 ? En accord avec Vychinski, il s’est fortement « consolidé » : sa population a monté en flèche. Mais contrairement à une idée répandue, cela ne fut pas seulement dû, et de loin, aux arrestations opérées cette année-là : on transforma en zeks les « migrants spéciaux ». C’étaient les derniers broyats de la collectivisation et de la dékoulakisation, des gens qui avaient réussi à survivre même dans la taïga et la toundra, dépouillés de tout, sans objets d’usage, sans outils. Grâce à la solidité de la race paysanne, ces rescapés se comptaient encore par millions. Les « villages spéciaux » qu’ils formaient furent absorbés en bloc par le Goulag. On les entoura de barbelés, si ça n’avait pas encore été fait, et ils devinrent des camps (le combinat de Norilsk fut formé tout entier de cette manière). C’est avant tout cet apport – des paysans, une fois de plus ! – qui gonfla le Goulag en 1937.
L’Archipel acquit donc une taille gigantesque – mais son régime pouvait-il progresser encore en férocité ? Eh bien oui, il le pouvait. Une main velue balaya tous les pompons et autres fanfreluches.
L’Archipel fut secoué comme un prunier et l’on se convainquit que, dès les Solovki et à plus forte raison à l’époque des canaux, toute la machine des camps s’était laissée aller de façon inadmissible. Maintenant, on reprenait les choses en main.
Avant tout, il y avait quelque chose qui ne valait pas tripette, à savoir la garde, on se serait cru partout sauf dans un camp : sur les miradors, des sentinelles seulement la nuit ; au poste de garde, un unique factionnaire non armé, qu’il était possible de convaincre de vous laisser sortir un moment ; on tolérait des lampes à pétrole ; plusieurs dizaines de détenus étaient accompagnés jusqu’au lieu de travail par un seul et unique gardien. À présent, on tendit le long des enceintes l’éclairage électrique. Les soldats de la garde reçurent un règlement de combat et une préparation militaire. L’encadrement statutaire comporta obligatoirement des molosses avec leurs maîtres-chiens, leurs entraîneurs et un règlement propre. Les camps revêtirent donc enfin un aspect tout à fait moderne, celui que nous leur connaissons.
Et un rideau de fer s’abattit tout autour de l’Archipel. Personne, désormais, hormis les officiers et les sergents du NKVD, ne put entrer ou sortir par le poste de garde du camp.
Alors, oui, alors, les loups montrèrent les dents ! Alors béèrent les abîmes de l’Archipel !
– Je te ferai chausser des boîtes de conserve, mais tu iras au travail !
– Si je manque de traverses, c’est vous que j’allongerai à la place !
Il n’est qu’une acquisition des années passées à laquelle le Goulag ne renonça pas : les encouragements prodigués à la racaille, à la truanderie. On fut encore plus conséquent dans la remise aux truands de toutes les « hauteurs » du camp. Encore plus conséquent pour lancer les truands contre les Cinquante-Huit, tolérant, sans la moindre opposition, qu’ils les dévalisent, les battent et les étranglent. Les apaches devinrent comme une sorte de police intérieure, comme les « sections d’assaut » des camps.
On dit qu’en février-mars 1938, une directive secrète fut diffusée dans tous les services du NKVD : réduire le nombre de détenus ! (pas en les relâchant, naturellement). Je ne vois aucune impossibilité à cela : c’était une directive logique, car on manquait de tout : logement, vêtement, nourriture. Le Goulag était à bout de ressources.
Alors les pellagreux4 se couchèrent en tas pour pourrir. Alors les chefs d’escorte se mirent à vérifier le réglage de leurs mitrailleuses en tirant sur les zeks en train de trébucher. Alors, tous les matins, les gardes-baraques traînèrent les morts jusqu’au poste de contrôle.
À la Kolyma, ce pôle du froid et de la cruauté sur le territoire de l’Archipel, ce même tournant fut pris avec une brutalité toute polaire.
Prenez par exemple les charrettes de la mort à la source Maris (kilomètre 66 de la route de Srednékane). Pendant neuf jours, le chef tolérait la non-exécution de la norme. Au dixième jour seulement, on vous fourrait en isolateur, à la ration disciplinaire, tout en continuant à vous envoyer au travail. Mais ceux qui persistaient à ne pas remplir la norme avaient droit à la charrette : posée sur un traîneau tracté, une caisse de 5 × 3 × 1,8 m, faite de barres de bois vert assemblées au moyen de crochets de charpentier. Une petite porte, pas de fenêtres et rien à l’intérieur, pas le moindre châlit. Le soir, on extrayait de l’isolateur disciplinaire les plus fautifs, hébétés et déjà indifférents, on les entassait dans la charrette, on les bouclait avec un énorme cadenas, et le tracteur les emmenait à trois ou quatre kilomètres du camp, dans une gorge. On entendait des cris à l’intérieur, mais le tracteur était décroché et repartait pour vingt-quatre heures. Vingt-quatre heures plus tard, on ouvrait le cadenas et on jetait les cadavres par la porte. Les tempêtes de neige se chargeraient de les ensevelir.
L’exacerbation du régime, à la Kolyma, fut marquée extérieurement par la nomination comme chef de l’Ousvitlag (direction des camps du Nord-Est) de Garanine.
Alors on supprima (pour les Cinquante-Huit) les derniers jours de repos, la durée de la journée de travail en été fut portée à quatorze heures, des froids de 45° et 50° au-dessous de zéro furent tenus pour ouvrables et l’« instrumentation* » d’une journée ne fut autorisée qu’à partir de 55° au-dessous de zéro.
N’oublions pas le scorbut, qui n’avait pas besoin de chefs pour terrasser les hommes.
Mais tout cela paraissait insuffisant, ça ne faisait pas encore assez « régime », le nombre de détenus ne diminuait pas encore assez. Alors commencèrent les « fusillades Garanine », carrément des assassinats. Parfois sur fond de ronflement de tracteurs, parfois non. Bien des camps sont connus pour leurs exécutions et leurs immenses charniers : et Orotoukane, et la source du Pôle, et Svistopliass et Annouchka, et même le commando agricole de Douktcha, mais les plus illustres dans le genre sont la mine Dorée et la Serpentine. À la Dorée, on extrayait de jour les brigades de la taille et on les fusillait sans désemparer. (Mais pas pour remplacer les exécutions de nuit, lesquelles avaient une existence indépendante.) À la Serpentine, on fusillait chaque jour de trente à cinquante hommes sous un auvent proche de l’isolateur. Ensuite, on transportait les cadavres, en traîneau tracté, derrière un monticule.
J’exclus presque entièrement la Kolyma de la matière embrassée par ce livre. Dans l’Archipel, la Kolyma est un continent distinct, qui mérite que lui soient consacrés des récits distincts. En outre, la Kolyma a eu de la « chance » : Varlam Chalamov en a réchappé ; en ont réchappé Ievguénia Guinzbourg, Olga Sliozberg, et d’autres, qui toutes et tous ont écrit des mémoires. Je me permettrai simplement de citer ici quelques lignes de V. Chalamov, consacrées aux « fusillades Garanine » :
« De nombreux mois durant, le jour et la nuit, aux appels du matin et du soir, on donna lecture d’ordres du jour contenant des listes fleuves de fusillés. Par cinquante degrés au-dessous de zéro, un orchestre de délinquants jouait une fanfare avant et après la lecture de chaque ordre du jour. Des torches fumeuses, à l’essence, trouaient les ténèbres… Le papier pelure de l’ordre du jour se couvrait de givre, et celui des chefs qui faisait la lecture époussetait de sa moufle les cristaux de neige afin de pouvoir déchiffrer et crier le nom du suivant sur la liste des fusillés. »
C’est ainsi que l’Archipel vint à bout du Deuxième plan quinquennal et entra par conséquent dans l’ère du socialisme.
Dès le début de la guerre (conformément, sans doute, aux instructions en cas de mobilisation), les normes d’alimentation furent réduites dans les camps. La nature même des produits ne fit qu’empirer d’année en année : légumes remplacés par de la rave à bétail, le gruau par de la vesce et du son.
Si on avait demandé pendant la guerre à un pensionnaire des camps quel était le but suprême, ultime et totalement inaccessible de son existence, il aurait répondu : « Une fois, une seule fois, manger du noiraud5 à gogo, après on peut mourir ! » On n’a pas enterré dans les camps moins de monde qu’au front. L.A. Komogor fut employé pendant tout l’hiver 1941-1942 dans l’« équipe des faiblards », au facile travail que voici : empaqueter deux par deux, dans des caisses à claire-voie faites de quatre planches, des cadavres nus placés tête-bêche, à raison de trente caisses par jour. (Sans doute que le camp n’était pas situé au diable, c’est pour ça qu’il fallait empaqueter.)
Si sept époques de camps disputent devant vous à qui était la pire pour l’homme, accordez vos faveurs à l’époque de la guerre. On dit aussi : qui n’y a pas été pendant la guerre ne sait pas ce qu’est un camp.
Voici ce que sont les camps des années de guerre : davantage de travail, moins de nourriture, moins de combustible, pire le vêtement, plus féroce la loi, plus sévère le châtiment, mais ce n’est pas tout encore. Le droit à la protestation extérieure avait toujours été retiré aux zeks, la guerre leur retira encore la protestation intérieure. N’importe quelle crapule galonnée et fuyant le front vous faisait la leçon, l’index levé : « Et au front, hein, comment meurent-ils ?… Et le pays, comment travaille-t-il ? Et à Leningrad, quelles rations touchaient-ils… » À quoi il n’y avait rien à répliquer, même intérieurement. Oui, au front on mourait aussi couché dans la neige. Oui, le pays suait sang et eau et crevait de faim. (Et le front du travail, dans le pays, pour lequel on raflait dans les campagnes les filles non mariées, avec ses abattages d’arbres, sa ration de pain de sept cents grammes et sa rinçure de vaisselle comme plat de résistance, valait n’importe quel camp.) Oui, dans Leningrad assiégé, les rations étaient encore plus chiches que ce qu’on recevait au cachot dans les camps. Pendant le temps de la guerre, la tumeur cancéreuse de l’Archipel se révéla en quelque sorte (ou se donna pour) un organe important et nécessaire du corps russe – elle aussi, en somme, travaillait pour la défense nationale ! d’elle aussi dépendait la victoire ! – et tout cela faisait voir sous un jour mensonger et justificateur les rangées de fil de fer barbelé, le citoyen-chef agitant son index – et, devenu l’une de ses cellules pourrissantes, vous étiez privé d’une joie suprême, celle de mourir en la maudissant.
Pour les Cinquante-Huit, les camps du temps de guerre étaient spécialement pénibles parce qu’on leur allongeait des deuxièmes peines, menace suspendue au-dessus de leurs têtes et pire que n’importe quelle hache. Les délégués opérationnels, pour échapper eux-mêmes au front, découvraient dans les trous perdus les plus paisibles, dans des sous-commandos au fin fond des forêts, des complots avec participation de la bourgeoisie mondiale, des plans d’insurrections armées et d’évasions massives. À l’Oukhtpetchlag tombaient comme grêle les condamnations à mort et à vingt ans : « pour incitation à l’évasion », « pour sabotage ».
Il y eut beaucoup de zeks – je ne l’invente pas, c’est la vérité – qui, dès les premiers jours de la guerre, déposèrent des requêtes pour être envoyés au front. Ils avaient goûté au plus dense concentré de puanteur que la louche puise dans les camps, et les voici maintenant qui demandaient qu’on les envoyât au front ! (« Et si je reste en vie, je reviendrai purger le reste de ma peine »…) C’était bien le caractère russe : plutôt mourir au grand air que dans ce clapier putride ! Échapper à cette désespérance stagnante, aux deuxièmes peines qu’on vous met sur le dos, à cette mort muette. Et chez certains, c’était encore plus simple, mais nullement déshonorant : là-bas, on aura encore le temps de mourir, en attendant on sera équipé, nourri, abreuvé, transporté, et on pourra regarder par la fenêtre du wagon. Et il y avait encore autre chose, une sorte de pardon débonnaire : vous nous avez traités comme des chiens, mais nous, voyez ce que nous faisons !
Cela n’avait toutefois aucun sens ni économique ni organisationnel, pour l’État, de procéder à ces déplacements superflus : transporter une personne du camp jusqu’au front et, pour le remplacer, en acheminer une autre jusqu’au camp. Chacun s’était vu définir le cercle de sa vie et de sa mort ; quiconque, lors du premier tri, s’était retrouvé parmi les boucs, devait crever bouc.
D’un autre côté, les autorités des camps ne méprisaient pas non plus entièrement cet élan de patriotisme. À l’abattage des arbres, ça ne rendait guère, mais des choses comme : « Livrons du charbon en plus du plan – c’est de la lumière pour Leningrad ! » « Soutenons la Garde en fabriquant des mines ! » – cela vous soulevait, racontent les témoins. Arséni Farmakov, homme respectable et d’un tempérament équilibré, raconte que leur camp était passionné de travail pour le front. Les zeks se vexaient quand on ne leur permettait pas de collecter de l’argent pour une colonne blindée.
Quant aux récompenses, elles sont bien connues, on en fit l’annonce sitôt après la guerre : pour les déserteurs, les filous, les voleurs – amnistie ; pour les Cinquante-Huit, bouclage dans les Camps spéciaux.
Telles étaient les formes dans lesquelles se pétrifiaient les îles de l’Archipel, mais il ne faudrait pas croire qu’en se pétrifiant, elles cessaient pour autant d’excréter des métastases.
C’est aux années qui ont juste précédé la guerre que remonte la conquête par l’Archipel des déserts inhabités du Kazakhstan. Alors se déploie telle une pieuvre le nid de camps de Karaganda, de fertiles métastases sont projetées jusqu’à Djezkazgan et au poison de son eau cuivreuse, jusqu’à Mointy, jusqu’à Balkhach.
De nouvelles formations boursouflent la province de Novossibirsk (camps de Mariinsk), la province de Krasnoïarsk (camps de Kansk, Kraslag), la Hakassie, la Bouriat-Mongolie, l’Ouzbékistan et même la Haute-Chorie.
Aucun arrêt n’est observé dans la croissance du favori de l’Archipel : le Grand-Nord Russe (Oust-Vymlag, Nyroblag, Oussollag), ni dans celle de l’Oural (Ivdellag).
Plus simplement, il n’a point existé de province, que ce soit celle de Tchéliabinsk ou celle de Kouïbychev, qui n’ait engendré ses camps.
En 1939, à la veille de la guerre avec la Finlande, l’alma mater du Goulag, les Solovki, devenues trop proches de l’Occident, furent transférées par la voie maritime du Nord en partie sur la Nouvelle-Zemble, le reste dans l’embouchure de l’Iénisseï où elles se fondirent avec le Norillag, alors en voie de constitution et qui atteignit bientôt les soixante-quinze mille hommes. Si maligne était la tumeur solovkienne que, même au moment de mourir, elle produisit encore une dernière métastase, et quelle métastase !
1. Staline, Sotchinénia [Œuvres], 13 volumes, Moscou, 1949-1955, t. 13, p. 211, 212.
2. Ot tiourem k vospitatel’nym outchrejdiéniam [Des prisons aux établissements éducatifs], recueil d’articles sous la direction d’A.Ia. Vychinski, Institut Ougolovnoï i Ispravitel’no-troudovoï Politiki pri Prokouratourié SSSR i NKIou RSFSR, M. : Sovietskoïé Zakonodatel’stvo, 1934. Préface d’A.Ia. Vychinski, p. 7.
3. Recueil Des prisons…, op. cit., p. 449. L’un des auteurs est Apéter, le nouveau chef du Goulag.
4. La pellagre (de l’italien pellagra, peau rugueuse) est une maladie provoquée par l’avitaminose, qui survient à la suite d’une longue période de malnutrition. (Note de N.S.)
5. Désigne ici le pain noir. (N.d.T.)