Après tout ce que nous venons de dire des camps, la question fuse d’elle-même : assez, voyons, assez ! Ce travail des détenus était-il, oui ou non, avantageux pour l’État ? Et, si non, cela valait-il la peine de mettre sur pied tout l’Archipel ?
Dans les camps mêmes, les avis étaient partagés parmi les zeks et nous aimions à discuter là-dessus.
Bien sûr, s’il faut en croire les Guides, la question ne se pose pas. Le camarade Molotov, autrefois deuxième personnage de l’État, a déclaré à la tribune du VIe Congrès des Soviets de l’URSS, à propos de l’utilisation du travail des détenus : « Nous l’avons fait par le passé, nous le faisons actuellement et nous le ferons à l’avenir. Cela est avantageux pour la société. Cela est utile aux criminels. »
Ce n’est pas pour l’État que c’est avantageux, remarquez-le bien ! c’est pour la société elle-même. Et pour les criminels, c’est utile. Et nous le ferons à l’avenir ! Est-il besoin de discuter ?
D’ailleurs, toute la pratique des décennies staliniennes – on planifiait en premier lieu les chantiers de construction, ensuite seulement l’effectif de criminels jugé nécessaire sur ces chantiers – semble confirmer que le gouvernement n’éprouvait pas le moindre doute sur le caractère avantageux des camps. L’économie précédait la justice.
Mais il est évident que la question exige d’être affinée et décomposée :
– est-ce que les camps se justifient au plan politique et social ?
– est-ce qu’ils se justifient économiquement ?
– est-ce qu’ils valent le prix qu’ils coûtent ? (en dépit de la ressemblance apparente entre les deuxième et troisième questions, il y a une différence).
La réponse à la première question n’est pas difficile : pour les fins staliniennes, les camps étaient l’endroit idéal où expédier des millions d’hommes pour terroriser les restants. Ils se justifiaient donc politiquement. Ils présentaient également un intérêt matériel pour une énorme couche sociale, celle des innombrables officiers des camps : ils leur fournissaient un « service militaire » dans les régions sans danger de l’arrière, des rations spéciales, des taux de salaires renforcés, des uniformes, des appartements, une position dans la société. Les camps abritaient aussi des nuées de surveillants et de grands abrutis somnolant en haut de leurs miradors (tandis que des gamins de treize ans étaient expédiés dans des centres d’apprentissage). Tous ces parasites soutenaient de toutes leurs forces l’Archipel. L’amnistie générale était une chose qu’ils redoutaient comme la peste.
Mais nous avons déjà compris que les camps étaient loin de rassembler les seuls hétérodoxes, ceux-là seulement qui s’écartaient de la voie grégaire arrêtée par Staline. Le recrutement dépassait manifestement les besoins politiques, les besoins de la terreur. Ce n’est pas le nombre des « criminels » réels (ou même des « personnes douteuses ») qui a déterminé l’activité des tribunaux, ce sont les exigences des directions d’exploitation. Dès le début du Biélomorkanal se fit sentir la pénurie de zeks solovkiens, il apparut que trois ans, pour les Cinquante-Huit, étaient un temps de peine trop bref, non rentable, qu’il fallait les condamner du premier coup à deux plans quinquennaux.
Ce en quoi les camps allaient se révéler économiquement avantageux avait été déjà prédit en son temps par Thomas Moore, l’ancêtre du socialisme, dans son Utopie. Les travaux humiliants et particulièrement pénibles, ceux dont personne n’allait vouloir sous le socialisme, voilà à quoi s’est révélé bon le labeur des zeks. Le travail dans des contrées reculées et sauvages où on pourrait laisser passer bien des années avant de construire logements, écoles, hôpitaux et magasins. Le travail au pic et à la pelle en plein vingtième siècle. L’édification des grands chantiers du socialisme alors que les moyens économiques n’en étaient pas encore réunis.
Au grand Biélomorkanal, même une simple auto était chose rare. Tout marchait, comme on dit au camp, à la « vapeur de pets ». Au plus grandiose encore Volgokanal (sept fois plus important que le Biélomor par le volume de terre remuée, et comparable à Panama ou à Suez), on creuse sur cent vingt-huit kilomètres de longueur à plus de cinq mètres de profondeur, avec quatre-vingt-cinq mètres de largeur au sommet, le tout presque uniquement à l’aide de la pioche, de la pelle et de la brouette1. Ce qui allait devenir le fond du lac de Rybinsk était recouvert de massifs forestiers. Ils furent tous abattus à mains d’homme, on n’y vit jamais l’ombre d’une tronçonneuse, et les branchages étaient brûlés par des invalides complets.
Qui, sinon les détenus, travaillerait à l’abattage d’arbres des dix heures durant, ayant encore à parcourir dans l’obscurité du petit matin sept kilomètres pour atteindre la forêt et autant pour en revenir le soir, par trente degrés au-dessous de zéro et sans connaître d’autres jours de repos dans l’année que le 1er mai et le 7 novembre (Volgolag, 1937) ?
Qui, sinon les indigènes, irait essoucher en plein hiver ? Dans les mines à ciel ouvert de la Kolyma, traîner à la bricole les caisses de roche extraite ?
Et qui pouvait-on envoyer dans les mines de Djezkazgane pour y faire du forage à sec à raison de douze heures de travail par jour ? dans le brouillard de poussière silicateuse dégagé par la roche qui contient le minerai, sans masque, c’est en quatre mois la silicose irréversible et on vous expédie mourir ailleurs. Qui pouvait-on faire descendre par des puits de mine non étayés contre les éboulements, non protégés contre l’inondation, dans des ascenseurs dépourvus de sabots de frein ? Quels sont les seuls individus au vingtième siècle pour lesquels on pouvait se dispenser de dépenses ruineuses en dispositifs de sécurité ?
Et comment dire, après ça, que les camps n’étaient pas avantageux, économiquement parlant ?...
Les camps étaient exceptionnellement avantageux de par la docilité du travail servile et de par son bon marché, non, pas même en raison de son bon marché : en raison de sa gratuité, car, pour acheter un esclave dans l’Antiquité, on déboursait tout de même de l’argent ; pour acheter un détenu des camps, personne ne payait.
Ou bien la construction, avant la guerre, d’une autre voie ferrée : Kotlas-Vorkouta, sous chaque traverse de laquelle il est bien resté deux têtes. Que dis-je, d’une voie ferrée ! pour raconter la construction, avant elle, d’une simple route de rondins à travers une forêt impénétrable, œuvre de mains frêles, de haches émoussées et de soldats bons à rien.
Et qui donc l’aurait fait s’il n’y avait pas eu les détenus ? Comment prétendre que les camps n’étaient pas avantageux ?
Dans les conférences de camps de l’après-guerre, les propriétaires industriels ont même été jusqu’à le reconnaître : « les zeks ont joué un grand rôle dans le travail de l’arrière, dans la victoire ».
Mais, là où gisent leurs ossements, jamais une plaque de marbre ne portera leurs noms oubliés.
Ce que les camps avaient d’irremplaçable, on l’a bien vu durant les années khrouchtchéviennes, lorsqu’à grand renfort d’appels fiévreux et tonitruants on invita les komsomols à aller dans les terres vierges et les chantiers sibériens.
Autre chose est de savoir si les camps rentraient dans leurs frais. Il y a belle lurette que cette perspective faisait saliver l’État. Déjà, le « Règlement des lieux de détention » de 1921 s’inquiétait : « les frais afférents à l’entretien des lieux de détention doivent, dans toute la mesure du possible, être couverts par le travail des détenus ». On voulait, ô ce qu’on voulait les avoir, ses petits camps – et gratuitement s’il vous plaît ! À dater de 1929, tous les établissements de redressement par le travail, dans tout le pays, sont intégrés au plan économique national. Et, à dater du 1er janvier 1931, il est décrété que tous les camps et toutes les colonies pénitentiaires de RSFSR et d’Ukraine doivent être en état de couvrir intégralement leurs frais !
Mais on eut beau s’échiner, ruer des quatre fers, se briser les ongles contre les rochers, corriger jusqu’à vingt fois les bordereaux de réalisation du plan, les gommer et les regommer jusqu’à y faire des trous, l’Archipel n’a pas connu l’auto-couverture des frais, et il ne la connaîtra jamais !
En voici les causes. La première, essentielle, est l’inconscience des détenus, l’incurie de ces esclaves obtus. Non seulement on n’arrive pas à obtenir d’eux l’abnégation socialiste, mais ils ne manifestent même pas la simple application capitaliste. Ils n’ont qu’un souci en tête : trouver le moyen d’esquinter leurs chaussures pour ne pas aller au travail ; détériorer le treuil, fausser une roue, casser une pelle, noyer un seau, rien que pour trouver prétexte à rester dans un coin et fumer un peu. Partout des négligences, partout des erreurs : les briques peuvent être brisées à la main, la peinture s’écaille sur les panneaux, le crépi se détache, les poteaux s’écroulent, les tables branlent, les pieds sautent, les poignées vous restent dans la main. Dans les années cinquante, on vient de livrer au Steplag une turbine suédoise dernier modèle. Elle est arrivée emballée dans une cage de rondins, on dirait une vraie petite isba. C’est l’hiver, il fait froid, aussi ces maudits zeks s’introduisent-ils dans cette cage entre les rondins et la turbine, ils y font du feu pour se réchauffer. La soudure d’argent des pales se met à fondre, la turbine est jetée aux orties. Elle avait coûté trois millions sept cent mille. Elle est belle, l’autonomie financière !
Au contact des zeks – et c’est la deuxième cause – on dirait que les citoyens libres eux non plus n’ont besoin de rien, on dirait qu’ils ne construisent pas pour eux, mais pour le compte d’un type étranger, et de surcroît, ils volent puissamment, tout ce qu’il y a de plus puissamment. (On édifiait une maison d’habitation et les pékins avaient fauché plusieurs baignoires, or il en avait été débloqué autant qu’on comptait d’appartements. Comment faire pour livrer la maison ? Le conducteur de travaux, bien entendu, ne saurait avouer, il fait visiter solennellement à la commission de réception la première cage d’escalier, il ne manque pas d’entrer dans chaque salle de bains et de faire voir chaque baignoire. Ensuite il conduit la commission dans la deuxième cage, puis dans la troisième, en prenant son temps, et il continue d’entrer dans chaque salle de bains… Entre-temps, des zeks dégourdis et bien entraînés, sous la direction d’un dizenier expérimenté de l’équipement sanitaire, démontent les baignoires des appartements de la cage n° 1, les traînent par le grenier et sur la pointe des pieds jusqu’à la cage n° 4 où on les met en place et les scelle d’urgence avant l’arrivée de la commission. Un gag à montrer dans un film comique, mais on ne le laisserait pas passer.)
La troisième cause est le manque d’indépendance des détenus, leur incapacité à vivre sans surveillants, sans administration, sans garde, sans zone pourvue de miradors, sans Sections de planification et production, de contrôle et répartition, tchékiste-opérationnelle, culturelle et éducative, sans Directions supérieures des camps, jusques et y compris le Goulag lui-même ; sans censure, sans Chizo, sans Bour, sans planqués, sans magasins ni dépôts ; leur incapacité à se déplacer sans escorte et sans chiens. Si bien que l’entretien de chaque indigène au travail coûte à l’État au moins un surveillant (et le surveillant a une famille !).
Et puis, en sus de ces causes, il existe les inadvertances si naturelles et combien excusables de la Direction elle-même. Comme l’a dit le camarade Lénine, seul celui qui ne fait rien ne se trompe jamais.
Par exemple, on a beau planifier les travaux de terrassement, ils tombent rarement en été, mais toujours, Dieu sait pourquoi, en automne et en hiver, dans la boue ou quand il gèle.
Ou bien, sur la Soukhona, près du village d’Opoka, les détenus ont charrié des masses de terre et monté une digue : les grandes eaux la font sauter immédiatement. Terminé, tout est fichu.
Ou bien encore : le centre d’abattage de Talaga, dépendant de la direction d’Arkhanguelsk, se voit prescrire par le plan la fourniture de meubles, mais on a omis de lui planifier les livraisons du bois avec lequel lesdits meubles doivent être fabriqués. Le plan est le plan, il faut le remplir ! Talaga en est réduit à entretenir des brigades spéciales de droits-communs désescortés pour repêcher le bois en perdition sur la rivière, c’est-à-dire celui qui a pris du retard sur le gros du flottage. Ça ne suffit pas. Alors, on lance des raids pour arracher aux flotteurs des trains entiers de bois. Mais le hic est que ces trains figurent dans le plan de quelqu’un d’autre, ils vont lui manquer à présent. La voilà, l’autonomie financière…
Ou bien encore, on décide un jour à l’OustVymlag (en 1943) de dépasser le plan de flottage « à bûches perdues » (les rondins restant séparés). On appuie donc sur l’abattage, on y expédie tout le monde, capables et incapables : il y a bientôt trop de bois agglutiné dans la grande brelle : deux cent mille mètres cubes. Impossible de le repêcher avant l’hiver, le voici pris dans la glace. Or, en aval de la brelle se trouve le pont du chemin de fer. Si, au printemps, le bloc ne se désagrège pas mais démarre tel quel, il va emporter le pont, ça ne fait pas un pli, et le chef est bon pour passer en jugement. On en est réduit à : commander des wagons entiers de dynamite, l’immerger en plein hiver jusqu’au fond ; faire sauter la brelle gelée puis, le plus vite possible, tirer les rondins sur la berge – et les brûler (car, au printemps, ils ne vaudront plus rien comme bois de sciage). Ce travail occupa tout un camp, deux cents hommes : pour le travail dans l’eau glacée, on leur délivrait du lard, mais aucune de ces opérations ne pouvait être justifiée par une commande de travail, puisque tout cela était du superflu. Sans compter le bois brûlé, perdu lui aussi. Ça, c’est pour l’autocouverture des frais.
Bon, bon, ces petites erreurs sont inévitables dans tout travail. Aucun Dirigeant n’est immunisé contre elles.
Et toute cette ligne Salékhard-Igarka ? Sur des centaines de kilomètres, on a élevé des remblais pour franchir les marais. Juste avant la mort de Staline, il restait 300 kilomètres à couvrir pour joindre les deux bouts. Puis, là aussi, on a laissé tomber. Cette erreur-là, on tremble de dire de qui elle est. Car c’est de Lui…
Ces histoires d’autonomie financière font parfois tant et si bien que le chef de camp ne sait plus où se fourrer pour leur échapper, il n’arrive plus à joindre les deux bouts. Le camp d’invalides de Katcha, près de Krasnoïarsk (quinze cents personnes !) reçut l’ordre, lui aussi, après la guerre, de passer au régime de l’autonomie financière : fabriquez des meubles ! Nos invalides abattaient les arbres avec des scies de menuisier (ce n’était pas un camp d’abattage d’arbres, aucun moyen mécanique n’avait donc été prévu) et les faisaient tirer jusqu’au camp par des vaches (aucun moyen de transport n’était non plus prévu, mais il y avait une ferme laitière). Le prix de revient d’un canapé, tous comptes faits, atteignait 800 roubles, tandis que le prix de vente était de 600… Les autorités du camp avaient donc elles-mêmes intérêt à transférer le plus possible d’invalides dans le premier groupe ou bien à les reconnaître malades et à ne pas les envoyer travailler hors de la zone : du coup, ils passaient immédiatement du déficit de l’autonomie financière dans la certitude du budget d’État.
Toutes ces causes aidant, non seulement l’Archipel ne fait pas ses frais, mais le pays en est même réduit à payer fort cher le plaisir de le posséder.
Lorsque, rue Ogariov, à Moscou, on fit de la place pour de nouvelles maisons en en démolissant de vieilles qui étaient là depuis plus d’un siècle, non seulement on ne jeta pas les solives des planchers, non seulement on n’en fit pas du bois de chauffage, mais on s’en servit pour des ouvrages de menuiserie ! C’était là du bois tout pur qui sonnait. Tel était le séchage du temps de nos aïeux.
Nous, nous sommes toujours pressés, nous n’avons jamais le temps. Et il faudrait encore attendre que les solives soient sèches ? À la Barrière de Kalouga, nous les badigeonnions d’antiseptiques dernier cri, mais elles pourrissaient quand même, des champignons s’y formaient, et si vite qu’avant même la réception des travaux nous devions éventrer le parquet pour les remplacer en vitesse.
Aussi ne pourra-t-on sûrement pas, dans cent ans d’ici, tirer de tout ce que nous aurons construit, nous autres zeks, ni du pays tout entier, le son que rendaient les vieilles solives de la rue Ogariov.
Il eût été séant de clore ce chapitre par la longue liste des travaux que les détenus ont effectués ne fût-ce que depuis le premier plan quinquennal stalinien jusqu’à Khrouchtchev. Mais, bien entendu, je ne suis pas en état de la dresser. Je ne peux que la commencer, afin que ceux qui en auront le désir y intercalent de nouveaux noms et la poursuivent.
Il est plus facile d’énumérer les activités auxquelles les détenus ne se sont jamais livrés : la confection du saucisson et des articles de confiserie.
1. Vous qui vous promenez en vedette sur le canal, pensez chaque fois à ceux qui sont restés au fond.