À s’en tenir à l’interprétation des Cadets couramment admise (je ne dis pas : l’interprétation socialiste), l’histoire russe tout entière n’est qu’une succession de tyrannies. Tyrannie des Tatars. Tyrannie des princes de Moscou. Cinq siècles de despotisme bien de chez nous sur le modèle oriental et d’esclavage franc et enraciné. (États généraux, commune rurale, cosaquerie libre ou paysans du Nord, rien de tout cela n’a existé.) Que ce soit Ivan le Terrible, Alexis le Très Clément, Pierre le Brutal ou Catherine de Velours, que ce soit même Alexandre II, jusqu’à la Grande Révolution de Février, tous les tsars n’ont jamais su faire qu’une chose : écraser. Écraser leurs sujets comme des scarabés, comme des chenilles. Le système courbait ses sujets, révoltes et insurrections étaient invariablement écrasées.
Mais… il y a un mais ! Écrasées, mais pas tout à fait ! Écrasées, mais pas dans le sens hautement technique que nous connaissons aujourd’hui. Par exemple, les simples soldats qui se trouvaient dans le carré des décembristes ont tous jusqu’au dernier été pardonnés quatre jours plus tard. (Comparez avec Berlin en 1953, Budapest en 1956, Novotcherkassk en 1962 : nos soldats fusillés non pour s’être soulevés, mais pour avoir refusé de tirer sur une foule sans armes.) Et seulement cinq exécutions capitales pour les officiers insurgés – peut-on se représenter une chose pareille à l’époque soviétique ? Chez nous, en serait-il réchappé un seul ?
Et ni Pouchkine ni Lermontov n’ont été condamnés à une peine de prison pour leur littérature insolente, Tolstoï n’a pas été effleuré du doigt pour avoir sapé ouvertement les assises de l’État. « Où te serais-tu trouvé, le 14 décembre, à Pétersbourg ? » demande Nicolas Ier à Pouchkine. Pouchkine répond en toute sincérité : « Place du Sénat ». Et il est pour cela… renvoyé chez lui. En attendant, nous comprenons parfaitement ce que valait la réponse de Pouchkine : article 58, paragraphe 2, insurrection armée, dans le cas le plus favorable par le détour de l’article 19 (intention) – c’est-à-dire sinon le poteau, en tout cas pas moins d’un billet de dix. (Goumiliov n’a même pas eu besoin d’aller jusque dans un camp, une balle de tchékiste lui a réglé son compte1.)
La guerre de Crimée – de toutes nos guerres la plus heureuse pour la Russie – ne nous a pas seulement apporté l’affranchissement des paysans et les réformes d’Alexandre ; en même temps qu’elles, la Russie a vu naître une puissante opinion publique.
Extérieurement suppurait encore et même s’étendait le bagne sibérien, apparemment s’organisaient les prisons de transit, marchaient les convois de prisonniers, siégeaient les tribunaux. Mais qu’est-ce à dire ? les tribunaux siègent, siègent, et Véra Zassoulitch, qui avait tiré sur le chef de la police de la capitale ( !)… est acquittée ? ?2… (La facilité avec laquelle fut libérée Zassoulitch a roulé d’elle-même jusqu’à la facilité avec laquelle fut édifiée la Grande Maison de Leningrad, juste au même endroit…) En outre, Véra Zassoulitch n’avait pas acheté en personne un revolver pour tirer sur Trépov, quelqu’un l’avait fait à sa place, ensuite on avait échangé l’arme contre un plus gros calibre, prévu pour tirer sur les ours – et le tribunal ne demande même pas qui était l’acheteur, où se trouvait cette personne. Un complice de ce type n’était pas considéré par les lois russes comme un criminel. (Selon les lois soviétiques, il était bon pour la suprême, directement.)
Il y eut sept attentats à la vie d’Alexandre II lui-même. Et que croyez-vous qu’il ait fait ? Ruiné et déporté la moitié de Pétersbourg, comme ce fut le cas après le meurtre de Kirov ? Voyons, cela ne pouvait même pas lui venir à l’esprit. Coffré les personnes douteuses ? enfin, comment peut-on faire une chose pareille ? !… Procédé à des milliers d’exécutions ? D’exécutions, il y en eut cinq. Pendant toute cette période, il n’y eut même pas trois cents condamnations. (Alors que, n’eût-il été perpétré qu’un seul attentat contre Staline, à combien de millions d’âmes cet acte ne nous serait-il pas revenu ?)
Avec chaque année de civilisation et de littérature libre grandissait l’opinion publique, invisible mais redoutée des tsars ; ils ne tenaient déjà plus ni les rênes ni la crinière, et Nicolas II eut pour destin de se retenir à la croupe et à la queue. Il n’avait pas le courage de l’action. Et ni lui ni les dirigeants choisis par lui n’avaient plus d’esprit de décision lorsqu’il s’agissait de combattre pour leur pouvoir. Ils n’écrasaient plus. Ils ne cessaient de regarder de droite et de gauche et de prêter l’oreille : que va dire l’opinion publique ?
Examinons ne serait-ce que la biographie de Lénine, bien connue de tout le monde. Au printemps de 1887, son propre frère est exécuté pour attentat contre Alexandre III. Et qu’en résulte-t-il ? La même année, en automne, Vladimir Oulianov entre à l’université impériale de Kazan et, pour comble, à la faculté de droit. Étonnant, non ?
À la vérité, dans le courant de la même année universitaire, Vladimir Oulianov est exclu de l’université. Mais exclu pour avoir organisé une assemblée antigouvernementale d’étudiants. Autrement dit, le frère cadet d’un régicide incite les étudiants à l’insubordination ? Qu’est-ce que ça lui aurait valu chez nous ? Mais d’être fusillé, voyons, sans aucun doute (et pour les autres, vingt-cinq ou dix ans par tête de pipe !). Là, on l’exclut de l’université. Quelle cruauté ! Et, par-dessus le marché, on l’exile… À Sakhaline ? Non, dans la propriété de famille de Kokouchkino, où il se rend de toute façon pour les vacances d’été. Il veut travailler : on lui donne la possibilité… d’abattre des arbres dans la taïga ? Non, de s’exercer à la pratique du droit à Samara, tout en participant à des cercles illégaux. Puis, de passer en candidat libre les examens de l’université de Saint-Pétersbourg. (Et les fiches de renseignements, alors ? À quoi pense la Section spéciale ?)
Et voici que, quelques années plus tard, ce révolutionnaire, le plus jeune de tous, est arrêté pour avoir créé dans la capitale une « Union de lutte pour la libération », rien que ça, et avoir à plusieurs reprises tenu aux ouvriers des discours « séditieux », rédigé des tracts. On le torture, on le fait mourir de faim ? Non, on lui fabrique un régime favorable au travail intellectuel. Pendant son séjour à la maison d’arrêt de Saint-Pétersbourg, où il est demeuré un an et où on lui a remis par dizaines les livres qui lui étaient nécessaires, il a écrit la majeure partie du Développement du capitalisme en Russie et, en outre, fait tenir – légalement, par l’intermédiaire de la procurature ! – ses Études économiques à la revue marxiste Novoïé slovo [Parole nouvelle].
Mais ensuite, bien sûr, on le fusille par décision de la Troïka ? Non, il n’écope même pas d’une peine de prison, il est assigné à résidence. En Iakoutie, pour le restant de ses jours ? Non, dans la région bénie de Minoussinsk, et pour trois ans. On l’y transporte menotté, en wagon-zak ? Vous n’y êtes pas du tout ! Il fait le voyage comme un citoyen libre – transfert en convoi, prison de transit, tout cela Lénine n’y a pas goûté une seule fois lors du trajet aller pour la Sibérie (ni naturellement lors du trajet retour). Puis, à Krasnoïarsk, il a encore besoin de travailler quelque temps en bibliothèque, deux mois, pour mettre la dernière main au Développement du capitalisme, et ce livre, œuvre d’un assigné à résidence, est publié sans la moindre difficulté de la part de la censure (allons, mesurez ça à notre aune) ! Mais de quels moyens dispose-t-il pour vivre dans son village lointain, où il ne va pas trouver de travail ? Eh bien, il a demandé à être entretenu aux frais de l’État, et on lui verse plus qu’il n’a besoin, quoique sa mère soit suffisamment bien pourvue et lui envoie tout ce qu’il demande. Impossible de créer des conditions de vie meilleures que celles qui furent faites à Lénine au cours de son unique relégation. Une nourriture saine d’un bon marché exceptionnel, viande en abondance (un mouton pour une semaine), du lait, des légumes, plaisirs de la chasse sans restriction aucune, guérison de ses maux d’estomac et de ses autres affections d’adolescence, embonpoint rapide. Aucune obligation, pas de travail de bureau, aucune corvée, et même sa femme et sa belle-mère ne se fatiguent pas : pour deux roubles et demi par mois, une petite paysanne de quinze ans exécute dans leur famille toutes les tâches ingrates.
Assignation purgée. Prolongation automatique ? relégation perpétuelle ? Pourquoi, voyons ? ç’eût été contraire à la loi. On lui permet de vivre à Pskov. Après quoi, on le relâche complètement, il peut voyager à travers la Russie et partir pour l’étranger (« la police ne voit pas d’inconvénient » à lui délivrer un passeport pour l’étranger) !
De la même façon, on peut suivre à la trace la faiblesse et l’indécision des persécutions tsaristes dans la biographie de tout social-démocrate important (et en particulier de Staline).
Les SR, il est vrai, ont été persécutés beaucoup plus brutalement. Mais ça veut dire quoi, « plus brutalement » ? Étaient-ils minces, les chefs d’accusation qui pesaient sur Guerchouni (arrêté en 1903) ? sur Savinkov (en 1906) ? Ils avaient dirigé l’assassinat des personnages les plus importants de l’empire. Mais ils ne furent pas exécutés. Et on répugna encore plus à exécuter Maria Spiridonova, qui avait descendu à bout portant un simple conseiller d’État : elle fut envoyée au bagne. Et si chez nous, en 1921, l’écraseur des paysans révoltés de la région de Tambov avait été abattu par une lycéenne de dix-sept ans, hein ! combien de milliers de lycéens et d’intellectuels n’eussent pas été sur-le-champ, sans autre forme de procès, passés par les armes dans la vague « en retour » de terreur rouge ?
La principale particularité, justement, des persécutions (des non-persécutions) du temps des tsars était sans doute que les parents du révolutionnaire ne pâtissaient en rien. Natalia Sédova (la femme de Trotski) retourne en Russie sans entraves en 1907, à une époque où Trotski est un criminel condamné. Et la mère de Lénine comme celle de Kroupskaïa reçurent de l’État, leur vie durant, une retraite élevée en raison du grade de leur mari défunt, équivalent civil de général d’une part, officier de l’autre – et on aurait eu un mal fou à imaginer qu’elles pussent être brimées.
Lorsque Toukhatchevski eut été, comme on dit, « réprimé », non seulement toute sa famille fut taillée en pièces et coffrée, mais on arrêta ses deux frères ainsi que leurs épouses, ses quatre sœurs ainsi que leurs maris, tous ses neveux et nièces furent dispersés dans des orphelinats, on remplaça leurs noms par ceux de Tomachévitch, Rostov, etc. Sa femme fut fusillée dans un camp du Kazakhstan, sa mère demandait l’aumône dans les rues d’Astrakhan et y mourut3. Et on peut dire la même chose des parents de centaines d’autres illustres fusillés. Ça, ça s’appelle persécuter !
Comment étaient châtiés les étudiants (pour une grande manifestation à Pétersbourg en 1901), Ivanov-Razoumnik s’en souvient : la prison de Pétersbourg rappelait un pique-nique d’étudiants : éclats de rire, chansons en chœur, libre circulation d’une cellule à l’autre. Ivanov-Razoumnik eut même le toupet de demander au directeur de la prison la permission d’aller assister à un spectacle de la tournée du Théâtre d’Art de Moscou : autrement, son billet était perdu ! Ensuite il fut condamné à la « relégation » à Simféropol (on lui avait donné le choix), et il arpenta, sac au dos, la Crimée.
À cette époque, Gorki, au bastion Troubetskoï, écrit les Enfants du soleil4.
C’est justement dans de pareilles conditions d’existence que Tolstoï en vint à fortifier en lui la conviction que la liberté politique est inutile et que la seule chose nécessaire est le perfectionnement moral.
Bien sûr que la liberté n’est pas nécessaire à celui qui l’a déjà. Nous en tombons bien d’accord, nous aussi : le fond du problème, en fin de compte, ce n’est pas la liberté politique, certes ! Pas même non plus une heureuse organisation politique de la société ! L’essentiel, bien sûr, ce sont les fondements moraux de la société ! seulement cela, c’est déjà la fin, mais au début ? comme premier pas ? Iasnaïa Poliana, à l’époque, était un club de pensée grand ouvert. Si Iasnaïa Poliana avait été mise en blocus comme, à Leningrad, l’appartement d’Akhmatova à l’époque où l’on demandait ses papiers à chaque visiteur, si on lui avait serré la vis comme à nous tous sous Staline, quand trois personnes avaient peur de se retrouver ensemble sous un même toit – dans ce cas Tolstoï aurait lui aussi réclamé la liberté politique.
À l’époque la plus terrible de la « terreur stolypinienne », le journal libéral Rous [Russie] imprimait sans empêchement à la une, en gros caractères : « Cinq exécutions capitales !… Vingt exécutions capitales à Kherson ! » Tolstoï sanglotait, disait qu’on ne pouvait plus vivre, qu’il était impossible de rien se représenter de plus horrible.
« Rien de plus horrible », s’écriait Tolstoï ? Et pourtant, il est si facile de se représenter plus horrible ! Plus horrible, c’est quand les exécutions ont lieu non pas de temps à autre dans une ville bien connue de tout le monde, mais partout et chaque jour, et à raison non pas de vingt, mais de deux cents à chaque fois, quand les journaux n’en soufflent mot ni en gros ni en petits caractères, et répètent que « la vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie ».
On vous démolit la physionomie et on dit que vous étiez né comme ça.
Non, nous n’étions pas comme ça ! Pas du tout comme ça, encore que l’État russe fût déjà considéré comme le plus oppresseur d’Europe.
L’opinion publique russe, au début du siècle, sécrétait un air de liberté. Ce n’est pas au moment où se déchaînait le Petrograd de Février que le tsarisme a été vaincu, c’est bien avant. Il était déjà renversé sans retour du jour où il fut admis dans la littérature russe que mettre en scène un personnage de Gendarme ou de sergent de ville avec la plus mince parcelle de sympathie était un trait de flagornerie digne des Cent-Noirs*. Du jour où le fait non seulement de leur serrer la main, non seulement de les connaître, non seulement de leur adresser un signe de tête dans la rue, mais même de les effleurer de sa manche en passant sur le trottoir, sembla déjà une honte.
L’opinion publique. J’ignore comment la définissent les sociologues, mais il m’apparaît clairement qu’elle ne peut être constituée qu’à partir des opinions individuelles s’influençant mutuellement, exprimées librement et de façon totalement indépendante de l’opinion du gouvernement, de celle du Parti, ou de la voix de la presse.
Et tant qu’il n’existera pas dans ce pays d’opinion publique indépendante, rien ne nous garantit que tout cet anéantissement sans cause de nombreux millions d’hommes ne se répétera pas, qu’il ne recommencera pas n’importe quelle nuit, chaque nuit, cette nuit – tenez, celle qui va suivre la journée d’aujourd’hui.
La réponse, j’y conduisais moi-même mon raisonnement. Si nous nous sommes laissé faire dans les camps, c’est parce qu’il n’existait pas d’opinion publique dans le pays.
Car, d’une façon générale, quels sont les moyens de résistance pensables pour un détenu, de résistance au régime auquel on le soumet ? D’évidence, les voici :
Or donc, comme aimait à s’exprimer le Défunt, chacun voit clairement que les deux premiers moyens sont efficaces (et que les geôliers les craignent) uniquement à cause de l’opinion publique ! Sans elle, ils nous rigolent au nez avec nos protestations et nos grèves de la faim.
Voici qui fait beaucoup d’effet : devant les autorités de la prison, déchirer sa chemise sur soi-même, comme Dzerjinski, et obtenir ainsi satisfaction de ses exigences. Mais ça n’est le cas que s’il existe une opinion publique. Sinon – un bâillon dans la bouche et il ne vous reste plus qu’à payer pour la chemise de l’administration.
S’agissant de nos grèves de la faim, la vanité en a été suffisamment montrée dans la première partie.
Et les évasions ? Actuellement, je n’ai pas la possibilité de réunir des données sur la façon dont étaient gardés les hauts lieux du bagne tsariste, mais je n’ai pas entendu dire qu’on y ait tenté de ces évasions désespérées, avec une chance sur cent mille, qu’a connues notre bagne à nous. De leur lieu de relégation, justement, sous les tsars, seuls les paresseux, semble-t-il, ne s’évadaient pas. L’évadé ne risquait, si on le rattrapait, ni d’être tué au cours de la capture, ni d’être passé à tabac, ni de prendre vingt ans de bagne, comme chez nous. D’ordinaire, quand on était repris, on réintégrait son lieu de départ, avec son ancien temps de peine. Un point, c’est tout. À tous les coups l’on gagne, en somme.
Nos évasions à nous, depuis celles des Solovki à bord d’une frêle nacelle voguant sur la mer ou dans une soute au milieu des rondins, jusqu’aux élans suicidaires, insensés, désespérés hors des camps staliniens de la dernière époque (plusieurs chapitres leur sont, plus loin, consacrés), nos évasions ont été des entreprises de géants, mais de géants voués à la mort. Jamais n’avaient été dépensées autant d’audace, d’imagination, de force de volonté pour les évasions d’avant la révolution, mais celles-là réussissaient facilement, les nôtres – presque jamais.
Si elles ne réussissaient pas, c’est parce que le succès d’une évasion, dans ses dernières étapes, dépend de l’état d’esprit de la population. Or notre population avait peur d’aider les évadés, elle allait même jusqu’à les vendre, par intérêt ou idéologie. Par la bouche de Staline, le pays a été appelé, une fois pour toutes, à renoncer à la mansuétude [blagodouchié]. Or le dictionnaire Dahl désigne ainsi « la bonté de l’âme, sa faculté d’aimer, la miséricorde, la tendance à vouloir le bien de tous ». Voilà à quoi les bolcheviks nous ont invités à renoncer, et nous avons cessé en toute hâte… de vouloir le bien de tous ! Chacun s’est contenté désormais de sa propre mangeoire.
Quant aux révoltes de détenus, aux révoltes qui soulèvent des trois, cinq, huit mille hommes, l’histoire de nos révolutions n’en a pas connu du tout.
Nous, nous en avons connu.
Mais, toujours en vertu de la même malédiction, les plus grands efforts et les plus grands sacrifices ont abouti chez nous aux résultats les plus insignifiants.
Parce que la société n’était pas prête. Parce que, sans opinion publique, une révolte, même dans un camp immense, ne dispose d’aucune voie d’extension.
Si bien qu’à la question : « Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ? », il est temps de répondre : mais nous ne nous sommes pas laissé faire ! Vous en lirez l’histoire : nous ne nous sommes pas du tout laissé faire.
Dans les Camps spéciaux, nous avons hissé le drapeau des politiques, nous sommes devenus des politiques !
1. Nikolaï Goumiliov (1886-1921), poète, a été arrêté par la Tchéka le 3 août 1921, fusillé le 21 août près de Petrograd pour avoir participé à un complot contre-révolutionnaire. En 1991, le dossier Goumiliov a été clos « pour absence de délit ». (Note de N.S.)
2. Véra Zassoulitch (1849-1919), révolutionnaire, populiste. En janvier 1878, elle blesse de plusieurs coups de pistolet le préfet de police de Saint-Pétersbourg Trépov qui avait donné l’ordre, six mois plus tôt, de donner les verges à un étudiant emprisonné. Elle fut acquittée. (Note de N.S.)
3. Je cite cet exemple par égard pour les parents, pour les parents innocents. Toukhatchevski lui-même commence aujourd’hui à être l’objet, chez nous, d’un nouveau culte que je ne me propose nullement de soutenir. Il a moissonné ce qu’il avait semé lorsqu’il dirigeait l’écrasement de Kronstadt et de l’insurrection paysanne de Tambov.
4. Le bastion Troubetskoï est l’une des prisons de la forteresse Pierre-et-Paul. Pour son appel, le 9 janvier 1905, à renverser l’autocratie, Maxime Gorki fut arrêté et passa un mois dans cette prison. Les Enfants du soleil, la pièce qu’il écrivit pendant sa détention, fut montée la même année au Théâtre d’Art de Moscou. (Note de N.S.)