Sans doute l’humanité a-t-elle inventé l’exil avant la prison. Chasser quelqu’un de la tribu, c’était déjà l’exiler. Très tôt, on a compris combien un homme a du mal à vivre hors de l’entourage et des lieux qui lui sont familiers. Rien n’est comme il faut, rien ne marche et rien ne va, tout est provisoire et à côté du vrai, même quand on a autour de soi une nature verdoyante et non un sol éternellement gelé.
En ce domaine, l’Empire russe n’est pas non plus resté à la traîne : la relégation a reçu une sanction légale sous Alexis Mikhaïlovitch, dans le Code adopté par les états généraux de 1648. Mais déjà auparavant, dès la fin du seizième siècle, on avait envoyé des gens en relégation sans qu’il fût besoin d’aucuns états généraux : les habitants de Kargopol en disgrâce ; ensuite ceux d’Ouglitch, témoins du meurtre du tsarévitch Dimitri. On disposait d’un espace suffisant : la Sibérie était déjà nôtre. Ainsi comptait-on en 1645 quelque quinze cents relégués. Pierre en fit pour sa part des centaines et des centaines. Élisabeth avait coutume de substituer à la peine de mort la relégation à vie en Sibérie. Au début du siècle, chaque année voit reléguer de deux à six mille personnes. Durant ses dernières années le nombre de personnes se trouvant simultanément en exil se montait à 300 000.
Si la relégation était tellement développée en Russie, c’est que le pays possédait peu de maisons de détention.
La relégation était implicitement caractérisée, au dernier siècle des tsars, par une chose qui paraissait alors naturelle à tout le monde mais qui nous étonne actuellement : elle était individuelle. Que ce fût par décision de justice ou par mesure administrative, elle frappait chacun en particulier et jamais elle n’était la conséquence de l’appartenance à un groupe.
L’exil de Radichtchev ? L’écrivain acheta (à propos, pour 10 roubles) une maison de bois avec un étage dans le village d’Oust-Ilimski Ostrog et y vécut avec les plus jeunes de ses enfants et sa belle-sœur qui remplaçait sa femme. Le forcer à travailler, personne n’y songeait ; il vivait comme bon lui semblait et pouvait se déplacer librement dans tout le district d’Ilimsk. Ce que fut l’exil de Pouchkine à Mikhaïlovskoïé, beaucoup de gens en ont une idée depuis qu’ils y sont allés en excursion. Nombreux sont les écrivains et les hommes politiques qui connurent un exil de ce genre : Tourguéniev à Spasskoïé-Loutovinovo, Aksakov à Varvarino (endroit choisi par lui).
Cette forme douce de relégation n’était pas réservée aux grands noms et aux hommes célèbres. Ce fut, au vingtième siècle encore, le lot de nombreux révolutionnaires et frondeurs – des bolcheviks, en particulier, car on n’avait pas peur d’eux. Staline, alors qu’il avait déjà quatre évasions à son actif, fut relégué, la cinquième fois… à Vologda, dans la ville même.
Mais même un exil comme celui-là, qui nous paraît à présent confortable, même cet exil où l’on n’était pas menacé de mourir de faim était parfois très difficile à supporter. Nombreux sont les révolutionnaires qui racontent combien ils ont souffert en passant de la prison, qui représentait le pain assuré, la vie au chaud, à l’abri – à la relégation où il fallait, seul parmi des étrangers, se procurer le vivre et le couvert. Et lorsqu’il n’y avait pas besoin de s’en préoccuper, ils expliquent (F. Kon) que c’était pire encore : « les horreurs de l’oisiveté… Le plus terrible est que les gens sont condamnés à l’oisiveté » ; certains alors s’enfoncent dans la science, d’autres dans le commerce et la recherche du profit, d’autres encore sombrent dans l’alcool, par désespoir. Il est plus exact de mettre en cause la transplantation, la rupture avec le mode de vie habituel, les racines coupées, les liens vitaux détruits.
Eh bien, mais c’est cela, la sombre puissance de l’exil – on prend simplement un individu pour le déposer, jambes entravées, dans un autre lieu –, cette puissance que les gouvernants de l’Antiquité avaient déjà devinée et qu’Ovide dut subir.
Un grand vide. L’impression d’être perdu. Une vie qui n’en est pas une…
Dans la liste des instruments d’oppression que devait balayer à tout jamais notre radieuse révolution figurait bien entendu, au quatrième ou cinquième rang, la relégation.
Mais à peine la révolution eut-elle fait ses premiers pas sur ses petites jambes bientôt torses, que sans attendre d’avoir grandi un peu elle comprit qu’elle ne pouvait se passer de ce moyen-là. Voici les paroles authentiques de Toukhatchevski, un de nos héros nationaux, qui fut ensuite maréchal, parlant de l’année 1921 dans la province de Tambov : « Il fut décidé d’organiser le déplacement massif des familles des bandits (lisez : « des résistants » – A.S.). On mit en place de vastes camps de concentration où ces familles étaient internées avant leur départ1. »
Dès le 16 octobre 1922 fut créée auprès du NKVD une Commission permanente de Déplacement « des individus socialement dangereux, membres actifs des partis antisoviétiques », c’est-à-dire de tous les partis sauf celui des bolcheviks.
Mais il subsistait, dans les traditions de la relégation, une difficulté qui tenait à la mentalité de parasites des exilés : l’État, voyez-vous, avait l’obligation de les nourrir. C’est que le gouvernement tsariste n’osait pas contraindre les exilés à augmenter le produit national. Et les révolutionnaires professionnels considéraient que c’eût été déchoir que de travailler. En Iakoutie, un résident forcé avait droit à 15 dessiatines2 de terre. On ne saurait dire que les révolutionnaires se précipitaient sur ce lopin pour le travailler, mais les Iakoutes, qui faisaient grand cas de la terre, leur payaient, pour en avoir la jouissance, un « droit de cession », un loyer qu’ils acquittaient en produits alimentaires et en chevaux. Et, outre cela, l’État tsariste versait à son ennemi politique en exil des allocations se montant à 12 roubles par mois pour la nourriture et à 22 roubles par an pour l’habillement. Pendant son exil à Chouchenskoïé, Lénine recevait lui aussi ses 12 roubles mensuels (il ne les refusait pas). Les prix étaient en Sibérie de deux à trois fois plus bas qu’en Russie, donc l’allocation versée par l’État était plus que suffisante. Elle a permis à Lénine, par exemple, de passer ses trois ans tranquillement penché sur la théorie de la révolution sans avoir à se préoccuper de ses moyens d’existence.
Bien entendu, cela va sans dire, chez nous autres Soviétiques la relégation politique ne pouvait être établie sur des bases aussi malsaines. À partir de 1929, on commença à mettre au point une combinaison de la relégation avec les travaux forcés.
« Qui ne travaille pas ne mange pas », tel est le principe du socialisme.
Cependant, quand un relégué désirait travailler, il fallait encore qu’il trouve un gagne-pain. La fin des années vingt a été marquée chez nous par un chômage important.
Ils en étaient réduits à ramasser les miettes sur la table pour se les lancer dans la bouche.
Voilà à quel niveau étaient tombés les relégués politiques russes ! Plus le temps de discuter ni d’écrire des protestations. Finie l’épreuve que constituait une oisiveté vide de sens… L’important maintenant était de ne pas mourir de faim.
Durant les premières années du régime soviétique, dans notre pays enfin libéré d’un esclavage séculaire, la fierté et l’indépendance des exilés politiques s’affaissèrent comme un ballon de baudruche percé par une épingle. On vit combien elle était illusoire, la force que le gouvernement précédent avait redoutée en eux. Mais à peine l’opinion publique eut-elle été remplacée par une opinion organisée qu’on vit les exilés, avec leurs protestations et leurs droits, livrés pieds et poings liés à l’arbitraire de guépéoutiens obtus, hébétés, et d’inhumaines instructions secrètes.
Affaiblis, les relégués l’étaient également par l’attitude distante de la population locale ; en effet, dès qu’ils se rapprochaient d’eux tant soit peu, les gens du pays étaient persécutés : les coupables étaient eux-mêmes envoyés en relégation, les jeunes gens se voyaient exclure du Komsomol.
Privés de toute force par l’indifférence du pays, les relégués perdirent jusqu’à la volonté de s’évader. Pour les relégués du temps des tsars, l’évasion était un sport joyeux : Staline s’évada cinq fois, Noguine six. Que risquaient-ils en effet ? Ni une balle dans la tête, ni le bagne, simplement d’être ramenés à leur point de départ après un voyage distrayant. Mais le Guépéou, de plus en plus figé, de plus en plus lourd, imposa aux relégués, à partir du milieu des années vingt, un système de caution solidaire : tous les membres d’un même parti répondraient de l’évasion d’un de leurs camarades. Et l’air était déjà si raréfié, et le joug pesait déjà si fort que les socialistes, hier encore fiers et indomptables, acceptèrent ce système ! Par décision de leur parti, ils s’interdirent à eux-mêmes de s’évader !
Du reste, où eussent-ils fui ? Vers qui fussent-ils allés ?…
Jusqu’au début des années trente, on laissa subsister ce qu’il y avait de plus doux : ce n’était pas la relégation, c’était le moins. Dans ce cas, le condamné ne se voyait pas assigner un lieu de résidence déterminé : il pouvait choisir entre toutes les villes moins un certain nombre.
Le moins, c’était une épingle : il servait à fixer l’insecte nuisible qui attendait alors avec soumission son tour d’être arrêté pour de bon.
La relégation, ce fut l’enclos où sont parquées toutes les brebis destinées à l’abattoir. Dans les premières décennies du régime soviétique, on n’était pas envoyé en exil pour y vivre, mais pour attendre d’être convoqué là-bas. (Il y eut des gens intelligents – des ci-devant, et aussi de simples paysans – qui dès les années vingt comprirent tout l’à-venir. Et une fois achevée leur première tranche de trois ans, ils restèrent à tout hasard sur place, à Arkhanguelsk par exemple. Dans certains cas, cela leur permit d’échapper ensuite au râteau.)
Voilà le tour que prirent pour nous le paisible exil de Chouchenskoïé.
Voilà quel poids nouveau vint s’ajouter chez nous à la tristesse d’Ovide3.
1. M. Toukhatchevski, « En combattant les soulèvements contre-révolutionnaires », dans la revue La Guerre et la Révolution, 1926, n° 8, p. 10.
2. Un peu plus de 16 ha.
3. Le poète romain Ovide (43 avant notre ère-17 après J.-C.) fut exilé par l’empereur Auguste sur les bords de la mer Noire, en Dobrogée. Il supporta mal son exil, ce dont témoignent ses Tristes et ses Pontiques. Il demanda sa grâce, mais ni Auguste ni son successeur Tibère ne le firent rentrer d’exil où il mourut au bout de neuf ans. (Note de N.S.)