La composition de ce livre dépassait les forces d’un seul homme. Outre ce que j’ai emporté avec moi en quittant l’Archipel – dans ma peau, dans ma mémoire, dans mes yeux et dans mes oreilles –, la documentation qui m’a servi pour ce livre m’a été fournie sous forme de récits, de souvenirs et de lettres par :
[suit une liste de 227 noms].
Je ne leur exprime pas ici de gratitude personnelle : ceci est le monument commun que nous élevons d’un seul cœur à la mémoire de tous les suppliciés et de tous les assassinés.
J’aurais voulu, dans cette liste, mettre à l’honneur ceux qui ont beaucoup travaillé pour m’aider à étayer cet ouvrage de références bibliographiques en les extrayant soit des fonds des bibliothèques d’aujourd’hui, soit de livres depuis longtemps retirés des rayons et anéantis, si bien qu’il fallait une grande opiniâtreté pour arriver à dénicher un exemplaire qui eût été conservé ; j’aurais voulu mettre encore plus à l’honneur ceux qui m’ont aidé à cacher ce manuscrit en une heure difficile, puis à le reproduire.
Mais le temps n’est pas venu où je puisse m’enhardir à les nommer1.
Le vieux déporté des Solovki Dimitri Pétrovitch Vitkovski devait revoir entièrement mon ouvrage. Mais la demi-vie qu’il a passée là-bas (c’est ainsi que s’appellent ses mémoires des camps : Une demi-vie) s’est traduite pour lui par une attaque prématurée de paralysie. Déjà privé de l’usage de la parole, il a pu lire seulement quelques chapitres achevés et se convaincre qu’il serait parlé de tout.
S’il faut encore attendre longtemps avant que la lumière de la liberté brille dans notre pays, on courra un grand danger à lire et à transmettre ce livre : je dois donc également saluer avec reconnaissance ses lecteurs à venir, de la part des autres, de ceux qui ont péri.
1. Soljénitsyne a parlé de ses précieux collaborateurs « invisibles » dans le Chêne et le Veau (1975). En 2007, l’auteur publia pour la première fois, dans une nouvelle édition de l’Archipel du Goulag, une liste complète des « témoins de l’Archipel, dont les récits, les lettres, les mémoires et corrections ont été utilisés pour ce livre ». Cette édition de l’Archipel du Goulag (Iékatérinbourg, Ou-Faktoria) comprenait un Index annoté des noms propres, publié également pour la première fois ; depuis, toutes les éditions complètes russes du livre comportent la liste des témoins et l’index des noms propres. (Note de N.S.)