[OMNIA] VINCIT AMOR
L’amour triomphe de tout.
En moins de vingt heures, le volcan a expulsé 10 milliards de tonnes de magma et des centaines de millions de tonnes de vapeurs et de gaz à la vitesse de 300 mètres à la seconde. Les dépôts de tufs, de ponces et autres sédiments volcaniques dans la région du Vésuve ont atteint par endroits plus de 20 mètres d’épaisseur. On estime qu’il y eut autour de 10 000 morts à Pompéi et entre 3 000 et 4 000 à Herculanum. Nous ignorons combien ont succombé ailleurs. Si l’on inclut Stabies, Oplontis et Terzigno, on peut raisonnablement penser que 15 000 à 20 000 personnes ont péri dans la catastrophe, et d’après le vulcanologue Roberto Santacroce 62 pour cent des victimes de Pompéi auraient été provoquées par les coulées pyroclastiques.
À Pompéi toujours, le premier squelette fut officiellement découvert le 19 avril 1748, au croisement de la via di Nola et de la via Stabiana. Jusqu’à présent, on a retrouvé 1 047 corps à Pompéi et 328 à Herculanum. Nombreux sont ceux qui manquent à l’appel. Peut-être que les gens ayant déterré par hasard des ossements en dehors des sites de ces deux villes ont pensé qu’ils étaient sans intérêt et les ont tout bonnement jetés. Mais il ne faut pas exclure que beaucoup soient encore ensevelis. Un tiers de la Pompéi antique n’a pas encore fait l’objet de fouilles et certains estiment que s’y trouveraient près d’un demi-millier de corps.
À l’opposé, rechercher des survivants à près de deux mille ans de distance est une entreprise qui peut sembler titanesque mais qui n’est pas impossible. Au fil de notre récit, nous en avons identifié sept, et comme nous venons de le voir, N. Popidius Priscus pourrait bien être le huitième.
Comment pouvons-nous dire que plusieurs des personnages que nous avons rencontrés au cours de notre périple ont survécu ? Pour certains d’entre eux, il n’y a aucun doute. Pour d’autres, nous nous sommes fondés sur de fortes présomptions.
Pline le Jeune a évidemment survécu puisqu’il a décrit les événements dans ses deux célèbres lettres à Tacite. Quant à Plinia, sa mère, nous savons qu’elle est morte peu de temps après, en 83 après J.-C.
En ce qui concerne Pomponianus, nous devons nous en tenir aux hypothèses. Dans ses lettres, Pline le Jeune ne cite pas son nom complet et se contente de l’appeler « Pomponianus », ce qui porte à croire qu’il s’agissait d’un personnage connu (et en tout cas que Tacite le connaissait). On a vu comment cet ami de Pline l’Ancien l’avait hébergé dans sa villa de Stabies. Il est possible que ce soit Pomponianus lui-même qui ait raconté comment était mort l’amiral. Ainsi donc il aurait survécu.
Qu’en est-il de Flavius Chrestus ? Pendant les travaux de construction d’une gare sur la ligne de la Circumvesuviana, on a découvert à Castellammare di Stabia une stèle de marbre (conservée aujourd’hui à l’Antiquarium Stabiano). Postérieure à l’éruption du Vesuvius, une inscription funéraire y fait mention d’un certain Flavius Chrestus mort à cinquante ans, « Flavius » (son nomen) indiquant qu’il s’agissait d’un ancien esclave affranchi sous le règne des Flaviens*1.
On se souvient que Titus Suedius Clemens, le tribun impérial, avait été chargé par Vespasien d’une mission délicate à Pompéi puisqu’il devait réorganiser le cadastre. Au cours de son séjour prolongé, il avait même apporté son soutien à plusieurs hommes politiques de la cité, parmi lesquels Marcus Epidius Sabinus, candidat au duumvirat en 77 après J.-C. Nous ignorons s’il était en ville au moment de la catastrophe, mais nous sommes certains qu’il a survécu au réveil du volcan. Il semble qu’au début des années 80 on le retrouve en Égypte : au pied de l’un des colosses de Memnon, à Thèbes, on peut lire qu’il a entendu le célèbre sifflement de la statue. Il porte alors le titre de praefectus castrorum, les préfets de camps étant chargés notamment de la construction et l’organisation des camps de légionnaires, ce qui veut dire que notre tribun a eu de l’avancement.
Aulus Furius Saturninus a échappé à l’éruption. Son nom apparaît sur un diplôme militaire du 7 novembre 88 après J.-C. dans lequel il est mentionné en tant que praefectus d’un corps d’armée en Syrie.
Nous en arrivons enfin à Rectina, notre personnage principal. Pline le Jeune nous raconte qu’elle possédait une villa au pied du Vesuvius et qu’elle fut terrorisée par l’éruption, mais comment savons-nous qu’elle s’en est sortie ?
Au milieu du XIXe siècle, près d’une église de Casalpiano, à Morrone del Sannio, la municipalité décida d’ériger une croix en bois et utilisa pour socle un vieux bloc de marbre. Il provenait d’un autel sacrificiel d’époque romaine retrouvé dans les environs, là où selon les archéologues d’aujourd’hui se dressait en 79 après J.-C. une grande villa rustica. On devinait une inscription sur le marbre, mais nul n’y porta attention jusqu’au jour où quelqu’un y lut le nom de Rectina et fit le lien avec la lettre de Pline le Jeune.
Était-il possible que ce fût une seule et même personne ? Ce prénom, on l’a dit, est extrêmement rare. De plus, l’autel dont avait été tiré le morceau de marbre remontait au Ier siècle après J.-C. On peut donc légitimement penser que l’inscription fait bien allusion à notre Rectina. Il y est dit que l’affranchi Caius Salvius Eutychus offre un ex-voto aux lares domestiques « pour le retour de notre Rectina à la maison*2 ». Ces mots gravés dans le marbre semblent marquer la fin des terribles épreuves vécues par l’aristocrate — une fin heureuse avec son retour à la maison, alors que tout le monde se demandait si elle avait survécu à l’éruption. La villa d’où proviendrait l’inscription est-elle celle où s’est tenu le banquet au début de notre récit ? C’est possible, mais n’oublions jamais que Rectina n’est que l’un des nombreux visages qui composent cette effroyable tragédie.
Pompéi a été frappée par une série de catastrophes comme on en a rarement connu dans l’Histoire : tremblements de terre, pluies de pierres, avalanches brûlantes, torrents de boue… Ça ne pouvait pas être pire. Aujourd’hui, pourtant, lorsque l’on se promène dans ses rues, on dirait que rien de tout cela n’est arrivé, que les Pompéiens sont cachés quelque part ou que l’on va tomber sur l’un d’eux dans un instant au coin d’une ruelle. Aucun autre site archéologique ne produit une telle impression. Ici le temps s’est arrêté, la ville a été figée pour l’éternité, pétrifiée vivante, elle qui respirait la joie de vivre. Au détour d’une rue, quand on jette un œil dans une maison, c’est cette joie de vivre que l’on ressent, la paix et la sérénité, mais certainement pas la souffrance et la mort.
Titius Suedius Clemens et son Marcus Epidius Sabinus, le rusé Lucius Caecilius Jucundus, le cynique Caius Julius Polybius, le sage Zosimus, le lourdaud Pomponianus ou encore Smyrina l’effrontée… Ils sont tous là, à bavarder ou à vaquer à leurs occupations. Tous ? Il manquait l’envoûtante Rectina, mais la voilà qui vient vers nous en nous fixant de ses grands yeux noirs. Une fois de plus nous tombons sous le charme, et cela aussi c’est un cadeau que nous offre Pompéi.