Un hôtel à Pompéi

Pompéi
23 octobre 79 après J.-C., 8 heures du matin
29 heures avant l’éruption

TU PUPA SIC VALEAS SIC HABEAS VENERE[M] POMPEIANAM PROPYTIAM

Tous mes vœux, Pupa, et que la Venus de Pompéi te soit propice !

Une eau fraîche et vivifiante coule sur le visage de Caesius Bassus, le poète dont nous avons fait la connaissance au banquet de Rectina. Puisant dans la cuvette en bronze posée sur une petite table à pattes de lion près de son lit, il s’asperge plusieurs fois le visage pour se réveiller.

Il se sèche ensuite avec une serviette mais s’interrompt soudain et fixe le visage que lui renvoie un miroir de bronze posé sur le guéridon. Comme le temps passe ! Les rides qui se dessinaient à peine il n’y a pas si longtemps sont plus marquées désormais. Par chance, elles accentuent le sourire qui transparaît dans son regard. L’aspect physique d’un poète devrait passer au second plan, mais pour un homme comme lui, qui prend souvent part à des banquets et à d’aimables conversations sur la poésie avec de nobles dames dans leurs belles demeures, être agréable à regarder, séduisant, même, est un atout non négligeable.

Tout cela fait partie du show-business de l’élite romaine. D’ailleurs, toutes proportions gardées, les règles du jeu n’ont pas beaucoup changé depuis l’Antiquité. Rappelons en outre que sur le plan économique un poète dépend du mécène qui l’a accepté dans sa petite cour. Il ne faut pas grand-chose, en somme, pour se retrouver au chômage…

Prêt à partir, Caesius Bassus pousse le verrou de la porte de sa chambre, mais le pêne ne s’engage pas dans la gâche. En fait, il ne bouge pas d’un pouce. Il faut forcer pour le débloquer. Les rides se multiplient soudain sur le front du poète. Dans un sinistre grincement métallique, le pêne commence à coulisser. D’un seul coup, le battant s’ouvre, mais il semble tordu par rapport au cadre. Caesius Bassus essaie de le redresser. En vain.

Il sort sur la galerie qui court autour du jardin intérieur. Une autre personne s’est retrouvée enfermée dans sa chambre. Elle tambourine contre le bois en hurlant tandis que des esclaves essaient de forcer la porte. Quelque chose d’anormal a dû se produire cette nuit. Le poète passe son chemin et descend l’escalier.

Nous sommes dans un hôtel (hospitium), l’un des plus luxueux de Pompéi (aujourd’hui « maison de Salluste »). Vous êtes peut-être surpris d’apprendre qu’il y avait déjà des hôtels il y a deux mille ans. En réalité, ils ont toujours existé, en particulier dans le monde romain, où l’on se déplaçait en permanence. La clientèle est aussi nombreuse que variée, allant des marchands aux marins, des affranchis mandatés par leur ancien maître aux citoyens en visite chez un parent, des fonctionnaires impériaux en déplacement aux artisans appelés pour une commande.

Il a fallu attendre l’époque romaine pour que les hommes découvrent les voyages à grande échelle. L’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient étaient reliés par des centaines et des centaines de kilomètres de routes que nous empruntons encore aujourd’hui. Auguste avait réorganisé le système routier en créant le cursus publicus, ce service de poste et de transports impériaux qui empruntait des voies réservées en principe aux membres de l’administration, aux messagers ou encore aux légionnaires, mais ouvertes à tous dans la pratique. Ce vaste réseau, étendu et amélioré par chaque empereur, présentait des caractéristiques d’une incroyable modernité. Des voies comme la Via Appia ne passaient plus systématiquement d’une localité à une autre mais coupaient en ligne droite à travers le territoire. À l’instar de nos autoroutes, elles étaient bordées de « restoroutes » (stationes) où l’on s’arrêtait pour « faire le plein », c’est-à-dire pour changer de cheval et avaler sur le pouce le sandwich de l’époque : du pain avec de la ricotta, des olives et des anchois. Ces routes étaient jalonnées de « motels » (mansiones). Ils disposaient souvent de petits thermes et de salles de banquet, et proposaient des services en supplément tels ceux de prostituées.

C’est grâce à ce réseau routier que Caesius Bassus est arrivé à Pompéi. Sur la célèbre Table de Peutinger (ou Tabula Peutingeriana), Google Maps antique de l’Empire romain, on distingue nettement la voie qui descendait de Naples vers le sud en passant, le long de la côte, par Herculanum, Oplontis et Pompéi.

L’auberge que Rectina a choisie pour Caesius Bassus est un véritable cinq-étoiles. Bien entendu, elle a déjà réglé la note. Nous ne connaissons pas le nom de l’établissement mais celui de son propriétaire : Aulus Cossius Libanus. Incontestablement, cet homme a des goûts raffinés et un sens aigu des affaires. Il propose de nombreuses chambres, pour la plupart à l’étage, ainsi qu’un restaurant (caupona). Il y a aussi une boulangerie juste à côté, en travaux pour le moment à cause des dégâts causés par un tremblement de terre.

Caesius Bassus fait le tour de l’élégant bâtiment. Dans l’impluvium, il admire une sculpture qui est aussi une fontaine ; elle représente Hercule et la biche de Cérynie. Puis il traverse le jardin intérieur, agrémenté d’autres statues et d’une tonnelle. L’un des murs s’orne d’une fresque mythologique : on y voit le chasseur Actéon massacré par ses chiens après avoir été transformé en cerf par la déesse Diane, qu’il avait surprise prenant son bain.

Le propriétaire de l’hôtel est en pleine conversation avec un client. Il semblerait que cet Aulus Cossius Libanus soit un affranchi d’origine juive. Le fait qu’il porte les trois noms de rigueur (tria nomina) permet de penser qu’il réside à Pompéi de longue date. Contrairement à d’autres Juifs, il n’est pas arrivé après la récente reconquête de la Judée.

Selon certains historiens, sans aller jusqu’à former une communauté au sens propre, les citoyens juifs étaient relativement nombreux à Pompéi, ce que confirmerait la découverte récente de deux amphores de garum « kasher » ! Il s’agit là du condiment préféré des Romains (une saumure de poisson), mais pour les consommateurs juifs elle aurait été préparée sans mollusques ni crustacés, interdits par les règles de la kashrout, et selon des techniques de fabrication admises par les lois hébraïques. L’inscription garum cast sur les amphores est en effet l’abréviation de garum castimoniale, que Pline l’Ancien définit comme en accord avec le judaïsme.

La présence de Juifs à Pompéi et à Herculanum n’en fait pas moins l’objet d’une controverse. Les principaux indices sont fournis par les noms : Maria dans une liste de tisseuses, Marta, ou encore David sur un graffiti d’Herculanum. Il y avait donc des habitants aux noms d’origine sémitique, mais cela ne signifie pas qu’ils étaient juifs. Dans une taverne de Pompéi, on a également retrouvé quatre amphores avec une inscription faisant référence à la Judée. Toutefois, comme le souligne l’universitaire anglaise Alison Cooley, qui a étudié la vie quotidienne à Pompéi dans ses moindres détails, on peut juste en déduire qu’il s’agissait de vins importés de cette région.

L’inscription SODOMA E GOMORRA a été inscrite au charbon de bois sur le mur d’un triclinium par quelqu’un qui connaissait certainement l’Ancien Testament, mais cela ne prouve pas non plus que c’était un Juif vivant à Pompéi. Au contraire, le fait que ces mots aient été écrits à près de deux mètres du sol laisse penser que leur auteur avait sous les pieds les sédiments volcaniques déposés par l’éruption et qu’il voyait une intervention divine dans la fin de Pompéi, comme pour Sodome et Gomorrhe.

Quoi qu’il en soit, il est fort probable que des personnes de confession juive aient vécu au pied du Vesuvius. C’est assez logique quand on considère la facilité avec laquelle on se déplaçait au sein de l’Empire romain. Quant à savoir si ces Juifs étaient nombreux et formaient une communauté soudée, il nous est impossible de l’établir avec certitude. En dehors de la synagogue d’Ostie, à des kilomètres de là, aucune n’a été répertoriée à ce jour dans la région, mais les amphores de garum kasher nous laissent penser que la présence juive était suffisamment importante pour que les producteurs de ce condiment s’y intéressent.

Retournons auprès de Caesius Bassus, qui vient enfin de sortir de l’auberge. Depuis la rue il entend encore les hurlements d’impatience du client enfermé dans sa chambre, et il en sourit. Tout comme nos hôtels situés près des gares et des aéroports, le sien se trouve à deux pas de la porte d’Herculanum. Ce n’est pas un hasard, bien sûr, car par cette porte arrivent chaque jour de nombreux voyageurs.

Poursuivant son chemin, le poète passe à côté d’un autre cinq-étoiles pompéien, aussi discret que luxueux. Cet établissement qui résulte de la réunion de trois maisons possède sa propre écurie, et très certainement des voitures à louer ainsi que des chevaux frais pour les cavaliers. Nul doute qu’il abrite de superbes sculptures en bronze. Nous savons en effet que le frère du propriétaire était bronzier. Le maître des lieux s’appelle Gabinius et il a la bosse du commerce. On retrouve son nom sur une inscription invitant ceux qui la lisent à séjourner ici.

Un rendez-vous poétique

Caesius Bassus est arrivé devant une grande domus. La curiosité le presse. On dit que cette magnifique demeure offre l’une des plus belles vues sur la ville. Et c’est vrai. La réputation de la maison du Bracelet d’or n’est pas usurpée. Son emplacement est à l’époque romaine ce que le penthouse d’un gratte-ciel est à la nôtre, tout simplement parce que nous sommes dans la partie haute de la cité, où les maisons ont été construites sur l’emplacement de murs d’enceinte ayant perdu leur fonction défensive depuis déjà plus d’un siècle et demi.

On imagine aisément les commentaires des habitants lorsque les travaux ont commencé. L’édification de ces splendides propriétés était perçue comme une violation du code de l’urbanisme, puisqu’un ouvrage public et chargé d’histoire comme le sont les fortifications d’une ville se retrouvait en partie détruit au profit de résidences privées appartenant à quelques personnalités influentes.

La raison de cette spéculation était évidente : d’ici la vue est extraordinaire. Ce « bétonnage » fut le prix à payer par Pompéi, qui avait osé défier Rome. Nous avons vu qu’en 80 avant J.-C. Sylla y avait établi d’anciens légionnaires. Les colons n’en firent qu’à leur tête. Expropriations, ventes forcées et autres abus de pouvoir donnèrent un nouveau visage à la cité, et son aspect continua d’évoluer au cours des décennies suivantes, y compris sous le règne d’Auguste.

Les villas dont nous parlons sont l’expression de cette nouvelle ère à Pompéi. Elles empiètent largement sur les remparts et s’étendent hors de la cité, au rythme de terrasses descendant progressivement jusqu’à la mer. C’est cette partie de la ville que les archéologues ont nommée « Insula Occidentalis ». Autant dire que par rapport aux domus déjà visitées on atteint ici des sommets. Il n’en reste malheureusement pas grand-chose aujourd’hui, car ce secteur a subi bien des pillages et a fait l’objet de fouilles sauvages, avant d’être laissé à l’abandon. Comme pour le Colisée, ce que l’on voit aujourd’hui n’est que la coquille vide d’un véritable havre de luxe, à l’exception de quelques parties encore intactes, mais les vestiges de ces habitations nous donnent néanmoins une idée de ce que les Romains entendaient par l’expression « villas de rêve ».

Nous découvrons avec Caesius Bassus la maison du Bracelet d’or et restons interdits comme lui devant tant d’opulence et de beauté. Il aimerait pouvoir prendre le temps d’admirer chaque fresque mythologique, chaque sculpture. Ici les lits sont recouverts de soie et les coussins brodés de fils d’or. Même les statues en marbre sont recouvertes d’or. Le poète n’a jamais vu un tel raffinement, mais ce qui le surprend le plus c’est l’agencement de la maison. En effet, elle ne s’organise pas sur un ou deux niveaux mais sur plusieurs, avec quantité d’escaliers, de fontaines et de jeux de perspectives. On dirait une villa hollywoodienne… ou plutôt, Hollywood s’est décidément inspiré de l’antique Pompéi !

La propriétaire des lieux attend Caesius Bassus sur la terrasse principale. L’esclave qui accompagne celui-ci baisse la tête, fait deux pas en arrière et disparaît en silence. Le poète, lui, continue d’avancer. Au-delà de l’univers clos de la maison semble s’ouvrir un espace infini, et voici que soudain apparaît la ligne bleue de la mer, avec la péninsule de Sorrente, au sud, et puis Capri. Au nord, on aperçoit Ischia et la colline du Pausilippe.

S’appuyant sur la balustrade de la terrasse, Caesius Bassus découvre deux autres niveaux en contrebas. Juste en dessous, deux enfants s’amusent, surveillés par leur nounou : un garçonnet court en tirant derrière lui un cheval en terre cuite monté sur des roues (un jouet d’une vingtaine de centimètres de haut) ; une fillette s’occupe de ses deux poupées articulées en ivoire, qu’elle peut déshabiller et habiller avec différentes tenues, exactement comme elle le ferait de nos jours avec Barbie.

Plus bas encore, il y a un jardin. Caesius Bassus aperçoit un superbe nymphée revêtu de mosaïques étincelantes en pâte de verre, un miroir d’eau et un triclinium plongé dans la verdure. La végétation se prolonge presque naturellement sur un mur où est peint un autre jardin avec ses arbres et ses oiseaux.

La maîtresse de maison devine l’étonnement du poète, et d’une voix douce elle lui demande de s’écarter car il lui cache la vue. L’homme se retourne, embarrassé parce qu’il n’avait pas encore remarqué sa présence. Installée sur un tabouret pliant couvert d’un grand coussin, elle est en train de peindre un tableau représentant une coupe en verre posée sur le rebord de la terrasse et contenant des grenades ainsi que des figues. Pour une telle nature morte on n’aurait pu rêver plus belle toile de fond que cette mer et ce ciel.

L’artiste porte au bras un superbe bracelet en or, et c’est précisément ce bijou exhumé dans un couloir de la villa qui donnera son nom à ce lieu enchanteur.

Caesius Bassus prie son hôtesse de l’excuser, et après les civilités d’usage entre un poète et l’une des personnalités les plus riches de Pompéi, ils entament une paisible conversation. On comprend aisément qu’ils sont sur la même longueur d’onde. La femme est entre deux âges, grande, brune. Sous la tunique jaune et l’étole violette aux broderies précieuses, on devine un corps élancé, en rien déformé par les grossesses. L’étoffe transparente laisse entrevoir des formes juvéniles, une petite coquetterie de la part d’une créature encore très belle, et dont les yeux bleus semblent chercher continuellement les yeux verts de Caesius Bassus.

Celui-ci maîtrise son art : il parle de poésie, mais aussi de peinture et de sentiments, touchant les cordes les plus sensibles de son interlocutrice, aussi raffinée qu’intelligente. Une idylle pourrait naître entre eux, qui sait ? Après tout, ce sont deux personnes cultivées dans un monde où l’ignorance est monnaie courante. Nous ne le saurons jamais, mais à l’évidence ils se sont plu au premier regard.

Une femme peintre à l’époque romaine

Il y a deux mille ans, on peignait déjà des tableaux. Malheureusement, la toile et le bois des cadres étaient trop fragiles pour résister au temps. On notera cependant un passe-partout retrouvé en Égypte. Préservé par la sécheresse du climat, il est conservé aujourd’hui au British Museum.

Les thèmes de la peinture romaine étaient des plus variés : statues, natures mortes, paysages et portraits. Parmi ces derniers, les plus célèbres sont ceux qui recouvraient le visage de momies découvertes en Égypte, dans la région du Fayoum. Ces portraits funéraires réalisés du vivant du défunt étaient probablement accrochés dans les maisons avant de devenir des masques mortuaires. Leur réalisme évoque les photographies ou les tableaux du XIXe siècle. D’ailleurs, les peintres d’alors n’avaient rien à envier à ceux d’aujourd’hui.

Le tableau qu’est en train de réaliser la femme au bracelet d’or est placé dans un cadre constitué de simples morceaux de bois. Elle écoute Caesius Bassus sans détacher les yeux de son travail. De la main gauche elle tient une petite palette, tandis que de la droite elle trempe régulièrement son pinceau dans une jolie petite boîte en bois avec couvercle, où sont conservés les pigments.

Quelles couleurs utilisait-on du temps des Romains ? Pline l’Ancien nous explique qu’elles étaient d’origines végétale, animale et minérale. On les répertoriait en fonction de leur rareté et de leur prix, selon qu’il s’agissait de couleurs naturelles ou composées. Les premières étaient les plus faciles à obtenir. Les couleurs florides étaient les plus rares ou les plus vives, celles dites « austères » étaient les couleurs sombres.

Le pourpre, exemple de couleur floride, était obtenu à partir d’un mollusque, le murex, par un procédé complexe et coûteux. Pour le noir on calcinait de l’ivoire ou, si on ne pouvait se le permettre, de l’os, de la résine ou de l’écorce de pin. On fabriquait du jaune avec de l’ocre en poudre ou en morceaux, et du rouge en chauffant de l’ocre jaune (nous en reparlerons plus loin en découvrant comment la chaleur de l’éruption a pu altérer certaines couleurs sur les fresques), ou bien à partir d’hématite ou de cinabre (rappelons qu’il s’agit de sulfure de mercure). Extrêmement coûteux, ce dernier a été utilisé en abondance dans la maison des Vettii à Pompéi et dans la villa des Papyrus à Herculanum. Mais notre belle aristocrate ne l’aime pas, car malgré la beauté du résultat il a tendance à noircir à la lumière. Ce problème ne se posait pas avec le vert, produit à partir de céladonite ou de glauconite, à moins de pouvoir s’offrir de la poudre de malachite. Enfin, le bleu était la couleur la plus chère, surtout quand il provenait de la pulvérisation d’azurite ou de lapis-lazuli importé de l’actuel Afghanistan. Meilleur marché, le bleu d’Égypte, que l’on utilisait déjà pour décorer les tombes des pharaons et les temples, était fabriqué en « laboratoire », au terme de différentes synthèses avec des ingrédients comme la malachite, le natron, etc.

Mais revenons à notre poète et à notre artiste peintre. Ils se promènent maintenant dans le jardin tout en continuant de parler poésie. Le tableau est resté sur son chevalet. Il ne sera jamais terminé.

Des voix montent de la villa voisine. Marcus Fabius Rufus sort de chez lui. Il a prévu une promenade en mer sur son bateau — son yacht privé, en quelque sorte. Sa propriété est encore plus belle que la maison du Bracelet d’or. Elle se développe sur quatre niveaux, à commencer par un grand jardin qui s’arrête aux pieds des remparts. Au-dessus de la muraille, un autre jardin, en terrasse, et que l’on pourrait qualifier de « jardin suspendu », se situe à hauteur de l’immense salle réservée aux fêtes et aux banquets. Cette pièce extraordinaire se distingue par sa façade en abside, percée de deux rangées de fenêtres afin que le maître et ses hôtes puissent admirer la mer depuis leurs lits de table. Le reste de la villa, qui compte d’innombrables pièces, s’organise autour de cette grande salle. La plupart sont dotées d’arcades et de fenêtres avec vue sur la Méditerranée. Enfin, en guise de toit, le dernier étage accueille un vaste portique où se promener et jouir encore plus agréablement du spectacle.

Dans cette demeure, on l’aura compris, la nature n’est plus reléguée au-dehors ou prisonnière dans de petites cours intérieures : elle révolutionne la disposition antique des pièces telle que nous l’avons rencontrée jusqu’ici. La villa s’ouvre à elle et obéit à ses lois ; l’architecture privilégie les somptueux panoramas, s’organisant sur différents niveaux comme pour les faire entrer dans la maison.

Étonnant destin que celui de Marcus Fabius Rufus : il sera tué par une coulée pyroclastique pendant qu’il dévalera un escalier intérieur. Les archéologues qui retrouveront ses restes sur les marches, tête contre terre, en feront un moulage, figeant pour l’éternité sa fuite désespérée.

À moins que ce corps ne soit celui d’un esclave resté de garde pendant l’éruption…

Une visite chez le médecin

Tandis que Caesius Bassus et son hôtesse se promènent dans le jardin de la maison du Bracelet d’or, quelques centaines de mètres plus loin Rectina descend de sa raeada.

Le cheval halète, exténué d’avoir accompli la dernière partie du trajet à une allure un peu trop soutenue. Un palefrenier le saisit par les rênes et le conduit dans une écurie semblable à toutes celles qui se trouvent aux portes des cités romaines. Le voyageur peut y « garer » son cheval ou sa voiture en attendant de le reprendre quelques heures voire plusieurs jours plus tard. Ces abris sont l’équivalent des parcs de stationnement modernes implantés en périphérie des villes, où l’on peut laisser son véhicule pour prendre le métro ou le bus. Pompéi ne fait pas exception. On a retrouvé les vestiges d’écuries publiques juste au-delà de la porte de Nocera, contre les anciennes murailles. En guise de métro, des litières attendent les plus fortunés. Quant aux moins riches, ils continuent à pied.

Rectina se couvre la tête de sa palla et la rabat légèrement sur son visage. Elle jette un œil du côté de la ville et se met en route, sa servante à ses côtés. L’esclave de confiance les précède, écartant les passants pour ouvrir la voie.

Leur maîtresse a choisi de passer par la route qui contourne la cité. Les voici en haut d’une côte bordée de monuments funéraires. Curieusement, de petites bornes jalonnent le bord des trottoirs à intervalles réguliers. Elles aident les cavaliers à grimper plus facilement sur leur cheval (un peu comme des marchepieds), sachant que les Romains ne connaissaient pas encore l’usage des étriers. Ces bornes restées en place nous confirment que les diverses portes de la ville étaient le vrai point de départ ou d’arrivée des voyageurs, théâtre d’un incessant va-et-vient de chevaux, de chars, de chariots et autres voitures. En revanche, on n’en trouve pas à l’intérieur des murs.

Rectina franchit bientôt la porte d’Herculanum, surmontée de grandes statues en bronze sur lesquelles des oiseaux sont venus se réchauffer au soleil d’automne. Il y a bien longtemps que personne n’en a refermé les imposants battants, rongés par le temps. Cette porte laissée ouverte est un véritable monument à la paix qui règne en cette contrée de l’Empire depuis plus d’un siècle et demi !

Pourquoi Rectina s’est-elle déplacée jusqu’à Pompéi ? N’était-ce pas plus simple pour elle de se rendre à Herculanum, à deux pas de sa villa ? Sa venue s’explique par la présence en ville d’une sommité, un médecin de l’entourage de Titus, le tout nouvel empereur. Comme il doit repartir demain matin, elle ne voulait pas manquer l’occasion, bien qu’elle ne soit pas si rare. Le praticien est déjà passé dans la région et y a soigné de nombreuses personnes. Sur le mur des latrines de la maison de la Gemme, à Herculanum, on peut lire à son sujet cet irrévérencieux graffiti : « Apollinaris, médecin de l’empereur Titus, a bien chié*1. »

En principe, compte tenu du rang de Rectina, c’est le médecin qui aurait dû se rendre auprès d’elle. Les riches ne se mêlent pas à la plèbe dans les salles d’attente ! Mais notre Romaine a agi sous le coup de l’impulsion, elle souhaitait rencontrer Appollinaris au plus vite. Pourquoi tant d’impatience ? Tout simplement parce qu’elle veut un enfant. Ce n’est plus une gamine, c’est vrai, mais elle est encore féconde. Elle veut un bébé avant qu’il ne soit trop tard. Le médecin pourra certainement donner son avis et l’aider, peut-être même lui indiquer le meilleur remède pour augmenter ses chances de tomber enceinte.

Le souhait de Rectina va plutôt à contre-courant en un temps où mettre un enfant au monde est une véritable roulette russe pour la femme. Depuis plus d’un siècle, en effet, les Romaines de la haute société ont tendance à éviter les grossesses. Il y a bien sûr les risques médicaux, mais elles ont surtout peur de voir leurs habitudes quotidiennes bouleversées par la présence d’un bambin, sans parler des conséquences sur leur silhouette. Pour faire face à la baisse de la natalité et des mariages dans les couches supérieures de la société, Auguste est allé jusqu’à promulguer (inutilement) des lois contre l’adultère et il a même allégé les impôts pour les couples avec trois enfants ou plus.

La seconde moitié du Ier siècle ressemble étrangement à l’époque actuelle, qui connaît une crise du mariage, à ceci près que les Romains ne se mariaient presque jamais par amour mais par convenance. Leurs unions arrangées sont comme la fusion de deux entreprises pour obtenir une meilleure cotation en Bourse. Il n’est pas rare de voir un noble au bord de la ruine s’unir à la fille d’un entrepreneur plein d’avenir, quand bien même c’est un affranchi. Le premier y gagne un bel apport d’argent frais, le second se voit propulsé socialement. Au-delà de ces considérations pratiques, les femmes et les hommes de la haute société romaine préfèrent de toute façon les plaisirs éphémères au mariage et aux enfants, collectionnant les relations clandestines dans un chassé-croisé digne d’un quadrille.

Mais revenons à Rectina, qui a envoyé hier un message au médecin. Elle n’aura pas à attendre son tour : son esclave de confiance s’est fait connaître et a organisé son arrivée. Aussi est-elle dirigée discrètement vers une entrée secondaire du cabinet.

La maison du Chirurgien, où nous sommes actuellement, doit son nom aux dizaines d’instruments médicaux découverts entre ses murs, dont une quarantaine rangés dans de petits étuis en métal. C’est sans doute l’une des plus anciennes de Pompéi. On pense que les pièces donnant sur l’impluvium, et donc réservées en principe aux maîtres, servaient aux actes médicaux. Dans les cités romaines, en effet, il n’existait pas d’hôpitaux au sens propre du terme (en dehors des camps militaires, comme dans l’actuelle Xanten, en Allemagne). Les médecins allaient soigner les malades à domicile. Certaines découvertes archéologiques indiquent cependant qu’une demeure pouvait être transformée en dispensaire, avec plusieurs praticiens installés dans différentes pièces. On a retrouvé un hôpital de ce type à Rimini. En l’occurrence, il semble même qu’un cubiculum y ait été consacré à la surveillance postopératoire. Nous ne savons pas où en était Pompéi dans ce domaine à la date de l’éruption, mais compte tenu de ses milliers d’habitants on peut supposer qu’elle possédait plusieurs cabinets médicaux faisant aussi office d’hôpital de jour, à l’exemple de la maison du Chirurgien.

Rectina y est accueillie par le médecin de l’empereur en personne. C’est un homme aux cheveux blancs, avec un fort accent grec. De fait, les médecins sont tous de cette origine, comme le veut la tradition, car les Grecs ont toujours été des pionniers dans cette discipline. (Éphèse était alors l’équivalent d’un pôle médical universitaire américain.) Il faut aussi savoir qu’à l’époque archaïque aucun Romain n’aurait accepté de l’argent pour sauver la vie d’un compatriote. Chaque pater familias se devait de connaître plusieurs remèdes contre les maladies courantes et préparait lui-même les médicaments, conservés à la maison pour son entourage. Mais peu à peu, avec la « mondialisation » à la romaine en Méditerranée et la plus grande mobilité des médecins grecs, les choses ont changé : les Romains ont commencé à se tourner vers des professionnels, comme le fait à présent Rectina.

Apollinaris s’apprête à l’examiner. Après avoir exposé son problème, elle s’allonge sur un lit tandis qu’il se lave les mains et saisit un étrange instrument à vis en forme de L, qui rappelle un cric par sa forme et un grand tire-bouchon par sa taille. Il s’agit d’un écarteur. Il suffit de tourner la vis et les branches s’ouvrent comme les doigts de la main. Très proche du spéculum de nos gynécologues, cet objet étonnamment moderne est le fruit d’un travail d’une grande précision fondé sur une étroite collaboration entre praticiens et artisans.

Pendant l’examen, Rectina détourne le regard. Elle aperçoit divers instruments sur la table : des scalpels à lames amovibles, semblables aux lames de nos rasoirs à main, des pinces pour arracher les dents, des pincettes à branches articulées pour enlever les amygdales, des fers pour cautériser les blessures, des scies pour les amputations. Il y a là l’arsenal classique des médecins de l’Empire romain, habitués qu’ils sont aux interventions en tout genre, y compris les plus sanglantes, car ils exercent souvent leurs fonctions dans les camps militaires avant de passer dans le privé et de gagner des sommes mirobolantes.

À côté des instruments de chirurgie, il y a des médicaments : des flacons pour divers onguents, des pots en terre cuite pour les crèmes lénitives, de petites boîtes métalliques joliment décorées pour les pastilles médicinales à base d’essences naturelles.

Appartenant à la famille du fenouil sauvage, le silphium en particulier entrait dans la composition de nombreux remèdes. Les Romains lui attribuaient d’infinies vertus thérapeutiques. C’était une sorte de panacée de l’Antiquité. Malheureusement, son exploitation intensive en tant que plante médicinale et que condiment a conduit à sa disparition en Cyrénaïque, où elle poussait en abondance. On la considérait là-bas comme un bien si précieux qu’on la représentait sur les pièces de monnaie. Nous savons qu’elle servait aussi à produire des collyres solides qui se dissolvaient dans l’eau.

Mais on ne trouve pas que des instruments et des médicaments sur la table d’un ponte de la médecine romaine. Rectina reconnaît les statues d’Esculape (le dieu de la médecine) et de deux autres divinités, Mercure et Hygie. Il y a aussi une étrange main en bronze couverte de symboles et associée au culte oriental de Jupiter Dolichène, ainsi qu’un récipient en céramique ayant la forme d’un pied. Il sert à verser des liquides sur le corps, chauds ou froids selon la thérapie indiquée. Le savoir médical laissant à désirer, il est clair que la dimension divine et la composante propitiatoire jouent un rôle non négligeable dans la guérison.

Pendant ce temps, d’autres personnes attendent leur tour devant la maison du Chirurgien, assises pour la plupart au bord du trottoir, dans la rue qu’on nomme aujourd’hui « via Consolare ». Il y a parmi elles une femme qui veut exactement le contraire de Rectina. Elle s’appelle Smyrina et vient des côtes de l’actuelle Turquie. La belle effrontée aux boucles noires et aux courbes généreuses ne manque pas de tempérament ni de repartie. Elle ne tient pas en place et répond du tac au tac : une femme du peuple, pourrait-on dire, à l’aise dans les quartiers populaires. Il est hors de question pour elle de tomber enceinte, mais son métier la conduit à avoir des rapports fréquents, voire plusieurs fois par jour, avec des hommes de tous bords. Ce n’est pas une prostituée, non. Elle est serveuse dans une taverne, via dell’Abbondanza, l’une des rues les plus fréquentées de Pompéi. Car en ce temps-là on peut demander une prestation sexuelle à n’importe quelle femme employée dans un établissement public. C’est normal, ça fait partie des services proposés. Et en matière de contraception il existe déjà de nombreuses méthodes pour éviter la grossesse, mais nous y reviendrons. Sachez d’ores et déjà que les Romaines disposent de la pilule de la veille et de celle du lendemain…

Quelqu’un installe une jeune fille sur un tabouret devant la maison du Chirurgien. Son ventre rond indique qu’elle est enceinte. Cette adolescente d’une quinzaine d’années incarne un autre aspect de la situation féminine. Les Romaines se marient très jeunes, dès l’âge de douze ans (le seuil minimal prévu par la loi) et ne tardent pas à devenir grosses. Bien que de nombreux médecins, dont Galien, suggèrent d’attendre l’âge de quatorze ans, les cas de mères adolescentes sont fréquents. Une telle précipitation s’explique aussi par le fait que leurs maris sont beaucoup plus vieux. Ils ont en moyenne trente ou quarante ans et ne les considèrent comme leurs épouses que sur le plan technique, pourrait-on dire, dans la mesure où les mariages sont arrangés. Parfois, les filles sont encore plus jeunes et n’ont pas plus de sept ou huit ans lorsqu’elles s’installent à titre de fiancée dans la maison de leur futur conjoint, lequel s’engage par contrat à ce que le mariage ne soit consommé qu’après les noces. Bien souvent, pourtant, ces accords ne sont pas respectés, ainsi que l’ont découvert les historiens dans des documents relatifs à plusieurs procès.

L’adolescente que l’on vient d’installer confortablement est traitée avec déférence : elle est la fille d’un homme d’affaires influent de Pompéi, mais aussi très controversé à cause de ses combines. Il s’agit de Caius Julius Polybius, dont nous avons fait la connaissance au banquet de Rectina. Nous aurons l’occasion de le retrouver au cours de nos pérégrinations et de nous forger sur lui une opinion plus précise. Mais tout le monde est d’accord sur un point : il est en passe de devenir l’un des maîtres de Pompéi, et de nos jours ses méthodes le classeraient sans conteste dans la catégorie des requins de la finance et de la politique.

Il est évident que, tout comme Rectina, les trois femmes dont nous venons de parler sont ici pour consulter le médecin impérial, réputé notamment pour ses compétences dans le domaine gynécologique.

Le praticien qui exerce habituellement dans cette domus est là aussi, et comme chaque jour il s’apprête à recevoir sa clientèle. D’ailleurs, des bruits provenant de l’intérieur font sursauter les gens assis sur le trottoir. La porte est fermée par un gros loquet et par une poutre. Regardez bien par terre quand vous pénétrez dans une maison pompéienne : très souvent, à un ou deux mètres de l’entrée, vous verrez une petite cavité rectangulaire dans le sol avec un rebord ; c’est dans ce trou que s’insérait ladite poutre.

Les deux battants s’ouvrent et les gens entrent en silence. Certains boitent. D’autres sont couverts de bandages et soutenus par un parent. Ils s’assoient sur des bancs de bois, donnent leur nom à un secrétaire qui le note sur une tablette en cire puis patientent comme dans nos salles d’attente.

Que sait-on sur la santé des Pompéiens ? Malheureusement, aucun dossier médical n’est parvenu jusqu’à nous, mais nous disposons d’un grand nombre de squelettes qui ont fourni quantité d’indices sur les caractéristiques physiques de l’époque. Examinés par les anthropologues Maciej et Renata Henneberg, ils ont révélé des pathologies et des traumatismes souvent liés à une vie beaucoup plus active que la nôtre. À l’évidence, les médecins de Pompéi savaient réduire les fractures, car dans la plupart des cas les fragments étaient correctement alignés. On marchait beaucoup plus qu’aujourd’hui en ce temps-là et il n’y avait pas de machines pour alléger la fatigue ou éviter la répétitivité de certaines tâches, à la maison comme au travail. Or le fait de porter des choses trop lourdes ou d’utiliser sans cesse les mêmes outils peut conduire à une usure très rapide des articulations des jambes et des bras, et aussi abîmer la colonne vertébrale.

Les Pompéiens souffrent des mêmes maux que les autres habitants des villes de l’Antiquité. On note des déformations arthritiques au niveau des genoux, des chevilles, des hanches, des mains, des poignets, des coudes, des épaules et des vertèbres. Les inflammations sont aussi un gros problème. On a remarqué la formation de matériel osseux (ossification sous-périostée) en réaction à une inflammation. Plusieurs crânes présentent également des lésions osseuses, que nous appelons « ostéomes » dans la médecine moderne. Par ailleurs, si les populations vivant au pied du Vesuvius semblent avoir bénéficié d’une protection dentaire naturelle grâce à la teneur élevée en fluor de l’eau qu’elles consommaient, on note tout de même quelques caries et de profonds abcès au niveau des racines.

L’examen de ces ossements nous apprend également que les médecins de Pompéi ont parfois été confrontés à des pathologies peu communes, comme la soudure prématurée des sutures du crâne, ce qui modifie sa croissance, le déforme et conduit à une atrophie du cerveau. On a aussi repéré quelques cas d’épaississement des os (maladie de Paget), une hypertrophie qui les fragilise malgré l’augmentation de volume. Aussi étrange que rare, l’absence de symétrie des muscles du cou, parfois constatée, provoquait certainement une sorte de torticolis. Cependant, il s’agissait là encore d’une affection sporadique. Les cas de spina-bifida, en revanche, étaient beaucoup plus fréquents puisqu’ils représentent 11 pour cent des squelettes examinés. Cette maladie se caractérise par une malformation du tube neural empêchant le canal rachidien de se refermer. Les personnes qui en sont atteintes souffrent de douleurs dans le bas du dos.

Dans la maison du Chirurgien, rares sont les patients qui remarquent le passage silencieux d’un homme et de deux femmes au fond d’un couloir. Ils sortent par la porte de derrière, située près d’un petit jardin intérieur qui fait office de potager entre de hauts murs et nous rappelle l’heredium archaïque, le lopin de terre qui nourrissait la famille. Il s’agit bien sûr de Rectina et de ses deux esclaves. Elle est soulagée. Apollinaris lui a expliqué qu’elle était encore jeune et qu’elle avait de bonnes chances de mettre un enfant au monde. Elle n’a plus qu’à multiplier les tentatives et à prendre son mal en patience. Mais dès à présent elle peut rechercher la faveur des dieux en apportant une offrande au petit sanctuaire de la fécondité proche de sa villa.

Une ville aux accents du Moyen-Orient

Laissons Rectina et reprenons nos déambulations à travers les rues de Pompéi. Selon le très estimé professeur Antonio De Simone, qui a conduit et coordonné de nombreuses fouilles dans la région du Vésuve, leur atmosphère évoque à bien des égards celle d’une ville du Moyen-Orient.

Vue du ciel, Pompéi ne ressemble pas à une étendue de tuiles rouges, contrairement à ce que l’on voit dans les reconstitutions. On aperçoit beaucoup de toits plats et de terrasses, à l’image de nombreuses localités actuelles du littoral campanien. En vous promenant sur le site, vous découvrirez parfois des tuyaux de descente sous la forme de conduits en terre cuite constitués de plusieurs cylindres encastrés les uns dans les autres. Cela veut bien dire que les maisons correspondantes possédaient des toitures en terrasse, et sur ces terrasses vous auriez vu des femmes en train d’étendre le linge ou de mettre des fruits à sécher, mais aussi des remises en bois ou des rangées d’amphores.

Par tout un tas de détails, une simple promenade à Pompéi en 79 après J.-C. nous plonge dans l’ambiance d’une ville orientale d’aujourd’hui, nord-africaine ou indienne selon les endroits. Les gens que nous croisons portent des tuniques et des voiles. Les boutiques collées les unes aux autres n’ont pas de vitrines. Les marchandises sont entassées à l’entrée ou accrochées au chambranle de la porte.

Un bruit nous fait sursauter. On dirait des planches que l’on déplace. C’est un marchand qui vient d’ouvrir son échoppe. Dans l’Antiquité, on n’utilise pas de rideau de fer mais des volets disposés bord à bord et réunis par une longue barre de métal. C’est souvent encore le cas en Afrique du Nord (notamment en Égypte). Parfois, le commerçant ne retire qu’un seul panneau pour ménager une étroite ouverture.

Nous nous approchons de l’une de ces portes improvisées et distinguons la faible flamme d’une lampe à huile. Une forte odeur commence cependant à nous chatouiller les narines. Inutile d’y voir clair pour comprendre que nous sommes chez un vendeur d’épices. Nous repartons en baissant la tête pour éviter les bâches des auvents. Un peu plus loin, un cordonnier s’est déjà mis au travail et martèle sans relâche une sandale à ressemeler. Au carrefour, un mendiant adossé à un mur nous demande l’aumône. Passé ce croisement, nous tombons sur des piles de tissus exposés dehors, tandis qu’un boutiquier bedonnant discute avec un ami en buvant une boisson chaude au beau milieu de la rue.

Comment savons-nous tout cela à deux mille ans de distance ? Bien sûr, vous ne visitez aujourd’hui que les ruines d’une ville détruite par l’éruption du Vesuvius. Mais il suffit d’un peu d’imagination et de quelques petits trucs pour que Pompéi reprenne aussitôt vie sous nos yeux.

Nous avons déjà constaté que de simples morceaux de tuyau nous prouvent qu’il y avait une terrasse au-dessus de notre tête. Regardez bien le trottoir, maintenant : les blocs situés au bord sont presque toujours légèrement creusés d’une sorte de longue rigole. On croit tout d’abord que c’est dû au passage incessant des touristes. En réalité, c’est à cause de l’eau qui gouttait des toits et des auvents les jours de pluie. Il n’y a plus de toits, bien sûr, il ne reste que des rez-de-chaussée et des vestiges de premiers étages, mais là encore faites appel à votre imagination : levez la tête et vous verrez apparaître des toitures. La rue s’animera de nouveau. Les étages disparus reprendront forme, avec leurs fenêtres et leurs balcons. Les tentures se remettront à battre au vent et des pots de fleurs apparaîtront ici et là, car les Romains aimaient autant que nous fleurir leurs maisons ou garnir de plantes les rebords de fenêtre. Quant aux éraflures sur les seuils, elles signalent l’emplacement de portes aujourd’hui disparues.

Poursuivez votre voyage entre le passé et le présent, entre Pompéi au Ier siècle et ce qu’il en reste au XXIe. Par terre, au niveau de la devanture d’un magasin, les dalles de marbre sont elles aussi marquées de profondes rainures : c’est là que coulissaient les volets fermant la boutique. Ne revoyez-vous pas la scène, tout à coup ? Juste en face, vous remarquerez un trou au niveau de l’arête du trottoir. On pourrait presque y passer le doigt et le voir ressortir de l’autre côté. À quoi servaient de tels orifices ? Tout simplement à attacher les chevaux ou bien des cordes permettant de tendre des bâches. Aujourd’hui encore, c’est une technique assez courante en Inde. L’auvent qui protège les passants à l’entrée des boutiques est une simple toile montée sur un châssis rudimentaire formé de deux poteaux et d’une barre horizontale. Cette pièce de tissu est ensuite tendue grâce à deux cordes que l’on passe dans les trous des trottoirs.

Il y a d’autres façons de faire renaître Pompéi sous vos yeux. Par exemple, avez-vous déjà vu ces gros blocs de pierre carrés alignés au milieu des rues. Pourquoi de tels passages piétons ? me direz-vous. N’aurait-il pas été plus simple de construire des trottoirs moins élevés ? La réponse saute aux yeux les jours de mauvais temps. Lorsqu’il pleut, les rues se transforment en torrents. Les trottoirs sont hauts pour que les échoppes ne soient pas inondées ; quant aux blocs sur la chaussée, ils permettent aux piétons de garder les pieds au sec, tout comme on traverse une rivière en marchant sur les rochers à fleur d’eau. Vous constaterez d’ailleurs sur le plan de la cité qu’il y a plus de rues dans l’axe nord-sud que dans l’axe est-ouest. Ce n’est pas un hasard car elles suivent l’inclinaison du versant sur lequel la ville a été construite, facilitant ainsi l’évacuation des eaux pluviales. Du coup, celles-ci lavent la chaussée en emportant les détritus qu’y jettent les commerçants, les passants ou les occupants des maisons depuis leurs fenêtres (même si c’est interdit). Pour preuve de ce que nous avançons, il suffit d’observer de près les rares secteurs de Pompéi où, au lieu de dévaler les rues, l’eau de pluie s’engouffrait dans des bouches d’égout. C’est le cas près des Thermes de Stabies, par exemple, où vous ne verrez aucun passage piéton constitué de grosses pierres.

Encore un détail pour rendre la scène plus vivante : les jours de pluie, justement, Pompéi se met à chanter. Les maisons résonnent du bruit de l’eau qui s’écoule dans les impluviums. Dans les venelles, on n’entend plus qu’un ruissellement assourdissant. Les rues se transforment en petites rivières. Fermez les yeux et vous verrez les Pompéiens presser le pas, enveloppés dans leur cucullus — une cape en cuir dotée d’un capuchon, qu’ils ont empruntée aux Gaulois. L’umbrella, rappelons-le, sert uniquement à se protéger du soleil, et elle est réservée aux riches.

En continuant de flâner le nez en l’air dans les ruines de Pompéi, vous observerez sur les murs de curieuses compositions, plutôt sommaires, notamment près de l’entrée de certaines maisons : ici un soleil réalisé avec de simples briques disposées en étoile, là un parement formé de losanges à la façon des alvéoles d’une ruche (opus reticulatum), ailleurs des plaques en terre cuite figurant divers outils sculptés en relief (ceux du forgeron, par exemple) et révélant sans ambiguïté la nature de l’atelier ou de la boutique.

D’autres représentations sont plus surprenantes. C’est le cas des organes sexuels masculins en pierre placés dans des cadres de brique en forme de maison, ou encore des phallus dressés vers la rue. Ces symboles, nous le savons, sont destinés à éloigner le mauvais sort de l’habitation ou de l’échoppe. Pensez à la corne de corail que certains de nos contemporains portent en pendentif. C’est la même chose. Ces amulettes d’aujourd’hui ne sont rien d’autre que des pénis en érection transformés en cornes de taureau au Moyen Âge, quand toute référence directe aux plaisirs de la chair était prohibée. Le célèbre phallus de la via dell’Abbondanza que l’on prend généralement pour une flèche indiquant la direction d’un lupanar est bien un talisman : il a dû être placé là afin de protéger un commerçant contre les invectives de ceux qui lui enviaient sa réussite.

Un autre élément, cette fois érigé vers le ciel, fait de Pompéi un lieu unique. La minuscule cuisine aménagée dans une petite cour de service de la maison de Caius Julius Polybius en offre un parfait exemple. Il s’agit d’une tuile dotée d’un conduit de cheminée pour évacuer les fumées domestiques. On n’a retrouvé sur aucun autre site antique ces objets fabriqués en série par un artisan ingénieux.

Au hasard de ses déambulations, le promeneur sera également frappé par de profondes ornières dans la chaussée. On pourrait d’abord penser qu’elles sont dues au frottement des roues sur les pavés, mais il n’en est rien. Elles ont été creusées à dessein dans la pierre afin de guider les roues des véhicules. Étant donné qu’ils ne circulaient que de nuit, cela leur évitait de heurter les blocs des passages piétons, et ils ne risquaient pas non plus de racler le bord des fontaines quand ils négociaient leurs virages.

Sans ces rails de sécurité, on n’aurait jamais découvert qu’il y avait des sens uniques à Pompéi ! Certaines rues étaient en effet trop étroites pour deux voitures, et il était quasiment impossible qu’une mule ou un cheval tirant une charrette pleine de marchandises fasse marche arrière. Aussi ne circulait-on qu’en sens unique dans la zone la plus ancienne de la cité, traversée d’innombrables ruelles. Lorsque nous avons emprunté ce matin la venelle du lupanar pour rejoindre celle de la pâtisserie, nous avons parcouru une partie de la via degli Augustali. Les passages piétons nous apprennent qu’il y avait bien des voitures sur ce tronçon, mais d’après le nombre réduit de rails elles ne circulaient que dans un sens. Ajoutez à cela les rues barrées par des bornes en marbre érigées au milieu de la chaussée pour protéger les zones piétonnes, comme c’est le cas via dell’Abbondanza quand on arrive au Forum, et vous constaterez qu’à de multiples égards le plan de circulation de Pompéi s’apparentait à celui de nos villes modernes.

Mendiants, parfumeurs et écoliers

Croisait-on des mendiants dans les rues de Pompéi ? La réponse est oui, mais comment le savons-nous ? Comme toujours à Pompéi, il faut procéder par étapes en recherchant des traces indirectes. Au numéro 13 de l’Insula IX (Regio VI, près du Forum) se trouve le collège des parfumeurs (unguentarii). L’inscription électorale laissée sur le mur nous livre un indice important : on y lit qu’en dehors desdits parfumeurs les pauvres (pauperes) eux-mêmes conseillent d’élire un certain Modestus à la fonction d’édile. Il y a donc de fortes chances pour que le coin ait été particulièrement fréquenté par les mendiants. Les riches Romains qui passaient par là devaient certainement leur distribuer de généreuses aumônes. En outre, on venait acheter du pain et des pâtisseries via degli Augustali, notamment dans la boulangerie d’un certain Donatus. À la fin de la journée, ou simplement quand les clients sortaient du magasin, il était plus facile ici de quémander de quoi manger que dans d’autres rues.

Un peu plus loin, au numéro 14 de l’Insula XII (Regio VII), on a découvert une école. Les élèves avaient probablement entre dix et quatorze ans. À l’époque romaine, on ne construisait pas de bâtiments réservés à l’enseignement : il était dispensé dans la rue ou dans une maison réaménagée à cet effet. Celle-ci se composait d’une salle rattachée à l’habitation et d’un jardin. La classe pouvait contenir jusqu’à trente élèves. On leur enseignait certainement des matières techniques car on a retrouvé des graffitis riches en annotations chiffrées. Nous connaissons également le nom des professeurs (et propriétaires des lieux) : Cornelius Amandus et Cornelius Proculus.

Grâce aux investigations des archéologues, les ruines de Pompéi ont révélé l’incroyable variété des rues en termes de population et de métiers. Il ne reste aujourd’hui que des murs de brique, des édifices délabrés, des comptoirs de marbre muets. Une fois de plus, pourtant, faisons appel à notre imagination. Bien que ces vestiges ne soient que des squelettes, essayons de leur redonner chair. Prenons par exemple la via degli Augustali : vous devinez la présence des nombreux commerçants et artisans qui s’y côtoient ?

Au début de la rue, il y a un magasin d’huile avec un pressoir (torcular olearium) appartenant à Numisius Jucundus, un important négociant (mercator). La boutique est gérée par Secundus et Victorius, deux de ses esclaves — à moins qu’il ne les ait affranchis ! Non loin de là (près du célèbre lupanar qui attire tous les touristes), voici une auberge où travaille une serveuse sexy du nom d’Hédoné. Un graffiti ironique d’un client à propos de la candidature de Vatia à la fonction d’édile nous donne une idée de l’atmosphère qui règne dans l’établissement : « Tous ceux qui boivent ici la nuit vous demandent d’élire Marcus Cerrinius Vatia comme édile. Peint par Florus avec Fructus*2. » Une autre inscription fait directement référence à la serveuse : « La belle Hédoné salue celui qui lira cela ! Hédoné dit : “Ici on boit pour un as. Si tu en donnes deux, tu en boiras du meilleur. Si tu donnes quatre as, tu boiras du Falerne*3 !” »

En continuant sur la via degli Augustali en direction de la via Stabiana, on tombe sur une échoppe de cordonnier (taberna sutrina). Un graffiti au coin de l’atelier nous apprend que les artisans qui travaillaient là s’appelaient Menecrates et Vesbinus. Les archéologues ont découvert sur place les outils propres à leur métier, dont deux scalpra en demi-lune (des tranchets pour découper le cuir), une subula (une alêne pour le percer), une pince, trois aiguilles et deux pots contenant de l’atramentum, un liquide noir que les cordonniers utilisaient pour teinter le cuir, et les peintres pour fabriquer un vernis préservant les couleurs des fresques.

Un peu plus loin, voici l’entrée de l’élégante demeure du centurion Marcus Caesius Blandus, désormais à la retraite. Nous savons qu’il a servi dans la neuvième cohorte prétorienne. Outre diverses mosaïques et représentations liées à l’armée, sa maison abrite son portrait et celui de son épouse. C’est une œuvre particulièrement intéressante parce que le centurion est représenté dans un médaillon entouré d’une corona ovalis. Cette couronne de myrte signifie qu’au cours de ses années de service il a eu l’honneur d’une ovation.

Enfin, au bout de la via degli Augustali, on arrive au logis du muletier Quintus Sallustius Inventus, qui abrite une petite étable et deux grandes cuves. La première est l’abreuvoir, l’autre sert au fourrage. Le muletier, lui, habitait à l’étage.

*1. APOLLINARIS MEDICUS TITI IMP[ERATORIS] / HIC CACAVIT BENE.

*2. M[ARCUMCERRINIUM / VATIAM AED[ILEM] O[RANT] V[OS] F[ACIATIS] / SERI BIBI / UNIVERSI ROGANT / SCR[IPSITFLORUS CUM FRUCTO.

*3. CALOS HEDONE / VALEAT QUI LEGERIT / [H]EDONE DICIT / ASSIBUS HIC / BIBITUR DIPUNDIUM / SI DEDERIS MELIORA / BIBES QUATTUS / SI DEDERIS UINA[M] / FALERNA[M] BIB[ES].