DA FRI[GI]DAM PUSILLUM
Donne-moi un peu d’eau froide !
Nous avons atteint une autre porte de Pompéi, dite aujourd’hui « porte du Vésuve », au nord-est du quartier résidentiel que nous laissons maintenant derrière nous pour explorer le reste de la ville. La construction basse et carrée qui se dresse sous nos yeux a tout d’un bunker. Ce bâtiment sans caractère n’en est pas moins vital pour la collectivité, puisqu’il s’agit du château d’eau (Castellum Aquae).
Pour leur approvisionnement en eau, la plupart des civilisations antiques creusaient des puits, collectaient l’eau de pluie dans des citernes et, si possible, construisaient leurs cités au bord d’un fleuve ou d’une rivière. C’est ainsi que sont nées la plupart des capitales. Mais les Romains avaient un atout de plus dans leur manche : ils savaient acheminer l’eau dans n’importe quelle cité ou presque grâce aux aqueducs.
En l’occurrence, c’est celui de Serino qui la fournissait aux habitants de Pompéi. Il mesurait près de 100 kilomètres de long, pour un débit de 6 000 mètres cubes par jour. Il desservait beaucoup d’autres localités, dont Herculanum, Naples, Pouzzoles, Baïes, Cumes et Misène. On peut le comparer à une autoroute de l’eau avec d’innombrables sorties et autant de castella aquae s’apparentant à des péages. L’eau de ces réservoirs était canalisée dans des tuyaux de plomb qui la distribuaient un peu partout dans les cités, du moins en temps normal.
Car nous découvrons qu’en ce mois d’octobre 79 après J.-C. rien ne va plus : Pompéi est à sec, et ce n’est pas la moindre de nos surprises au cours de ce voyage dans le temps. En effet, contrairement à ce qui est écrit dans les romans et montré dans les films, les fontaines publiques de la ville étaient vides à la veille de l’éruption.
L’eau ne chante donc plus dans les belles demeures des riches et leurs jardins intérieurs. Pas une goutte ne sort des robinets des thermes aujourd’hui. D’ailleurs, tous sont fermés à l’exception d’un établissement qui possède ses propres réservoirs. Cela signifie-t-il qu’on ne peut plus se laver à Pompéi ? Non. On le peut, mais pas comme on l’entend habituellement. Tout se fait à la manière d’autrefois, avant la construction de l’aqueduc. On se sert de cruches et de baignoires. (L’une d’elles, semblable à nos versions modernes, mais en bronze, est conservée dans les entrepôts d’Herculanum.) Et bien sûr il y a les esclaves pour transporter dans des amphores l’eau provenant du Sarno ou de citernes.
Pourquoi cette pénurie à Pompéi ? Une fois de plus, le coupable n’est autre que le volcan sur le point de se réveiller. Nous n’avons aucune preuve que les mouvements de terrain dus à l’imminence de l’éruption aient modifié l’inclinaison du relief, empêchant l’eau d’arriver jusqu’en ville, comme l’affirment certains. Toutefois, si cette hypothèse était juste, d’autres cités alimentées par le même aqueduc auraient dû manquer d’eau elles aussi, en particulier Misène, située en fin de parcours. Cependant, Pline le Jeune n’en fait pas mention. Il est beaucoup plus probable, en revanche, que la cause de ce black-out hydraulique soit un séisme survenu peu de temps avant la catastrophe. Les éboulements typiques de la phase précédant l’entrée en activité d’un volcan de cette catégorie constituent selon nous la cause la plus plausible, entraînant des brèches ou l’effondrement d’une partie de l’aqueduc. Avant de réparer, il faut recalculer la bonne inclinaison avec précision.
Les tremblements de terre sont les véritables protagonistes des événements que nous relatons ici et que Pline le Jeune décrit dans ses lettres. À l’approche du Castellum Aquae, nous saisissons les bribes d’une conversation à propos de ces phénomènes naturels et reconnaissons aussitôt Titus Suedius Clemens, le puissant personnage que nous avons rencontré chez Rectina. Que fait-il au château d’eau ?
Sa mission à Pompéi, comme nous l’avons expliqué lors du banquet, est extrêmement délicate. Lorsqu’il a pris le pouvoir, l’empereur Vespasien a trouvé les finances de l’Empire dans un état déplorable. Néron avait vidé les caisses avec ses dépenses excessives. Après le suicide du tyran, plusieurs empereurs s’étaient succédé en l’espace de quelques mois. Au cours de cette période de troubles, les légions qui soutenaient les candidats potentiels s’étaient affrontées dans le sang. La confusion était telle que la période de juin 68 après J.-C. à décembre 69 est restée dans l’Histoire comme l’« année des quatre empereurs ». Le pragmatique Vespasien a pris des mesures rigoureuses pour remettre de l’ordre dans les finances et l’administration. Clemens, qui compte parmi les acteurs de cette politique, la poursuit en servant désormais son fils Titus.
La tâche du tribun impérial est claire : redessiner le cadastre afin d’augmenter les recettes fiscales. La question se révèle plus épineuse à Pompéi que dans d’autres cités. Le tremblement de terre de 62 après J.-C. ayant probablement détruit une partie des archives de la ville, il faut reprendre le plan de toutes les propriétés, reconstruire certains édifices et vérifier si certains citoyens n’ont pas profité des événements pour repousser les limites de leurs terres et s’approprier des biens domaniaux.
Le représentant de l’empereur est un homme inflexible envers les vivants comme envers les morts. Nous le savons grâce à un cippe découvert près de la porte de Nocera : il a carrément fait déplacer un tombeau situé au-delà des remparts de la ville, lequel empiétait de quelques mètres carrés sur un terrain public : « Par ordre de l’empereur César Vespasien Auguste, le tribun Titus Suedius Clemens, ayant examiné les plaintes et fait relever les superficies, a restitué à la ville de Pompéi des lieux publics occupés par des particuliers*1. » Et c’est loin d’être la seule inscription de ce genre en ville ! Il y en a d’autres près de la porte du Vésuve, de la porte d’Herculanum, de la porte Marine…
À l’évidence, ce personnage inspire la crainte. Nous avons retrouvé quelques lignes de Tacite à son sujet. Nous savons qu’au cours de l’année des quatre empereurs, pendant le bref règne d’Othon, il commanda une expédition navale. Tacite le décrit comme un homme ambitieux et toujours impatient de combattre — un « faucon », dirait-on aujourd’hui. Pour mener à bien sa tâche délicate et mieux contrôler le territoire, il s’est installé à Pompéi, où il réside depuis des années. Nous connaissons même son adresse à l’époque de l’éruption. D’après Matteo Della Corte, il loge dans la domus d’un riche notable, Marcus Epidius Sabinus. Y aurait-il là conflit d’intérêts ? Il est vrai que certains liens entre politiciens et entrepreneurs peuvent aller au-delà de la simple amitié, donnant lieu à des affaires qui sont tout sauf transparentes. Or nombreux sont ceux qui cherchent à s’attirer la sympathie et les bonnes grâces de Clemens. Une inscription apprend par exemple qu’un certain Publius Claudius Speratus lui a offert une amphore d’un vin remarquable de trois ans d’âge.
Mais le tribun est un homme intègre et ce Marcus Epidius Sabinus qui l’héberge ne l’est pas moins. Celui-ci est estimé de tous les Pompéiens. C’est peut-être pour cette raison que le représentant de l’empereur a choisi de vivre dans sa maison et d’appuyer sa candidature à la fonction de duumvir, deux ans plus tôt.
À présent, tous deux se trouvent donc au Castellum Aquae, et quand Sabinus prend la parole tout le monde se tait. C’est un magistrat de renom et un rhéteur très apprécié. Certains historiens l’ont surnommé le « Quintilien de Pompéi », car à l’époque où il faisait partie des juristes les plus savants de la ville il encourageait ses élèves à devenir avocats. Il évalue actuellement les dégâts causés par le dernier tremblement de terre et les mesures nécessaires (y compris sur le plan juridique) pour rétablir au plus tôt l’approvisionnement en eau à Pompéi.
Parmi ceux qui l’écoutent avec respect, nous distinguons un homme de petite taille, ridé et chauve, mis à part quelques mèches qui lui caressent le front au premier coup de vent. Il s’agit de Stallianus, plombier de son état. Avec ses collègues et d’autres membres des services techniques de la ville, il va devoir repérer l’origine des fuites et réparer les canalisations endommagées. La tâche est énorme, mais il faut la mener à bien au plus vite.
Les Romains sont passés maîtres dans l’art hydraulique. L’eau leur est essentielle pour se désaltérer, faire la cuisine ou se nettoyer, mais aussi pour garder leurs cités propres et lutter contre les épidémies. (Ces principes extrêmement modernes n’étaient toujours pas mis en pratique à Londres au XIXe siècle, comme en témoignent les terribles épidémies de choléra.)
Parmi les millions de touristes venus du monde entier pour admirer les maisons, les fresques et les mosaïques de Pompéi, rares sont ceux qui remarquent l’extraordinaire ouvrage qui irriguait la ville comme un système circulatoire et faisait battre son cœur. Prenons le temps de le redécouvrir. Le Castellum Aquae abrite une grande salle circulaire occupée par un bassin piriforme : à l’intérieur, un premier muret puis un second font office de digues et ralentissent le débit, orientant vers le fond d’éventuelles particules, lesquelles seront ensuite évacuées. Plusieurs grilles contribuent elles aussi à filtrer l’eau. Le bassin se termine par une série de marches sur lesquelles l’eau ruisselle et s’oxygène, de façon qu’en soit éliminé le mauvais goût d’origine bactérienne avant qu’elle soit répartie dans les conduits. Il n’est pas impossible qu’il y ait eu de petits poissons entre les deux digues, car ces « sondes à oxygène » vivantes garantissaient une qualité constante de l’eau potable, selon une technique ancestrale qui a perduré dans bien des pays après l’époque romaine.
Les hommes sont en pleine discussion quand Sabinus remarque quelque chose sur le mur. Il approche sa lampe à huile et découvre une petite fresque au-dessus de l’arrivée de l’aqueduc. On y voit une divinité des eaux sous la forme d’un homme étendu, nu, une feuille de palmier à la main, en compagnie de trois femmes, nues elles aussi, debout devant lui. L’une d’elles arrange ses cheveux, telle une Vénus anadyomène. Cette allégorie de la source est une invocation pour que l’eau ne cesse d’affluer à Pompéi. Ce n’est pas la manière rudimentaire de l’artiste qui a attiré Sabinus mais l’étrange signature en bas à gauche. Le peintre a apposé quatre fois sa bague sur l’enduit encore humide. Ce sceau représente une femme assise au milieu des roseaux, avec un panier à ses côtés et un petit oiseau au-dessus d’elle. Qui sait ce que cela peut bien signifier ? Sabinus sourit. Il ignore que cette signature d’une extrême fragilité survivra à la catastrophe et sera toujours lisible deux mille ans plus tard. Nous l’avons découverte récemment lors d’un tournage pour la télévision, grâce à la lumière rasante d’un projecteur.
Après s’être oxygénée, l’eau sort du château d’eau par trois conduits qui alimentent respectivement les fontaines publiques (l’eau potable pour tous), les thermes (la propreté pour tous) et les domus de quelques nantis ayant réussi à obtenir l’eau courante par on ne sait quelle combine. Certaines études comme celles de Hans Eschebach, anciennes mais fondamentales, ont permis d’identifier d’innombrables arrivées d’eau et d’avancer des chiffres : étaient ainsi alimentés, en plus des thermes, 42 fontaines publiques, 45 établissements commerciaux (boutiques, débits de boissons, fouleries, etc.), 25 fournils et une bonne soixantaine de luxueuses habitations privées.
Suedius Clemens et Epidius Sabinus sortent du Castellum Aquae et entament leur tournée d’inspection, accompagnés du plombier et des techniciens. La première canalisation à laquelle ils s’attaquent est la plus importante car c’est celle qui alimente les fontaines. Elle est facile à repérer : les points d’eau sont disposés dans les rues tous les 80 mètres environ afin que les habitants n’aient pas à aller trop loin avec leurs seaux, leurs cruches et leurs amphores. Il faut savoir que 90 pour cent de la population boit cette eau et l’utilise pour faire la cuisine, la lessive, etc.
Chaque fontaine possède une sorte de stèle ornée d’une effigie : le visage de Mercure, on l’a vu, ou celui de Concordia Augusta (la déesse Concorde). L’eau qui jaillit de leur bouche s’écoule dans un bassin carré ou rectangulaire constitué simplement de cinq blocs de pierre volcanique, pour les quatre côtés et le fond. On voit encore les bornes qui protégeaient les angles de ces bassins contre les véhicules.
Inspectant chaque tronçon de canalisations, Clemens et Sabinus descendent l’actuelle via Stabiana. Quelques marchands sortis sur le seuil de leur boutique observent la scène en curieux. Ce ne sont pas les seuls. De nombreux passants s’arrêtent pour suivre ce contrôle technique.
Quatorze tours étroites appelées castella plumbea jalonnent les rues de Pompéi (rares sont les touristes qui les remarquent de nos jours). Hautes de deux étages environ, elles constituent des étapes fondamentales lors de telles inspections. L’eau arrive par un conduit dans un bassin en plomb, un petit réservoir rectangulaire situé dans le haut de la tour (à Pompéi la pression est suffisante pour autoriser un tel dénivelé). Elle remplit le bassin puis redescend de l’autre côté par un second tuyau, avant de poursuivre son chemin à travers la ville. À quoi sert ce dispositif ? À « freiner » l’eau pour réguler le débit, car une pression trop forte ferait éclater les canalisations en aval, mais aussi à lui donner suffisamment de hauteur au départ pour rejoindre les différents points d’eau du quartier.
Parfois, l’eau débordait du réservoir et s’écoulait le long de la tour. (Aujourd’hui encore, un visiteur attentif remarquera des concrétions sur certains côtés de ces constructions.) En été, on pouvait voir s’y poser les papillons et les abeilles venant se désaltérer sur ce voile humide.
Les Romains doivent impérativement maintenir une pression idéale dans les canalisations. C’est pourquoi on note ici et là la présence de réducteurs de pression qui ressemblent à nos tuyaux d’échappement. Ils sont exposés à l’air libre, ce qui facilite l’inspection en cas d’urgence, comme aujourd’hui : le tribun et le magistrat peuvent suivre le parcours des tuyaux de plomb le long des trottoirs et repérer facilement les simples fuites ainsi que les conduits déformés ou brisés par les secousses sismiques.
Les deux hommes s’approchent d’un groupe d’esclaves en plein travail. Ils sont en train de creuser une tranchée sur toute la longueur de la rue pour enterrer les nouveaux conduits posés sur le trottoir. Cette même scène qui se répète un peu partout dans la cité sera brutalement interrompue par l’éruption. Les archéologues ont retrouvé les tranchées avec les anciennes canalisations sur le trottoir et les nouvelles déjà en place au fond, recouvertes de lapilli. Les canalisations exhumées sont vraiment impressionnantes. Elles ressemblent en tous points aux nôtres, jusqu’aux robinets et aux vannes, témoignant elles aussi de la grande maîtrise des Romains en matière d’ingénierie hydraulique.
Suivant l’un de ces conduits, Clemens et Sabinus entrent par la porte de derrière dans un vaste complexe thermal situé au cœur de Pompéi et qu’on appelle aujourd’hui « Thermes de Stabies ». Ils traversent plusieurs pièces ornées de stucs et de peintures, de marbres et de mosaïques. Tout est silencieux. Leurs pas résonnent dans la pénombre des calidaria (bains chauds), des tepidaria (bains tièdes) et des frigidaria (bains froids) déserts, tandis qu’ils inspectent chaque section de ce réseau hydraulique avec les responsables du bâtiment.
Les thermes romains sont soumis à deux contraintes techniques : le flux doit être continu et la pression constante. Voyons comment leur conception satisfait à ces deux conditions. Les techniciens examinent les réservoirs : ils sont encore à moitié pleins, c’est donc qu’ils n’ont pas été endommagés par le tremblement de terre. Tant mieux, car ils sont essentiels au bon fonctionnement des thermes. L’eau acheminée par les conduites est d’abord stockée dans ces deux petits lacs artificiels avant de repartir vers les différentes pièces, où elle sera chauffée selon les besoins. Un secrétaire note les remarques que Clemens lui dicte au fil de la visite.
On gagne ensuite un lieu où l’on fait un usage moins noble de l’eau : les latrines, qui utilisent celle ayant déjà servi dans les thermes. Après cette dernière visite pendant laquelle tout le monde s’est bouché le nez, le petit groupe est reçu dans la demeure d’un riche notable pour y vérifier la plomberie. Ce sera aussi l’occasion pour Titus Suedius Clemens de s’assurer qu’il n’y a pas eu de raccordements illégaux — une pratique qui est loin d’être rare.
Outre les fontaines publiques et les thermes, le Castellum Aquae alimente de nombreuses demeures de propriétaires fortunés. À quoi leur sert toute cette eau ? S’il est vrai que la plupart possèdent de petits thermes privés, ils en ont aussi besoin pour les fontaines de leurs jardins. Et bien sûr il y a la confection des repas et la vaisselle. Les eaux sales servent ensuite pour les toilettes, là encore dans un souci de recyclage. Dans la cuisine, derrière un simple rideau, on trouve souvent un petit coin qui se limite presque toujours à un simple siège en bois avec un trou au milieu. Ce surprenant manque d’hygiène ne doit pas nous étonner. Les Romains ne connaissent pas les bactéries et interprètent les maladies de différentes manières, y voyant parfois l’œuvre d’une divinité malveillante. Ils ne sont pas naïfs pour autant. Ils savent bien que les excréments peuvent causer des problèmes de santé ; c’est pourquoi il y a l’eau courante un peu partout, et donc aussi dans les latrines publiques, comme celles des cirques où se déroulent les courses de chars.
Tandis que nous poursuivons l’inspection des différentes sections du réseau d’adduction d’eau, une question nous taraude : d’où venait l’eau nécessaire à Pompéi avant la construction de l’aqueduc ? Du ciel, pour l’essentiel. L’eau de pluie transitant par l’impluvium permettait de se constituer une réserve privée. Il y avait aussi des citernes beaucoup plus grandes à usage public. C’est un aspect assez méconnu de la ville. Elle possédait d’immenses réservoirs qu’aucun touriste ne peut voir parce qu’ils sont cachés. L’un d’eux se trouve près du temple de Vénus, à proximité du Forum. On y accède aujourd’hui par quelques marches au niveau d’une plaque d’égout. Une fois sous terre, on se retrouve dans une salle bordée d’arcades sur une quinzaine de mètres. De quand date cette citerne ? Nous savons que le temple de Vénus fut érigé par Sylla en 89 avant J.-C. Elle a donc été aménagée soit pour l’occasion (comme cette autre qui se situe sous le sanctuaire même), soit avant.
Ces deux énormes réservoirs souterrains ne sont pas les seuls. Il y en a d’autres dans divers secteurs de la ville, par exemple sous le Quadriportique du Théâtre, qu’on appelle aussi « Caserne des Gladiateurs ». Le plus impressionnant, aussi vaste qu’une église, se trouve à côté de l’édifice qui abrite actuellement la cafétéria.
Titus Suedius Clemens et Marcus Epidius Sabinus se sont arrêtés. Stallianus leur montre une conduite très endommagée, or nous sommes en un endroit stratégique de la cité. Le plombier regarde les deux hommes : le problème est grave. La canalisation en question alimente un tronçon de rue important. Il assure qu’il pourra la réparer rapidement. À l’intérieur, une couche de dépôts blancs indique que l’eau de Pompéi est calcaire, finissant par laisser un voile au fond des cruches et des verres. La section transversale, en revanche, révèle le plomb à nu. N’est-ce pas dangereux pour la santé ?
La polémique dure depuis des années et nous préférons ne pas nous en mêler. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut dissiper le mythe selon lequel l’empoisonnement par le plomb serait à l’origine de la chute de l’Empire romain. Les raisons de son déclin sont de tout autre nature — économiques, sociales et militaires. Toutefois, on ne peut que constater à l’époque romaine l’ingestion d’eau acheminée par des tuyaux en plomb et l’emploi de récipients faits du même métal pour adoucir le vin. Certains restes humains présentent d’ailleurs de fortes concentrations en plomb. Mais cela n’a pas provoqué une « épidémie » de saturnisme à l’échelle de l’Empire. Il ne s’agissait que d’une intoxication parmi toutes celles qui se soldaient par des morts prématurées et une diminution de l’espérance de vie des Romains. De nos jours, on pourrait tenir le même discours sur les effets toxiques de bien des objets de notre vie quotidienne : ils font partie de ce qui nuit à notre santé, mais il n’y a pas réellement un type d’agression qui prenne le pas sur les autres.
Et puis n’oublions pas que les tuyaux de l’Antiquité n’étaient pas tous en plomb. À la campagne, par exemple, ils étaient souvent en terre cuite ou en bois. Le plomb était un matériau précieux importé de régions lointaines. On pouvait l’utiliser sans problèmes pour les ustensiles et autres objets de taille relativement modeste (ex-voto, balles de fronde, pichets, petits réservoirs d’eau, etc.) mais avec circonspection pour des installations plus importantes telles que les réseaux hydrauliques. C’est pourquoi les canalisations en plomb étaient surtout réservées aux villes et aux villas des gens fortunés, et bien moins fréquentes dans les zones rurales.
Il faut aussi penser que les dépôts calcaires qui tapissaient l’intérieur des tuyaux limitaient l’ingestion de plomb. L’eau s’écoulait à travers cette gaine naturelle qui doublait en quelque sorte le conduit. Ajoutons à cela une donnée que l’on a tendance à oublier : une bonne partie des Romains buvaient l’eau provenant de citernes ou de sources, ce qui limitait également l’ingestion de plomb, à Pompéi comme ailleurs.
Comme le rappelle Antonio De Simone, il faut savoir que les réservoirs de Pompéi pouvaient stocker un volume d’eau considérable. Au cours des fouilles dans une maison où l’on fabriquait des parfums à partir d’essences cultivées dans le jardin, on a calculé que la grande citerne était remplie au tiers au moment de l’éruption. Comment en sommes-nous arrivés à cette conclusion ? Tout simplement parce que les pierres ponces projetées par le volcan ont flotté dans l’eau, créant une couche homogène qui a permis de déduire le niveau du bassin.
Nous sommes maintenant à hauteur de l’un des principaux carrefours de la ville, celui de la via Stabiana (Cardo Maximus) et de la via dell’Abbondanza (Decumanus Inferior). Après avoir échangé quelques mots sur la situation, Titus Suedius Clemens et son ami Marcus Epidius Sabinus se séparent. Arrivé à l’intersection, le premier s’engage à gauche, via dell’Abbondanza, pour rentrer à la maison et rédiger son rapport. Le second part à droite dans la même rue. Il se dirige vers un lieu où un homme de son rang et de sa réputation doit se trouver à cette heure de la journée, autant pour son image que pour ses affaires : le Forum.
Sabinus passe à côté d’esclaves en train de descendre d’un chariot chargé d’amphores remplies d’eau du Sarno. Ils s’apprêtent à en livrer deux chez un particulier. Face à la pénurie, ce service a été mis en place pour répondre aux besoins les plus variés et économiser les précieuses réserves des citernes. Cette reconstitution s’appuie sur un fait curieux : dans plusieurs jardins de Pompéi, on a retrouvé la trace d’espèces végétales fluvio-lacustres, ce qui laisse supposer qu’en cette période de crise on arrosait les plantes avec l’eau du fleuve. Autant dire qu’une fois obtenu un passe-droit pour circuler en ville avec des chariots en plein jour, ceux qui ont eu l’idée de ce service de livraison à domicile ont dû s’en mettre plein les poches.
Sabinus, lui, secoue la tête et poursuit son chemin. À quand remonte cette situation d’urgence et depuis quand a-t-on entrepris ce programme de révision des canalisations ? Nous ne le savons pas exactement. Selon Antonio De Simone, si l’on considère le temps nécessaire à la prise de décision par les autorités, aux délibérations pour attribuer le chantier et à la livraison du plomb, il est probable que la situation traîne depuis trois ou quatre mois — les délais habituels des services administratifs dans une grande ville romaine ! C’est pourquoi la dernière secousse ayant bouleversé la vie quotidienne à Pompéi a dû avoir lieu entre juin et juillet de cette année 79 après J.-C.
Nous sommes en présence d’un véritable essaim sismique préludant à l’éruption du Vesuvius. De fait, l’archéologie a montré que des réparations étaient en cours dans bien des maisons, or personne n’aurait attendu des semaines et des semaines avant de les entreprendre (notamment sur les toitures), surtout aux portes de l’hiver. C’est un argument intéressant, car on a longtemps affirmé que les dommages constatés dans les demeures et les rues de Pompéi étaient dus au grand tremblement de terre de 62 après J.-C., qui avait causé bien des destructions et fait de nombreuses victimes. C’est vrai dans certains cas, comme pour la grande fissure, comblée avec du mortier et noircie par la fumée du four, que l’on voit encore aujourd’hui dans la boulangerie de la maison des Chastes Amants où nous avons pris du pain ce matin. Mais tous les dégâts ne peuvent raisonnablement être imputés à ce séisme survenu dix-sept ans plus tôt. Il y en a eu d’autres depuis. En 64 après J.-C., par exemple, de violentes secousses ont provoqué à Naples l’effondrement du théâtre où venait se produire Néron.
Les phénomènes sismiques ont toujours été décrits et traités dans les livres et les romans comme de simples signes prémonitoires de l’éruption. Violents, en effet, mais occultés par le drame de 79 après J.-C. En réalité, leurs conséquences ont été beaucoup plus importantes qu’on le croit, au point de modifier la géographie sociale de Pompéi — voire la pyramide des âges, puisqu’on a vu que les 15-19 ans étaient assez peu nombreux au moment de la catastrophe finale, en partie à cause de la crise de la natalité consécutive au tremblement de terre de 62 après J.-C.
On ne répétera jamais assez que le réveil du Vesuvius a été annoncé par de fortes secousses telluriques au cours des années précédentes, et il est presque certain qu’il en ira de même avec le Vésuve actuel. Le magma remonte dans la chambre magmatique et les gaz volcaniques se dilatent, provoquant la fracturation de la roche et donc des ondes sismiques — autrement dit des tremblements de terre.
Celui survenu le 5 février 62 après J.-C., sous le règne de Néron, a sévi pendant plusieurs jours (phases de stabilisation comprises). Il a dévasté Pompéi, Stabies et Herculanum, mais a provoqué des dégâts mineurs à Nocera, Nola et Naples. Avec un foyer situé à environ 7 kilomètres de profondeur, on estime qu’il a atteint le degré 9 sur l’échelle de Mercalli, qui prend en considération les effets d’un séisme, et une magnitude de 5,1 sur l’échelle de Richter, qui se fonde sur l’énergie libérée. Ce fut donc un tremblement de terre puissant, mais moins violent que celui de L’Aquila en 2009.
Pompéi a eu la malchance d’être située près de son épicentre, localisé à Stabies. Nous possédons d’incroyables « photos » de l’événement. Il s’agit de deux bas-reliefs découverts dans la maison de Lucius Caecilius Jucundus, le banquier que nous avons croisé au banquet de Rectina et que nous reverrons bientôt. Nous ignorons pourquoi il conservait près du laraire ces vues de Pompéi dévastée par un tremblement de terre. Personne aujourd’hui n’accrocherait à la maison de gigantesques photos du dernier tsunami. Ces bas-reliefs montrent les dégâts subis par le Forum, le temple de Jupiter et la porte du Vésuve. Celle-ci penche dangereusement et menace de s’écrouler sur une charrette attelée à deux ânes affolés… Le Castellum Aquae, au contraire, est resté intact.
Tacite écrit dans ses Annales que Pompéi fut presque entièrement détruite. Sénèque raconte que « des statues se fendirent et qu’après l’événement on vit errer des hommes devenus fous et délirants ». Et de conseiller : « Cherchons à rassurer les esprits effrayés », ce qui sous-entend que nombre d’habitants décidèrent alors de vivre ailleurs*2. L’économie de la région dut en pâtir, car on en appréciait le vin et le garum dans tout l’Empire.
Ceux qui restèrent réparèrent les monuments et les habitations, et certains profitèrent de la situation pour grimper dans la hiérarchie sociale. C’est le cas de Numerius Popidius Ampliatus, un affranchi ayant amassé une immense fortune. En restaurant le temple d’Isis sur ses propres deniers, il obtint que son fils Celsinus, âgé de six ans seulement, accède à l’ordre des décurions (decuriones) qui administraient colonies et municipes au nom de Rome. L’inscription au-dessus d’une porte du temple est très claire : « Numerius Popidius Celsinus, fils de Numerius, a fait entièrement reconstruire à ses frais le temple d’Isis, qui s’était effondré à la suite du tremblement de terre ; les décurions, du fait de ses libéralités, l’ont accueilli gratuitement dans l’ordre bien qu’il fût âgé de six ans*3. »
Le Forum étant constitué d’édifices publics, il a fallu beaucoup plus de temps pour le remettre en état après le tremblement de terre de 62 après J.-C., comme c’est souvent le cas de nos jours pour les bâtiments administratifs endommagés. Dix-sept ans plus tard le chantier n’était toujours pas terminé, mais le séisme avait eu une autre conséquence, aussi heureuse qu’inattendue pour les Pompéiens : l’édification des Thermes centraux.
N’oublions pas, cependant, que les dégâts que nous observons à la veille de l’éruption ont été causés par des secousses qui ne sont pas celles de 62 après J.-C. Pline le Jeune raconte à Tacite que la terre a tremblé plusieurs jours durant, sans pour autant susciter une grande inquiétude dans la mesure où c’était un phénomène ordinaire en Campanie. L’historien Dion Cassius le confirme.
Dans certaines domus pompéiennes, vous remarquerez un tas de chaux ou des amphores remplies de ce matériau et entreposées dans un coin (maison de Ménandre et maison de Julius Polybius), des blocs de gypse (maison du Laraire d’Achille), des rangées de briques et de tuiles, ou encore des morceaux de marbre pour la réalisation de motifs géométriques au sol (opus sectile). Il y avait des fresques en cours de restauration (maison des Chastes Amants) ainsi que des réparations sur les fosses septiques dans les rues. On a observé que la plupart des objets de valeur découverts dans les villas avaient été réunis dans des endroits secrets, à l’évidence pour qu’ils ne soient pas dérobés par les ouvriers ou par des voleurs profitant des nombreuses allées et venues dans une demeure en chantier. On peut donc bien en déduire qu’il y avait eu un séisme aux effets relativement mineurs, sans effondrement de bâtiments.
Michael Anderson, de la San Francisco State University, a dirigé des recherches intéressantes dans plusieurs domus. Il en a conclu que la chaux et les amphores contenant des matériaux de construction étaient entreposées le plus souvent de sorte qu’on ne les voie pas en entrant et qu’ils n’entravent pas le passage. Il est clair que la vie suivait son cours dans les maisons où il y avait des ouvriers. À la fois pour des raisons pratiques et pour le décorum, on s’efforçait de présenter une habitation bien ordonnée. Dans d’autres cas, en revanche, les propriétaires attendaient la fin des travaux pour rentrer chez eux.
Les chercheurs ont calculé qu’au cours des quarante-trois ans précédant l’éruption (donc à partir de 36 après J.-C.) Pompéi a connu pas moins de dix-sept événements sismiques d’une magnitude de 3 à 5 sur l’échelle de Richter. En conséquence, une démystification s’impose. En 79 après J.-C., la cité n’était guère d’humeur à faire la fête, contrairement à ce que l’on voit dans les films, avec leurs banquets tous les soirs, leurs inévitables combats de gladiateurs et leurs riches patriciens barbotant dans les thermes. C’était vrai pour d’autres cités, mais pas pour Pompéi, où il n’y avait plus d’eau courante et où d’innombrables maisons étaient en travaux. Certaines étaient même momentanément inhabitées, d’autres étaient abandonnées depuis le tremblement de terre de 62 après J.-C.
Cela ne signifie pas pour autant que la ville était déserte et en ruines. Ses habitants continuaient à vivre malgré tout, ils vaquaient à leurs occupations et à leurs affaires en pensant que le pire était derrière eux. Ils étaient juste fatalistes, un peu comme le sont aujourd’hui les Napolitains, qui ont le Vésuve en ligne de mire mais n’ont nulle envie de déménager. Il est vrai que les Pompéiens, eux, ignoraient qu’ils vivaient au pied d’un dangereux volcan. Quoi qu’il en soit, beaucoup étaient partis, notamment les familles aisées, et l’on était loin des 20 000 habitants que comptait la cité quelques années auparavant.
À ce stade, un paradoxe s’éclaircit pour nous : beaucoup de gens ont survécu à l’éruption de 79 après J.-C. grâce aux secousses plus ou moins violentes qui l’avaient précédée, soit parce qu’ils étaient déjà partis définitivement, soit parce qu’ils s’étaient installés provisoirement en des lieux qui se révéleraient assez sûrs (comme Naples ou Nocera). Cela, bien sûr, ils l’ignoraient, car seul importait pour l’heure le fait de ne pas avoir à effectuer des travaux dans leur maison.
*1. EX AUCTORITATE / IMP[ERATORIS] CAESARIS / VESPASIANI AUG[USTI]. / LOCA PUBLICA A PRIVATIS / POSSESSA T[ITUS] SUEDIVS CLEMENS / TRIBUNUS CAUSIS COGNITIS ET / MENSURIS FACTIS REI / PUBLICAE POMPEIANORUM / RESTITUIT.
*2. SÉNÈQUE, Questions naturelles, VI, 1.
*3. N[UMERIUS] POPIDIUS N[UMERI] F[ILIUS] CELSINUS / AEDEM ISIDIS TERRAE MOTU CONLAPSAM / A FUNDAMENTO P[ECUNIA] S[UA] RESTITUIT HUNC DECURIONES OB LIBERALITATEM / CUM ESSET ANNORUM SEXS ORDINI SUO GRATIS ADLEGERUNT.