PRISCUS CAELATOR CAMPANO GEMMARIO FELICITER
Priscus le ciseleur félicite Campanus le bijoutier.
Nous revoici dans la rue. Derrière chaque porte se cache un petit secret. Dans cette belle domus, par exemple, à côté de l’impluvium, une table à trois pieds en forme de têtes de lion porte une étrange inscription, laquelle fut longtemps recouverte par un plateau de marbre : P. CASCA LONG. Il s’agit à l’évidence d’un nom propre, mais ce n’est pas celui de l’un des propriétaires de la maison, dite aujourd’hui « de Casca Longus » ou « des Représentations théâtrales ».
Publius Servilius Casca Longus n’est autre que l’un des assassins de Jules César. C’est lui qui aurait porté le premier coup de poignard, par l’arrière et au cou. Devenu tribun de la plèbe puis proscrit, il s’allia à Brutus et Cassius contre Marc Antoine et Octave (le futur empereur Auguste), mais il dut se donner la mort après la défaite de Philippes, en 42 avant J.-C. Ses propriétés furent mises aux enchères après une damnatio memoriae ordonnée par Octave. Cela revenait à une condamnation à l’oubli : on détruisait toutes les représentations de celui qui la subissait après sa mort et on effaçait son nom de toutes les inscriptions. Quelqu’un ayant habité ici a donc dû acheter une table qui avait appartenu au personnage.
Un peu plus loin, les archéologues ont exhumé une statuette en ivoire très particulière : elle représente une fille nue, bien en chair, le sexe découvert, parée de colliers de perles, de bracelets et d’anneaux de chevilles. Jusque-là rien d’étonnant, sauf que cette œuvre n’est pas romaine : elle vient de l’Inde. C’est Lakshmi, la déesse de la fertilité et de la beauté. Voilà pourquoi on a rebaptisé « maison de la Statuette indienne » la domus dans laquelle on a trouvé cette œuvre.
Celle-ci nous apprend deux choses : les Romains appréciaient comme nous l’art d’autres cultures. Beaucoup avaient chez eux des vases grecs et étrusques, parfois même des artéfacts égyptiens. Dans l’Antiquité on aimait déjà les antiquités ! Il s’agissait en majorité d’objets provenant de civilisations avec lesquelles Rome nourrissait des liens. Dans le cas des Grecs et des Étrusques, la proximité est évidente. Quant aux Égyptiens, n’oublions pas que Pompéi abritait un temple dédié au culte d’Isis, avec ses propres prêtres.
Il semble cependant que cette statuette indienne en ivoire soit surtout un signe extérieur de richesse. Posséder un objet aussi beau, aussi précieux, et provenant d’un pays aussi lointain que l’Inde, voilà qui devait impressionner les invités. Cela prouve surtout que les Romains avaient des relations commerciales régulières avec le sous-continent indien. On a calculé que tous les deux jours un navire marchand appareillait d’un des ports romains de la mer Rouge pour rentrer ensuite chargé de soie, d’épices… et de statuettes en ivoire. Rien ne dit que les Pompéiens ne croisaient pas de temps en temps un Indien en chair et en os, marin, marchand ou visiteur.
Reprenons notre périple. C’est l’heure du déjeuner. Un groupe d’artisans traverse la rue. Nous remarquons des traces de chaux sur leurs bras, leurs jambes et même sur leurs visages. Ils sortent de la maison voisine de celle de Polybius, autrement dit de la maison des Chastes Amants, où nous avons acheté du pain de bon matin. Ce sont des fresquistes. De toute évidence, ils sont en train de redécorer les murs de cette demeure ébranlée par le récent tremblement de terre, ce que nous confirmeront les archéologues.
Tout en conversant, les voici qui entrent dans une taverne. Ces établissements très répandus dans les villes romaines sont souvent dénommés thermopolia dans les livres, mais il s’agit d’un mot savant d’origine grecque rarement employé dans le langage courant. Ici personne ne vous comprendrait si vous demandiez où se trouve le thermopolium le plus proche. Vous auriez plus de chances de vous en sortir en parlant de popina, plus petite, ou de caupona, l’équivalent d’une trattoria.
L’établissement où nous suivons les artistes est très célèbre parmi les archéologues et les amateurs de sites antiques. Il appartient à Lucius Vetutius Placidus. Nous y découvrons un comptoir en U et, sur le mur du fond, un laraire constitué d’une superbe fresque figurant un temple.
Dans les tavernes de Pompéi, les comptoirs sont souvent recouverts de marbres de différentes nuances, mais nous remarquons surtout les grands trous qui les percent. Ils correspondent au col des jarres en terre cuite (dolia) qui étaient encastrées dans la maçonnerie et que l’on fermait vraisemblablement avec un couvercle. La véritable fonction du dolium a fait couler beaucoup d’encre. L’interprétation la plus courante est qu’il contenait du vin. Mais tous les chercheurs ne sont pas d’accord. On a recensé en effet à Pompéi 89 thermopolia et 120 cauponae, ce qui fait au total plus de 200 endroits où boire et manger. Avec une population de 8 000 à 12 000 habitants en 79 après J.-C., cela signifierait que la ville comptait un établissement pour une cinquantaine de personnes environ. Si les dolia n’avaient contenu que du vin, Pompéi aurait été une ville de buveurs invétérés. La réalité était certainement bien différente.
L’intérieur de beaucoup de ces jarres était poreux, donc pas idéal pour du vin. Le fait d’en contenir impliquait un entretien aussi régulier que celui assuré dans les exploitations vinicoles, et d’autant plus difficile que les dolia étaient fixes. Voilà pourquoi on a découvert des amphores à vin près des comptoirs — les « verres », eux, étant rangés sur de petites étagères en ciment disposées en escalier. (Si vous visitez Herculanum, vous pourrez voir les vestiges de râteliers sur lesquels on alignait de telles amphores.) Mais surtout, on a retrouvé dans certaines jarres de comptoir des pois chiches, des haricots et divers fruits ou légumes secs, d’où l’hypothèse, avancée notamment par l’historienne anglaise Mary Beard, selon laquelle certains de ces établissements faisaient également office d’épicerie et de magasin d’alimentation.
Il n’empêche qu’il y avait quand même beaucoup de tavernes à Pompéi, pour la simple raison qu’il y avait beaucoup de clients. N’oublions pas que grâce à son port la cité faisait le lien entre l’intérieur des terres et les pays du bassin méditerranéen. Marins, voyageurs et négociants envahissaient chaque jour ses rues et ses ruelles, comme le font aujourd’hui les touristes dans les villes italiennes… où les bars ne manquent pas non plus !
Lucius Vetutius Placidus est occupé à servir les clients et s’agite sans répit derrière son comptoir. Les plats sont cuits sur de petits réchauds dans l’arrière-boutique ou préparés avec des aliments conservés dans les dolia. Le patron est aidé par Ascula, son épouse, et par deux esclaves. L’homme connaît bien son métier : non seulement l’endroit est grand, très fréquenté et décoré avec raffinement, ce qui signifie que l’affaire est rentable, mais Placidus a des protecteurs haut placés. D’après les inscriptions électorales sur les murs, lui et sa femme ont apporté tout leur soutien à Caius Cuspius Pansa, notre jeune politicien aux yeux de vipère, après avoir probablement subi des pressions à peine voilées de la part de leur voisin Polybius.
Malgré la concurrence féroce entre les nombreux établissements de la via dell’Abbondanza, les affaires sont florissantes. Les archéologues ont d’ailleurs découvert 1 385 sesterces (soit plus de 8 000 euros) cachés au fond de l’un des six dolia, sous une couche de pois chiches, de haricots ou de fruits secs. Dans l’affolement de la fuite, Placidus n’a pas trouvé meilleure cachette, espérant récupérer tout cet argent plus tard…
Mais au fait, de quoi déjeunent les Pompéiens ? Leur repas est frugal, comme pour les employés de bureau d’aujourd’hui qui vont avaler un sandwich au bar du coin. Les riches mangent chez eux ou se font inviter dans d’autres maisons, et les esclaves les plus modestes se nourrissent de presque rien sur leur lieu de travail. Le reste de la population se retrouve dans ces gargotes où ils côtoient des clients de passage venus à Pompéi pour leurs affaires. Dans les popinae et les cauponae, toujours bondées à cette heure de la journée, on casse la croûte debout ou assis autour de petites tables. Si l’on en juge par ce qu’écrivaient les clients sur leurs murs à propos des serveuses, l’ambiance qui régnait en ces lieux devait ressembler à celle des saloons de westerns !
Le menu habituel se compose de ricotta, d’olives, de légumes secs et autres produits du potager, de petits poissons cuits sur la braise et de pain. De manière générale, les Pompéiens consomment essentiellement des légumes, des céréales, des légumineuses, des œufs, du fromage et du poisson. La viande est rare. C’est une alimentation très équilibrée, certainement beaucoup plus variée qu’ailleurs en Europe à la même époque.
Riches ou pauvres, ce que trouvent les Romains dans leur assiette ou sur les marchés provient presque exclusivement de la région. La mer offre le poisson, les mollusques (moules, huîtres, patelles, couteaux), les crustacés et les oursins. Les champs fournissent le froment, l’épeautre, les fèves et les lentilles. Quant aux sangliers et aux divers oiseaux servis aux riches, ils sont chassés dans les environs.
De nombreux aliments de la cuisine quotidienne actuelle, en particulier aux pieds du Vésuve, sont alors inconnus des Pompéiens. Tomates, pommes de terre, piments n’arriveront qu’après la découverte de l’Amérique. La légendaire mozzarella n’existe pas encore : il faudra attendre la chute de l’Empire romain d’Occident, quatre siècles plus tard, pour voir les premières bufflonnes introduites par les Langobards dans la région de Beneventum.
Via dell’Abbondanza, personne ne peut vous préparer une pizza Margherita ou du café, dont les graines poussent encore à l’état sauvage sur les hauts plateaux éthiopiens. Il ne se popularisera en Italie qu’au XVIIe siècle… plus ou moins lorsque l’on commencera à redécouvrir Pompéi. Le sucre est également absent : le miel est l’unique édulcorant. Il sert aussi à la conservation des fruits, de la même façon que le sel et le vinaigre pour les légumes et que le sel seul pour la viande. Produit en abondance dans les salines de la côte, celui-ci entre bien sûr aussi dans la composition de cet incontournable condiment qu’est le garum, celui de Pompéi étant réputé dans tout l’Empire.
Une jeune femme passe devant la taverne, la démarche lente et chaloupée. Lutius Vetutius Placidus s’arrête de laver ses verres pour la suivre des yeux. Elle lui rend la pareille, le gratifiant d’une longue œillade.
Ascula, qui sort de la cuisine avec deux assiettes de rougets cuits à la braise, remarque le manège et insulte copieusement la fille. Impassible, celle-ci repart en se déhanchant ostensiblement, attirant sur elle les regards d’autres hommes. On dirait une scène de jalousie dans un quartier populaire. Mais cette violence verbale cache bien autre chose entre les deux rivales.
À l’intérieur, un homme observe le tableau d’un air amusé. Grand, plutôt replet, le nez proéminent, les yeux bleu clair, il a tout de suite compris la situation. C’est un personnage affable qui suscite immédiatement la sympathie. Nous le retrouverons à Rome dans une trentaine d’années, sous le règne de Trajan. Devenu riche, il sera assis à côté de nous au Circus Maximus, dont j’ai longuement parlé dans Empire*1.
Il n’était qu’en visite à Pompéi et doit maintenant repartir. Il se lève, laisse deux sesterces sur la table et sort en jetant un coup d’œil à droite puis à gauche afin de se repérer. Il prend alors la direction de la porte d’Herculanum, où il montera dans une voiture fermée (carpentum) pour se rendre à Naples. Ce voyageur fait partie des gens ayant échappé à la tragédie sur un coup de dés.
Voyons maintenant où nous conduit la fille qui a mis Ascula en fureur. Pas loin du tout, et c’est bien ce qui inquiète l’épouse de Placidus. Du reste, nous avons déjà croisé cette effrontée chez le médecin. Elle s’appelle Smyrina et travaille à la fois comme serveuse et comme entraîneuse dans une popina qui fait concurrence à celle du couple. C’est un établissement plus modeste, il est vrai, malgré ses deux niveaux, mais la patronne est douée en affaires et ne s’embarrasse pas de scrupules. On sait grâce à plusieurs inscriptions qu’elle s’appelle Asellina, qu’elle a entre trente-cinq et quarante ans et qu’elle a eu la bonne idée d’engager comme serveuses trois filles pas farouches : Smyrina, Maria et Églé.
Les épigraphistes ont vite compris en lisant leurs noms qu’il s’agissait vraisemblablement d’étrangères. Smyrina devait être originaire de l’actuelle Turquie, peut-être d’une ville grecque de la côte égéenne. Il est fort probable qu’elle ait transité par Délos, le plus grand marché aux esclaves de l’Empire. Le prénom « Maria », lui, vient de Judée, cette province où les légions ont mis des années à écraser la rébellion. Il y a des chances pour qu’elle soit arrivée en Italie avec des milliers d’autres esclaves d’origine juive à l’occasion du triomphe de Titus, qui en cette année 71 après J.-C. n’était pas encore empereur. Quant à « Églé », c’est un prénom grec.
L’idée d’employer trois serveuses d’origines différentes est très astucieuse. Cette partie de la ville est l’une des plus fréquentées par les hommes d’affaires de passage à Pompéi. Posséder une taverne où le personnel parle plusieurs langues et connaît les us et coutumes de lointaines contrées peut faire une grande différence. Bon, rien ne dit que ce ne sont pas des noms de scène. Il n’est pas rare en effet que l’on attribue aux prostituées des lupanars et autres esclaves un prénom d’origine grecque ou orientale dans le seul but d’accroître leurs pouvoirs érotiques, car les femmes de là-bas passent pour être particulièrement sensuelles et lascives.
Le bar d’Asellina reste ouvert jusque tard dans la nuit, et c’est plutôt durant ces heures-là que les serveuses se prostituent. Mais elles peuvent néanmoins le faire en plein jour. Selon la coutume romaine, rappelons-le, on peut demander une prestation sexuelle à n’importe quelle femme travaillant dans un établissement public, y compris à la patronne. D’où l’utilité de disposer d’un étage. La grande lampe à huile en forme de phallus suspendue à la poutre maîtresse de la taverne et le graffiti sur lequel on voit Mercure affublé d’un énorme phallus laissent peu de doute sur ce qui se passe ici.
Pour le reste, la popina ne diffère guère des autres : on y trouve quantité d’amphores pour le vin (dont deux avec le dessin d’un coq et d’un renard) et, au bout du comptoir de vente, un chaudron en bronze scellé dans la pierre pour réchauffer les plats — l’équivalent de notre four à micro-ondes.
Quant à la propriétaire, il y a de fortes chances pour que ce soit une affranchie et qu’elle ait comme protecteur Caius Julius Polybius. Qui sait si elle n’a pas été son esclave ? Il suffit de regarder la façade de la popina : on y voit encore une inscription dans laquelle la tenancière et ses trois serveuses, surnommées les « Asellinae », invitent à voter pour lui… Précisons toutefois que Polybius a fait recouvrir de chaux le nom de Smyrina (lequel transparaît malgré tout), peut-être parce que la demoiselle met trop d’ardeur à exercer la moins honorable de ses deux activités.
Tandis que nous nous perdons en conjectures, une main énorme se pose sur l’épaule d’Asellina et lui descend le long du dos jusqu’aux fesses. Elle n’a pas besoin de se retourner pour savoir qui c’est : Polybius vient d’entrer avec les trois hommes qu’il avait conviés à déjeuner. Il échange à peine quelques mots avec les filles mais ne manque pas une occasion de les tripoter. Il se renseigne sur les recettes, et après un dernier geste déplacé il repart avec ses amis.
Les quatre Pompéiens envisagent de se rendre aux thermes et d’y poursuivre leur discussion, entre ablutions et massages. Les seuls qui soient ouverts étant sûrement bondés, ils se dirigent vers une domus dotée de thermes privés : la maison du Ménandre. Mais avant, ils doivent passer chez Decimus Octavius Quartius, au bout de la rue, car ils souhaitent l’associer à leurs projets. Sa demeure est magnifique, sans parler de l’immense jardin agrémenté de bassins et de canaux à débordement pouvant simuler la crue du Nil.
Adossé à l’entrée de sa boutique, un commerçant de la via dell’Abbondanza regarde passer les quatre compères. C’est Zosimus, le vasarius : il vend des amphores et des pots en tout genre. Ses traits et sa longue barbe noire trahissent des origines moyen-orientales. Peut-être vient-il lui aussi de la province de Judée. Tout en dévisageant ces hommes si puissants à Pompéi, il marmonne : Senatores boni viri, senatus autem mala bestia. (« Les sénateurs sont des hommes bons, mais le Sénat est une bête féroce. ») Cicéron aurait prononcé ces mots plus d’un siècle auparavant. Leur sens est clair : pris individuellement, les hommes politiques peuvent avoir de solides principes, mais quand ils sont en groupe, comme au Sénat ou ici dans l’administration, ils les perdent rapidement, s’abandonnant à la corruption et aux intrigues. L’allusion s’adresse aux deux élus accompagnés de Polybius et de Jucundus, le chat et le renard de Pompéi.
Zosimus rentre dans sa boutique. Tout n’y est que désordre et poussière, comme dans les souks d’Afrique du Nord. L’endroit regorge de lampes à huile et de récipients en terre cuite destinés aux résidus de la fabrication du garum, consommés par les gens modestes. Appelé faex ou hallex, ce condiment de mauvaise qualité a donné son nom aux flacons qui le contiennent : les vasae faecariae.
Le vasarius a les yeux rivés sur des graffitis. Il se caresse la barbe d’un air pensif. Que peut-il lire de si important sur le mur ? Un index nundinarius, la liste des marchés qui se tiennent chaque semaine en Campanie et à Rome. Nous savons ainsi que Zosimus ne vend pas uniquement ses produits à Pompéi mais qu’il s’installe avec son chariot sur les places d’autres localités. Ce précieux calendrier, qui selon les archéologues correspond bien à l’année 79 après J.-C., lui permet d’organiser ses déplacements. Nous apprenons ainsi que le marché se tient le samedi à Pompéi et à Nocera, le dimanche à Atella et Nola, le lundi à Cumes, le mardi à Pouzzoles, le mercredi à Rome et le jeudi à Capoue. Quant au vendredi, il n’est nulle part jour de marché !
Zosimus est un homme très pointilleux. Il tient sa comptabilité soigneusement à jour mais n’utilise pas de tablettes : les « feuilles » sur lesquelles il écrit ne sont autres que les murs de son échoppe. Nous savons ainsi qu’un certain Florus n’a pas encore payé les amphores que lui a vendues le vasarius. Une cliente du nom d’Ascula, probablement l’aubergiste dont nous venons de parler, lui doit elle aussi de l’argent. Cependant, les affaires marchent bien. Dans la partie habitation de la boutique, on a découvert plusieurs bijoux qui appartenaient sûrement à l’épouse de Zosimus, parmi lesquels des boucles d’oreilles en or et deux bagues rehaussées d’une agate finement taillée.
Il y avait trois bagues au départ, mais la pierre de la troisième s’est détachée. Zosimus, qui vient de fermer, a réuni les deux parties du bijou dans un petit morceau de tissu et s’en va faire remplacer le chaton au sud de la ville, dans l’atelier d’un gemmarius qui reste souvent ouvert au-delà des heures habituelles.
Alors qu’il descend l’actuelle via di Nocera, il décide finalement de faire un détour pour aller voir les gladiateurs à l’entraînement. Quelques minutes plus tard, il traverse l’esplanade de la Grande Palestre. L’endroit est impressionnant. Imaginez un immense terrain de football aux quatre côtés bordés de portiques. Une piscine (natatio) occupe le centre de la pelouse jalonnée de grands platanes (le moulage des racines nous indique aujourd’hui leur emplacement). Un groupe de garçons est en train de s’échauffer. Ils font partie d’une association de jeunes sportifs baptisée « Juventus ».
Mais la palestre n’est pas réservée exclusivement au sport. On se donne rendez-vous sous ses arcades pour discuter et aussi pour étudier. Une classe entière est en train de réciter un poème sous l’œil du maître, prêt à punir les distraits d’un coup de sa terrible canne.
Zosimus ne s’arrête pas. Le voici à présent devant le bâtiment imposant qu’est l’Amphithéâtre. Plus bas et plus petit que le Colisée, il peut tout de même accueillir plus de 20 000 spectateurs. Le vasarius emprunte l’un des deux escaliers extérieurs, et quelques instants plus tard le magnifique spectacle des larges gradins se dévoile sous ses yeux. Les mâts que l’on voit tout en haut et qui s’avancent comme des canons vers l’intérieur servent d’armatures au vélarium, cette grande toile qui protège le public du soleil.
Des cris s’élèvent du centre de l’arène. Ce sont ceux des gladiateurs. Ils s’entraînent avec des épées de bois et des boucliers en osier plus lourds que le matériel qu’ils utiliseront au combat, et ce afin de développer leur musculature et leur technique. Zosimus reconnaît le célèbre Celadus, très populaire dans les ruelles de Pompéi, surtout auprès des femmes. Il brandit une dague à lame courbe (sica). Un peu plus loin, comme tous les rétiaires, Crescentus lutte avec un filet et un trident.
Ce lieu est entré dans la petite histoire et non dans la grande après des faits sanglants qui secouèrent tout l’Empire en leur temps. Au cours d’un combat de gladiateurs sous le règne de Néron, les insultes commencèrent à fuser dans les gradins de la plèbe, après quoi les supporters de Pompéi et ceux de Nocera en vinrent aux mains, ou plutôt aux armes. Il s’ensuivit une véritable chasse à l’homme avec force morts et blessés. Une fresque ornant la maison d’un Pompéien illustre cette bataille rangée en pleine ville. On y voit des hommes et des femmes poignardés ou jetés par-dessus les remparts. L’Amphithéâtre en subit lourdement les conséquences puisque le Sénat y interdit les combats de gladiateurs pour dix ans. Cette peine fut réduite grâce à l’intervention de Poppée, seconde épouse de Néron, laquelle possédait peut-être une villa près d’ici, à Oplontis.
Zosimus ne peut admirer les gladiateurs plus longtemps. Il vient en effet de regarder le ciel : la montre n’existant pas encore, c’est la position du soleil qui lui donne l’heure, et il se dit qu’il ferait bien de se dépêcher car le gemmarius qui doit réparer la bague va finir par fermer.
Il traverse alors un quartier qu’on pourrait qualifier de « populaire », créé des décennies plus tôt pour accueillir les survivants de Nocera après la destruction de leur cité par Hannibal. Toutes les maisons se ressemblent, comme si elles avaient été construites en série, mais il y a quand même beaucoup d’espaces verts, comme à Pompéi et dans les villes romaines en général. La végétation s’invite aussi à l’intérieur des habitations. Chacune possède une parcelle réservée au potager (lequel fournit choux, ail, oignons, asperges, etc.) ou aux arbres fruitiers (pommiers, poiriers, figuiers, noisetiers, pêchers), sans parler des fleurs, comme les narcisses, les roses ou les violettes. Bien souvent, on y voit aussi quelques rangs de vigne.
Le vasarius suit une rue qu’il connaît bien, mais il n’entend pas les pigeons. Il lève la tête : le pigeonnier est toujours là, pourtant. Vous le repérerez facilement parmi les ruines, avec ses petites arcades percées sur plusieurs niveaux dans le mur d’une maison. Normalement, chaque ouverture est occupée par un oiseau en train de roucouler, mais aujourd’hui le pigeonnier est étrangement silencieux. Et vide.
Où sont les pigeons ? Zosimus est contrarié. Il connaît bien ces volatiles pour en avoir élevé autrefois. Or ils ne s’enfuient que s’ils sont effrayés.
Il frappe à la porte pour en savoir plus. C’est son ami Berillus qui lui ouvre. Un chrétien. Eh oui ! Il y a des chrétiens à Pompéi. Comme les Juifs, ils forment une toute petite communauté.
Berillus ne s’explique pas non plus ce qui se passe. Les pigeons ont disparu ce matin sans crier gare.
Zosimus parcourt maintenant une partie des remparts de la ville. Depuis là-haut, il aime contempler le spectacle du Sarno et du port fluvial, avec tous ces bateaux à quai ou sur le départ, tandis que d’autres font la queue pour s’amarrer. Il entend les cris des marins à la manœuvre et les sifflets donnant le feu vert aux chariots chargés de marchandises. Chaque fois qu’il passe ici, il est impressionné par tant d’animation, surtout quand il songe à sa modeste charrette sur les marchés. Voilà pourquoi, tout en profitant de la vue sur le port, il réfléchit un moment à la façon de développer son affaire. Mais il ne peut s’attarder.
Nous nous retrouvons avec lui en plein cœur d’un quartier particulièrement animé, à proximité du port fluvial. On se croirait sur les docks de Hong Kong tant il grouille d’activité, avec ses entrepôts et le va-et-vient incessant des marchandises. Le départ de familles pompéiennes de vieille souche au profit de la classe émergente des affranchis s’est traduit dans cette zone portuaire par l’installation de nombreux artisans. Ce n’est pas un hasard si le gemmarius chez qui se rend Zosimus a son atelier ici.
Remontant l’actuelle via di Nocera, le vasarius passe devant la boutique d’un bronzier. Quelques phallus en bronze se balancent devant la porte. Ce sont des tintinnabula. Pendus la plupart du temps à l’entrée des boutiques, ces porte-bonheur dotés de clochettes pour conjurer le mauvais sort font du bruit quand on passe le seuil. (Un tintinnabulum de ce genre se retrouvera dans très longtemps au Musée archéologique national de Naples.)
Un peu plus loin, voici l’atelier d’un verrier. Les ouvriers ne fabriquent pas le verre mais se le font livrer par blocs qu’ils refondent. Puis, exactement comme les maîtres verriers de Murano, ils le soufflent dans une boîte en bois évidée en forme de gros flacon. En se dilatant, le verre en épouse parfaitement les contours. Lorsqu’on ouvre la boîte, comme on ouvrirait un livre, on récupère un objet terminé. Le verrier peut ensuite réutiliser le moule. On en a découvert beaucoup à Pompéi, souvent identiques, ce qui laisse penser que les artisans maîtrisaient la production en série, dans une approche préindustrielle.
Voici maintenant la maison du Jardin d’Hercule. Son nouveau propriétaire, un affranchi, n’a pas hésité à détruire cinq habitations et leurs fresques pour les remplacer par un jardin : on y cultive les fleurs à partir desquelles on fabriquera des parfums.
À deux pas de là il y a un pépiniériste. Le professeur De Simone raconte qu’au moment des fouilles on ne s’expliquait pas la présence ici d’autant de débris de poterie. Ils correspondaient en réalité à des petits pots ayant servi à protéger les racines et à favoriser la pousse des jeunes plans. En relisant les traités de jardinage de l’Antiquité, les chercheurs ont constaté que les Romains appliquaient beaucoup de leurs conseils. Dans ce jardin, par exemple, il semble que l’on ait pris en compte la suggestion selon laquelle il vaut mieux cultiver ses plantes sur un lopin de terre en ville, petit mais bien gardé, plutôt qu’à la campagne, où l’on ne peut guère les surveiller. Les textes anciens prohibaient en outre les racines grosses comme le bras au profit de celles ayant l’épaisseur de deux doigts, or les trous laissés dans le sol par les jeunes pousses disparues lors de l’éruption avaient exactement ce diamètre.
Zosimus passe ensuite devant la maison-atelier d’un artisan spécialisé dans la fabrication de nattes. L’homme qui l’a achetée a élargi les évacuations d’eau sur les bords du jardin intérieur pour les transformer en bassins où ramollir la paille. On constate une fois de plus que beaucoup des nouveaux propriétaires ne se soucient guère de préserver la beauté des biens acquis : ce qui compte pour eux, c’est de les rendre plus fonctionnels.
Il semble évident que les acquéreurs de telles domus ne sont pas des affranchis du calibre de Caius Julius Polybius, mais des petits entrepreneurs ayant tout de même réussi à s’offrir de vastes demeures dans un quartier commerçant très dynamique. Comment ont-ils fait ? La seule explication est qu’elles ont été bradées à la suite des incessants tremblements de terre qui effrayaient la population. On peut néanmoins supposer que les dernières secousses n’ont pas trop alarmé les nouveaux arrivants parce qu’elles étaient moins fortes que d’ordinaire, mais le bijoutier chez qui pénètre enfin Zosimus n’en a pas moins subi des dommages. Les tuiles cassées sont entassées dans un coin, les neuves dans l’autre, et les blocs de pierre sont répartis en fonction de leur réutilisation.
Penché sur sa table, le gemmarius est encore en plein travail. Il porte un étrange monocle fixé par un lacet autour de sa tête. Un quartz placé dedans fait office de lentille. Zosimus en reste bouche bée : il vient de découvrir le secret de tâches aussi minutieuses, alors que lui qui voit de plus en plus mal doit prendre du recul pour lire son calendrier.
Mais laissons là les deux hommes. En ce dernier jour avant l’éruption du Vesuvius, il est temps pour nous de sortir de Pompéi afin de découvrir ce qui se passe dans les environs. Et puisque la porte par laquelle nous quitterons la ville se trouve à l’opposé de l’endroit où nous sommes, nous avons choisi de traverser cette fois la cité en suivant la voix des Pompéiens.
Au fil des mots qu’ils ont laissés sur les murs…
*1. Empire. Un fabuleux voyage chez les Romains avec un sesterce en poche, Paris, Payot, 2016.