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Margot ne protesta pas en entendant son véritable nom, elle battit des cils et se leva.

Le vieux costume vert que Margaret lui avait prêté irisait ses yeux de turquoise pâlie et donnait plus d’éclat à sa peau nacrée. Une fossette creusa sa joue, tandis qu’elle regardait Charles, en souriant.

— Comment connaissez-vous mon nom ?

— Je l’ai deviné, et Margaret aussi.

— Comment cela ?

— Si vous désiriez rester inconnue, il ne fallait pas parler de votre cousin Egbert !

— Ni des tableaux de votre père : des Lely, des Turner, ajouta Margaret, un peu sèchement.

Margot se tourna vers Charles.

— Vous n’allez pas me renvoyer ?

— Non, si vous me dites pour quelle raison vous ne voulez pas rentrer chez vous.

Margot lui répéta alors ce qu’il avait déjà appris par Margaret. Tandis qu’elle parlait, Charles essayait de faire coïncider ce qu’il avait entendu à Thorney Lane avec son récit : tout s’emboîtait parfaitement, bien qu’il y eût encore quelques lacunes. Quand elle eut terminé, elle implora, suppliante :

— Ne me renvoyez pas dans cette horrible maison où l’on complote contre moi ! J’ai le frisson rien que d’y penser.

— N’ayez pas peur, nous ne vous renverrons pas, mais il me semble que vous feriez bien de prévenir votre notaire !

Margot pâlit.

— Mr. Hales ? Son père était un ami de papa, il paraît qu’il avait en lui une confiance absolue.

— Raison de plus pour dire à son fils où vous êtes !

— Je n’en ai pas la moindre envie.

— Pourquoi ?

— Parce que (et elle se rapprocha du jeune homme) et si c’était lui le mystérieux personnage qui a donné l’ordre de me tuer ?

— Vous avez peut-être raison, dit Charles qui se rappelait certaines allusions à un notaire – vous resterez donc ici pour le moment et nous garderons votre présence secrète tant que je n’aurai pas pris mes renseignements sur ce Mr. Hales. N’avez-vous pas des parents, des amis ?

Margot gloussa.

— Tout le monde me pose la même question ! Je n’ai pas d’autre parent qu’Egbert !

— C’est bien étrange.

— Oui, c’est curieux n’est-ce pas ? Papa n’avait qu’un frère : le père d’Egbert, et il détestait son neveu. Si tous les parents sont comme lui, je suis terriblement heureuse de ne pas en avoir.

— Et du côté de votre mère ?

Margot prit un air sérieux.

— Je ne connais même pas son nom… du moins, je n’en suis pas sûre, bien que depuis quelques jours, je sois persuadée qu’elle s’appelait Esther Brandon !

Margaret prit soudain part à la conversation.

— Ce n’est pas possible !

Margot la regarda avec étonnement.

— Je le crois cependant, et c’est pour cela que j’ai choisi ce nom que je vais d’ailleurs garder, car ce serait trop dangereux de reprendre le mien.

— Vous dites des bêtises, interrompit Margaret, vous ne pouvez pas garder le nom d’Esther Brandon !…

Puis elle tira au hasard, de la petite bibliothèque, un livre dont elle se mit à tourner les pages.

— Pourquoi ne pourrais-je pas garder ce nom, demanda Margot en s’adressant à Charles, puisque je ne peux plus, sans danger, m’appeler Margot Standing ?

— C’est vrai, mais il y a tellement d’autres noms que vous pouvez choisir… Smith, par exemple ?

Margot poussa un cri d’horreur.

— Cela, jamais ! M’appeler comme cet affreux Mr. Smith, quelle horreur !

— Alors Wilson ?… ou Brown ? qui est un bon vieux nom écossais ! À moins que vous ne connaissiez d’affreux Wilson ou Brown ?

— Non ! Margot Wilson me plairait assez…

— Non. Margot attirerait l’attention par sa rareté… tâchons de trouver un autre diminutif au nom de Margaret qui doit être votre véritable prénom.

L’autre Margaret leur tournait le dos en feuilletant son livre, sans voir ce qu’elle lisait… Elle avait l’étrange sentiment qu’elle était une intruse dans sa propre maison, et que Margot en était la véritable propriétaire ! Celle-ci, assise tout près de Charles, parlait avec lui sur un ton confidentiel, discutant gaiement le choix d’un nom, et paraissait le connaître depuis toujours… Margaret l’entendit rire aux éclats en protestant :

— Non, Daisy ne me plaît pas non plus.

— Et Rita ?

— Je ne voudrais pour rien au monde m’appeler Rita !

— Pourquoi ? Je trouve ce prénom très dansant !

— Non. Vraiment, Charles, il est terriblement atroce !

— Que diriez-vous alors de Madje ?

— Beurk ! On dirait une marque de margarine.

— Bon… Je suis à court d’idées.

— Et pourquoi pas tout simplement Meg ! s’écria Margot en battant des mains.

Margaret reçut comme un coup de poignard. Si souvent Charles l’avait appelée Meg… sa Meg… Elle n’entendit pas la réponse du jeune homme, mais elle se pencha sur son livre et lut… « Les joues de Greta sont fraîches à croquer… » ; elle se mit à rire en se tournant vers l’enfant :

— Pourquoi ne vous appelleriez-vous pas Greta ? demanda-t-elle.

Margot se rapprocha.

— Vous avez trouvé ce nom dans votre livre ? C’est un nom charmant, qui me convient… (et elle lut à haute voix) « Les joues de Greta sont fraîches à croquer… »

— Très approprié, remarqua Charles.

Tout à coup, la sonnette de la porte d’entrée retentit, Margaret remit Walter Scott dans la bibliothèque et alla ouvrir. Devant elle se tenait Archie Millar, un sourire suppliant aux lèvres :

— Puis-je entrer et espérer un reste de thé ?

Il fut surpris et légèrement grisé par l’accueil chaleureux de Margaret. Ils avaient toujours été d’excellents camarades, mais aujourd’hui la grâce particulière de la jeune fille, dont un peu de rose colorait les joues, l’entraînait sur une pente plus sentimentale.

Margaret regagna le salon, Archie la suivit et parut frappé de stupeur en apercevant Margot Standing qui se dissimulait derrière Charles.

— Miss Wilson, je vous présente Archie Millar, mon plus vieil ami, dit Charles en se levant, Archie, Miss Greta Wilson, qui séjourne actuellement chez Margaret.

Miss Greta Wilson rougit, regarda Archie à travers ses longs cils et parut très satisfaite de le trouver si joli garçon. Une seconde après, ils étaient déjà plongés dans une conversation passionnante au cours de laquelle Archie apprit que la jeune fille venait de quitter la pension Mardon, qu’elle ne connaissait personne à Londres, qu’elle aimait les magazines, adorait les chocolats et que Moonlight and You était sa valse préférée.

Pendant ce temps Margaret préparait le thé dans la cuisine, Charles n’avait pas offert de l’aider. Resté près de la fenêtre, il regardait distraitement le jour qui déclinait : un tilleul commençait à perdre ses feuilles, dorées par l’automne…

Qu’allaient-ils faire de cette enfant, infiniment trop jolie et naïve pour être livrée aux vicissitudes de l’existence… Une feuille rousse tomba sur le sol… Soudain il fut arraché à sa rêverie :

— Charles, réveille-toi, lui disait Archie. Que dirais-tu si nous allions tous les quatre faire la bombe, ce soir ?

Charles secoua la tête négativement.

— Laisse là ta tête d’enterrement. Miss Wilson me dit qu’elle n’est jamais sortie le soir et que ça l’amuserait follement !

Greta acquiesça.

— Ne refusez pas ! Ce serait atrocement délicieux… nous dînerions tous les quatre dans un restaurant à la mode, et ensuite nous irions au théâtre…

Charles répéta son geste de refus. La perspective d’exhiber Greta lui semblait un véritable cauchemar. Jolie comme elle l’était, on la remarquerait sûrement et elle risquait d’être rencontrée par Dieu sait qui !

— Qu’allons-nous faire, alors ? demanda Archie. J’ai absolument besoin de me remonter le moral, après l’horrible coup qui m’a frappé aujourd’hui… Oui, dit-il, en regardant Greta, une pluie d’embêtements s’est abattue sur moi (il rassura Greta d’un geste, il ne pleuvait pas, c’était juste une formule…).

— Que vous est-il donc arrivé, mon pauvre Archie ? interrogea Margaret. Venez, le thé est prêt.

— J’ai eu le tort de prendre mes rêves pour des réalités…

— Quels rêves ? Oui Charles, encore deux chaises s’il vous plaît.

— Tenez, lisez ceci.

Et il agita un journal du soir qu’il venait de sortir de sa poche.

— J’ai besoin de flots de thé, pour m’aider à supporter l’épreuve qui vient de m’atteindre !

— Quelle épreuve ? Archie, vous devenez sibyllin… Charles, voulez-vous couper le pain ?

— Il ne faut pas compter sur la sympathie des femmes… fit Archie. J’ai perdu mon héritière et personne ne s’offre pour être mon ange consolateur… À moins que Greta n’ait cette bonne pensée. Qu’en dites-vous, Greta ?

Une fossette creusa la joue ronde de l’ex-Miss Standing.

— J’accepte avec plaisir, ce sera terriblement romantique, répondit-elle.

— Voici votre thé, Archie. Je ne savais pas que vous aviez déniché une héritière ? Charles, prenez votre tasse, je vous ai mis trois morceaux de sucre.

— Moi seul le savais. « J’en ai gardé le secret, comme le ver dans le bourgeon ronge le vert de mes joues… » Shakespeare, excusez du peu, à peine retouché. Et « je me résigne sur ma tombe, souriant à ma douleur… » Encore Shakespeare, toujours revu et corrigé par votre serviteur1.

— Qui est-ce ?

— Ce n’est plus une héritière, expliqua Archie d’une voix lugubre… En lisant les journaux du soir, j’ai reçu un choc affreux : la jeune fille à qui j’avais voué mon affection naissante est déshéritée, et ses innombrables millions se reportent sur la tête d’un certain Egbert Standing ! Hélas ! Trois fois hélas ! Ils couronneront le front d’un autre et ne seront jamais miens !

Greta laissa tomber sa tasse dont le contenu inonda le jumper de Margaret. Elle répéta « Egbert » en étouffant un éclat de rire !

— Oui, Egbert Standing, reprit Archie, Egbert… Un prénom pareil, ça ne s’invente pas ! Les journaux assurent qu’il a su enlever la chose de main de maître… Il paraît que toute la fortune de Mr. Standing lui reviendra et que Miss Standing n’aura pas un sou…

Greta Wilson ne fit pas un mouvement pour essuyer sa robe… Elle contemplait Archie de ses yeux clairs, à demi fermés comme ceux d’un chat.

— La connaissez-vous ? questionna-t-elle.

Archie hocha la tête.

— Elle est peut-être affreusement laide ?

— C’est très probable, fit Archie, car si elle avait été jolie, sa photographie aurait paru dans tous les journaux.

— Vous épouseriez donc un laideron si elle vous apportait une grosse fortune ?

— Pour éviter au perroquet de ma tante Elisabeth d’aller à l’asile, que ne ferais-je pas ! Un jour ou l’autre, je vous raconterai tout cela… « Le sublime sacrifice d’un héros – la fidélité d’un perroquet récompensée – un neveu dévoué sauve un compagnon à plumes – chef-d’œuvre sans pareil en dix-sept épisodes par Archibald Millar ! » Je tiens une idée !… Bon, cessons là les bêtises et allons au cinéma… je sens que ce sera une consolation pour moi de tenir la main de Margaret dans l’obscurité…

Il disait Margaret, mais il regardait Greta, dont le visage s’empourpra délicieusement.