11

Assise dans le bus, Hilary se prit à réfléchir. Elle pensa aux Mercer – elle y pensa intensément. Il se pouvait que Mrs. Mercer n’ait plus toute sa tête, mais rien n’était sûr. Mercer se montrait anormalement soucieux de le faire croire, il y revenait toutes les deux minutes. Il y avait un passage dans Shakespeare, comment était-ce ? « La dame fait trop de serments, il me semble1. » C’était un peu l’attitude de Mercer s’agissant de Mrs. Mercer – il affirmait avec tant d’insistance que vous ne pouviez vous empêcher de pressentir qu’il en faisait sans doute trop. « Ce que je dis trois fois est absolument vrai2. » Ce vers de Lewis Carroll, dans La Chasse au Snark, semblait convenir comme un gant au sieur Mercer. Qu’il continue à affirmer assez souvent que Mrs. Mercer était dérangée et on le croirait, et on finirait par penser qu’elle était folle, et personne ne prêterait plus aucune attention à ses propos.

Un refrain bébête vint soudain troubler ces profondes réflexions.

Si j’avais un mari comme Mr. Mercer,

Je préférerais qu’il parte loin en mer,

Passe sur l’océan la plupart de son temps

Plutôt qu’à la maison à me créer des tourments.

Non, il ne lui plaisait pas, ce Mercer – c’était une réaction spontanée, mais son impression était pratiquement faite. Pour autant, cela ne signifiait pas qu’il racontait des mensonges. Détester quelqu’un ne fait pas de lui un menteur. Hilary réfléchit à ce fait curieux et décida qu’elle devait rester impartiale. Mercer pouvait dire la vérité et Mrs. Mercer être dérangée, ou, tout au contraire, il mentait et Mrs. Mercer était bien ce qu’elle avait paru être à Hilary : une pauvre femme, dépourvue de volonté, une personne qui avait peur, minée par un secret. S’il y avait une chance sur mille pour que cela soit la vérité, il fallait agir en ce sens.

Elle commença à se demander ce qu’elle pouvait faire. Les Mercer étaient descendus du train à Ledlington. Bien sûr, il lui était possible de s’y rendre pour essayer de retrouver Mrs. Mercer, mais comment dénicher une personne qu’on ne connaît pas dans une ville dont on ignore tout, elle n’en avait pas la moindre idée. Elle avait besoin de faire le point avec quelqu’un. Comment y parvenir, toute seule ? Il lui fallait quelqu’un qui dirait : « Absurde », d’une voix forte et autoritaire et, après cela, se camperait devant la cheminée et dicterait sa loi, avec cette indifférence passionnée pour les arguments ou les contradictions d’autrui qui était une des caractéristiques les plus marquées d’Henry. Mais sans doute ne reverrait-elle plus jamais Henry. Elle battit fortement des paupières et regarda par la fenêtre du bus. Oui, décidément, le monde semblait en proie à trop de souffrances inutiles. Elle n’aurait jamais cru qu’elle en viendrait à évoquer avec regret un Henry dictant sa loi. Pour autant, à quoi bon penser à lui puisqu’elle ne le reverrait jamais et ne pourrait évidemment pas lui demander son avis ?

Elle se secoua et se redressa sur son siège. Et qu’est-ce qui l’empêcherait de consulter Henry ? Ils avaient été amis. Ils avaient envisagé de se marier et s’étaient fiancés. Puis ils s’étaient rendu compte qu’ils ne voulaient pas se marier et avaient rompu leurs fiançailles. D’un point de vue rationnel, l’étape suivante devait être de renouer leurs liens d’amitié. Couper les ponts avec un homme sous prétexte qu’on ne l’épousait plus, voilà qui était complètement irrationnel.

Elle sentit son pouls s’accélérer quand elle décida, sans précipitation, estima-t-elle, et après mûre réflexion, d’aller demander conseil à Henry. Parler à quelqu’un était une nécessité et il était exclu de s’adresser à Marion. Avec Henry, elle se montrerait calme et des plus amicales. Lors de leur dernière rencontre, elle avait le visage cramoisi de rage. Elle avait frappé du pied, s’était retenue à grand-peine de hurler. La raison en était qu’il ne pouvait tout simplement pas cesser de parler ou la laisser en placer une. Ce ne serait pas désagréable de lui montrer qu’elle savait se comporter avec calme et dignité, être polie sans familiarité, faire preuve de courtoisie, demeurer imperturbable.

Elle descendit du bus et marcha au grand air. À peine une demi-heure auparavant, elle pensait ne plus jamais le revoir et voilà qu’elle allait rendre visite à Henry. Sa montre indiquait midi et demi. Et si jamais il était allé déjeuner ? Oui, si jamais ? « Je pourrais aller chez lui une autre fois, non ? » Hilary se sentit emportée par une avalanche de blocs de glace. Il était plus facile de supporter l’idée de ne plus jamais revoir Henry que de le croire sorti, à cette minute même, quand elle espérait tellement le voir. « S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît, faites qu’il soit là ! »

Elle tourna le coin de la rue et, de l’autre côté du flot bruyant de la circulation de Fulham Road, se trouvait la boutique d’Henry, ou plutôt la boutique que son parrain lui avait laissée en héritage et pour laquelle Henry balançait. Dès qu’elle l’aperçut, Hilary eut un véritable coup au cœur, car, sitôt mariés, Henry et elle devaient habiter l’appartement du premier. Fulham Road n’est sans doute pas l’idée qu’on se fait du jardin d’Éden, mais le cœur humain est si imprégné de romantisme que lorsque Henry avait embrassé Hilary et lui avait demandé si elle pourrait être heureuse dans un appartement situé au-dessus d’une boutique, Hilary lui avait rendu son baiser et affirmé que oui. Il était alors devenu évident à leurs yeux que cette artère bruyante et populaire n’était que la frontière derrière laquelle ils construiraient un paradis à leur mesure.

Hilary se souvint qu’il lui fallait maintenant n’être que calme et détachement. Elle traversa la rue, lut l’inscription, Henry Eustatius, Antiquités, et demeura là à contempler la vitrine. En effet, ses genoux étaient victimes d’un phénomène étrange. Ils semblaient ignorer le sang-froid que manifestait le reste de son corps. Ils tremblaient. Impossible de se montrer tranquille face à Henry avec des genoux qui tremblaient. Elle regarda avec application par la vitrine et s’aperçut que le petit tapis de Feraghan, qu’ils destinaient à leur salle à manger, était invisible. Naguère, il était accroché au mur de gauche et avait été un jour prétexte à une petite plaisanterie entre eux. Henry affirmait que si jamais quelqu’un voulait l’acheter il en exigerait mille livres, et elle lui avait rétorqué qu’il n’oserait pas. Elle eut un pincement au cœur. Il avait disparu. C’était leur tapis de salle à manger, et il avait disparu. Henry s’en était débarrassé, comme on se débarrassait jadis d’un esclave, et il était propriété d’un autre. Elle se sentit désespérée, flouée, jetée à la rue. Son tapis, le tapis de sa salle à manger, Henry le lui avait volé.

Pour la première fois, elle pensa que tout était réellement fini entre eux. Il semblait absolument impossible d’entrer dans la boutique et d’adopter une attitude calme et digne avec Henry. Cependant, retraverser Fulham Road dans l’autre sens paraissait tout aussi impossible. Et puis, comme elle regardait par la vitrine, derrière un guéridon marqueté portant le jeu d’échecs rouge et blanc, derrière le bureau style Reine Anne et l’ensemble de fauteuils espagnols à hauts dossiers, elle perçut un mouvement dans le recoin sombre, là où un rideau de cuir gaufré à motifs dorés dissimulait une porte, et Henry et un homme apparurent.

Hilary voulut s’enfuir mais ses pieds demeurèrent immobiles. Elle n’osait pas regarder Henry, aussi regarda-t-elle l’autre homme. Si, à côté d’Henry, il ne paraissait pas grand, il n’était pas de petite taille. Il était dans la bonne moyenne, mince, avec un visage pâle aux traits irréguliers, des yeux noisette tirant sur le vert et des cheveux roux un peu trop longs. Il portait une chemise à col mou et une cravate peu banale, dont le nœud était relâché. Son costume, lui aussi, semblait bizarrement coupé. Hilary pensa à une caricature de Cruikshank3. Il était couleur bleu ardoise et sa cravate était mauve. Hilary ne pensait pas avoir jamais vu un homme portant une cravate mauve. C’était affreux avec ces cheveux roux – et la cravate était assortie à sa pochette, elle-même assortie à ses chaussettes. Elle avait commencé à l’observer parce qu’elle ne voulait pas regarder Henry, mais, après le premier regard, elle y mit toute son attention, car il s’agissait de Bertie Everton. Elle ne l’avait vu qu’une fois auparavant, lors du procès de Geoff, mais il était de ces gens qu’il suffit de voir une fois pour ne jamais les oublier. Personne d’autre au monde n’avait de tels cheveux.

Henry parlait quand ils pénétrèrent dans la boutique. Il désigna une grande jarre bleu et blanc vers laquelle les deux hommes se tournèrent. Hilary les effleura rapidement du regard. Elle abandonna Bertie Everton et observa Henry. Il parlait avec pas mal d’animation – encore en train d’imposer son point de vue, décida Hilary –, mais il semblait pâle, plus que lors de leur dernière rencontre, si l’on ne tenait pas compte de cette brève apparition qu’elle avait vue la veille à la gare. Certes, lorsqu’elle l’avait aperçu la dernière fois – réellement –, ils s’étaient disputés et l’énervement et la coloration du teint vont de pair. Il semblait pâle et, apparemment, c’est avec une sorte d’emphase morose qu’il assénait ses idées à Bertie Everton. Elle se dit que s’il parlait de la jarre, Bertie en savait sans doute plus long que lui là-dessus. Avait-il oublié que c’était un collectionneur ? Tout d’abord, elle espéra que oui, parce que ça ne lui ferait pas de mal de s’emmêler les pinceaux et de se ridiculiser. Et puis, elle fut prise d’un accès de remords, non dénué de colère, car elle venait de comprendre à quel point elle se sentirait blessée si cela se produisait. Et voilà que ses pieds se mirent tout seuls en mouvement et, presque sans y penser, elle poussa la porte vitrée de la boutique et entra.

Henry, qui lui tournait le dos, ne changea pas de position. Il était en train de réciter un passage magnifique, tiré d’un des ouvrages spécialisés sur l’art de la céramique, propriété de son parrain, qu’il avait pris grand soin d’apprendre par cœur. Morceau de bravoure fait pour impressionner n’importe quel client ordinaire, mais pas un collectionneur, qui le reconnaîtrait sans doute et se demanderait s’il n’avait pas été appris pour la circonstance.

« Oh, tout à fait », laissa tomber Bertie Everton quand Henry en eut fini avec son petit laïus, et il se rapprocha de la porte. C’est alors qu’Henry se tourna et découvrit Hilary. Aussitôt, il s’empressa de mettre Bertie Everton dehors avec une précipitation qui confinait à la grossièreté. La porte se referma. Le jeune homme aux cheveux roux coiffa sa rousse chevelure d’un chapeau noir soyeux, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à la fille qui semblait admirer le magnifique jeu d’échecs en ivoire et disparut.

D’une seule grande enjambée, Henry se plaça de l’autre côté du guéridon marqueté sur lequel était posé le jeu d’échecs.

— Hilary ! s’écria-t-il d’une voix forte et tremblante.

Hilary renversa la reine des blancs et heurta du dos une horloge normande, laquelle se mit à osciller, menaçante. Il y eut une pause.

Sous le coup d’une émotion, chacun réagit à sa manière. Chez Henry, cela se manifesta par une attention soutenue, marquée par un froncement des sourcils, et chez Hilary par l’incapacité de soutenir ce regard. Si elle l’avait regardé, elle aurait pleuré ou éclaté de rire, et elle s’y refusait. Elle se voulait calme, tranquille, dépassionnée, froidement polie – montrer du tact, de la retenue et du savoir-faire*4. Et voilà qu’elle bousculait l’échiquier et se cognait à des horloges normandes. En outre, elle et Henry étaient exposés au regard des passants qui arpentaient Fulham Road. Ses joues étaient en feu et si Henry continuait à se dresser, impavide, sans rien dire pendant encore cinq malheureuses secondes, elle allait réagir, d’une manière ou d’une autre.

Henry se décida à rompre le silence.

— Puis-je faire quelque chose pour toi ? demanda-t-il d’un ton horriblement bien élevé.

Mais quel crétin, ce type ! Elle le fusilla du regard et ses yeux étincelèrent.

— Henry, arrête de faire l’imbécile !… Bien sûr que tu peux faire quelque chose pour moi !

Les sourcils d’Henry se soulevèrent. Un de ses tics les plus insupportables.

— Eh bien ?

— Je dois te parler. Pas ici. Passons dans l’arrière-boutique.

Hilary se sentit mieux. Ses genoux avaient toujours la tremblote, et elle ne se montrait pas vraiment froide et distante, mais elle et Henry ne resteraient pas près de la vitrine où leur duo ressemblait furieusement à la scène de la voleuse à l’étalage prise sur le fait.

Sans mot dire, ils contournèrent le rideau et suivirent un petit couloir sombre vers l’arrière-boutique, qui avait été le bureau du vieux Mr. Henry Eustatius. Depuis, il était devenu celui du capitaine Henry Cunningham et il était beaucoup plus ordonné que du temps de son parrain. Henry Eustatius avait tenu une correspondance très fournie avec des collectionneurs du monde entier. Leurs lettres s’entassaient partout sur le bureau, les fauteuils et à même le sol, et ses réponses, à la minuscule calligraphie en pattes de mouche, prenaient souvent du retard car elles avaient tendance à se perdre dans le fouillis général. Elles finissaient sans doute par arriver, grâce à la femme qui tenait le ménage d’Henry Eustatius et qui était très douée pour reconnaître son écriture. Elle ne touchait jamais aux autres papiers, mais, chaque fois qu’elle tombait sur une lettre couverte de ces pattes de mouche, elle la ramassait et la posait sur le devant du bureau, où on ne pouvait manquer de la remarquer. La correspondance d’Henry Cunningham était moins volumineuse. Il gardait dans un panier le courrier en attente d’une réponse et dans un autre le courrier auquel il avait répondu. Quand il écrivait une lettre, il la postait dans l’instant.