14

C’est le teint rouge et déterminée à ne pas céder à Henry Cunningham qu’Hilary sortit d’Henry Eustatius, Antiquités. Ne lui céderait-elle qu’une fois, une seule, elle y perdrait son âme et deviendrait rapidement une chiffe molle. Comme Mrs. Mercer. Comme Mrs. Ashley. Perspective aussi horrible que détestable. Cela avait sans doute commencé quand elles étaient jeunes et jolies – sûrement, dans le cas de la femme de ménage, Mrs. Ashley. Elles avaient dû baisser pavillon devant un type qui les avait ensuite dominées jusqu’à ce qu’elles abandonnent la lutte et partent tranquillement à vau-l’eau. Elle imaginait sans difficulté Mercer s’efforçant de briser la volonté de toute femme qui aurait eu le malheur de le laisser faire, et l’autre pauvre créature avait sans doute elle aussi connu un mari qui l’avait écrasée. C’était bien cela le problème avec Henry : il écrasait les gens, comportement qu’il tenait de sa naissance, de son éducation, profondément inscrit en lui. Elle n’avait pas l’intention d’être sa victime. S’il voulait une femme soumise, qu’il épouse une carpette – ce ne serait pas Hilary Carew, certes pas.

Elle avait parcouru près de cinq cents mètres quand ses joues retrouvèrent leur fraîcheur. Sa colère s’évanouit – c’était trop stupide de ne pas avoir pris le temps de déjeuner avant de se disputer. Dès le petit déjeuner, Henry se sentait un énorme appétit. Vers neuf heures, il avait dû avaler des œufs, des saucisses, du bacon et d’autres babioles de ce genre, mais Hilary s’était contentée de thé et de toasts à huit heures, et cela semblait si lointain qu’elle n’en avait aucun souvenir. Rôder autour de Putney, interroger des gouvernantes et des femmes de ménage, se quereller avec Henry, c’étaient là des activités qui donnaient faim – particulièrement se quereller avec Henry. Si Henry n’avait pas été déterminé à lui chercher noise, il l’aurait d’abord emmenée déjeuner, alors que, pour l’heure, elle était vouée au verre de lait et au petit pain dans un salon de thé, sort qu’elle partagerait avec un tas d’autres femmes condamnées au lait et au petit pain, ou au bouillon en cube, ou au lait avec une goutte de café, ou à une bonne tasse de thé. Pensée bien peu engageante, car un petit pain ne viendrait pas à bout de sa faim, mais elle n’avait certainement pas les moyens de s’offrir davantage. En ne l’invitant pas en premier lieu au restaurant, Henry avait fait montre d’une stupidité rare. S’il y avait tenu, à sa dispute, ils auraient pu y céder tranquillement, au moment du café, plutôt que dans cette arrière-boutique malcommode, le ventre vide, avec la perpective d’un petit pain comme seul avenir. C’était une triste situation, sinistre et cruelle, invivable, pour tout dire. Et tout cela par la faute d’Henry.

Hilary trouva son salon de thé et mangea son petit pain – un spécimen particulièrement peu appétissant. L’intérieur était garni de petites choses noirâtres qui avaient dû être des raisins secs mais n’étaient plus que des fossiles, ou peu s’en fallait. Petit pain indigne de ce nom. Le génie d’Hilary entonna d’une voix morne :

Dure est l’existence quand pour seul coupe-faim

Vous ne trouvez en pâture qu’un infect petit pain.

Quand elle l’eut terminé, elle sortit son porte-monnaie et compta son argent. Il y avait à peu près le compte pour un aller-retour en troisième, direction Ledlington. Elle considéra les pièces et se demanda si elle avait la moindre raison d’aller là-bas. Rien ne laissait supposer que cela servirait à quoi que ce soit. Elle redressa la tête. On trouve toujours bon nombre de raisons de ne pas faire une chose, au point que si quelque chose ne nous poussait malgré nous à agir, on ne ferait jamais rien. Elle ignorait que le Dr Johnson1 avait soumis à Boswell2 certaines considérations morales à ce propos, ou qu’il avait appelé le quelque chose qui vous force à agir la pression de la nécessité. Nombreuses sont les nécessités et à chacun la sienne – force vitale qu’on ne saurait nier. Hilary, elle, était poussée par le besoin de découvrir ce que savait Mrs. Mercer. Elle ne se tenait aucun raisonnement. Dans le cas contraire, le bon sens lui aurait soufflé que Ledlington n’était pas une bourgade et qu’elle ignorait où trouver les Mercer – elle n’avait pas le moindre début de piste. À tout cela, elle opposait la fermeté et la spontanéité de sa volonté. Elle allait donc acheter un billet de troisième classe, se rendre à Ledlington et chercher Mrs. Mercer.

Henry eut un déjeuner autrement copieux que celui d’Hilary. Il éprouvait une sorte de sombre satisfaction à s’être si bien débrouillé. Qu’il laisse seulement une fois Hilary croire qu’elle pouvait agir à sa guise, sans se soucier de son opinion ou de son avis, et leur vie de couple deviendrait totalement impossible. Le problème avec Hilary était qu’elle voulait n’en faire qu’à sa tête et cela suffisait à la persuader que c’était la bonne façon d’agir. Elle n’écoutait pas la voix de la raison, et elle ne l’écouterait pas. Elle s’enflammait et fonçait tout droit. C’était dommage, parce que… À cet instant, Henry hésita quelque peu… Bon, elle était comme ça, et c’est dans les moments où elle se comportait avec la plus grande stupidité, la plus grande obstination, qu’il l’aimait comme il n’avait jamais aimé personne d’autre dans sa vie. Même quand elle le mettait au comble de l’exaspération, quelque chose en elle la rendait différente de tous les gens qu’il connaissait. Voilà pourquoi il était tout simplement obligé de faire front. Dans le cas contraire, elle le dominerait, le mènerait par le bout du nez, le ridiculiserait. C’est quand il en prenait une conscience aiguë que la voix d’Henry se faisait la plus cassante, que son regard se voulait le plus autoritaire. Pourtant, derrière cette armure protectrice, il existait un autre Henry, qui était saisi de panique à l’idée d’un monde sans Hilary, à l’idée de devoir vivre sans elle. Mais comment pouvait-elle le quitter alors qu’elle était sienne et n’ignorait pas que lui aussi lui appartenait ? Chacun était tout pour l’autre et une séparation était exclue.

Il fronça les sourcils devant sa côtelette et se demanda ce qu’il allait faire. Hilary reviendrait. Pour l’instant, il pouvait la laisser libre comme l’air, elle reviendrait, elle n’avait pas le choix. Il fallait cependant tenir compte de cette fichue affaire Everton. Affaire terminée depuis un an et qui revenait à la surface faire des remous, et si Hilary insistait pour aller fouiller les fonds de tiroir, cela n’allait certes pas s’arranger. Son froncement de sourcils s’approfondit. Mais quel toupet il avait eu, ce Mercer, de la suivre dans la rue ! Il est vrai que tout cela n’était pas très catholique – et on pouvait en dire autant des Mercer – mais de là à l’admettre, ce qui conforterait Hilary dans ses idées fumeuses, il y avait un pas qu’il n’était pas près de franchir.

Tout en finissant de manger sa côtelette – les sourcils toujours froncés –, il envisagea de confier à un spécialiste le soin de tirer au clair les agissements du couple Mercer. On devrait pouvoir trouver leur adresse, et savoir ce qu’ils avaient fait depuis la mort de James Everton, et demander au spécialiste de s’intéresser à leur situation financière. Est-ce que quelque chose permettait de supposer qu’elle s’était améliorée depuis la mort de James Everton ? Il lui sembla se souvenir qu’il avait été question d’un petit héritage, ce qui n’avait peut-être aucun rapport, mais si leurs finances s’étaient considérablement améliorées, cela valait la peine qu’on s’en occupe. Le spécialiste devrait aussi enquêter sur le passé des Mercer. Il supposa que cela avait été fait au moment de l’instruction, mais Geoffrey Grey semblait tellement compromis qu’il était possible que l’on n’ait pas poussé très loin ces investigations. Oui, il était indiscutable qu’un spécialiste trouverait à s’occuper.

Il retourna à la boutique et téléphona à Charles Moray, qui était une sorte de cousin au dix-septième degré et un excellent ami.

— C’est toi, Charles ?… Ici Henry.

— Lequel ?

Dans la voix de Charles perçait une légère pointe d’amusement, fort agréable. C’était une de ces voix qui passent si bien au téléphone. On aurait vraiment cru qu’il se trouvait dans la pièce.

— Cunningham, dit Henry.

— Salut… salut… sa-lut ! Ça marche, les antiquités ?

Agacé, Henry eut un froncement de sourcils.

— Ce n’est pas pour cela que je t’appelle. Je voulais savoir… c’est-à-dire, est-ce que tu n’as pas dit, l’autre jour…

— Allez, vide ton sac ! s’écria Charles.

— Je crois bien que tu as parlé d’un détective privé, l’autre jour…

Charles fit entendre un sifflement appréciateur.

— On pique dans les réserves ?

— Non, ce n’est pas pour moi… c’est-à-dire, c’est pour une personne à laquelle je m’intéresse. Je voudrais qu’on enquête, et je voudrais être certain que la personne qui enquêtera est tout à fait bien. Je ne voudrais pas de quelqu’un qui irait tout raconter à la ronde, tu vois.

— J’ai l’oiseau rare, Miss Silver, répondit Charles Moray.

— Une femme, c’est que…

— Attends un peu de l’avoir vue… ou attends plutôt de voir le travail. Elle connaît son affaire, crois-moi. Elle m’a tiré du pire bourbier que j’aie connu dans ma vie3 – et ce n’était pas au fin fond de l’Amérique du Sud, mais ici même, à Londres. Si ton affaire est confidentielle, tu peux avoir toute confiance. Son adresse est… reste en ligne et trouve un crayon… ça y est, je l’ai – 16, Montague Mansions, West Leaham Street, S.W… Son numéro de téléphone ? Non, je ne l’ai pas… c’est un ancien numéro, tu le trouveras dans l’annuaire… Maud Silver. Tu as tout noté ?

— Oui, merci beaucoup.

— Passe donc nous voir, dit Charles, affable. Qu’est-ce que tu dirais si on dînait ensemble un de ces soirs ? me demande Margaret. Lundi ou mercredi, la semaine prochaine.

Henry accepta pour le lundi et raccrocha. Il se rendit ensuite à la bibliothèque du British Museum, où il consacra deux heures pleines à étudier l’affaire Everton. Il lut le dossier d’instruction et le compte rendu du procès. Quand il repartit, il était convaincu que Geoffrey Grey pouvait se targuer d’être né sous une bonne étoile. Comment expliquer autrement qu’il eût échappé à la corde ? Tout au long de sa lecture, il songea qu’il n’avait jamais connu affaire aussi limpide. Aussi limpide que de l’eau de roche. James Everton avait trois neveux. Il aimait Geoffrey Grey. Il n’aimait pas Bertie Everton. Quant à Frank Everton, il n’entrait pas en ligne de compte – un simple étranger, qu’il entretenait. Tout était pour Geoffrey – une place dans la société de son oncle, une place sous le toit de son oncle, et une place sur son testament. Et puis, bien évidemment, Bertie sort de l’ombre et raconte ce qu’il ne faut pas. Il dîne avec son oncle, et, dans la plus extrême précipitation, James Everton déshérite Geoffrey au profit de Bertie. Par la même occasion, il déshérite aussi ce pauvre vieux Frank, mais cela n’a sans doute aucun rapport avec le reste. Tout tourne autour de la décision de l’oncle de déshériter Geoffrey. Geoffrey a dû s’écarter du droit chemin quelque part et Bertie n’a eu qu’à s’arranger pour que l’oncle en ait vent. Résultat, l’oncle James modifie son testament, demande à Geoffrey de passer pour le lui faire savoir et Geoffrey le tue, saisi d’une rage meurtrière. Sans que l’on puisse préjuger de la gravité des faits reprochés à Geoffrey. Peut-être étaient-ils si graves qu’il n’avait pu supporter l’idée qu’ils soient rendus publics. Son oncle a pu l’en menacer. Geoffrey ne savait pas forcément que Bertie Everton avait bavardé sur son compte – peut-être même ignorait-il que Bertie était au courant. Il perd la tête, tire, et c’est Bertie qui ramasse le gros lot.

Henry se demanda si Bertie continuait à verser son allocation à Frank. Il semblait n’y avoir aucune autre question à se poser sur cette affaire. Il semblait n’y avoir absolument aucune raison de téléphoner à Miss Maud Silver. Sur quoi, Henry s’approcha du téléphone et l’appela.