22

Hilary atteignit les faubourgs de Ledlington un peu après six heures et demie du soir. Elle fut si heureuse d’apercevoir le premier lampadaire qu’elle en aurait pleuré. Quand vous avez erré dans un de ces recoins sombres du globe où règne la cruauté et que vous avez failli y perdre la vie, revoir des omnibus, des tramways, des lampadaires au gaz et une foule de gens vous semble vraiment presque trop beau pour être vrai.

Les gens la regardaient d’un air bizarre et, tout d’abord, si vif était son plaisir de les retrouver qu’il ne lui vint pas à l’esprit qu’on la regardait bizarrement, mais, passée la première impression de soulagement, elle sentit cette atmosphère d’étrangeté et c’est alors qu’elle prit conscience de s’être traînée de tout son long sur des routes humides et d’avoir tant bien que mal franchi des haies, ce qui la faisait sans doute ressembler à un vieil épouvantail de l’année précédente. Elle regarda autour d’elle et aperçut, de l’autre côté de la route, l’enseigne du Magpie and Parrot, très jolie au demeurant – la pie et le perroquet se tenaient côte à côte sur un perchoir doré. La pie, très noire et très blanche, le perroquet du plus beau vert. Ils signalaient l’un des pubs très fameux de Ledlington, mais personne n’aurait su expliquer l’origine de son nom.

Hilary traversa la route, gravit une demi-douzaine de marches et pénétra dans un couloir si sombre qu’elle se sentit aussitôt en confiance. Plus tard, quand elle se serait nettoyé le visage, peut-être lui semblerait-il sinistre, mais, sur le moment, il était très agréable. Elle raconta à l’accueillante dame d’un certain âge qui tenait la réception qu’elle avait fait une chute de vélo et tout le monde aussitôt de se mettre en quatre pour elle. Cette serviabilité mérite d’être soulignée, car, quand elle put se voir dans la glace, Hilary découvrit la personne à l’aspect le moins recommandable qu’il fût possible d’imaginer. Tout un côté de son visage disparaissait sous une croûte de boue, et elle se souvint des gravillons contre sa joue. Elle avait perdu son chapeau – elle n’en avait pas le moindre souvenir –, et il y avait aussi de la boue dans ses cheveux. Une longue éraflure lui partait de la tempe et une autre, assez profonde, lui zébrait le menton. Elles avaient beaucoup saigné et le sang s’était mélangé à la boue. Son manteau était déchiré, tout comme sa jupe, et ses mains aussi avaient souffert.

— Mince… quel gâchis ! s’écria-t-elle, et elle entreprit d’y remédier.

L’eau était merveilleusement chaude, elle avait du savon en quantité, plus une grande serviette, et une petite – « celle-là sera douce pour vos éraflures, mademoiselle », lui avait dit très gentiment une femme de chambre en la lui donnant. Si l’on ajoute la grande salle de bains où elle pouvait s’ébrouer, elle n’eut aucun mal à ôter toute cette boue pendant que la femme de chambre étalait le contenu d’une trousse de premiers soins sur le manteau déchiré. Ils lui apportèrent du thé et il était extraordinairement bon – le Magpie and Parrot paie son thé six shillings la livre –, plus un index ferroviaire, qui lui fit nettement moins d’effet, car, à peine l’eut-elle ouvert qu’elle se persuada que rien au monde ne pourrait l’amener à rentrer seule à Londres dans un de ces trains de nuit. Non, et inutile de se raisonner ou de s’avouer qu’elle avait la trouille. Elle avait épuisé ses réserves de courage, voilà tout. Pour commencer, elle ne trouverait que des compartiments vides ou des compartiments où elle se retrouverait seule au premier arrêt. Et puis, un des hommes monterait et, à la suite d’un accident, Hilary Carew disparaîtrait à jamais. Il était évident que s’ils avaient eu l’intention de la tuer une heure auparavant sur la route de Ledlington, rien n’avait pu, depuis, leur faire changer d’avis. Tout au contraire, comme disait Tweedledee1. Et s’ils voulaient la tuer, ils surveilleraient forcément la gare, car ils s’attendraient à ce qu’elle prenne le train, et, tout comme elle, ils estimeraient que très peu de gens l’emprunteraient par une nuit pareille. Personne, sauf à y être obligé. Et c’était bien là le hic : elle était obligée de le prendre. D’une part, il fallait rejoindre Marion, d’autre part se posait le problème de l’argent. Elle avait tiré cinq livres de la bague de tante Arabella. Au cours de ses diverses allées et venues, elle avait dépensé environ douze shillings. Elle avait laissé deux livres de caution chez le loueur de vélos et il lui faudrait annoncer au garçon aux cheveux en broussaille que son engin était réduit en miettes et payer ce qu’on lui demanderait. Et pas question de prendre le risque d’avoir à payer une nuit d’hôtel par-dessus le marché. Mais elle pouvait faire quelque chose, et elle s’y résolut aussitôt : téléphoner à Henry.

Dans la cabine téléphonique, elle trouva une sorte de tabouret de bureau, tout lustré, très glissant et inconfortable, mais c’était mieux que rien. Assise dessus, en attendant qu’on lui passe sa communication, elle songea que les disputes avec Henry n’amenaient rien de bon – et pour ce que cela changeait ! Ils avaient eu une dispute mémorable, rompu leurs fiançailles, et il suffisait que Mrs. Mercer se mette à pleurer, ou que Mercer la suive dans la rue, pour qu’elle ne puisse pas plus s’empêcher de se précipiter vers lui que de respirer. D’ailleurs, ils avaient eu une seconde dispute, et Henry lui avait interdit de se lancer à la recherche des Mercer, ce dont elle n’avait pas tenu compte. Du coup, ils ne s’étaient plus adressé la parole pendant une semaine. Pourtant, quand on essayait de la tuer, qu’elle avait peur, elle remettait ça et lui téléphonait, certaine qu’il viendrait la chercher. Sans doute dirait-il : « Je te l’avais bien dit », et la querelle deviendrait inévitable. Elle durerait peut-être tout au long du trajet du retour – perspective on ne peut plus réconfortante. Comme ce serait agréable, rassurant, grisant, d’avoir Henry sous la main pour se disputer dans ce compartiment de train plutôt que d’y être assassinée par un ou plusieurs inconnus !

La sonnerie retentit et, comme elle décrochait, elle entendit Henry qui disait :

— Allô !

— Allô ! s’écria-t-elle.

— Qui est à l’appareil ?

— Ne sois pas ridicule !

— Oh, c’est toi ?

— Espèce d’idiot ! fit Hilary, d’une voix douce et insinuante.

Henry s’efforça de masquer ses sentiments. Il supposait que si Hilary l’appelait, ce n’était pas sans raison. La pensée qu’elle était incapable de se débrouiller sans lui n’était pas désagréable, mais il ne lui montrerait rien de sa satisfaction. Il la soupçonnait de prendre cette voix parce qu’elle savait que ça ne le laissait pas indifférent. Comme si elle voulait amadouer le tigre avec un caramel.

— Qu’est-ce que tu veux ? lança-t-il, sur le ton de celui que vient d’appeler une tante ennuyeuse.

— Toi ! répondit Hilary, à près de soixante-cinq kilomètres de là.

C’était dit avec une voix si douce qu’il en fut touché et il se demanda si le petit tremblement qu’il avait perçu était un prélude au rire ou aux larmes.

Si elle était vraiment… mais à supposer que non…

— Hilary… dit-il.

Elle battit des paupières pour refouler quelques larmes qu’elle n’attendait pas et dit, d’un ton précipité :

— Henry, tu veux bien venir me chercher, s’il te plaît ?

— Hilary, qu’est-ce qui se passe ? Il y a un problème ? Parle plus fort, je n’entends rien. Tu ne pleures pas, j’espère ? Mais où es-tu ?

— Le… le… Ledlington.

— On dirait que tu pleures. Tu pleures ?

— Je… je crois bien.

— Décide-toi.

« Trrrois minutes ! » annonça très clairement une voix de femme qui roulait les r, à quoi Henry, ne tenant pas compte du fait qu’il n’était pas à l’origine de l’appel, demanda avec autorité qu’on lui rajoute trois minutes.

— Allô ! Tu es là ? dit-il ensuite. Maintenant, explique-moi tout de suite ton problème !

Hilary s’efforça d’adopter un ton calme. Elle avait seulement voulu effrayer un peu Henry, mais cela lui avait joué un tour et, maintenant, elle pleurait pour de bon, sans en comprendre la raison.

— Viens, Henry, s’il te plaît… j’ai besoin de toi… terriblement. Je ne peux pas te l’expliquer au téléphone. Je suis au Magpie and Parrot, à Ledlington. J’ai cassé un vélo et je ne pense pas avoir assez d’argent pour rembourser.

— Est-ce que tu es blessée ?

Il avait parlé avec trop de précipitation. Pourquoi aurait-elle été blessée ? Elle pleurait. Mais elle n’aurait pas pleuré si elle avait été blessée. Il avait une peur bleue, et il en voulait à Hilary de lui faire peur. Petite idiote ! Pauvre petite idiote chérie !

Il l’entendit répondre :

— Non… des égratignures… Ne viens pas en voiture… il y a trop de brouillard. Tu peux appeler Marion et la prévenir que tu viens me chercher ? Inutile de lui dire où je suis.

La fille du standard annonça : « Six minutes. »

— Bon sang ! s’écria Hilary.

— Encore six minutes, demanda Henry.

Hilary gloussa, et le capitaine Henry Cunningham rougit, car, pour le coup, il s’était bel et bien trahi.

— Il y a un train à dix-neuf heures quarante, dit Hilary, charmeuse. Non, nous ne voulons pas de temps supplémentaire… c’est beaucoup trop cher. Chéri, dépêche-toi de prendre ce train.

La sonnerie retentit et la ligne fut coupée.