Marion était toujours dans une rage froide quand ils arrivèrent à l’appartement. Il eût mieux valu affronter une violente colère. Que la personne que vous aimez vous regarde comme si elle ne vous avait jamais vu, ou ne désire plus jamais vous revoir, cela a de quoi vous gâcher le plaisir de retrouver ses pénates.
Hilary s’affala par terre devant le feu de cheminée. Elle s’appuya contre un fauteuil, bras croisés dessus formant un oreiller pour sa tête. Henry, resté dans l’embrasure de la porte, toujours ouverte, était bien conscient de ne pas avoir été invité à entrer, et que sa présence n’était pas souhaitée.
Marion s’était approchée de la fenêtre. Comme elle se retournait, Henry entra et referma la porte. Marion eut un haussement de sourcils et dit :
— J’estime qu’Hilary devrait aller se coucher.
Celle-ci ne répondit pas. C’est Henry qui parla :
— Je crois d’abord que vous feriez mieux d’écouter ce qu’elle a à vous dire. Cela vous concerne… vraiment.
— Pas ce soir. J’ai déjà eu de la visite, et j’en ai plus qu’assez de faire des politesses.
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
— Je vous demande donc de partir, Henry.
— Pas tout de suite.
Sans lever la tête, Hilary se fit entendre, d’une voix sourde :
— S’il te plaît, Marion.
Marion Grey n’en tint pas compte. Elle insista :
— Je veux vraiment que vous partiez.
Henry s’appuya contre la porte. Il tenait son chapeau à la main.
— Rien qu’une minute, Marion. Je suis persuadé que vous devez écouter… oui, je crois que ce serait mieux. Hilary l’a vraiment échappé belle.
Elle reprit ses mots et lui fit écho.
— Échappé belle. Et à quoi ?
— On a failli m’assassiner, fit Hilary d’une voix étouffée et lugubre.
Marion tourna vivement la tête.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— On a failli m’assassiner. C’était moins une. Henry peut te le raconter… je suis trop fatiguée.
Marion les considéra l’un après l’autre. Elle remarqua les sourcils froncés d’Henry. L’expression de ses yeux quand ils se posèrent sur les boucles sauvages d’Hilary. Quelque chose s’émut en elle. Elle se laissa tomber sur un fauteuil et dit :
— Ça va, Henry, racontez.
Ce qu’il fit. Le plus drôle, c’est qu’en répétant l’histoire d’Hilary il eut le sentiment qu’elle était vraie. Il continua à affirmer qu’il n’était pas convaincu, mais, au fur et à mesure qu’il avançait dans le déroulement de son récit, il s’aperçut qu’il s’efforçait de convaincre Marion, et à la fin il ne savait pas s’il y était parvenu. Non, il n’en savait rien. Marion appuyait sa tête sur sa main. Ses yeux étaient dissimulés. C’est en elle qu’elle regardait, vers ses pensées les plus secrètes.
« Le cœur connaît sa propre amertume, nul étranger ne saurait partager sa joie1. » Elle n’était plus en colère, mais sa froideur ne l’avait pas quittée. Il n’y avait aucune chaleur en elle. Quand il eut fini, elle resta assise sans mot dire, et comme le silence commençait à devenir pesant, Henry le brisa sans ménagement :
— Bertie Everton vous a rendu visite. Hilary pense qu’il est un des deux hommes qui ont essayé de l’éliminer. C’est tout à fait déraisonnable, mais c’est ce qu’elle croit… J’estime que vous devriez lui dire à quelle heure il vous a téléphoné, et à quel moment il s’est ramené, et le temps qu’il est resté. Selon Hilary, disposer d’un alibi est très compromettant, mais ce type n’a pas pu se trouver dans deux endroits simultanément.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, fit Hilary d’une voix d’outre-tombe.
Puis elle souleva la tête de trois bons centimètres.
— Avoir un alibi, ce n’est pas se trouver dans deux endroits différents en même temps… c’est commettre un crime quelque part tout en prétendant être ailleurs.
Henry éclata de rire.
— Quand as-tu inventé ça ?
— À l’instant, dit Hilary, et sa tête retomba.
Marion intervint, sans les regarder ni l’un ni l’autre :
— Il m’a téléphoné vers dix-sept heures. Je présentais des modèles qui venaient d’être livrés. Nous en avons vendu trois. Oui, c’était juste après dix-sept heures… j’ai entendu la pendule sonner quand j’ai quitté le showroom.
— Est-ce qu’il a dit d’où il appelait ?
— Non. Il devait être à Londres cependant, parce qu’il a proposé de venir me voir chez Harriet et, quand j’ai refusé, il a dit qu’il irait m’attendre devant chez moi. Je l’y ai trouvé en rentrant.
— Quelle heure était-il ?
— Un peu après dix-neuf heures. Je l’avais prévenu que je serais en retard… j’espérais le faire renoncer.
— Qu’est-ce qu’il voulait ? dit Hilary, s’adressant au fauteuil.
Marion se raidit. Ses mains retombèrent. Ses yeux étincelèrent.
— Je ne comprends pas comment il a osé venir ici pour me parler de Geoff !
— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda vivement Hilary.
— Rien. Je ne sais pas pourquoi il est venu. Il m’a raconté une vague histoire selon laquelle il aurait rencontré un type qui avait vu Geoff descendre du bus le soir où James a été tué, mais il ne semblait pas le connaître et cela n’apportait rien de plus. D’ailleurs, ça ne servirait à rien maintenant. Je ne sais pas pourquoi il est venu.
— Moi, je sais.
Hilary s’assit et repoussa ses cheveux en arrière.
— Il est venu pour se constituer un alibi. S’il pouvait te faire croire qu’il était à Londres tout l’après-midi, alors il ne pouvait pas essayer de m’assassiner sur la route de Ledstow… on est bien d’accord ?
Ses cheveux se dressaient en petites boucles duveteuses. Ses yeux incolores étaient aussi brillants que ceux d’une mésange.
— Mais quelle sacrée gamine tu fais, ma chérie ! intervint Henry.
Il se mit à rire :
— Tu es un peu sonnée avec tes histoires d’alibis, aujourd’hui. As-tu une idée approximative du moment de ton accident ?
Elle réfléchit.
— Je n’avais pas de montre et ça aurait été inutile, à cause du noir et du brouillard, mais j’ai pris mon thé dans le pub de Ledstow, à l’heure du thé, et il ne faisait pas encore sombre – rien qu’un temps brumeux de novembre. Disons que j’y ai passé une demi-heure et donc qu’il devait être dix-sept heures quand j’ai décampé après avoir vu Mercer. Ensuite, je ne sais pas combien de temps j’ai pédalé. Ça m’a paru des siècles, parce que je devais descendre de vélo… le brouillard s’étalait seulement par endroits. Ce n’est pas facile, mais je dirais que notre… rencontre a pu avoir lieu vers dix-sept heures trente.
— Dans ce cas, même avec la plus mauvaise volonté du monde, il est impossible que Bertie Everton t’ait foncé dessus s’il était à Londres en train de téléphoner à Marion à dix-sept heures.
Hilary fronça le nez.
— Si, objecta-t-elle.
— Marion dit que c’était à dix-sept heures.
Celle-ci approuva de la tête.
— J’ai entendu la pendule sonner.
— Je suis certaine qu’il a téléphoné à dix-sept heures, reprit Hilary. Il le fallait… cela faisait partie de son alibi. Il savait parfaitement que Marion ne le laisserait pas venir la voir chez Harriet et il pouvait téléphoner de Ledstow ou d’une cabine en bordure de la route, et elle n’avait aucune raison de penser qu’il n’appelait pas de chez lui, à Londres. Quand on est un criminel, c’est comme ça qu’on se fabrique un alibi. Je crois que j’aurais été drôlement bonne à ce petit jeu.
— Mais, suppose qu’elle ait répondu : « Très bien, passez me voir » ?
— Impossible. Marion ne laisse jamais personne venir la voir chez Harriet. Ça lui coûterait sa place. Il pouvait miser là-dessus.
Marion la regarda sans aménité.
— Très bien, et alors ? C’est ta version. Que s’est-il passé ensuite ?
— Eh bien, il a dû prendre Mercer au pub. Puis, après avoir essayé vainement de me tuer, je dirais qu’il a dû appuyer sur le champignon comme un malade, parce qu’il lui fallait retourner à Londres pour peaufiner son alibi. Il se sera sans doute débarrassé de Mercer à Ledlington, ensuite de quoi il aura juste eu le temps de prendre un train, ou il aura foncé comme un dératé sur la route de Londres. J’ai étudié les horaires quand j’attendais Henry, et il y a un train qui quitte Ledlington à dix-sept heures quarante-cinq et qui arrive à dix-neuf heures. C’est un train direct, pour la clientèle des théâtres londoniens. Il a pu l’attraper, ce qui expliquerait qu’ils ne m’ont pas recherchée plus longtemps. Voyez-vous, il lui fallait cet alibi, au cas où je m’en tirais. Mais, si vous voulez vraiment savoir, je ne crois pas qu’il y soit allé en train, parce qu’il lui aurait fallu laisser sa voiture dans un garage de Ledlington et quelqu’un aurait pu s’en souvenir par la suite.
— Une heure et demie depuis Ledlington, c’est drôlement court par un jour de brouillard, remarqua Henry. Je ne crois pas que ce soit possible.
Hilary envoya ses cheveux en arrière.
— Attends d’abord de vouloir tuer quelqu’un et d’avoir absolument besoin d’un alibi pour sauver ta peau. Là, tu verras bien si tu ne peux pas battre quelques records. Même des gens qui ne sont pas en train de se fabriquer des alibis conduisent comme des malades dans le brouillard… je ne t’apprends rien.
Marion reprit la parole.
— Il devait être dix-neuf heures dix quand je suis rentrée. Mrs. Lestrange et Lady Dolling ne sont pas parties avant dix-huit heures vingt, puis il nous a fallu ranger tous les modèles, et Harriet voulait me parler des fiançailles de son frère, sans compter qu’il y avait le brouillard. Cela ne me prend jamais moins d’une demi-heure pour rentrer.
Elle regarda Henry.
— Quelle heure était-il quand vous m’avez téléphoné ?
— Oh, après dix-neuf heures trente. Je téléphonais de la gare, juste avant le départ de mon train.
— Ça colle ! s’exclama Hilary, il a eu tout le temps nécessaire. Je vous l’avais dit. Et je pense (elle se rassit brusquement et se prit les genoux), je pense que nous devrions engager un détective privé qui s’occuperait de ce nouvel alibi, parce que je suis à peu près sûre qu’il se l’est également fabriqué, et, dans ce cas, un détective privé digne de ce nom sera capable de le découvrir. Marion…
— Non, dit celle-ci.
Hilary bondit sur ses pieds, courut vers elle et lui attrapa la main.
— Ne refuse pas, je t’en supplie… ne refuse pas, ne refuse pas, ne dis pas non ! Tu ne risques rien. Cela ne fera aucun mal à Geoff. Marion, accepte ! Je sais que tu ne peux supporter l’idée qu’on remue le passé… je sais exactement ce que tu éprouves… mais pourquoi ne pas confier le dossier à Henry, qui le fera étudier par quelqu’un ? Geoff est innocent. Derrière tout ça, il y a un sacré manipulateur qui a tout organisé pour que les apparences soient contre lui, mais il est innocent… je sais qu’il est innocent.
Marion la repoussa et se leva. Sans un regard, sans un mot, elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit et la referma derrière elle. Ils entendirent la porte de sa chambre se fermer.
Hilary se précipita vers le coffre, l’ouvrit d’un coup sec et revint aussitôt, tendant le dossier à Henry.
— Le voilà ! Prends-le et disparais ! Dépêche… avant qu’elle revienne te l’interdire !