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Ils ressortirent bredouilles de trois garages et arrivèrent en retard pour le déjeuner. C’est peu dire que la cousine Selina était mécontente. Elle fit remarquer que cela n’avait pas d’importance du ton de qui, placé devant une tentation irrépressible, se réfugie dans les formules de politesse. Elle se mordit la lèvre et exprima la crainte que le rôti fût trop cuit, puis, ayant goûté sa part, elle soupira et, une fois encore, leva les yeux au ciel. Enfin, elle servit chacun en viande et en choux de Bruxelles avec l’air de subir le martyre.

En présence de la femme chargée du service, Henry et Hilary s’efforcèrent tant bien que mal d’entretenir la conversation, mais une fois qu’elle eut quitté la pièce, Mrs. McAlister adopta un ton chagriné.

« C’est bien dommage que Marion ne change pas de nom », tel fut l’exergue du sermon interminable qu’elle leur débita. La cousine Selina y mit beaucoup de conviction. Elle avait toujours dit que Geoffrey Grey n’était pas l’homme qui convenait à Marion.

« Les beaux jeunes gens ne font jamais les bons maris. Mon propre époux bien-aimé… » Et de se lancer dans une longue digression sur les vertus de feu monsieur le professeur, qui n’était certes pas renommé pour sa beauté physique. Comme le résuma plus tard Hilary :

— Doux comme un agneau, chéri, mais l’air d’un singe roux.

Abandonnant le professeur, sa veuve rappela le conseil qu’elle avait donné à Marion en plus d’une occasion :

— Et si elle l’avait écouté, elle ne serait pas dans cette situation douloureuse. Il y avait un jeune homme que j’aurais été très heureuse de la voir épouser. Mais non. Elle a tenu à n’en faire qu’à sa tête. Et voyez le résultat… Encore un peu de rôti, capitaine Cunningham ?… Soyez donc assez aimable pour sonner Jeannie.

— Henry, je vais exploser ! s’écria Hilary après qu’ils l’eurent quittée pour la seconde fois. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?… Glasgow ou les garages ? Elle se repose jusqu’à l’heure du thé.

— Si c’est Glasgow, nous ne serons pas là pour le thé.

— On pourrait téléphoner pour dire que nous sommes coincés… un truc important… n’importe quel bon prétexte.

— À moins que j’y aille et que toi tu restes, suggéra Henry.

Hilary frappa le trottoir du pied.

— Écoute-moi bien, mon bonhomme ! Tu le répètes encore une fois et tu vas voir ce qui va t’arriver ! Si tu t’imagines que je vais rester là à tenir la jambe à la cousine Selina pendant que tu joues les fins limiers à Glasgow, tu te fourres le doigt dans l’œil !

— D’accord, d’accord… pas la peine de piquer ta crise. Nous irons à Glasgow demain. On ferait mieux de commencer par les garages cet après-midi. Maintenant, je me demande pourquoi diable Miss Silver s’imagine que quelqu’un va se rappeler quelque chose à propos d’une voiture, un an après. On va courir partout sans aucun résultat, mais je suppose qu’on ferait mieux de s’y mettre.

— On pourrait se fatiguer pour des prunes sans découvrir le pot aux roses, ironisa Hilary.

Ils ne trouvèrent rien. Ce fut une recherche qui les refroidit, au propre comme au figuré. Il commença à neiger sur les Pentlands1, et les rues d’Édimbourg furent noyées sous une pluie froide. Plus tard, il leur fallut supporter pendant six heures la conversation de la cousine Selina avant de pouvoir, décemment, aller se coucher.

Le lendemain les trouva à Glasgow, sous un ciel si noir qu’il semblait sur le point de se décharger de toutes les intempéries du monde – pluie, neige, neige fondue, grêle ou tonnerre. Il pesait bas, il se gonflait, il menaçait, mais rien ne se produisit.

Chez Johnstone, Johnstone and McCandlish, ils obtinrent l’adresse de Frank Everton, et se retrouvèrent par la suite dans un des quartiers les plus misérables de la ville, où ils tombèrent soudain sur de véritables taudis.

Henry fronça les sourcils en découvrant les lieux. C’était pire qu’il ne l’avait craint. Quelques mauvais garçons, aux mines patibulaires, traînaient dans les parages. Des immeubles de rapport se dressaient, sales et lugubres. Il considéra l’escalier qu’ils devaient emprunter et prit fermement Hilary par le coude.

— Écoute, pas question que tu montes là-haut. Je n’aurais pas dû te laisser venir. Je ne pensais pas que ce type vivait dans un taudis.

— Je ne vais pas poireauter ici, répondit Hilary.

Elle n’avait guère envie de monter l’escalier, mais encore moins de rester dans cette rue froide et sordide.

— Non, tu dois rentrer.

— Rentrer où ?

— Je te raccompagne jusqu’au coin de la rue. La rue là-bas semble plus convenable. Fais les cent pas en attendant mon retour.

Quel ennui mortel que de devoir faire les cent pas en attendant quelqu’un ! Les rues auraient pu être celles de n’importe quelle ville. Des bâtiment laids, aux toits plats, émanait un ennui infini. Hilary se fatigua d’aller et venir entre leurs façades. Elle pensa pousser jusqu’au coin de la rue pour voir si Henry revenait. Aucune trace de sa présence. La rue était encore plus vide qu’auparavant. Elle avança d’une douzaine de pas, puis encore d’une douzaine.

Soudain, elle ne fut plus sûre de savoir dans laquelle de ces grosses bâtisses surpeuplées Henry avait pénétré. Une petite voix étrange, fluette, lui susurra quelques mots : « Suppose qu’il ne revienne jamais. » Un sentiment d’horreur s’immisça brusquement dans ses pensées, comme un brouillard. Elle sentit le froid qui gagnait peu à peu son cœur. Mais c’était absurde. Qu’aurait-il pu arriver à Henry dans cet immeuble surpeuplé ? Cela grouillait de partout. C’était l’endroit le plus sûr au monde. Ce n’était partout que femmes qui bavardaient ou réprimandaient leurs gosses, gosses aussi bruyants que possible. Mais qui le remarquerait si quelqu’un poussait un cri ou hurlait ? De nouveau, elle fut saisie d’horreur. Elle fixa les interminables rangées de fenêtres de ces grandes et hautes bâtisses et soudain, à la fenêtre d’un étage élevé, elle distingua le visage de Mrs. Mercer.