La réédition d’un long fragment de la Mythologie des Indous1 peut sembler n’être qu’un jeu rituel d’anniversaire à la mode de notre temps : la matière de ce livre, publié en 1809 par la cousine de feu le colonel de Polier d’après « ses manuscrits authentiques apportés de l’Inde », avait été recueillie, sans qu’on puisse préciser, il y a juste deux siècles, autour de 1785. Mais mon intention est moins journalistique. Je veux, avant de disparaître, tenir un engagement que mon ami Stig Wikander et moi avons pris en 1956, dans son cabinet d’indianisme de l’université d’Upsal : accomplir une double réhabilitation, celle d’une œuvre, celle de son auteur.
Dans la seconde partie du XIXe siècle, les indianistes qui ont entrepris de faire l’historique des études consacrées au Mahâbhârata ont décrété que le résumé que La Mythologie des Indous donne de ce poème est insignifiant en volume et, quant au contenu, sans intérêt, étant donné les facultés créatrices de la chanoinesse de Polier. Sans intérêt : les documents du colonel auraient été « travaillés » par elle au point que, sans être des faux, ils ne sauraient être des témoins de son savoir. Insignifiants : le bruit court encore qu’ils ne consistent qu’en « quelques pages ». Nous avons donc décidé, il y a trente ans, Wikander et moi, de faire appel de cette erreur judiciaire2.
Dans les chapitres du début et de la fin du livre, dans les tableaux de « la » religion de l’Inde qu’elle a construite, la chanoinesse semble en effet s’être reconnu une grande liberté : le colonel n’avait sans doute laissé, sur ce grand sujet, que des notes de circonstance et n’avait pas eu le souci de les organiser ; on verra tout à l’heure que cette négligence ou cette indifférence correspondait à son caractère tel qu’il ressort de la préface même de sa cousine. Il n’en est pas de même des chapitres où sont résumées les trois grandes œuvres qu’il a connues, goûtées, et certainement enregistrées de façon continue. Qu’il ait commis des erreurs, des confusions (pas très nombreuses), des omissions (inévitables dans un compendium) n’est pas douteux, mais il a conservé l’ordre des épisodes et le type des personnages. Si des auteurs, des autorités comme le second Adolph Holzmann n’avaient pas, au siècle dernier, excommunié ce cadet d’Anquetil du Perron, son Mahâbhârata aurait été mieux connu des lettrés, et d’abord de nos grands romantiques. La Mythologie des Indous, ignorée, puis condamnée, n’a pas laissé beaucoup, de traces : à Paris, je ne connais que les exemplaires de la Bibliothèque nationale et de la Sorbonne ; ni la Société asiatique, ni l’École des Langues orientales, ni l’Institut de France, ni l’Institut d’Études indiennes, auquel de grands indianistes tels que Sylvain Lévi ont donné leurs livres, ne la possèdent.
L’homme lui-même, le colonel, huguenot français descendant d’une des victimes de la Révocation, attend lui aussi depuis près de deux siècles une marque de la reconnaissance et de l’estime de philologues qui, depuis longtemps, n’ont plus à aller comme lui recueillir, parfois sauver sur place et non sans péril, une matière irremplaçable. Or, à cet égard, la biographie de notre auteur n’est pas moins intéressante que celle du premier découvreur de l’Avesta et des Oupnekhats. En l’absence d’autres documents, qu’il devrait être possible de découvrir à Lausanne et en Avignon, peut-être à Londres, le plus sûr est de copier la notice personnelle que sa cousine a écrite sous sa dictée et qu’il a approuvée et complétée :
Né à Lausanne3 dans le pays de Vaud, d’une famille originaire française mais établie et naturalisée en Suisse4. J’eus dès mon enfance le désir de voir l’Asie et d’y rejoindre un oncle qui, au service anglais, était commandant de Calcutta. Quoique mon éducation eût été assez négligée, j’étais à quinze ans passablement avancé dans les mathématiques et j’avais, de plus, la tête meublée d’une prodigieuse lecture faite sans direction, sans choix, sans suite ; car je vidais rayons par rayons les cabinets de lectures établis à Lausanne et à Neufchatel, où l’on m’avait mis en pension dans l’institut du professeur de Montmollin. Je le quittai, l’année 1756, pour profiter d’une occasion qui se présentait pour aller en Angleterre, où je m’embarquai l’année 1757 pour l’Inde, et j’arrivai dans ce pays au mois de juin 1758, âgé de dix-sept ans. Ce fut dans la presqu’île en deçà du Gange, théâtre de la guerre que se faisaient alors les deux nations européennes rivales, que je débarquai. Calcutta avait été assiégée par les Français et l’oncle que je comptais rejoindre fut tué peu avant mon arrivée, en défendant cette place.
Absolument isolé par cet événement, j’entrai comme simple cadet au service de la compagnie anglaise et je commençai ma carrière militaire contre les Français sur la côte d’Orixa, d’où nous marchâmes dans le Bengale pour y combattre les Indiens. Ces diverses campagnes terminées, nous revînmes à Patna à la fin de 1760. Mais les Anglais étant en guerre avec le Schasada, je fus placé comme ingénieur dans le corps d’armée qui marchait contre le Nabab. Au retour de la campagne, on m’employa à l’inspection des travaux auxquels on occupait les troupes inactives, et bientôt après je fus appelé à Calcutta pour y remplir la place d’ingénieur en second. Arrivé dans cette ville, on me chargea de la direction générale de tous les ouvrages de fortification et je fus nommé, en septembre 1762, ingénieur en chef, avec rang de capitaine. Un avancement aussi considérable à l’âge de vingt et un ans augmenta mon zèle pour le service et me remplit d’espoir sur ma carrière militaire. Cependant, au bout de deux ans, un officier anglais nouvellement arrivé fut nommé au poste que j’occupais ; mais mes supérieurs, en m’annonçant l’ordre qu’ils avaient reçu, me donnèrent des témoignages si positifs de leur satisfaction de ma conduite et la perspective de faire la campagne qui allait s’ouvrir contre Soujah Aldowla et contre les Marates me faisait tant de plaisir que je regrettai peu l’emploi qu’on m’enlevait, d’autant que je conservai mon titre et mon rang d’ingénieur et de capitaine. Je rejoignis donc l’armée en ces deux qualités. La campagne finie, je revins à Calcutta, où je trouvai Milord Cleves qui se préparait à sa fameuse expédition. Parvenu au grade de major, je le suivis à son armée, il m’y donna le commandement des Cypayes, corps de troupes indiennes qui faisait partie de la seconde brigade ; et comme il m’avait particulièrement attaché à sa personne et qu’il m’honorait de sa confiance, il me remit le soin de veiller sur les officiers de son armée qui, mécontents de ses opérations, tramaient des complots dangereux pour les contrarier.
J’eus le bonheur de déjouer leurs intrigues. On connaît en Europe le succès brillant qu’eut cette expédition. En mon particulier j’étais si content de ma position que, sans un ordre exprès du gouvernement, je ne l’aurais pas changée. Mais celui-ci, mécontent de l’ingénieur en chef qui m’avait remplacé à Calcutta, me rappela dans cette ville et, en me rendant la place que j’y avais occupée, il y ajouta celle de commandant des troupes qui forment la garnison de cette place.
Sensible à cette marque flatteuse du contentement qu’avait de mes services l’administration militaire, je quittai l’armée et m’établis à Calcutta, où j’attendis avec confiance le brevet de lieutenant-colonel, que je savais prêt à m’être envoyé de Londres, lorsque, au lieu de le recevoir, il arriva un ordre des directeurs de la compagnie des Indes qui retardait mon avancement sous le prétexte que je n’étais pas né anglais. Quelque adoucissement qu’on apportât à cette injustice en me conservant les places que j’occupais, je la sentis vivement et, le conseil du Bengale ayant sans succès fait des plus fortes représentations en ma faveur pour m’obtenir le redressement de ce passe-droit, je ne balançai point à profiter de la bonne volonté de M. Hasting et du crédit qu’il avait auprès des Nababs, devenus les alliés des Anglais. Ainsi j’acceptai une place d’architecte et d’ingénieur qu’il me procura chez Soujah Aldowla, qui cherchait un Européen capable de diriger les bâtiments et les fortifications qu’il se proposait de faire dans ses États. Je quittai donc Calcutta, pour me rendre à Feizabad, résidence de ce Nabab et, en m’y établissant, j’y pris les coutumes et les usages des Indiens avec lesquels je vivais.
L’humeur guerrière du prince au service duquel j’étais entré ne lui permettant pas d’être longtemps tranquille dans son pays, il me prit avec lui à une expédition qu’il faisait contre d’autres princes indiens. Peu de temps après, Najafs Kan, son allié, auquel il avait donné des troupes pour conquérir la ville d’Agra, lui ayant mandé que le siège tirait en longueur par le manque d’officier du génie, il m’ordonna de m’y rendre. Arrivé devant cette place, Najafs Kan me remit le commandement des troupes assiégeantes et je poussai les travaux avec tant de vigueur qu’au bout de vingt jours la ville se rendit ; après quoi je rejoignis mon Nabab et continuai la campagne avec lui.
Quoique à son service, j’étais encore à celui de la compagnie et la confiance que me témoignait Soujah Aldowla excita la jalousie d’un commandant anglais qui, me croyant plus en crédit chez ce prince que je ne l’étais en effet, intrigua tellement auprès du gouverneur général de l’Inde que celui-ci m’envoya l’ordre de quitter l’armée du Nabab et de me rendre à Feizabab. J’obéis. La campagne finie, le Nabab revint aussi dans sa résidence, attaqué de la maladie dont il mourut deux mois après. Toutefois cet événement ne changea point mon sort puisque son fils et successeur Azeph Aldowla me confirma dans mes emplois.
Je jouissais avec sécurité et tranquillité de ma position, lorsque le renouvellement du conseil général d’administration vint encore la changer. La majeure partie des nouveaux membres étaient fortement prononcés contre M. Hasting, je lui devais les places que je remplissais, et, me croyant tout dévoué à ses intérêts, ils conçurent tant d’ombrage du poste que j’occupais que, à la majorité des voix, ils me rappelèrent à Calcutta sans vouloir m’accorder le temps nécessaire dans un déplacement pareil à l’arrangement de mes affaires. Il fallut obéir, mais, arrivé à Calcutta et voyant qu’après dix ans de service je ne pouvais obtenir ni faveur ni justice de ces Messieurs, je résignai le service de la compagnie au mois de novembre 1775. Libre alors de mes démarches je retournai chez moi à Feizabad, où je ne m’occupais plus que de mes propres affaires, car le Nabab Azeph Aldowla, influencé par les agents du conseil général, m’avait ôté mes emplois, et bientôt, ledit conseil abusant de son pouvoir, le contraignit à me signifier l’ordre de quitter ses États.
Ainsi poursuivi par la majorité de cette administration peu équitable, plusieurs raisons inutiles à détailler m’engagèrent à me réfugier à Dehly. J’étais déjà connu de l’empereur depuis l’année 1761. Je lui présentai mes services, et non seulement je reçus de Sa Majesté l’accueil le plus flatteur, mais elle me nomma à la place de commandant d’un corps de 7 000 hommes, avec le rang et le titre d’Omrah5 ajoutant à cette faveur le don en propriété du district de Khair, fief considérable qui, réparant les pertes que j’avais faites par mon départ subit de Faizabad, me mit à même de m’établir agréablement à Dehly. Mon emploi m’attachant à la cour et à la suite de l’empereur, je l’accompagnai dans plusieurs expéditions qu’il fit contre des sujets rebelles ; elles furent heureuses, et Sa Majesté, de retour à Dehly, voulant reconnaître mes services et me dédommager des dépenses que m’avait occasionnées ces diverses campagnes, me gratifia d’un second Jaghuir, ou fief, relevant de sa couronne et très considérable, par l’étendue de son territoire et le nombre des vassaux ; mais ceux-ci ne voulant point reconnaître mon autorité, je me vis obligé de faire la guerre pour mon propre compte et j’envoyai à cette expédition un gros détachement des troupes sous mes ordres. Soit incapacité, soit malheur, loin d’avoir le succès dont il s’était flatté, l’officier qui les commandait fut repoussé, son corps d’armée défait et lui-même perdit la vie dans cette malheureuse affaire.
Je fis encore quelques tentatives pour soumettre les insurgés, mais je rencontrai tant d’obstacles, chaque nouvelle entreprise entraînait tant de dépense que, rebuté d’une possession aussi précaire, je l’abandonnai, et content de celles que j’avais déjà, je continuai mon service auprès de l’empereur.
Ce prince, bon jusqu’à la faiblesse, avait un Premier ministre avide d’autorité et de richesse et qui n’employait son influence sur l’esprit de Scha Alow qu’à écarter de sa personne les serviteurs qui lui étaient réellement attachés, pour l’entourer de ses créatures. L’irritation qu’inspirait cette conduite à tous les Nababs, qui se trouvaient à la cour, et particulièrement à Najafs Kan, le plus considérable d’entre eux, occasionnait tant de cabales et d’intrigues qu’il était facile de prévoir les événements qui en résulteraient.
J’avais appris que le conseil d’administration générale, dans son dernier renouvellement, se trouvait composé, pour la majorité de ses membres, d’individus aussi bien disposés pour M. Hasting que ceux du conseil précédent lui avaient été contraires ; circonstance qui me fit espérer que je pourrais, en rentrant sous la dépendance de la compagnie, parvenir à terminer les affaires particulières que j’avais à Faizabad. Je m’occupai des démarches nécessaires à mon but, lorsque l’arrivée du général Cootes dans l’Inde me les facilita.
Connu dès longtemps de ce digne officier, je lui avais communiqué plusieurs mémoires historiques concernant diverses provinces du Nord-Ouest de l’Inde. Il m’honorait de sa bienveillance, s’occupa de mes intérêts et la compagnie anglaise ne put lui refuser mon rappel. J’obtins de l’empereur la permission d’accompagner ce général à Bénârés, où je demeurai avec lui tout le temps qu’il resta dans ces provinces, et par son crédit, je me vis réintégré chez le Nabab Azaph Aldowla dans les places que la malveillance de la compagnie m’avait fait perdre.
Tandis que je me félicitais de ce retour de fortune, il y eut une insurrection à Dehly, occasionnée par les conseils aussi faux que dangereux que Sha-Allow recevait de son perfide ministre et cette crise fournissant à Najafs Kan les moyens d’ouvrir les yeux de l’empereur, qui commençait à soupçonner la trahison. Ce prince fit arrêter et emprisonner le coupable, en remettant l’autorité entre les mains de Najafs Kan. Mais ce Nabab, malgré les services essentiels, que je lui avais rendus au siège d’Agra et dans plusieurs autres occasions, profita du pouvoir que lui donnait la chute du Premier ministre, pour s’emparer à force ouverte du fief que je tenais de l’empereur. J’avais à peine reçu cette fâcheuse nouvelle que, par de nouveaux arrangements qui se firent entre M. Hasting et le Nabab Azaph Aldowla, les places que j’occupais chez ce prince furent supprimées, ce qui, du plus brillant état de fortune, me réduisit à presque rien. Car non seulement ce que j’avais acquis pendant mon séjour dans l’Inde se trouvait entre les mains de ce Nabab, mais il me devait encore des arriérages considérables, dont je ne pouvais obtenir le paiement.
Cause innocente de cette dernière disgrâce, M. Hasting sentit que la justice demandait un dédommagement. Il m’obtint du conseil de Bengale le brevet de lieutenant-colonel, l’exemption de service, et l’agrément de me fixer à Laknau, pour y travailler à l’arrangement de mes affaires et à réaliser mes fonds. J’y formais un troisième établissement, et ce fut là que j’employai mes loisirs à rédiger et augmenter les mémoires historiques que j’avais composés pour feu le général Cootes, et surtout ceux qui étaient relatifs à l’histoire des Sikhs. Le cours de mes recherches à cet égard me conduisant à des délais sur les Indous et sur la religion de ce peuple indigène de l’Inde, je me trouvai embarrassé sur quantité de points et très étonné qu’après un aussi long séjour dans l’Inde (où j’avais plus vécu avec les naturels du pays qu’avec les Européens), je connusse aussi peu, et aussi mal, le fond de leur mythologie primitive.
Rien n’est cependant aussi commun que cette ignorance. 1° Parce qu’en arrivant dans l’Inde, on y apporte les idées prises sur les relations des voyageurs qui, à quelques exceptions près, méritent peu de foi par la raison que, n’ayant eu la plupart ni le temps ni la volonté de faire une étude approfondie de ce système, le peu qu’ils en ont saisi est tellement embrouillé et mêlé de vrai et de faux qu’on ne peut en trouver le fil.
2° Parce que les Indous instruits et en état de bien détailler ce prodigieux chaos de mythologie sont des êtres si rares qu’on est facilement rebuté. Lorsqu’on entreprend cette étude sans avoir l’avantage de posséder la langue Samscrite, ou sacrée, des Indous, que les Pundits ou savants entremêlent tellement dans leur discours familier, qu’il m’était difficile de les suivre dans la conversation, quoique je possède à fond la langue vulgaire de l’Inde, nommée Moors par les Anglais, Ourdouzebain par les naturels du pays.
Un hasard heureux me présenta un homme qui réunissait les qualités nécessaires pour suppléer à mon ignorance du Samscrit et pour remplir le désir que j’avais d’être instruit à fond des opinions mythologiques, primitives et fondamentales des Indous.
Cet homme, nommé Ramtchund, avait été l’instituteur du célèbre Sir Jones, mon ami. Il habitait Sultanpour, près de Lahore, il avait beaucoup voyagé et parcouru toutes les provinces du nord et de l’ouest de l’Inde. Il était Sikh de religion et de la noble tribu des Kàttris ; et s’il n’avait pas, comme les Bramines, le droit exclusif d’enseignement public, il avait cependant comme Kàttris, celui d’entendre la lecture des livres sacrés. Doué en outre d’une mémoire prodigieuse, de beaucoup d’intelligence, d’ordre, de netteté dans l’esprit, et très versé dans les poésies et Pouram qui contiennent le système mythologique, Ramtchund avait de plus deux Bramines, constamment attachés à sa suite, qu’il consultait sur les points difficiles et qui, par leurs explications, le mettaient en état de répondre à toutes mes questions et de m’instruire à fond, non seulement de la religion et de l’histoire des Sikhs, mais encore de la mythologie des Indous, qui tiennent à ce peuple par tant de liens.
Satisfait de l’idée d’avoir un instituteur capable de me donner les secours que demandaient les diverses recherches que je me proposais, je pris Ramtchund chez moi. Il ne me quitta plus, je me mis à l’œuvre, et j’écrivis sous sa dictée le précis historique des trois poèmes épiques, le Marconday, le Ramein purby, le Mahabarat et celui des avatars ou incarnations de Vichnou, l’histoire de Chrisnen, et toutes les fables et légendes, concernant les Deiotas ou êtres intermédiaires, les Bhagts ou saints, et les personnages célèbres dans leur mythologie, en un mot le système complet tel qu’il était dans son origine, tel qu’il a été dans ses variations et qui, envisagé sous son vrai point de vue, est très différent de celui sous lequel je l’avais considéré avant de le connaître à fond, et des idées qu’on s’en forme en Europe. Notre travail fini, je le soumis à la révision des Bramines et docteurs de ma connaissance ou de mes amis. Ils me confirmèrent unanimement l’exactitude et la fidélité des instructions de Ramtchund, duquel je ne me séparai qu’au moment où, parvenu enfin à réaliser une grande partie de ce qui m’étais dû dans l’Inde, je m’embarquai sur le vaisseau qui m’a ramené en Europe, où je suis arrivé en juillet 1788, après trente et deux ans d’absence, dont j’ai passé trente dans l’Inde.
La chanoinesse donne à cette autobiographie un complément qui montre avec quelle fierté le soldat vieillissant administrait ses mérites et ses devoirs envers la philologie : la minute, traduite de l’anglais, d’une lettre que M. de Polier écrivit, étant encore dans l’Inde, au chevalier baronnet Joseph Banek en lui envoyant pour le British Museum « les Baids ou Veds, livres sacrés des Indous » :
Monsieur,
Depuis que les Anglais, par leurs conquêtes et leur situation dans l’Inde, sont à même d’être mieux instruits sur ce pays et sur les Indous, ses habitants indigènes, la curiosité des savants de l’Europe a été stimulée par l’espoir d’apprendre enfin quelque chose de certain sur les livres sacrés ou Veds, qui sont la base des opinions religieuses de cette intéressante nation : il est connu qu’on avait déjà fait plusieurs tentatives pour se les procurer, non seulement sur la côte de Coromandel, mais encore dans diverses contrées du Bengale, et même à Bénârés. Mais toutes les recherches à cet égard n’ont procuré que la découverte de quelque Shasters [çastra], qui ne sont que des commentaires des endroits difficiles des Veds.
Pendant le long séjour que j’ai fait dans les provinces supérieures de l’Indostan, j’ai mis tous mes soins à des recherches aussi exactes que possible, sur un objet que je désirais d’autant plus d’approfondir que je savais qu’on doutait en Europe de l’existence de ces livres. Je m’adressai d’abord à Awd, Laknau, Agra, Dehly, mais dans aucune de ces villes je ne pus obtenir ce que je désirais y trouver. Odaypour se révoltant contre l’empereur Aurengzeb attira aux Indous une persécution, commencée la douzième année du règne de ce prince, et qui parvint à un tel degré de violence, l’an 1090 de l’hégire ou 1779 de notre ère, que la plupart des places consacrées au culte des Indous furent détruites, ainsi que les livres religieux qui s’y trouvaient. Le grand Jaising, autrement nommé Mirza Rajah, fondateur de la ville de Jaipour (contiguë à Amber) avait dans cette terrible crise montré tant d’attachement à Aurengzeb, lui avait rendu des services si essentiels, que son fils Ramsing, Rajah d’Amber, dut à la reconnaissance de l’empereur pour son père d’échapper à cette persécution aussi générale que cruelle.
Instruit de cette circonstance, j’en conclus que je trouverais à Jaipour les livres que je cherchais. J’écrivis, et mon correspondant confirma mon espoir. Mais, en m’apprenant qu’en effet on avait conservé les Veds dans cette ville, il ajoutait qu’on ne pourrait en obtenir de copie des Bramines à moins d’avoir un ordre exprès de Pertabsing, Rajah de Jaipour, et fils du célèbre Rajah Mirza, dont j’ai parlé plus haut, auquel on doit l’établissement du fameux observatoire de Jaipour et de Dehly, ainsi que celui de tables astronomiques très curieuses publiées sous le nom de Mohamed Scha-Alow, empereur de Dehly.
Je connaissais un peu le Rajah Pertabsing, l’ayant vu lorsqu’il vint faire sa cour à l’empereur Scha-Alow pendant que celui-ci campait aux environs de Jaipour. Je ne balançai donc point à lui écrire ; mon ami Don Pedro de Silva, son médecin, lui présenta ma lettre qu’il s’était chargé d’appuyer. Pertabsing sourit en la lisant et demanda à Don Pedro quel usage un Européen pouvait faire de leurs livres sacrés ? Le docteur répondit qu’on rassemblait en Europe, dans des bibliothèques, tous les livres rares ou précieux et que les savants allaient s’instruire dans ces dépôts ; que depuis très longtemps on y désirait les Veds, mais que l’on ne pouvait les avoir que chez lui, et sans [= seulement avec] un ordre exprès de sa part. Le Rajah accorda cette permission et les Bramines que je payai m’envoyèrent dans le courant de l’année la copie de ces livres.
Le préjugé de leur non-existence était si fortement établi chez les Européens qui se trouvaient à Laknau par les peines inutiles qu’on s’était données jusque-là pour se les procurer que, lorsque je les reçus, j’eus à lutter contre leur incrédulité et, même en voyant ces manuscrits, ils paraissaient douter que ce fussent les Veds.
Heureusement que feu le Rajah Amunderam, savant Bramine fort connu de plusieurs personnes qui sont actuellement en Angleterre, se trouvait alors à Laknau. Je lui montrai les livres que j’avais reçus de Jaipour. Il en reconnut publiquement l’authenticité et me pria de les lui confier pendant quelque temps. Ce fut lui qui, à ma demande, les divisa en volumes, comme ils le sont à présent, car originairement ils étaient en feuilles détachées, les Indous ne reliant en général jamais, ou très rarement du moins, leurs livres sacrés, surtout les Veds.
Le Rajah exigea même ma promesse que jamais ceux-ci ne seraient reliés dans aucune espèce de peaux ou de cuirs, mais en soie ou en velours. Il compta et numérota les pages, enfin il porta si loin la complaisance qu’il écrivit de sa propre main, en caractères persans et pour mon instruction, non seulement le titre de chaque volume, mais celui de chaque section, et le nombre de feuilles qu’elles contenaient.
Ce que je viens de dire prouve combien on doit peu compter sur les assertions de ceux qui ont représenté les Bramines comme étant très opposés à la communication des principes de leur religion et à celle de leurs livres sacrés. Bien éloigné de m’en plaindre, j’ai trouvé que les vrais savants de l’Inde sont toujours prêts à faire part de leurs connaissances à ceux qui le désirent, dans l’intention réelle de s’instruire et non dans le dessein de ridiculiser tout ce qui n’est pas semblable à nos dogmes ou même à nos préjugés, qui selon toute apparence seraient aussi absurdes aux yeux des Indous, que peuvent nous paraître les leurs.
Si, dans le sens que je viens de le dire, on trouve plus de facilité qu’on ne le croit chez les vrais savants Indous, il est tout aussi vrai que leur religion défend l’étude des Veds et même leur lecture à tous les individus de leur nation qui ne sont pas de la caste des Bramines, avec cette exception en faveur de la tribu des Kättris (militaires ou nobles), qu’ils ont le privilège d’entendre lire ces livres sacrés, tandis que les deux dernières castes, les Bais et les Souder, ne sont instruites que d’après les Pourams.
Quelque contradictoire que paraisse ce fait à ce que j’ai dit plus haut de la facilité avec laquelle les Bramines communiquent leurs connaissances aux étrangers, cette contradiction, selon les Bramines eux-mêmes, n’est qu’apparente ; car, disent-ils, comme nous sommes actuellement dans le Cal-yuc [Kaliyuga] ou quatrième âge, période pendant laquelle la religion est réduite à rien, il importe très peu, dans ces jours de corruption qu’on laisse voir et étudier les Veds à d’autres qu’à eux, d’autant qu’il est dans les décrets de l’être suprême que cela soit ainsi. Je n’ai cependant point observé qu’ils admissent le même principe à l’égard du peuple et, malgré le Cal-yuc, les deux dernières classes sont encore exclues de la lecture des Veds.
En possession de ce trésor que je n’avais désiré que pour le communiquer à ceux qui, par la connaissance du Samscrit, étaient en état d’en tirer parti, je m’empressai de les envoyer à Calcutta au chevalier Williams Jones, alors le seul Européen dans l’Inde qui possédât cette langue. Je ne doute point que les mémoires de la Société Asiatique ne nous transmettent bientôt le jugement que cet homme célèbre, fort au-dessus de tous mes éloges, portera de ces livres, et que ses lumières et ses connaissances ne nous mettent à même d’apprendre l’opinion des Bramines sur l’authenticité et le mérite du quatrième Veds, l’atterban [AtharvaVeda], qu’on prétend n’être point aussi ancien que les trois autres. J’espère aussi que ce digne savant s’occupera à les extraire ou traduire, et je vous adresse à lui, Monsieur, pour tous les renseignements que vous pourriez encore désirer. Ces livres Indous actuellement à Londres vous seront remis avec ma lettre. Je vous prie, Monsieur, en qualité de conservateur du Musée Britannique, de les recevoir et de les placer dans cet auguste dépôt des connaissances humaines comme un hommage et un tribut du respect et de l’admiration d’un homme qui, sans être sujet né de l’Angleterre, tient à votre pays plus qu’à tout autre par le nombre d’années qu’il a vouées à son service. Permettez-moi, Monsieur, de saisir en même temps cette occasion de vous exprimer les sentiments de respect qui vous sont dus à tant de titres. C’est en vous en offrant les assurances que j’ai l’honneur d’être.
M.
v. t. h. t. o. s. de Polier. L.-C.
Londres, ce 22 mai 1789.
P. S. : En faisant au Musée Britannique le don des Veds, j’ose y mettre une condition. C’est qu’il sera formellement exprimé dans les registres du Musée que, dans tous les temps, Sir William Jones et M. Wilkes pourront en avoir chez eux un des volumes moyennant une déclaration de leur part qu’ils le demandent pour en extraire ou traduire des morceaux et qu’ils le rendront au Musée après en avoir fait cet usage. Les obligations que le monde lettré doit au zèle infatigable de ces deux savants pour tout ce qui concerne la littérature orientale, leur travail et leurs études pour acquérir la connaissance approfondie du Samscrit par laquelle ils ont ouvert une nouvelle source de lumière à l’Europe, méritent cette exception en leur faveur.
Mme de Polier fait suivre ce document d’une note qui montre que son cousin, après avoir combattu pendant plus de trente ans, peut-être avec l’ardeur d’un petit-fils de huguenot chassé de France, les soldats de la Compagnie française des Indes, se reconnaissait enfin, par-delà les frontières européennes, par-delà les cruautés et les rancunes de l’histoire, citoyen de la République des Lettres :
Outre cette lettre, on trouvera dans cet ouvrage des extraits de la correspondance de Sir Jones et de M. de Polier concernant les Veds en général. Il avait un si grand désir que les nombreux manuscrits arabes et persans qu’il avait recueillis fussent exploités par les savants les plus capables de les bien entendre, qu’en passant à Paris, il en laissa plusieurs entre les mains de Monsieur Langlés, savant français justement célèbre par sa profonde érudition dans les langues orientales ; et, à son arrivée en Suisse, M. de Polier, aussi libéral des trésors de connaissance qu’il rapportait qu’il avait été avide de les recueillir, communiquait avec plaisir aux savants et aux curieux les diverses richesses, qui composaient sa bibliothèque et son cabinet oriental.
Revenu à Lausanne avec quelques biens de fortune, le colonel pensa certainement s’y établir. Il acheta une « agréable campagne » dans les environs et entra en relations suivies avec sa cousine, qui se flattait, par ses lectures et par le commerce d’un ou deux orientalistes, d’être initiée aux secrets de l’Asie. Voici ce qu’elle dit elle-même de cette heureuse période :
Lausanne, avant la révolution suisse, était le rendez-vous des étrangers de toutes les nations. Tous ceux qui s’y trouvaient alors briguaient l’avantage d’être admis chez M. de Polier et d’y voir les collections en tout genre qu’il avait apportées ; quelque grande que fût sa complaisance, il fut charmé de pouvoir se reposer sur moi du soin de montrer aux curieux les trésors littéraires de son cabinet et de leur traduire même quelquefois des fables et des fragments de ses manuscrits mythologiques. Je le sollicitais souvent de les mettre en état d’être publiés. Je suis trop paresseux, et point écrivain, me répondait-il, et il disait vrai, car, avec le luxe oriental, il avait rapporté de son long séjour dans l’Inde toute l’indolence asiatique et il avait perdu la facilité de s’exprimer correctement en français et en anglais.
Ils songèrent tous deux à confier l’exploitation de ces dossiers à M. Gibbon, un des amis de Mme de Polier, mais M. Gibbon exigea le droit de s’en servir à son gré pour nourrir ses propres publications. Le colonel n’accepta pas et se rabattit, si j’ose dire, sur sa cousine. Il l’invita à s’installer dans sa campagne.
J’y trouvai, raconte-t-elle, ses manuscrits mythologiques et, sous ses yeux, aidée des renseignements qu’il me donnait sur le local des contrées où il avait vécu, sur les mœurs et les usages des indigènes, je commençais à débrouiller et polir ces matériaux précieux, entassés sans choix, sans ordre, ni liaison. Satisfait de mon travail, il me dicta alors, et écrivit en partie lui-même, la notice qui le concerne, et qu’on a lue plus haut. De retour en ville, il me remit ses manuscrits, dont j’ai tiré les matériaux, qui composent le corps de mon ouvrage, ou La Mythologie des Indous, que je publie avec une introduction, dans laquelle j’ai rassemblé le précis de deux autres volumes qui devaient servir d’éclaircissements préliminaires à l’exposition du système Indou mais qui, pour le moment présent, auraient rendu l’ouvrage trop volumineux, vu les contrariétés, qu’apportent les circonstances publiques aux spéculations de la librairie.
C’est ainsi que fut préparée la publication des « manuscrits authentiques » qui devait cependant se faire attendre près de vingt ans. Deux événements transformèrent la vie de l’auteur.
Malgré son âge – il était quinquagénaire –, il tomba amoureux d’une jeune personne, fille d’amis de sa cousine, les V. B. Il eut la chance d’être agréé. C’était pour lui une conversion à la monogamie, explique la chanoinesse :
Les acquisitions de M. de Polier en Suisse faisaient présumer qu’il s’y fixerait, il y avait amené et fait légitimer les enfants qu’il avait eus de différentes femmes indiennes, car, ayant adopté les mœurs asiatiques, il avait eu son harem, ses favorites, ses esclaves, en un mot sa maison montée selon les usages orientaux. Laissant à ses femmes une fortune qui pût les dédommager de son départ jusqu’au moment qu’elles rentreraient dans d’autres harems, il n’amena que ses enfants en Suisse et reprit la façon de vivre européenne, en donnant souvent des regrets aux beaux climats qu’il avait habités, aux connaissances et aux amis qu’il y avait laissés.
En fin de compte, le voici marié à l’européenne. Mais bientôt un second événement le fait sortir de Suisse :
Les propositions de M. de Polier acceptées, tout fut bientôt arrangé. Au comble de ses vœux, le mariage célébré, il s’établit à Lausanne avec sa jeune épouse et chaque jour parut augmenter leur contentement et leur bonheur. Mais la Suisse commençait à se ressentir de la tourmente révolutionnaire et, dans ce pays, l’asile du bonheur depuis tant de siècles, il se passait des scènes qui annonçaient la fermentation qu’ont produite les idées libérales des prétendus philosophes de tous les pays.
Ces secousses fatiguant M. V. B. et son gendre, ils prirent la résolution de quitter la Suisse et de s’établir en France avec leur famille. On avait alors la facilité d’acquérir à bon prix des biens fonds que les propriétaires cherchaient à vendre et M. de Polier, dont les ancêtres étaient français, espérant jouir dans sa mère patrie des avantages dont les réformés avaient été privés à la révocation de l’Édit de Nantes, trouvant d’ailleurs dans le ci-devant comtat d’Avignon le beau climat qu’il regrettait, se détermina à acquérir une belle terre patrimoniale, nommée Rosetti, située à peu de distance de la ville d’Avignon et il vint s’y établir avec sa femme et sa fille aînée. La famille V. B. ayant aussi loué une campagne à Sorgue, dans le voisinage de Rosetti, ils se trouvèrent de nouveau réunis. V. B. séjournait souvent chez son beau-fils avec la cadette de ses filles, et l’attachement qu’ils avaient tous pour le nouvel ordre établi en France leur faisait espérer d’y trouver la tranquillité troublée en Suisse, qu’ils quittèrent en 1792.
La fortune du Colonel ne paraît pas avoir souffert des troubles publics. Il dut même continuer les heureuses spéculations dont il avait pris l’habitude dans l’Inde. Mais la tragédie approchait. La chanoinesse la retrace en grand style :
En adoptant les idées chimériques d’égalité qui régnaient alors en France, M. de Polier n’avait pu se défaire de son faste asiatique ; l’armée de Cartaut passant ces contrées, il la défraya plusieurs jours ; sa maison et sa table étaient ouvertes à quiconque voulait en profiter. Et cet étalage de richesse enflammant la cupidité des brigands qui désolaient alors la France, ils le dévouèrent à être leur victime.
Il y avait peu de jours qu’aux environs de Rosetti une bande de ces scélérats avait assassiné un aubergiste et dévasté sa maison. Les amis de M. de Polier, alarmés pour lui, le prièrent de s’établir en ville, où il aurait au moins des secours qu’il ne pouvait avoir dans une campagne isolée ; mais, ne voyant dans ce sage conseil que les craintes exagérées de l’amitié, il traita légèrement la chose. Cédant cependant aux frayeurs de sa femme et de sa belle-mère, il consentit enfin, mais trop tard, à prendre une maison à Avignon. Pendant qu’on s’occupait à la chercher, M. et Mme de Polier furent passer la journée à Sorgue.
Une bande de brigands bien informés de leurs démarches et qui savaient que les portes de Rosetti seraient ouvertes jusqu’au retour des maîtres de la maison, y entra armée vers les sept heures du soir et, se saisissant de tous les domestiques, elle les enferma dans une chambre écartée. Après quoi, courant aux cuisines, ces misérables se barbouillèrent le visage de farine délayée dans de l’eau pour n’être pas reconnus et une partie d’entre eux, montant dans l’appartement de Mme V. B. seule alors avec sa fille cadette, ils menacèrent ces dames de leur brûler les pieds si à l’instant elles ne leur livraient leurs bijoux, leurs portefeuilles, leurs montres, leur argent ; pendant qu’ils les tourmentaient ainsi, une autre horde de ces brigands attendait, dans les cours et sur le chemin, la voiture de M. de Polier. Ils l’entourèrent en criant qu’on leur livrât le représentant Poultier, ami de mon cousin, qui par bonheur pour lui ne l’avait pas accompagné, car on en voulait à sa vie. Irrités de ce mécompte, ces scélérats arrachent M. de Polier de sa voiture, l’accusent d’être du parti de Robespierre et se disent munis d’un ordre de la municipalité de l’arrêter. Entrés dans la maison, ils contraignent M. de Polier à leur livrer ses assignats montant à une somme considérable, ses bijoux, son argent monnayé et en lingots. Puis, prétextant qu’il les trompe, que ses caves recèlent encore des trésors, ils l’entraînent, le forcent à y descendre ; après lui avoir donné plusieurs coups de sabre qui l’étendirent par terre, voyant qu’il respirait encore, on l’acheva à coups de fusil.
Pendant cette horrible scène une autre partie de ces brigands se saisirent de Mme de Polier, l’entraînèrent dans son appartement, l’insultèrent, l’accablèrent de coups de pied (quoiqu’elle fût enceinte), pendant que d’autres la couchaient en joue avec leur fusil pour l’obliger à leur dire où étaient les trésors de son époux.
À genoux devant ces scélérats, cette belle et infortunée victime de leur fureur voyait la mort devant ses yeux, sans que rien semblât pouvoir la sauver. Elle parvint cependant à les fléchir ; ils la traînèrent dans l’appartement de sa mère, déjà instruite de la mort de son gendre mais qui eut la force d’esprit de paraître calme lorsque les brigands entrèrent chez elle avec sa fille. Ce courage inouï les sauva ; car si Mme de Polier avait su le triste sort d’un époux qu’elle chérissait, ses cris et ses gémissements l’eussent fait massacrer. Mais, certains de leur coup, ces scélérats se bornant pour le moment à enfermer les dames, se mirent à entasser l’argenterie, le linge et tous les effets précieux qu’ils comptaient emporter. Leurs paquets faits, plusieurs d’entre eux déjà chargés s’étaient éloignés avec leur butin, d’autres allaient les suivre, lorsque la sentinelle qu’ils avaient postée tira le coup de fusil qui devait leur servir de signal au cas qu’il arrivât des secours imprévus aux infortunés dont ils avaient décidé la ruine.
Pendant les scènes d’horreur qui s’étaient passées, un domestique intrépide et fidèle avait trouvé le moyen de s’échapper sur les toits au risque de sa vie et de courir à Avignon demander du secours à la municipalité. Le citoyen Rochetin, maire, fit à l’instant sommer une compagnie de dragons canonniers. Mais leur lenteur à se mettre en mouvement lui faisant craindre qu’ils n’arrivassent trop tard, il engagea le citoyen Duprat, commandant de la garde nationale, et trois autres hommes de la même garde, à prendre les devants ; et au grand galop de leurs chevaux, munis d’armes et de flambeaux, ils prirent la route de Rosetti, ne s’arrêtant qu’un instant pour voir si les dragons les suivaient. Ne les voyant pas, ils poursuivent leur route et, arrivé près du portail, le maire s’écrie : « À moi dragons ! » La lumière, les cris de ces cinq hommes persuadent à la sentinelle des brigands qu’en effet ils sont suivis d’un détachement de dragons, elle donne le signal, les brigands alarmés quittent précipitamment ce qu’ils ne peuvent emporter et, connaissant toutes les issues, ils s’enfuient avec tant de célérité que le maire en entrant dans la maison avec ses quatre braves n’y trouva plus que la malheureuse famille dont, par son courage et sa présence d’esprit, il est devenu le libérateur.
Les brigands pressés de s’enfuir laissèrent onze manteaux, des armes, des sacs remplis de matières combustibles et d’autres objets qui servirent à les faire reconnaître ; car, malgré l’anarchie qui régnait encore en France et les scènes d’horreur qui s’y passaient impunément, soit par l’amitié, soit par la considération générale que s’était acquise M. de Polier, cet horrible événement fit sensation. Le directoire ordonna la recherche et la punition des coupables. On conduisit le corps de M. de Polier à Avignon, la municipalité le fit exposer en public et lui rendit les honneurs funèbres. On poursuivit avec vigueur les brigands et, dès les jours qui suivirent cette horrible catastrophe, on en prit treize à quatorze ayant encore sur eux des bijoux, argent, ou effets volés à Rosetti. Les aveux de ces scélérats font frémir. Ils voulaient, après avoir massacré M. de Polier, brûler vive son épouse, tuer sa mère, et faire subir aux jeunes demoiselles un traitement pire que la mort. Après quoi ils auraient mis le feu à la maison pour ensevelir dans ses cendres leurs malheureuses victimes ; mais grâce à la Providence et aux braves qu’elle envoya à leur secours, ils ne purent accomplir leur horrible dessein. Ils furent confrontés avec Mme de Polier. Elle m’a dit avoir reconnu entre eux des gens que son époux admettait à sa table avec la confiance, la bienveillance et l’insouciance asiatique qui formaient le fond de son caractère et qui lui firent adopter les illusions d’un système qui, en renversant toutes les bases de l’ordre social, s’est signalé par les crimes les plus atroces, jusqu’au moment où le génie aussi étonnant que vaste qui décide les destins de l’Europe commençât, en gouvernant la France, à y rétablir l’autel et le trône et, avec eux, l’ordre et la hiérarchie de tous les pouvoirs.
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Revenons au livre de 1809, plus précisément aux chapitres intérieurs, littéraires, qui en font l’intérêt6. Ils contiennent d’abord le résumé du Râmâyana, puis, entremêlés, ceux du BhâgavataPurâna et du Mahâbhârata. Cette différence de traitement résulte du cadre que Mme de Polier ou le colonel, ou déjà, à travers lui, son « instituteur indigène », ont donné à leur exposé : plus que toute chose, ils observent le grand dieu Visnu à travers ses célèbres avatars ou incarnations. Or les deux avatâra les plus importants, du point de vue de l’« histoire humaine », le septième et le huitième, le présentent dans les personnages de Râma puis de Krsna. Si le premier est vraiment le héros central du Râmâyana et de lui seul, le second, principale figure du BhâgavataPurâna, joue aussi un rôle très important dans le Mahâbhârata. Il a donc paru naturel aux compilateurs du livre de 1809, ou déjà à « Ramtchund », d’associer les deux poèmes, de les imbriquer l’un dans l’autre, ou plutôt de distribuer la matière du Mahâbhârata dans celle du Purâna, considérant l’immense épopée comme un épisode, à vrai dire majeur, de la « Vie de Krsna », qui en contient bien d’autres.
Ce parti pris gauchit, déséquilibre même la matière épique : quelles que soient l’ampleur et l’importance des interventions de Krsna dans la longue « histoire des Bhârata », les protagonistes du poème sont cependant d’autres que lui : ce qui est décrit, c’est, de ses causes à ses effets, le long et sanglant conflit qui oppose deux groupes de cousins, les Pandos et les Corous, descendants du Bhârata mythique dont Krsna lui-même descend aussi, mais par une parenté plus lointaine. Krsna n’agit, mais de façon décisive puisqu’il est Visnu incarné, que comme l’allié d’un des groupes de cousins contre l’autre.
Les indianistes identifieront sans peine les points sur lesquels le Mahâbhârata de Ramtchund-Polier diffère de la vulgate, ou même de l’ensemble des variantes consignées dans le texte ou dans les notes de l’édition critique de Poona. Bien entendu, ces divergences ne sont pas à retenir pour l’établissement d’un prototype. Elles sont secondaires et récentes, s’expliquant, suivant les cas, soit par des oublis ou des erreurs de M. de Polier ou de la chanoinesse soit, plus souvent, semble-t-il, par des arrangements de l’informateur lui-même ou de son milieu : variantes, donc, tout au plus locales.
La plus voyante des erreurs a consisté à confondre les deux noms Kuru et Pûru, ou plutôt à éliminer le nom de Pûru, ancêtre commun de Pându et de Dhrtarâstra, pères des deux groupes de cousins rivaux Pandos, Corous. Il faut d’ailleurs reconnaître que, sur ce point, la tradition la plus authentique avait tendu un piège à l’observateur européen : les fils de Pându sont bien appelés, comme il est normal, « les Pândava », mais les fils de Dhrtarâstra, pour une raison qui n’est pas encore élucidée, sont appelés, non pas les Paurava, mais, en opposition aux Pândava, « les Kaurava », les descendants particuliers de Kuru – bien que leurs pères, Pându et Dhrtarâstra fussent frères. Le lecteur constatera que cette substitution est sans effet sur la clarté du récit.
Il en est de même de la plupart des « nouveautés » de notre texte. En voici quelques-unes, concernant le seul Mahâbhârata (= Mbh ; P = Polier).
Au début, la plainte de la terre ne concerne plus le poids excessif d’une surpopulation peu estimable, mais seulement « le mal dans le monde » (P, p. 395-397).
Tous les fils de Jujat, de Jud à Corou, sont de la même mère, Daijani (P, p. 401-405), alors que Yayâti n’a de Devayanî que deux fils, dont l’aîné, Yadu. Les trois autres, dont Pûru, le dernier, sont nés de Çarmisthâ.
Santan n’a qu’un fils de sa deuxième femme, Tchitterbourg (P, p. 425), alors que dans le Mbh, Çântânu en a deux, Citrângada qui meurt sans enfants dans un combat contre un Gandharva et Vicitravîrya qui meurt aussi, sans enfant, de consomption.
Tchitterbourg se suicide de façon atroce et Biskum se châtre à la suite de soupçons infondés que le premier a formés sur les rapports du second et de sa mère Gandhari (p. 525-528), alors que dans le Mbh, il meurt de maladie et que Bhîsma ne se mutile pas.
Dirtracht, Pand et Bider sont les fils des « trois veuves » de Tchitterbourg (P, p. 529), alors que dans le Mbh, Vicitravîrya ne laisse que deux veuves et que le troisième fils, Vidura, est né d’une servante (ce qu’admet aussi Polier, p. 574, sans remarquer la contradiction). La « vie abjecte et misérable » de Bider (P, p. 573), qui d’ailleurs ne correspond pas au statut de Vidura dans le Mbh, se trouve ainsi sans explication.
Karen est adopté par Biskum (P, p. 531), alors que Karna n’a pas de lien particulier avec Bhîsma dans le Mbh.
Schecdaio n’est caractérisé que par son savoir ésotérique (P, p. 527-528) alors que, dans le Mbh, ce trait est à peine indiqué et que Sahadeva est plus homogène à son jumeau Nakula.
L’incendie du château fort donné aux Pandos par Durd-john (P, p. 570) remplace celui de la maison de laque du Mbh.
La naissance merveilleuse de Jarâsandha dans le Mbh (deux demi-corps réunis) n’est pas retenue, et le mode de la mort (il est fendu en deux) n’est plus expliqué (P, p. 612).
L’exil des Pandos est au total de douze ans (P, p. 44-45). Le roi Virâta du Mbh devient le « roi de Bayruth » (ville) (P, p. 46-50) et beaucoup des épisodes du séjour incognito des Pandos à sa cour sont négligés. Schecdaio se présente comme bibliothécaire (P, p. 46), alors que le Sahadeva du Mbh déclare une compétence de bouvier et de vétérinaire des bovidés parallèle à celle de Nakula (chevaux).
Kuruksetra n’est pas le nom du champ de bataille des Pandos et des Coros, mais comme dans le Bhâgavata-Purâna, un lieu de « bains sacrés » et de festivités (P, p. 71).
La bataille est très résumée : il n’en reste, détaillés, que : les préliminaires (P, p. 84-89), notamment la manifestation du choix de Chrisnen (P, p. 85-87), sa promesse de neutralité physique (P, p. 88). Pas trace de la BhagavadGîtâ réservée par la chanoinesse pour son étude de la morale indienne (P, vol. II, chap. XVI, p. 487-489). La mort de Biskum, la vengeance de Sikandi sont en gros fidèles à l’original, ainsi que le lit de flèches (P, p. 100). Mais rien ne subsiste des chants XII et XIII qui contiennent l’enseignement encyclopédique de Bhîsma avant sa mort : ses dernières paroles sont liées à l’action (P, p. 107-109).
Les dernières scènes de la bataille ne sont représentées que par le quiproquo sur le nom Assouthama, par le demi-mensonge de Dirtchman confirmé par Judister (P, p. 103-106) et par la mort de Karen (P, p. 111-114, mais sans le détail important de la roue de char s’enfonçant dans le sol).
La surprise nocturne et la mort de Durdjohn sont très condensées (P, p. 117-125). Dans le règne de Judister, la course libre de la victime destinée à l’assomaith, sacrifice du cheval (que M. de Polier connaissait par ailleurs : voir mon article « L’açvamedha du colonel de Polier », Prati-dânam, Mélanges F. B. J. Kuiper, 1968, p. 430-435) n’est pas retenue, ni l’étroite collaboration qu’établit le Mbh entre Yudhisthira et ses oncles Dhrtarâstra et Vidura.
La fin du Mahâbhârata (avènement de Pariksit, mort des « bons » héros) est résumée à l’extrême (P, p. 137-154), mais la scène des morts successives des Pandos, avec la révélation finale du chien, est bien conservée.
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Les études sur le Mahâbhârata se sont multipliées en France et à l’étranger, précipitées même dans les vingt dernières années. À Paris, Mlle Marie-Madeleine Biardeau lui a même consacré une partie de son enseignement de l’École des hautes études et ses résultats ont été exposés dans de substantiels articles du Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient. Cette année même, « l’année de l’Inde », elle publie chez Flammarion de longs extraits commentés selon ses vues personnelles : que le lecteur s’y reporte.
Quant à moi, j’ai développé en 1968 les conséquences de la découverte que Stig Wikander avait faite dès 1947 : 1° Wikander : « Pândavasagan och Mahâbhâratas mytiska förutsättningar » dans Religion och Bibel, Nathan Söderblom-säblskapets Årsbok, VI, 1947, p. 27-39 (une partie de cet article fondamental a été traduite en français dès l’année suivante dans mon Jupiter Mars Quirinus IV, p. 37-53) ; 2° Dumézil : Mythe et épopée I (Paris, Gallimard, 1968, 5e édition, 1986), première partie « La terre soulagée », p. 31-227, avec les notes additionnelles des éditions successives, où sont signalés de précieux compléments dus à M. Alf Hiltebeitel. Je n’ai rien d’important à changer à nos propositions. Wikander me paraît avoir trouvé la clef principale de cet immense monument ; je n’ai fait que garnir le trousseau par les clefs, de même modèle, qui en ouvrent quelques appartements. Il faut joindre les études de M. Daniel Dubuisson sur Draupadî, « La déesse chevelue et la reine coiffeuse », Journal asiatique, 266, 1978, p. 291-310 (rapport de la femme des Pândava avec la Terre, Sîtâ, Çrî) et sur « La préhistoire de Pândava », Revue de l’histoire des religions, 202, 1985, p. 227-241 (Çântânu et ses deux frères).
Comme la réédition que je fais aujourd’hui n’a pas d’intention scientifique, mais veut seulement attirer l’attention des indianistes et du public lettré sur une vieille œuvre injustement oubliée, je n’aborderai aucune question d’interprétations ni de philologie. Pour la raison indiquée plus haut (p. 33), il n’a pas paru souhaitable de dissocier les passages du Mahâbhârata et ceux du BhâgavataPurâna où ils sont incrustés et qui d’ailleurs se lisent avec plaisir.
Les sept parties reproduisent les chapitres V-X de la Mythologie des Indous et la première partie du chapitre XI. Le texte est exactement celui de l’original. Seules ont été rectifiées et modernisées l’orthographe et la ponctuation, pour lesquelles la chanoinesse de Polier semble avoir professé un dédain de très grande dame. J’ai aussi divisé les alinéas parfois trop longs et aéré la narration par des sous-titres dont j’ai l’entière responsabilité.
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Voici quelques notes qui familiariseront le lecteur avec des noms de personnages mythiques et de concepts directeurs que M. de Polier a transcrits d’après son informateur Ramtchund. Les originaux sanscrits (imprimés ici en gras) sont parfois très déformés, mais en général reconnaissables.
Un dieu suprême est nommé Bre(h)m, d’après le mot sanscrit (accentué sur la première syllabe en védique, comme neutre) brahman (péré-Brahm : parama).
Les trois grands dieux de la triade hindouiste, Brahma(n) (accentué sur la deuxième syllabe en védique, comme masculin), Visnu, dit Jagadnâtha « protecteur du monde », Çiva (dit Mahâdeva « grand dieu »), apparaissent sous les noms de Birmah, Vichnou (Jaggernath), Mhadaio. L’épouse du second est Latchemi (Laksmî). Bhavani (Bhavânî) est la mère de ces trois grands dieux. Visnu est dans cet avatar Chrisnen (Krsna), fils de Basdaio (Vasudeva) et il est souvent désigné comme Bhagavat « le bienheureux », ou encore natha (nâtha) « le protecteur », swamme (Svâmin) « le maître » ; dans l’avatar précédent, il a été Ram (Râma), fils de Doserut (Daçaratha) et époux de Sita (Sîtâ).
Les demeures de ces trois personnages sont respectivement le Birlok (-loka « lieu, monde »), le Baikunt (Vaikuntha), le Kailas(-parbut) (Kailâsa, parvata « montagne »). Les paradis des autres dieux, principalement d’Ainder, sont les sourgs (svarga). L’homme y accède occasionnellement, par faveur, ou définitivement par la délivrance (mouckt, muktî) de la série des renaissances sur terre. Les dévots de Vichnou sont les bhagts (bhakta), ceux de Mhadaio, ainsi qu’un groupe de divinités mineures qui sont à son service, sont les gan (gana « troupe »). Chrisnen est accompagné d’une troupe de bergers et bergères, gopes et gopias (gopa, gopî). Divers enfers sont dits nark (naraka), patal (pâtâla).
« Divinité », « Dieu » (au masculin) est deiotas (-s au sing. ; devatâ), fém. deiotani.
Les démons sont les assours (en composition parfois -asser, asura) ou les daints (-s aussi parfois au sing. ; daitya), fém. daintani.
Les dieux les plus souvent nommés sont le roi Ainder (Indra) ; le dieu de la mer Bâren (Varuna) ; le dieu des morts Jamray(é) (Yama, râjan) qui remplace Dharma dans la naissance de l’aîné des Pandos ; le dieu artisan, architecte Biskar(i)ma (Viçvakarman) ; le dieu à trompe d’éléphant Ganaish (Ganeça) ; et en outre les Apatcheras (Apsaras), le dieu de l’amour Camdhaio (Kâma, deva) ; Nar et Nar(r)eine en couple (Nar et Nârâyana) ; Assoumi et Comar (cf. Kumâra) prolongent les jumeaux Açvin ; le Soleil n’est pas nommé de son nom indien. Syri, préfixé à un nom de personne, de lieu, d’objet, en signale le caractère sacré (çrî).
Animaux divins ou merveilleux : l’oiseau Garud (Garuda) ; les serpents, désignés par des composés dont le second terme est -na(c)k (nâga), notamment Seisnak, chef des serpents (Çesanâga, qui est aussi Visnu incarné en Bulbhader) ; le roi des corbeaux Cag-bossum (kâka « corbeau »).
Armes et objets merveilleux : chacae (cakra) « disque », Sudarsun (Sudarçana), disque de Visnu, schank (çankâ) « coquille, conque », camdheba (Gândiva) arc d’Arjuna ; arc d’hannock : cf. dhânu « arc » baiban « char aérien » (vimâna), parenjatek « arbre de paradis » (pârijâta). Un des moyens d’action des dieux sur l’esprit de l’homme est « le » maya (mâyâ, fém.) « magie, notamment visuelle ».
Les principaux noms de lieux sont les villes Mathra (Mathurâ), Hast(e)napour (Hastinâpura) et généralement les noms en pour (tels que Kantapour, de Kundinapura), Aindraprest (Indraprastâ), la mythique Dwarka (Dvârakâ) ; les rivières Ganga et Jumna (Gangâ, Yamunâ) ; le mont Somerou ([su]meru). Dans les enfances de Chrisnen, Gokul, Goverdhana, Brindaban sont Gokula, Govardhana, Vrindâvana. Dans Polier, les derniers Coros quittent ce monde à Badinirath, les Pandos meurent successivement sur les neiges qui sont en avant du mont Hermantchel (p. 147) ; dans le Mbh, Dhrtarâstra se retire à la Bhâgirathî (un nom du Gange), les Pândava meurent successivement dans le désert de sable qui est au-delà du mont Himâlaya.
Les quatre âges du monde (yuc : yuga) sont, avec dégradation progressive, le Sut yuc, le Tiraita y., le Dwaper y. (où est située l’action du BhâgavataPurâna et du Mahâbhârata), le Caly. (l’âge actuel), c’est-à-dire Krta-yuga (ou Satya-y), Traitâ-y, Dvâpara-y, Kali-y.
Les quatre varna sont les bramines (toujours francisé), les kättris, les bais, les shouder (ksatriya, vaiçya, çûdra).
Les actes de culte mentionnés sont le yuc « sacrifice » (yajña, par confusion avec yuc : yoga « dévotion », et dans raisoo-yuc « sacrifice de consécration royale », par fausse analyse de l’original râja-sûya), avec usage du gazon sacré cusa (kuça) ; « le » puja (pûjâ, fém.) « offrande journalière », l’assoma(i)th (açvamedha) « sacrifice impérial du cheval », le nemeskar (namaskâra) « hommage », le parkarma (parikarman) « septuple circumbulation », le hom (homa) « oblation au feu ». Le soimbre (-ber) est une forme particulière du mariage (svayamvara).
Littérature : outre les Veds (Veda), les épopées résumées par M. de Polier : le Ramein (-parby, parvan), le Bhagavatpouram et le Mahabarat = le Râmâyana, le BhâgavataPurâna, le Mahâbhârata ; auteurs, respectivement Valmick, Bayas (Vâlmîki, Vyâsa), et en outre Suckdaio : Çuka(deva), récitant du BhP ; les autres Pouran (Purâna). Il est fait aussi mention des shasters (-tres ; çâstra) « traités de rituel, de morale, etc. », des manters (mantra) « formules efficaces », du bidia (vidyâ, fém.) « savoir, notamment magique », du sapar (çâpa) « malédiction ».
Dars le BhP, les huit femmes principales de Krsna sont Rukminî et Jâmbavatî, puis Kâlindî, Mitravindâ, Satyâ, Bhadrâ, Kaikeyî et Laksmanâ. De chacune, il a dix fils, Pradyumna est l’aîné de tous (comparer Polier, p. 628).
*
Voici par ordre alphabétique (c et k réunis sous c) les originaux sanscrits des noms des principaux personnages. La graphie de M. de Polier comporte de nombreuses variantes ; ainsi « k » est écrit tantôt k, tantôt c, tantôt ck ; i et y sont interchangeables en fin de mot ; de même a et e devant i et n ; le son « ou » est noté soit ou soit oo ; le son « i » soit i, soit ee. Des lettres sont souvent déplacées (-ratch ou trach…) ; h est particulièrement mobile. Pour les noms propres, j’ai généralisé l’orthographe la plus fréquente ou la plus proche de l’original sanscrit : ainsi Noukul pour les quatre variantes, Noukul, Nakul, Nukul, Noukal.
Agasser |
Âgha (asura) |
Ahmond |
Abhimanyu |
Akrour |
Akrûra |
Amsroud |
Aniruddha |
Angud |
Angada |
Arjoon |
Arjuna |
Assouthama |
Açvatthâman |
Bali |
|
B(h)anassar |
Bâna(+ asura) |
Basdaio |
Vasudeva |
Bekem |
Bhîmadeva |
Bhim |
Bhîma |
Bhumasser |
Bhûmi « terre » (+ asura) (= Narakâsura) |
Bi(e)der |
Vidura |
Biskum |
Bhîsma |
Bulbhader |
Balabhadra (= Râma) |
Calinda |
Kâlindî |
Cali |
Kali, Kâliya |
Calyamen |
Kalyamana |
Cans |
Kamsa |
Karen |
Kamsa |
Keel-assar |
Kuvala(yâpida) (+asura) |
Chandoor |
Cânûra |
Kirpatcheri |
Krpa (+âcarya) |
Kirtchi(m) |
Krtavarman |
Coro |
Kuru |
les Coros |
Kaurava |
Coubdja |
Kubjâ |
Kuntch-Bekaren |
Kumbhakarna |
Daraké |
Dâruka |
Daiyani |
Devayânî |
Dayoki |
Devakî |
Demkoe |
Damagosa |
D’hene(c)k |
Dhenuka |
Dirtracht |
Dhrtarâstra |
Doserut |
Daçaratha |
Draupud |
Drupada |
Draupadî |
|
Dronatcheri |
Drona(+âcarya) |
Durbassa |
Durvâsas |
Durdjohn |
Duryodhana |
Gandhari |
Gândhârî |
Garg |
Garga |
Hassouman |
Hanumat |
Hernatchus |
Hiranyâksa |
Hernkachup |
Hiranyakaçipu |
Jamnage |
Janamejaya |
Jamray(e) |
Yama râjan |
Jamti |
Jâmbavatî ; |
Jamvent |
Jâmbavant |
Januc |
Janaka |
Jerasindh |
Jarâsandha |
Judister |
Yudhisthira |
Jujat |
Yayâti |
Jura |
Jara |
Lachmené |
Laksmanâ |
Latchemi |
Laksmî |
Makengit |
Nagnajit |
Mandri |
Mâdrî |
Marthinda |
Mitravindâ |
Mor |
Mura |
Moosteek |
Mustaka |
Nal et Coveri |
Nalakûbara |
Nanda |
Nanda |
Nardman |
Nârada |
Noukul |
Nakula |
Ogursain |
Ugrasena |
Oudho |
Uddhava |
Ucâ |
|
Pand |
Pându |
les Pandos |
les Pândava |
Purdman |
Pradyumna |
Paritchet |
Pariksit |
Panderik |
Paunrika |
Pirsain |
Prasena |
Poutna |
Putanâ |
Prahlaud |
Prahlâda |
Radha |
Râdhâ |
Ram |
Râma, 1. fils de Daçaratha 2. fils de Vasudeva |
Raven |
Râvana |
Rhéta |
Rati |
Rodni |
Rohinî |
Rokem |
Rukma(-min) |
Roukmani |
Rukminî |
Sal |
1. Çalya, 2. Çala(ra) |
Samb |
Çâmbha |
Samber |
Çambara |
Santan |
Çântanu |
Satterjit |
Satrâjit |
Scheckdaio |
Sahadeva |
Seendep |
Sândîpani |
Setek |
Sâtyaki |
Shasserbaut |
Sahasrabâhu |
Sikundi-raje |
Çikhandin râjan |
Sita |
1. Sîtâ, 2. Satyâ |
Sobhadra |
Subhadrâ |
Soodam |
Sudama |
Soucker |
Çukra (Kâvya Usanas) |
Sugrîva |
|
Soursain |
Çûrasena |
Souspal |
Çiçupâla |
Tavernet |
Trnâvanta |
Tchiderka |
Cidrakâ |
Tchitterbourg |
Vicitravîrya |
Vetes |
Vatsaka |
les Yadous |
Yâdava |
Ysodha |
Yaçodâ |
Yud |
Yadu |
Voici, en double, les deux principaux tableaux généalogiques : (P : Polier. Mbh : Mahâbhârata).
TABLEAU I7 (Généalogie des Yâdous)
1. Mythologie | des Indous ; | travaillée par | Madame la Chanoinesse de Polier, |sur des manuscrits authentiques apportés de l’Inde | par | feu Monsieur le colonel de Polier, | membre de la Société asiatique de Calcutta. | À ROUDOLSTADT, à la librairie de la cour, et | à PARIS, chez F. Schoell, Libraire rue des Fossés | Saint-Germain l’Auxerrois, no 29. | 1809.
2. Je reproduis l’avertissement que j’ai donné aux lecteurs de Mythe et Épopée I, en 1968, p. 43, n. 2, à propos d’un passage du livre, par ailleurs bien conçu et savamment réalisé, de Raymond SCHWAB, La Rennaissance orientale (1950).
P. 108 : « Après avoir rappelé l’Ezour Vedam et son “apport aventureux”, M. Schwab ajoute : “En celui-ci Polier est insigne.” Puis, p. 170 : “Son indifférence à sa propre littérature est-elle celle de l’homme d’action (l’une des plus rares), ou celle du disciple des brahmanes ? Sur toutes choses, il laisse sa plume à sa cousine, d’où cette Mythologie des Indous (1809) “travaillée” sur les papiers où se trouvaient les résumés de poèmes, de pourânas, de doctrine ; Polier s’est borné à parler ses connaissances devant la chanoinesse, procédé dont elle s’est malheureusement inspirée pour présenter le tout sous forme d’un dialogue plus ou moins romancé entre Polier et Ram Tchound ; elle imitait ainsi un type de catéchisme oriental donné par l’Ezour Vedam ; érudite elle-même jusqu’à la pédanterie et pleine d’onction, elle paraît plus obsédée par le souci des concordances qui avait fait tant de ravages, que touchée par l’esprit critique.” Tout cela est inexact. Polier n’a pas “parlé ses connaissances” ; il a confié ses notes à sa cousine à charge de les mettre en forme sans les altérer (il avait refusé les services d’un érudit qui avait des idées personnelles, comme il est expliqué p. XXVIII de la préface) et sa volonté avait été respectée dans la publication posthume : sauf dans le chapitre d’introduction et dans la conclusion, où la chanoinesse a donné libre cours à son génie philosophique, le travail a été fait consciencieusement, objectivement, sur les liasses où était consigné l’enseignement de Ramtchund […]. Le principal reproche qu’elle encoure concerne son orthographe et sa ponctuation, aussi fantaisistes qu’incertaines. Mais son style n’est pas déplaisant, son expression est précise et ses plans bien conformés à la matière. Le dialogue “plus ou moins romancé” qu’on lui reproche se ramène à ceci : les brèves interruptions qu’est censé faire Polier, ou bien soulignent les articulations de l’exposé, ou bien provoquent des explications ou des répétitions très utiles, rendant le même service que, dans nos publications modernes, les notes et les renvois intérieurs. »
3. En 1741.
4. Après la révocation de l’Édit de Nantes.
5. Titre militaire d’honneur, des grands seigneurs de la cour du Mogol.
6. La transcription du sanscrit a été simplifiée : une lettre en italique dans un mot en romain (et vice versa) signale un phonème particulier : r voyelle, s chuintant, t d n cacuminaux, m nasalisant la voyelle précédente, h un soufle sourd ; c j valent fr. « tch », « dj » ; ç est une variété de chuintante.
7. Convention : ~ = “marié avec” ; “par” = “par l’intermédiaire d’une mère porteuse (t. I), d’un père semeur (t. II)” ; les termes féminins sont en italique ; une suite verticale de points signale une filiation à termes multiples qui ne sont pas nommés ici.