Salut à toi, le jour ; et puis à toi, mon or !
Ouvre le sanctuaire, pour que je voie mon saint.
[Mosca fait apparaître le trésor.]
Salut, âme du monde, qui es aussi la mienne.
La terre féconde, voyant le soleil attendu
Poindre entre les cornes du céleste Bélier, exulte
Moins que moi devant ta splendeur, qui éclipse la sienne
Et ici, au milieu de mes autres trésors,
Resplendit comme un feu dans la nuit, comme le jour
Surgissant du Chaos, lorsque les ténèbres refluèrent
Vers le centre du monde1. Ô toi, fils de Sol,
Mais plus flamboyant que ton père, laisse-moi t’embrasser
Avec vénération, toi et chaque relique
Du trésor sacré de cette chambre bénie.
Sages étaient les poètes qui donnèrent
Ton nom glorieux à cet âge qu’ils voulaient le meilleur,
Puisque tu es la meilleure des choses, loin devant
Les joies terrestres, enfants, parents, amis,
Ou tout autre rêve éveillé.
Lorsqu’ils attribuèrent ta beauté à Vénus,
C’est vingt mille Cupidons qu’ils devaient lui adjoindre
Si grande est ta beauté, si grandes nos amours ! Richesse,
Saint vénéré, dieu muet qui donne à tous une voix,
Qui ne fait rien mais permet aux hommes de tout faire,
Et achète les âmes ! Même l’enfer, avec toi,
Devient un paradis ! Vertu, renommée, honneur,
Tu es tout cela et plus encore ! Qui te possède
Sera noble, vaillant, honnête, sage…
Et tout ce qu’il voudra, monsieur. Richesse acquise
Est bien plus précieux que sagesse naturelle.
C’est vrai, mon cher Mosca. Et pourtant, je me targue
Plus de l’habile acquisition de ma richesse
Que de son agréable possession. Car je ne l’acquiers pas
De manière ordinaire : pour moi, ni commerce, ni risque ;
Mes charrues ne blessent pas la terre ; je n’engraisse pas le bétail
Pour nourrir les abattoirs ; je n’ai pas de machine
À presser l’huile, battre le métal, le blé ou les hommes.
Je ne souffle pas de verres délicats1 ; je n’expose pas
De navire à la menace des mers courroucées.
Je ne place pas mon argent en public dans les banques
Ni ne pratique l’usure en secret…
Vous ne dévorez pas non plus,
Monsieur, le tendre prodigue. Vous en trouverez qui gobent
Des héritiers bien mûrs, comme ces gloutons de Hollandais
Avalent une pastille de beurre, sans jamais se purger ;
Qui arrachent des pères de famille misérables
À leur lit pour les enterrer vivants
Dans quelque bonne geôle verrouillée, d’où seuls leurs os
Sortiront quand la chair aura pourri.
Mais votre nature délicate abhorre ces méthodes.
Il vous répugnerait que la veuve et l’orphelin noient
Vos sols sous leurs larmes, fassent retentir vos toits
De cris pitoyables et votre air d’appels à la vengeance…
C’est vrai, Mosca, il me répugnerait.
De plus, monsieur,
Vous n’êtes pas comme ce vanneur qui contemple
Un tas de blé, le fléau à la main,
Et qui, bien qu’affamé, n’en goûte pas un grain
Mais se nourrit de mauves et d’autres plantes amères.
Ni comme ce marchand qui a rempli ses caves
De vins de Romagne et de grands crus de Candie,
Mais ne boit que des fonds de vinaigres lombards ;
Vous ne coucherez pas sur la paille, pour laisser mites et vers
Consommer vos somptueuses tentures et vos lits douillets.
Vous savez, vous, user de vos richesses ; vous osez même
Puiser dans ce tas d’or pour moi, votre pauvre zélateur,
Ou pour votre nain, ou votre hermaphrodite,
Votre eunuque ou tout autre joujou domestique,
Que vous entretenez pour votre bon plaisir…
Voilà, Mosca,
Prends ceci, de ma main ; tu as raison sur tout,
Et ce sont des envieux qui te disent parasite.
Fais venir mon nain, mon eunuque et mon bouffon
Pour qu’ils me divertissent. Que faire,
Sinon choyer ma petite personne et donner libre cours
À tous les plaisirs auxquels me convie ma fortune ?
Je n’ai ni femme, ni enfant, ni parent, ni ami
À qui laisser mon bien. À moi de décider
Qui sera mon héritier. Aussi tout le monde me vénère,
Chaque jour chez moi, viennent de nouveaux clients,
Des femmes, des hommes, de tout âge, de tout sexe.
Ils m’offrent des cadeaux, m’envoient vaisselle, argent, bijoux,
Dans l’espoir qu’à ma mort (qu’ils guettent avidement
À tout instant), cela leur sera rendu
Au centuple. Certains, plus voraces
Que les autres, cherchent à m’avoir pour eux, tout entier.
Ils se dressent des embûches les uns contre les autres ;
Rivalisent de présents et, prétendent-ils, d’amitié.
Je souffre tout cela ; je joue de leurs espoirs
Et me contente d’engranger les bénéfices,
D’observer leur largesse, de prendre encore
Et d’observer toujours ; et de les faire languir,
En laissant la cerise s’approcher de leurs lèvres,
Mais pour la retirer dès qu’ils croient la saisir. Eh bien ?
Place à de nouveaux acteurs qui vous prient de noter,
Qu’ils n’apportent ni spectacle ni pièce d’université.
Ils vous demandent donc que, quoi qu’ils vous récitent,
Vous ne critiquiez pas les vers boiteux qu’ils citent.
Si vous êtes surpris, vous le serez plus encore :
Sachez qu’ici se cache l’âme de Pythagore1,
[Il montre Androgyno.]
Le divin jongleur. Écoutez tout au long :
Cette âme insaisissable, s’échappant d’Apollon,
Se faufila chez Æthalides, fils de Mercure,
Qui se souvenait de tout ce dont on n’avait cure.
Puis elle s’enfuit, transmigrant sans tarder,
Chez Euphorbe aux cheveux d’or, très noblement tué
Lors du siège de Troie, par le cocu de Sparte2.
Elle s’installe ensuite (si mes sources sont exactes)
Chez Hermotime3 ; aussitôt disparue
Chez Pyrrhus de Délos, elle pêche la morue.
Chez le sophiste grec, ensuite elle se glisse.
Puis, quittant Pythagore, chez une séductrice,
Aspasie, courtisane. Changement de demeure :
De la putain, elle repart chez un penseur,
Cratès le Cynique, c’est elle qui le dit. Depuis,
Rois, chevaliers, mendiants, coquins, seigneurs, bouffons l’ont accueillie,
Sans compter bœufs et ânes, chameaux, chèvres et mulets.
Chaque fois, elle raconte, comme le coq du savetier4.
Mais ce n’est pas de cela que je suis venu débattre,
De son un, son deux, son trois, ou de son fameux « par quatre ! »
De sa musique, de son trigone et de sa cuisse d’or5,
Ou de sa théorie sur la métamorphose. Alors,
Dis-moi plutôt comment tu as changé de forme
Et retourné ta veste en ces temps de Réforme1.
Mais comme un réformé, un bouffon schismatique,
Pour qui toute doctrine ancienne est hérétique.
Dans les mets qui te sont proscrits2, te serais-tu aventuré ?
Dans le poisson, quand j’étais chez un chartreux muré.
Au dogme du silence tu as donc dérogé ?
Un avocat braillard m’en a libéré.
Merveilleux changement ! Quand ce maître t’a délaissé,
Pour l’amour de Pythagore, dans quel corps t’es-tu niché ?
Dans un brave mulet bien sot.
Alors, c’est chez un bourricot
Que tu t’es arrogé le droit aux haricots ?
Tout à fait.
Mais après le mulet, où est passée ton âme ?
Dans un animal étrange, que certains nomment un âne
Et d’autres un frère pur, strict et illuminé,
De ceux qui mangent de la viande et parfois se font manger
Et vous lâchent un pamphlet ou un mensonge sanctifié,
Entre deux bouchées de pudding de la Nativité3.
Abandonne, au nom du Ciel, cette nation profane.
Dis-nous où tu t’es trouvé après avoir quitté l’âne.
Dans le corps que tu me vois.
Créature de plaisir ?
Bouffon, bien plus, hermaphrodite ? Je t’en prie, peux-tu me dire,
Ma très chère âme, au bout de cette longue errance,
Auquel de tous ces corps irait ta préférence ?
Ma foi, à celui-ci ; ici, je veux rester.
Pour pouvoir aux plaisirs des deux sexes goûter ?
Hélas ! ce sont plaisirs oubliés, éventés.
Non, c’est d’être bouffon qui m’a toujours tenté.
C’est le seul état que l’on peut dire heureux ;
Dans tous les autres corps j’étais bien malheureux.
Bien dit ; on te croirait encore chez Pythagore.
Nous allons célébrer cette parole d’or,
Frère eunuque ; avec art, avec esprit, chantons
Cet ordre dont tous trois nous sommes les fleurons.
C’était très, très réussi, Mosca !
Est-ce de ton invention ?
Oui, si cela vous plaît, patron. Sinon, non.
Cela m’a plu, mon bon Mosca.
Les bouffons, voilà la nation
Digne d’envie, d’admiration.
Point de chagrin, point de tristesse,
Autour d’eux tout n’est qu’allégresse.
Ce qu’ils disent et font vaut de l’or.
Le bouffon ? Les puissants l’adorent ;
Les dames en font leur mascotte,
Prisent sa langue et sa marotte.
Sa tête nous met en gaieté,
Sans risque il dit la vérité.
Il est, partout où l’on festoie,
Traité comme un hôte de choix,
Et trouve son couvert mis,
Quand avec lui paraît l’Esprit.
Qui ne voudrait, dites-moi donc
Être bouffon, être bouffon ?
On frappe.
Qui est-ce ? Sortez !
[Nano et Castrone sortent.]
Va voir, Mosca.
Sauve-toi, bouffon.
[Androgyno sort.]
C’est signior Voltore, l’avocat.
Je reconnais sa manière de frapper.
Va chercher ma robe,
Mes fourrures et mes bonnets ; dis-lui qu’on refait mon lit.
Qu’il passe un peu le temps, seul, dans la galerie,
Avant qu’on l’admette.
Voilà mes clients
Qui commencent leurs visites : vautour, milan,
Corbeau, charognard, tous mes oiseaux de proie
Qui me croient bientôt cadavre, voilà qu’ils débarquent tous.
[Rentre MOSCA.]
Je n’ai pas dit mon dernier mot. Alors, quoi de neuf ?
Une pièce d’argenterie, monsieur.
Quelle taille ?
Énorme,
Massive, ancienne, avec votre nom
Et vos armes gravées dessus.
Excellent ! N’y voit-on pas aussi
Un renard allongé qui nargue de ses ruses
Un corbeau qui ouvre un large bec1 ? Hein, Mosca ?
Bien vu, monsieur.
Donne-moi mes fourrures. Pourquoi ris-tu ainsi, mon bon ?
Je ne peux m’en empêcher, monsieur, quand j’imagine
Quelles pensées il agite en faisant antichambre :
Que c’est peut-être le dernier cadeau qu’il vous fera,
Celui avec lequel il vous achève… ce qu’il serait demain
Si vous mourriez aujourd’hui en lui laissant tout…
Les gras bénéfices que rapporterait tout son investissement…
Comme il serait respecté, vénéré,
Trônant dans ses fourrures sur sa monture caparaçonnée,
Poursuivi par des hordes de sots et de clients s’écartant
Devant sa mule qui l’égale en savoir,
Acclamé comme un grand et savant avocat…
De tout cela il conclut que rien n’est impossible.
Si, Mosca, d’être savant.
Oh ! non, monsieur,
Il suffit d’être riche. L’âne qui cache ses oreilles ambitieuses
Sous un capuchon de pourpre vénérable,
Peut facilement passer pour un docteur en divinité1.
Mes bonnets, mes bonnets, mon bon Mosca. Fais-le entrer.
Minute, monsieur. Et l’onguent pour vos yeux ?
Juste.
Mais fais vite, vite ; je suis pressé de prendre possession
De mon nouveau cadeau.
De celui-là et de milliers d’autres
Sur lesquels j’espère vous voir régner.
Merci, gentil Mosca.
J’espère aussi que, lorsque je serai réduit en poussière
Et cent autres comme moi, les uns après les autres…
Non, ce serait trop, Mosca.
Mon tendre Mosca !
[Il se regarde dans la glace.]
Ça va. Donne-moi mon oreiller ; fais-le entrer.
[Mosca sort.]
Et maintenant, ma toux de comédie, ma phtisie, ma goutte,
Mon apoplexie, ma paralysie, ma catarrhe,
Aidez-moi, avec vos excès, à prendre la pose
Qui, depuis trois ans, me permet de traire leurs espoirs.
Le voilà ; je l’entends. Hem !
[Il tousse.]
Hem ! Hem !
Vous êtes toujours ce que vous étiez, monsieur. C’est vous,
Seul entre tous, qui détenez son amour.
Et vous êtes sage de le préserver, en venant
Le voir ainsi de bonne heure, en donnant des gages
De vos bonnes intentions, lesquelles, je le sais,
Ne peuvent que susciter sa gratitude. Patron ! Monsieur !
Le signior Voltore est venu…
Que dis-tu ?
Je l’en remercie.
Et il vous apporte
Ce plat de vieil argent, acheté à Saint-Marc,
Qu’il se permet de vous offrir.
Il est le bienvenu.
Demande-lui de venir plus souvent.
Oui.
Que dit-il ?
Il vous remercie et vous prie de venir le voir souvent.
Mosca !
Patron ?
Qu’il s’approche. Où est-il ?
Il me tarde de lui toucher la main.
Voici le plat, monsieur.
Comment allez-vous, monsieur ?
Je regrette
De vous voir toujours aussi faible.
De ne pas le voir plus faible.
Vous êtes trop généreux.
Non, monsieur. Plût au Ciel
Que je pusse vous donner la santé en même temps que ce plat !
Vous donnez ce que vous pouvez. Je vous en remercie.
Votre amitié est ici palpable et sera payée de retour.
Je vous demande de venir souvent.
Comptez sur moi, monsieur.
Ne restez pas loin de moi.
Vous remarquez, monsieur ?
Ne m’oubliez pas ; cela vous touchera de près.
Vous êtes un heureux homme, monsieur ; sachez-le.
Vous êtes son héritier.
Tu crois ?
Je sens que je m’en vais. Oh ! Oh ! Oh !
Je vogue vers mon havre, Oh ! Oh !
Et je suis heureux d’être aussi près du port.
Hélas, le cher homme. Enfin, nous mourrons tous.
Mais, Mosca…
La vieillesse vaincra.
Je t’en prie, écoute-moi.
Suis-je vraiment son héritier ? Est-ce écrit noir sur blanc ?
Si vous l’êtes ?
Je vous en supplie, monsieur, promettez-moi
De me prendre à votre service. Tous mes espoirs
Dépendent de Votre Seigneurie. Je suis perdu
Si le soleil levant ne brille pas sur moi.
Il brillera et te réchauffera aussi, Mosca.
Monsieur,
Mais suis-je seul héritier ?
Il n’y en a pas d’autre, monsieur ; c’est confirmé de ce matin.
La cire est encore tiède et l’encre à peine sèche
Sur le parchemin.
Oh ! Heureux homme que je suis !
Par quel hasard, mon bon Mosca ?
Votre mérite, monsieur.
Je ne vois pas d’autre raison.
Ta modestie
T’interdit d’en voir ; mais nous nous en souviendrons.
Votre manière, monsieur, l’a séduit dès l’abord.
Il m’a dit maintes fois combien il admirait
Les hommes de votre noble profession1, qui savent plaider
Chaque cause, et exactement son contraire,
À en perdre la voix, toujours conformément à la loi ;
Qui peuvent, avec souplesse, aller dans un sens,
Puis dans l’autre, faire des nœuds et les défaire,
Donner des conseils équivoques, se faire payer
Des deux côtés et tout empocher. Ces hommes,
Il le savait, tirent profit de leur humilité.
Pour sa part, il pensait qu’il serait bien heureux
D’avoir un héritier à l’âme aussi trempée,
Si sage et courageux, au discours si complexe
Et pourtant si ronflant, qu’il refuse de parler
Ou même de se taire, sans se faire payer. Dès que
Votre Seigneurie ouvre la bouche, il en tombe un sequin.
[On frappe.]
Qui est-ce ? On frappe. Il ne faut pas que l’on vous voie, monsieur.
Et pourtant — Dites que vous êtes passé en coup de vent.
Je trouverai une excuse. Et, gentil monsieur,
Lorsque vous nagerez dans la graisse dorée,
Que vous aurez du miel jusqu’au cou, le menton
Soutenu par la richesse du courant,
N’oubliez pas votre vassal. Souvenez-vous de moi !
Vous auriez pu avoir un plus mauvais client.
Mosca…
Quand voulez-vous recevoir votre inventaire, monsieur ?
Ou voir la copie du testament ?
[On frappe à nouveau.]
Un instant !
Je vous les apporterai, monsieur. Partez, maintenant,
Et tâchez d’avoir l’air préoccupé.
[Voltore sort.]
Magnifique, Mosca.
Viens ici que je t’embrasse.
Du calme, monsieur.
Voici Corbaccio.
Mets le plat de côté.
Le vautour est parti, voici le vieux corbeau.
Retournez à votre silence et à votre sommeil.
[Il range le plat.]
Reste là, toi, et fais des petits.
Le bonhomme que l’on va voir est bien plus décrépit
Que celui-ci ne pourra jamais feindre de l’être.
Et pourtant il se voit gambadant sur sa tombe.
[Entre CORBACCIO.]
Signior Corbaccio, vous êtes le bienvenu.
Comment va votre patron ?
Ma foi, monsieur, pas mieux.
Bien mieux, dis-tu ?
Non, monsieur, il va plutôt plus mal.
Très bien. Où est-il ?
Sur son lit ; il vient de s’endormir.
Dort-il bien ?
Il n’a pas fermé l’œil de la nuit,
Hier non plus. À peine s’il somnole.
Fort bien. Il devrait prendre
L’avis des docteurs. Je lui apporte
Un soporifique de mon propre médecin.
Il refuse toutes les drogues.
Comment cela ? J’ai assisté
Moi-même à sa préparation, surveillé sa composition
Et je sais que son action sera douce.
Sur ma vie, il n’est question que de l’endormir !
De son dernier sommeil, s’il acceptait de la prendre.
Monsieur,
Il ne croit pas à la médecine.
Que dis-tu là ?
Il ne croit pas à la médecine.
Il croit que les docteurs sont le plus grand danger,
La pire maladie dont il faut se garder. Je l’ai souvent
Entendu proclamer qu’aucun médecin
Ne serait son héritier.
Moi, pas son héritier ?
Pas vous, monsieur ; aucun médecin.
Non, certes non ;
Ce n’est pas ce que je souhaite.
Je m’en doute. Il ne peut pas
Non plus souffrir leurs honoraires. Il dit qu’ils plument un homme
Avant de le tuer.
C’est vrai ; je te suis là-dessus.
Sans compter qu’ils se livrent à des expériences
Pour lesquelles la loi, non seulement les absout
Mais même les récompense. Or il répugne
À payer ainsi sa propre mort.
C’est vrai qu’ils ont liberté
De tuer, autant qu’un juge.
Bien plus, monsieur ;
Car le juge ne peut tuer que si la loi condamne.
Mais les docteurs peuvent aussi tuer le juge.
Oui, ou moi,
Ou n’importe qui d’autre. Et son apoplexie ?
Est-ce qu’elle le tient toujours ?
Très violemment.
Il a l’œil fixe et la parole haletante,
Et les traits de plus en plus tendus.
Que dis-tu ?
De plus en plus détendu ?
Ah ! bon !
Il a la bouche
Toujours ouverte et la paupière tombante.
C’est bon.
Ses membres s’engourdissent et s’ankylosent,
Et sa chair prend peu à peu la couleur du plomb.
C’est bon.
Son pouls est lent et sans vigueur.
Encore de bons symptômes.
Et du cerveau…
Vraiment ? Pas du cerveau ?
Si, monsieur, du cerveau…
Je t’entends, c’est bon.
S’échappe une humeur froide. Ses yeux chassieux
Ne cessent de couler sous ses paupières alourdies.
Ah ! monsieur ! Il a passé le stade de la scotomie1 ;
Il ne ressent plus rien ; il ne ronfle même plus.
Tout juste si l’on entend encore qu’il respire.
Parfait, parfait ; je vais lui survivre, c’est sûr.
Voilà qui me rajeunit de vingt ans.
Je venais justement vous voir.
A-t-il fait son testament ?
Que me laisse-t-il ?
Non, monsieur.
Quoi ? Rien ?
Il n’a pas fait son testament, monsieur.
Ah ! bon !
Mais alors que faisait ici Voltore, l’avocat ?
Il a flairé le cadavre, monsieur, dès qu’il avait appris
Que mon maître était prêt à faire son testament,
Comme je l’y encourageais, dans votre intérêt…
Il est venu le voir, hein ? Je m’en doutais.
Pour hériter de lui ?
Je n’en sais rien, monsieur.
Si, si,
Moi, je le sais.
Vous savez de quoi vous parlez.
Eh bien,
Je l’en empêcherai. Tiens, Mosca, regarde.
J’ai apporté ici un sac de sequins flambant neufs.
Qui pèsera plus lourd que son plat.
Voilà qui est parlé.
C’est là médecine vraie et remède sacré.
Que sont donc les opiates près d’un tel élixir ?
C’est de l’aurum palpabile, sinon potabile1.
Allons-nous le lui administrer dans sa coupe ?
Oui, oui, allons-y.
Béni soit ce cordial.
Voilà qui va le guérir.
Je ne pense pas que ce soit le mieux.
Quoi ?
De le guérir ?
Non, non, non, bien sûr.
Mais justement, monsieur.
Songez à l’effet, s’il vient seulement à le palper.
Tu as raison. N’en fais rien. Je reprends mon cadeau.
Rends-le-moi.
Vous n’y pensez pas.
Vous n’allez pas, monsieur, vous faire ce tort.
Suivez mes conseils et vous aurez le tout.
Comment cela ?
Le tout, monsieur, c’est votre droit, votre bien.
Personne n’y peut prétendre. Tout est à vous et à nul autre,
Par décret du destin.
Comment ? Comment cela, mon bon Mosca ?
J’entends bien.
Et à la première occasion,
Dès qu’il reprend conscience, je reviens à l’assaut
Pour qu’il fasse son testament,
En lui montrant ceci.
Bien ! Très bien !
Il y a mieux,
Si vous voulez bien m’écouter.
De tout mon cœur.
Voici mon conseil : rentrez chez vous sans tarder ;
Faites votre testament et désignez mon maître
Comme unique héritier.
En déshéritant
Mon fils ?
Oui, monsieur, précisément. Ce trompe-l’œil
Ajoutera à la vérité du tableau.
Ce trompe-l’œil ?
Ce testament, monsieur, vous me l’enverrez.
Quand j’en viendrai, c’est mon intention, à souligner
Tous vos soins, vos veilles et vos prières,
Vos très nombreux présents, votre cadeau d’aujourd’hui,
Et que je produirai, enfin, votre testament,
Dans lequel, sans regret pour votre descendance,
Sans égard pour un fils si noble et méritant,
Le courant de votre affection s’est détourné
Vers mon maître pour en faire votre héritier,
Il ne sera pas assez stupide ou insensible,
Pour ne pas, par conscience et simple gratitude…
Faire de moi son héritier.
Vous l’avez dit.
Cette idée,
Je l’avais déjà eue.
Je vous crois.
Tu ne me crois pas ?
Si, monsieur.
C’est mon propre projet.
Et quand il aura fait…
De moi son héritier ?
Vous qui êtes si sûr de lui survivre…
Vigoureux comme vous l’êtes…
C’est vrai.
Oui, monsieur…
Je m’étais dit cela aussi. Étonnant,
Comme mes pensées s’expriment par sa bouche !
Ce n’est pas seulement vous que vous servez…
Mon fils en aura le centuple ?
Exactement, monsieur.
Cela aussi je me l’étais dit.
Hélas ! monsieur,
Dieu sait tout le soin, tout le souci (j’en ai des cheveux gris)
Que j’ai mis à concevoir…
Je sais, mon bon Mosca.
C’est pour vous
Que je travaille ici.
Va te faire pigeonner, corbeau1.
Je sais que tu es honnête.
Vous mentez, monsieur.
Et…
Votre entendement, monsieur, ne vaut pas mieux que vos oreilles.
Je te promets d’être un père pour toi.
Et moi de priver mon frère de la bénédiction du père2.
Il se peut, pourquoi pas, que je retrouve ma jeunesse.
Votre Honneur est un âne bâté.
Que dis-tu ?
Je dis que Votre Honneur devrait se hâter.
Oh ! je vais éclater.
Qu’on me délace, qu’on me délace ; je n’y tiens plus.
Contenez,
Monsieur, votre hilarité. Vous savez bien que cet espoir
Est un tel appât qu’il ferait avaler n’importe quel hameçon.
Oui, mais comme tu l’as manœuvré ! Comme tu l’as ferré !
Je n’y tiens plus. Viens, coquin, que je t’embrasse.
Je ne t’ai jamais vu aussi inspiré.
Hélas, monsieur, je ne fais qu’appliquer ce qu’on m’enseigne
Et suivre vos graves instructions. Je les paie de mots,
Les berce d’illusions et puis je les renvoie.
C’est vrai, c’est vrai. Vois, comme l’avarice
Est sa propre punition !
Nous l’y aidons un peu.
Tant de soucis, tant de maladies,
Tant de craintes chez les vieillards1 !
Si souvent ils appellent la mort de leurs vœux ; aucun souhait
Chez eux n’est plus fréquent. Leurs membres faiblissent,
Leurs sens s’émoussent, leur vue, leur ouïe s’en vont ;
Tout meurt avant eux, jusqu’à leurs dents,
Instruments du manger, qui les lâchent.
Et pourtant, ils appellent cela la vie. Et cet autre,
Qui sort d’ici, souhaite vivre encore !
Il ne sent plus sa goutte, ni sa paralysie.
Il se rajeunit de vingt ans, ment sur son âge
Sans sourciller, et espère qu’il pourra, comme Éson1,
Recouvrer la jeunesse grâce à quelque magie.
Il se repaît d’illusions, comme si l’on pouvait
Flouer le destin aussi aisément que lui.
Et tout part en fumée…
[On frappe à nouveau.]
Qui d’autre ? Un troisième ?
Cachez-vous ; vite, à votre lit. J’entends sa voix.
C’est Corvino, notre joli marchand.
Je suis mort.
Encore un peu d’onguent sur vos yeux. — Qui est là ?
Signior Corvino ! Vous venez à votre heure ! Oh !
Que vous seriez heureux, si seulement vous saviez !
Pourquoi ? Quoi ? De quoi ?
L’heure est enfin venue, monsieur.
Il n’est pas mort ?
Alors, comment vais-je faire ?
Quoi, monsieur ?
Regarde, je lui ai apporté une perle.
Peut-être qu’il a
Encore assez de mémoire pour vous reconnaître, monsieur.
Toujours il vous appelle. Il n’a que votre nom
À la bouche ; est-ce une perle d’Orient, monsieur ?
Venise n’en a jamais possédé de pareille.
Signior Corvino.
Écoutez !
Signior Corvino.
Il vous appelle ; allez la lui donner. Le voici, monsieur.
Il vous a apporté une perle magnifique.
Comment allez-vous, monsieur ?
Dis-lui bien qu’elle pèse douze carats.
Dis-lui
Que j’ai aussi un diamant pour lui.
Alors montrez-le-lui, monsieur.
Mettez-le dans sa main. Ce n’est qu’ainsi
Qu’il comprend. Il a encore le sens du toucher.
Voyez comme il le serre !
Hélas, le pauvre !
Quel spectacle pitoyable !
Pff ! oubliez cela, monsieur.
Les larmes d’un héritier ne devraient être que des rires
Camouflés1.
Comment ? Suis-je son héritier ?
Monsieur, j’ai fait serment ; je ne puis montrer le testament
Avant sa mort. Mais Corbaccio sort d’ici,
Voltore sort d’ici, et bien d’autres encore,
Si nombreux que je ne saurais les compter,
Tous la langue pendante, quêtant l’héritage ; mais moi,
Profitant de ce qu’il disait votre nom,
« Signior Corvino, signior Corvino », j’ai saisi
Du papier, une plume et de l’encre et lui ai demandé
Qui il voulait comme héritier. « Corvino. »
Et comme exécuteur ? « Corvino. »
Lorsqu’il ne répondait pas à mes questions,
J’interprétais quand même ses hochements de faiblesse
Comme un consentement ; et j’ai renvoyé les autres
Sans autre legs que leurs pleurs et leurs malédictions.
Ils s’étreignent.
Ah ! mon très cher Mosca ! Nous voit-il ?
Comme dans un brouillard1. Il ne reconnaît plus personne,
Ni les visages d’amis, ni les noms de serviteurs,
Ni le dernier qui l’a nourri ou qui lui a donné à boire.
Et ceux qu’il a engendrés ou élevés,
Il ne s’en souvient pas non plus.
Il a des enfants ?
Des bâtards,
Une douzaine ou plus, qu’il a faits à des mendiantes,
Des Gitanes, des Juives, des Mauresques, quand il était ivre.
Vous ne saviez pas cela ? C’est ce qu’on raconte partout ;
Le nain, le bouffon, l’eunuque sont de lui.
Il est le vrai père de toute cette famille,
De tous, sauf de moi. Mais il ne leur a rien laissé.
Parfait, parfait. Mais, es-tu sûr qu’il ne nous entend pas ?
Sûr, monsieur ? Venez voir. Jugez-en par vous-même.
[Il crie dans les oreilles de Volpone.]
Que la vérole vienne s’ajouter à vos maux,
Si elle peut vous faire disparaître plus tôt.
Vous l’avez bien mérité par vos débordements,
Cent et mille fois, et la peste par-dessus le marché.
[À Corvino.]
Ou un vieux mur couvert de suie sur lequel la pluie
A laissé des traînées.
Bravo, monsieur, allez-y.
Vous pouvez parler plus fort ; un coup de canon
Près de son oreille ne lui crèverait pas le tympan.
Son nez est comme un égout public, il coule sans cesse.
Bien dit ! Et sa bouche ?
C’est une fosse d’aisance.
Ah ! bouchons-la…
[Il commence à l’étouffer.]
Pas question.
Mais si, laissez-moi faire.
Je vous l’étouffe avec un oreiller,
Aussi bien que n’importe quelle garde-malade.
Fais ce que tu veux, mais je m’en vais.
Je t’en prie, pas de violence.
Et pourquoi pas, monsieur ?
Pourquoi tant de scrupules, monsieur, je vous le demande ?
Bon, fais comme tu veux.
Bien, cher monsieur, partez.
Vais-je le déranger pour reprendre ma perle ?
Inutile ; ni votre diamant. Pourquoi vous faire
Du souci pour rien ?
[Il prend les bijoux.]
Tout n’est-il pas à vous ici ?
Et ne suis-je pas ici, moi votre créature,
Qui vous dois d’exister ?
Ah ! tu n’es pas ingrat, Mosca !
Tu es mon ami, mon compère, mon compagnon,
Mon partenaire ; tu partageras toutes mes richesses.
Sauf une.
Que veux-tu dire ?
Votre charmante épouse, monsieur.
[Corvino sort.]
Enfin, il est parti. C’était le seul moyen
De l’éjecter d’ici.
Mon divin Mosca !
Cette fois tu t’es surpassé.
On frappe.
Qui est-ce ?
Je ne veux plus être dérangé. Prépare-moi
Divertissements, musique, danse et banquets.
Le Turc n’est pas plus sensuel en ses plaisirs
Que ne le sera Volpone.
[Mosca sort.]
Voyons, perle,
Diamant, plat, sequins : bonne récolte pour une matinée.
C’est encore mieux que de piller les églises,
Ou que de s’engraisser en dévorant un homme par mois.
[MOSCA revient.]
Qui est-ce ?
La belle Lady Jacasse, monsieur,
Épouse du chevalier anglais, Sire Jacasse Politique,
(C’est le titre, monsieur, que l’on me prie d’annoncer),
Fait demander comment vous passâtes la nuit
Et si vous acceptez de la recevoir.
Pas maintenant.
D’ici trois heures…
C’est ce que j’ai dit à son écuyer.
Lorsque le vin m’aura rendu gai ; pas avant.
Tudieu, je m’étonne de l’intrépidité
De ces téméraires Anglais1, qui osent ainsi exposer
Leurs femmes à n’importe quelle rencontre.
Ce chevalier,
Monsieur, ne se nomme pas « Politique » pour rien.
Il sait que sa femme, malgré les airs qu’elle se donne,
N’est pas d’une beauté à lui faire courir des risques.
En revanche, la femme du signior Corvino…
Est-elle donc si belle ?
Ah ! monsieur, c’est une merveille,
L’astre le plus brillant d’Italie ! Une fille
Sans tache, belle comme le blé à la moisson !
Sa peau est partout plus blanche que le cygne,
L’argent, la neige ou le lys ! Sa lèvre tendre
Vous entraînerait dans un baiser éternel.
Sa chair, quand on la touche, frémit de passion.
Elle brille comme votre or ; elle est belle comme votre or !
Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ?
Hélas ! monsieur,
Je ne l’ai, moi-même, découvert qu’hier.
Comment pourrais-je la voir ?
Oh ! c’est impossible ;
Il faut que je la voie…
Monsieur,
Une garde de dix espions l’entoure :
Tous les domestiques ; chacun a mission de surveiller
Un autre serviteur et se fait interroger
À son sujet, chaque fois qu’il entre ou sort.
J’irai quand même la voir, fût-ce à sa fenêtre.
En vous déguisant, alors.
Oui. Mais en préservant
Quand même mon apparence. Réfléchissons.
[Ils sortent.]