ACTE I

SCÈNE I

[Chez Volpone.]
[Entrent] VOLPONE et Mosca.

[VOLPONE]

[Mosca fait apparaître le trésor.]

Salut, âme du monde, qui es aussi la mienne.

La terre féconde, voyant le soleil attendu

Poindre entre les cornes du céleste Bélier, exulte

Moins que moi devant ta splendeur, qui éclipse la sienne

Et ici, au milieu de mes autres trésors,

Resplendit comme un feu dans la nuit, comme le jour

Surgissant du Chaos, lorsque les ténèbres refluèrent

Vers le centre du monde1. Ô toi, fils de Sol,

Mais plus flamboyant que ton père, laisse-moi t’embrasser

Avec vénération, toi et chaque relique

Du trésor sacré de cette chambre bénie.

Sages étaient les poètes qui donnèrent

Ton nom glorieux à cet âge qu’ils voulaient le meilleur,

Puisque tu es la meilleure des choses, loin devant

Les joies terrestres, enfants, parents, amis,

Ou tout autre rêve éveillé.

Lorsqu’ils attribuèrent ta beauté à Vénus,

C’est vingt mille Cupidons qu’ils devaient lui adjoindre

Si grande est ta beauté, si grandes nos amours ! Richesse,

Saint vénéré, dieu muet qui donne à tous une voix,

Qui ne fait rien mais permet aux hommes de tout faire,

Et achète les âmes ! Même l’enfer, avec toi,

Devient un paradis ! Vertu, renommée, honneur,

Tu es tout cela et plus encore ! Qui te possède

Sera noble, vaillant, honnête, sage…

MOSCA

Vous ne dévorez pas non plus,

Monsieur, le tendre prodigue. Vous en trouverez qui gobent

Des héritiers bien mûrs, comme ces gloutons de Hollandais

Avalent une pastille de beurre, sans jamais se purger ;

Qui arrachent des pères de famille misérables

À leur lit pour les enterrer vivants

Dans quelque bonne geôle verrouillée, d’où seuls leurs os

Sortiront quand la chair aura pourri.

Mais votre nature délicate abhorre ces méthodes.

Il vous répugnerait que la veuve et l’orphelin noient

Vos sols sous leurs larmes, fassent retentir vos toits

De cris pitoyables et votre air d’appels à la vengeance…

VOLPONE

C’est vrai, Mosca, il me répugnerait.

SCÈNE II

[Entrent] Nano, Androgyno et Castrone.
[Ils présentent un divertissement.]

[NANO]

[Il montre Androgyno.]

Le divin jongleur. Écoutez tout au long :

Cette âme insaisissable, s’échappant d’Apollon,

Se faufila chez Æthalides, fils de Mercure,

Qui se souvenait de tout ce dont on n’avait cure.

Puis elle s’enfuit, transmigrant sans tarder,

Chez Euphorbe aux cheveux d’or, très noblement tué

Lors du siège de Troie, par le cocu de Sparte2.

Elle s’installe ensuite (si mes sources sont exactes)

Chez Hermotime3 ; aussitôt disparue

Chez Pyrrhus de Délos, elle pêche la morue.

Chez le sophiste grec, ensuite elle se glisse.

Puis, quittant Pythagore, chez une séductrice,

Aspasie, courtisane. Changement de demeure :

De la putain, elle repart chez un penseur,

Cratès le Cynique, c’est elle qui le dit. Depuis,

Rois, chevaliers, mendiants, coquins, seigneurs, bouffons l’ont accueillie,

Sans compter bœufs et ânes, chameaux, chèvres et mulets.

Chaque fois, elle raconte, comme le coq du savetier4.

Mais ce n’est pas de cela que je suis venu débattre,

De son un, son deux, son trois, ou de son fameux « par quatre ! »

De sa musique, de son trigone et de sa cuisse d’or5,

Ou de sa théorie sur la métamorphose. Alors,

Dis-moi plutôt comment tu as changé de forme

Et retourné ta veste en ces temps de Réforme1.

ANDROGYNO

Mais comme un réformé, un bouffon schismatique,

Pour qui toute doctrine ancienne est hérétique.

NANO

Dans les mets qui te sont proscrits2, te serais-tu aventuré ?

ANDROGYNO

Dans le poisson, quand j’étais chez un chartreux muré.

NANO

Au dogme du silence tu as donc dérogé ?

ANDROGYNO

Un avocat braillard m’en a libéré.

NANO

Merveilleux changement ! Quand ce maître t’a délaissé,

Pour l’amour de Pythagore, dans quel corps t’es-tu niché ?

ANDROGYNO

Dans un brave mulet bien sot.

NANO

Alors, c’est chez un bourricot

Que tu t’es arrogé le droit aux haricots ?

ANDROGYNO

Tout à fait.

NANO

Mais après le mulet, où est passée ton âme ?

ANDROGYNO

Dans un animal étrange, que certains nomment un âne

Et d’autres un frère pur, strict et illuminé,

De ceux qui mangent de la viande et parfois se font manger

Et vous lâchent un pamphlet ou un mensonge sanctifié,

Entre deux bouchées de pudding de la Nativité3.

CHANSON1

Les bouffons, voilà la nation

Digne d’envie, d’admiration.

Point de chagrin, point de tristesse,

Autour d’eux tout n’est qu’allégresse.

Ce qu’ils disent et font vaut de l’or.

Le bouffon ? Les puissants l’adorent ;

Les dames en font leur mascotte,

Prisent sa langue et sa marotte.

Sa tête nous met en gaieté,

Sans risque il dit la vérité.

Il est, partout où l’on festoie,

Traité comme un hôte de choix,

Et trouve son couvert mis,

Quand avec lui paraît l’Esprit.

Qui ne voudrait, dites-moi donc

Être bouffon, être bouffon ?

On frappe.

VOLPONE

Qui est-ce ? Sortez !

[Nano et Castrone sortent.]

Va voir, Mosca.

MOSCA

Sauve-toi, bouffon.

[Androgyno sort.]

C’est signior Voltore, l’avocat.

Je reconnais sa manière de frapper.

MOSCA

Bien vu, monsieur.

VOLPONE

Donne-moi mes fourrures. Pourquoi ris-tu ainsi, mon bon ?

MOSCA

Je ne peux m’en empêcher, monsieur, quand j’imagine

Quelles pensées il agite en faisant antichambre :

Que c’est peut-être le dernier cadeau qu’il vous fera,

Celui avec lequel il vous achève… ce qu’il serait demain

Si vous mourriez aujourd’hui en lui laissant tout…

Les gras bénéfices que rapporterait tout son investissement…

Comme il serait respecté, vénéré,

Trônant dans ses fourrures sur sa monture caparaçonnée,

Poursuivi par des hordes de sots et de clients s’écartant

Devant sa mule qui l’égale en savoir,

Acclamé comme un grand et savant avocat…

De tout cela il conclut que rien n’est impossible.

VOLPONE

Mes bonnets, mes bonnets, mon bon Mosca. Fais-le entrer.

MOSCA

Minute, monsieur. Et l’onguent pour vos yeux ?

VOLPONE

Juste.

Mais fais vite, vite ; je suis pressé de prendre possession

De mon nouveau cadeau.

MOSCA

De celui-là et de milliers d’autres

Sur lesquels j’espère vous voir régner.

VOLPONE

Merci, gentil Mosca.

MOSCA

J’espère aussi que, lorsque je serai réduit en poussière

Et cent autres comme moi, les uns après les autres…

VOLPONE

Non, ce serait trop, Mosca.

VOLPONE

Mon tendre Mosca !

[Il se regarde dans la glace.]

Ça va. Donne-moi mon oreiller ; fais-le entrer.

[Mosca sort.]

Et maintenant, ma toux de comédie, ma phtisie, ma goutte,

Mon apoplexie, ma paralysie, ma catarrhe,

Aidez-moi, avec vos excès, à prendre la pose

Qui, depuis trois ans, me permet de traire leurs espoirs.

Le voilà ; je l’entends. Hem !

[Il tousse.]

Hem ! Hem !

SCÈNE III

[Entre] Mosca, suivi de VOLTORE
[portant un plat d’argent. Volpone est couché].

[MOSCA]

Vous êtes toujours ce que vous étiez, monsieur. C’est vous,

Seul entre tous, qui détenez son amour.

Et vous êtes sage de le préserver, en venant

Le voir ainsi de bonne heure, en donnant des gages

De vos bonnes intentions, lesquelles, je le sais,

Ne peuvent que susciter sa gratitude. Patron ! Monsieur !

Le signior Voltore est venu…

VOLPONE

Que dis-tu ?

MOSCA

Votre manière, monsieur, l’a séduit dès l’abord.

Il m’a dit maintes fois combien il admirait

Les hommes de votre noble profession1, qui savent plaider

Chaque cause, et exactement son contraire,

À en perdre la voix, toujours conformément à la loi ;

Qui peuvent, avec souplesse, aller dans un sens,

Puis dans l’autre, faire des nœuds et les défaire,

Donner des conseils équivoques, se faire payer

Des deux côtés et tout empocher. Ces hommes,

Il le savait, tirent profit de leur humilité.

Pour sa part, il pensait qu’il serait bien heureux

D’avoir un héritier à l’âme aussi trempée,

Si sage et courageux, au discours si complexe

Et pourtant si ronflant, qu’il refuse de parler

Ou même de se taire, sans se faire payer. Dès que

Votre Seigneurie ouvre la bouche, il en tombe un sequin.

[On frappe.]

SCÈNE IV

MOSCA

Ah ! monsieur ! Il a passé le stade de la scotomie1 ;

Il ne ressent plus rien ; il ne ronfle même plus.

Tout juste si l’on entend encore qu’il respire.

CORBACCIO

Parfait, parfait ; je vais lui survivre, c’est sûr.

Voilà qui me rajeunit de vingt ans.

MOSCA

Je venais justement vous voir.

CORBACCIO

A-t-il fait son testament ?

Que me laisse-t-il ?

MOSCA

Non, monsieur.

CORBACCIO

Quoi ? Rien ?

MOSCA

Il n’a pas fait son testament, monsieur.

CORBACCIO

Ah ! bon !

Mais alors que faisait ici Voltore, l’avocat ?

MOSCA

Il a flairé le cadavre, monsieur, dès qu’il avait appris

Que mon maître était prêt à faire son testament,

Comme je l’y encourageais, dans votre intérêt…

CORBACCIO

Il est venu le voir, hein ? Je m’en doutais.

MOSCA

Allons-nous le lui administrer dans sa coupe ?

CORBACCIO

Oui, oui, allons-y.

MOSCA

Béni soit ce cordial.

Voilà qui va le guérir.

CORBACCIO

Je sais que tu es honnête.

MOSCA[, à part.]

Vous mentez, monsieur.

CORBACCIO

Et…

MOSCA

Votre entendement, monsieur, ne vaut pas mieux que vos oreilles.

CORBACCIO

Je te promets d’être un père pour toi.

MOSCA

Et moi de priver mon frère de la bénédiction du père2.

CORBACCIO

Il se peut, pourquoi pas, que je retrouve ma jeunesse.

MOSCA

Votre Honneur est un âne bâté.

CORBACCIO

Que dis-tu ?

MOSCA

Je dis que Votre Honneur devrait se hâter.

VOLPONE

Tant de soucis, tant de maladies,

Tant de craintes chez les vieillards1 !

Si souvent ils appellent la mort de leurs vœux ; aucun souhait

Chez eux n’est plus fréquent. Leurs membres faiblissent,

Leurs sens s’émoussent, leur vue, leur ouïe s’en vont ;

Tout meurt avant eux, jusqu’à leurs dents,

Instruments du manger, qui les lâchent.

Et pourtant, ils appellent cela la vie. Et cet autre,

Qui sort d’ici, souhaite vivre encore !

Il ne sent plus sa goutte, ni sa paralysie.

Il se rajeunit de vingt ans, ment sur son âge

Sans sourciller, et espère qu’il pourra, comme Éson1,

Recouvrer la jeunesse grâce à quelque magie.

Il se repaît d’illusions, comme si l’on pouvait

Flouer le destin aussi aisément que lui.

Et tout part en fumée…

[On frappe à nouveau.]

Qui d’autre ? Un troisième ?

MOSCA

Cachez-vous ; vite, à votre lit. J’entends sa voix.

C’est Corvino, notre joli marchand.

VOLPONE[, se couchant.]

Je suis mort.

MOSCA

Encore un peu d’onguent sur vos yeux. — Qui est là ?

SCÈNE V

[Entre] CORVINO.

[MOSCA]

Signior Corvino ! Vous venez à votre heure ! Oh !

Que vous seriez heureux, si seulement vous saviez !

CORVINO

Pourquoi ? Quoi ? De quoi ?

MOSCA

L’heure est enfin venue, monsieur.

CORVINO

Il n’est pas mort ?

CORVINO

Comment ? Suis-je son héritier ?

MOSCA

Monsieur, j’ai fait serment ; je ne puis montrer le testament

Avant sa mort. Mais Corbaccio sort d’ici,

Voltore sort d’ici, et bien d’autres encore,

Si nombreux que je ne saurais les compter,

Tous la langue pendante, quêtant l’héritage ; mais moi,

Profitant de ce qu’il disait votre nom,

« Signior Corvino, signior Corvino », j’ai saisi

Du papier, une plume et de l’encre et lui ai demandé

Qui il voulait comme héritier. « Corvino. »

Et comme exécuteur ? « Corvino. »

Lorsqu’il ne répondait pas à mes questions,

J’interprétais quand même ses hochements de faiblesse

Comme un consentement ; et j’ai renvoyé les autres

Sans autre legs que leurs pleurs et leurs malédictions.

Ils s’étreignent.

MOSCA

Comme dans un brouillard1. Il ne reconnaît plus personne,

Ni les visages d’amis, ni les noms de serviteurs,

Ni le dernier qui l’a nourri ou qui lui a donné à boire.

Et ceux qu’il a engendrés ou élevés,

Il ne s’en souvient pas non plus.

CORVINO

Il a des enfants ?

MOSCA

Des bâtards,

Une douzaine ou plus, qu’il a faits à des mendiantes,

Des Gitanes, des Juives, des Mauresques, quand il était ivre.

Vous ne saviez pas cela ? C’est ce qu’on raconte partout ;

Le nain, le bouffon, l’eunuque sont de lui.

Il est le vrai père de toute cette famille,

De tous, sauf de moi. Mais il ne leur a rien laissé.

CORVINO

Parfait, parfait. Mais, es-tu sûr qu’il ne nous entend pas ?

MOSCA

Sûr, monsieur ? Venez voir. Jugez-en par vous-même.

[Il crie dans les oreilles de Volpone.]

Que la vérole vienne s’ajouter à vos maux,

Si elle peut vous faire disparaître plus tôt.

Vous l’avez bien mérité par vos débordements,

Cent et mille fois, et la peste par-dessus le marché.

[À Corvino.]

MOSCA

Ce chevalier,

Monsieur, ne se nomme pas « Politique » pour rien.

Il sait que sa femme, malgré les airs qu’elle se donne,

N’est pas d’une beauté à lui faire courir des risques.

En revanche, la femme du signior Corvino…

VOLPONE

Est-elle donc si belle ?

MOSCA

Ah ! monsieur, c’est une merveille,

L’astre le plus brillant d’Italie ! Une fille

Sans tache, belle comme le blé à la moisson !

Sa peau est partout plus blanche que le cygne,

L’argent, la neige ou le lys ! Sa lèvre tendre

Vous entraînerait dans un baiser éternel.

Sa chair, quand on la touche, frémit de passion.

Elle brille comme votre or ; elle est belle comme votre or !

VOLPONE

Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ?

MOSCA

Hélas ! monsieur,

Je ne l’ai, moi-même, découvert qu’hier.

VOLPONE

Comment pourrais-je la voir ?

MOSCA

Oh ! c’est impossible ;

Elle est surveillée aussi jalousement que votre or.

Elle ne sort jamais ; elle ne prend l’air

Qu’à sa fenêtre. Tout en elle est aussi charmant

Que les premiers raisins, ou les premières cerises et tout

Est surveillé d’aussi près.