Monsieur, de l’homme sage, le monde est la patrie.
Ce n’est pas l’Italie, la France, ni l’Europe
Qui me confineront si mon destin m’appelle.
Pourtant, je vous l’affirme, ce n’est ni le désir frivole
De voir du pays, de changer de religion,
Ni une quelconque aversion pour le pays
Où j’ai grandi (et auquel je dois
Mes plus chers projets) qui m’ont fait quitter mes pénates.
Encore moins l’ambition, vaine, fade, archaïque, vieillotte,
De découvrir, comme Ulysse, la nature des hommes.
Non, monsieur, c’est un caprice de ma femme
Qui a voulu mettre le cap sur Venise pour venir observer
Analyser, apprendre, la langue et le reste.
J’espère que vous avez un laissez-passer ?
Bien sûr.
Je peux donc parler à mon aise. Depuis quand, monsieur,
Avez-vous quitté l’Angleterre ?
Depuis sept semaines.
Pas encore, monsieur.
Dites-moi, monsieur, quelles sont les nouvelles de chez nous ?
J’ai entendu hier soir un rapport fort étrange
Émanant de la suite de Son Excellence, et j’aspire
À savoir s’il sera confirmé.
De quoi s’agit-il ?
Eh bien, monsieur, d’un corbeau qui aurait niché
Dans un navire de la flotte royale.
Je m’appelle Sir Jacasse Politique.
Voilà qui le définit.
Vous êtes chevalier, monsieur ?
Un pauvre chevalier.
Votre épouse
Vient ici, à Venise, s’informer des atours,
Des modes et des manières qu’on observe
Chez les courtisanes ? C’est la belle Lady Jacasse ?
Mon bon Sir Jacasse,
Mille pardons. J’ai tellement entendu parler de vous !
Pour le corbeau, c’est vrai.
Vous le confirmez ?
Oui. Et une lionne qui met bas à la Tour de Londres.
Un lionceau de plus1 ?
Un de plus, monsieur.
Juste Ciel !
Que de prodiges ! Les feux à Berwick
Et cette nouvelle étoile2 ! Quelle étrange conjonction
De présages ! Avez-vous vu ces météores ?
Oui, monsieur.
C’est effroyable. Confirmez-vous, monsieur,
Ce que l’on raconte, qu’on a vu trois marsouins
En amont du pont ?
Six, monsieur, plus un esturgeon, monsieur.
J’en suis abasourdi !
Que nous annoncent tous ces signes ?
Le jour même
De mon départ de Londres (je crois que c’est cela),
On découvrit dans la Tamise, à hauteur de Woolwich,
Une baleine, qui attendait là,
Dieu sait depuis combien de mois, pour renverser
La flotte en partance pour Stode1.
Est-ce possible ? Croyez-moi,
C’est soit l’Espagne, soit l’archiduc qui nous l’ont envoyée.
C’est la baleine de Spinola2, j’en jurerais, sur ma vie.
Renonceront-ils jamais à leurs complots ? Cher monsieur,
D’autres nouvelles ?
Certes ; Stone, le bouffon3, est mort ;
Et l’absence d’un bouffon de taverne se fait gravement sentir.
Maître Stone est mort ?
Monsieur, il est mort.
Vous n’imaginiez pas qu’il était immortel ?
[À part :]
Ce chevalier,
S’il était connu, serait superbe sur une scène
De théâtre en Angleterre. Imaginez qu’on invente
Un tel personnage : on croirait qu’on exagère,
Voire qu’on calomnie.
Alors Stone est bien mort1 !
Mort et enterré ! Comme cela vous affecte !
Vous n’étiez pourtant pas parents ?
Pas que je sache.
Mais on ne savait pas tout sur ce bouffon.
Pourtant, vous, vous saviez, semble-t-il ?
Parfaitement, monsieur.
Je savais. C’était l’un des plus dangereux cerveaux
De notre État. Voilà ce que je pensais de lui.
Vraiment, monsieur ?
De son vivant, quand il était en activité,
Il recevait chaque semaine des informations,
À ce qu’on m’a dit, venant des Pays-Bas
À destination du monde entier, dans des choux.
Il les renvoyait alors aux ambassadeurs,
Dans des oranges, des melons, des abricots,
Des citrons, des citrons verts ou autres, et parfois
Dans des huîtres de Colchester, ou des coques de Selsey2.
Vous m’en direz tant !
Monsieur, on me l’a dit.
Que c’est étrange !
Comment était-ce possible ?
Eh bien, la viande
Était découpée et disposée en lettres codées
Qu’il pouvait aisément déchiffrer.
Mais on disait, monsieur,
Qu’il ne savait pas lire.
C’est ce que racontaient,
Pour tromper l’ennemi, ceux qui l’employaient.
En fait, il savait lire et possédait les langues,
Et qui plus est, c’était une tête…
On raconte, monsieur,
Que les babouins seraient des espions, originaires
D’une nation fort rusée, du côté de la Chine.
Oui, bien sûr, les Mamuluchi1. Ils ont trempé
Dans un ou deux complots français.
Mais ils étaient si portés sur les femmes
Qu’ils n’ont pas pu garder le secret. Pourtant,
J’ai été informé ici même, mercredi dernier,
Par l’un des leurs, qu’ils étaient de retour et,
Comme il est d’usage, avaient fait leur rapport.
Ils se tiennent prêts pour de nouvelles missions.
Grands dieux !
Rien n’échappe à notre Jacquot2.
Vous semblez tout savoir, monsieur ?
Pas tout, monsieur,
Mais j’ai quelques clartés. J’adore
Regarder, observer. J’ai beau vivre
Éloigné du remous de l’action, j’étudie néanmoins,
Pour ma propre gouverne, les courants,
Le mouvement des affaires. Je connais les flux
Et les reflux de la chose publique.
Croyez-moi, monsieur,
Je rends grâce à ma bonne étoile,
D’avoir mis sur mon chemin un homme comme vous ;
Un homme dont le savoir, si sa bonté l’égale,
Pourra sans doute m’être d’un grand secours,
M’aider à raffiner mes manières et mes façons,
Encore si grossières et si peu policées.
Vous ignorez donc tout
Des règles du voyage ?
Ma foi, j’en connais quelques-unes,
Élémentaires, issues de la grammaire vulgaire
Que m’enseigna celui qui m’apprit à prononcer l’italien.
Voilà bien ce qui perd notre belle jeunesse :
On confie nos jeunes gentilshommes à des pédants,
Des hommes tout en surface, tout en apparences.
Vous me semblez bien né et de noble origine…
Je n’en fais pas étalage, mais il est souvent advenu
Qu’on me consulte, sur ce grand sujet,
Au profit de fils de grands personnages,
Gens de haut rang et d’illustre lignage…
Qui sont ces gens, monsieur ?
Sous cette fenêtre, c’est là qu’il faut le mettre. C’est ça.
Des gens qui installent une estrade ! Votre professeur
De langues rares ne vous a-t-il jamais parlé
Des saltimbanques1 d’Italie ?
Si, monsieur.
Eh bien ! Vous allez en voir un.
Ce sont des charlatans,
Des gens qui vivent de la vente d’onguents et de drogues ?
Est-ce la description qu’il vous en a donnée ?
Autant qu’il m’en souvienne.
Oh ! le pauvre ignorant !
Ce sont les plus grands savants de toute l’Europe,
Instruits de toutes choses, excellents médecins,
Politiques admirés, favoris déclarés
Et conseillers privés des plus illustres princes !
Les seuls au monde à maîtriser le langage !
Moi, on m’a dit que ce sont d’ignorants imposteurs,
Jargonnants et phraseurs ; ils mentent autant
En se disant favoris des grands hommes qu’en promettant
Monts et merveilles de leurs minables drogues,
Qu’ils braderont pour deux sous, au moment de partir,
Après en avoir demandé douze couronnes.
Monsieur, la meilleure réponse à la calomnie est le silence.
Vous jugerez par vous-même. Qui va se produire, mes amis ?
Scoto de Mantoue1, monsieur.
Vraiment ? Eh bien, monsieur,
Je peux vous garantir que vous verrez
Un homme très différent de ceux que l’on vous a inventés.
Je m’étonne toutefois qu’il monte son estrade
Ici, dans ce recoin, alors qu’il a coutume de se produire
En pleine piazza. Le voici !
[Entre VOLPONE, en charlatan, suivi d’une foule.]
Monte, Jeannot.
Suivez, suivez, suivez, suivez !
Voyez comme les gens le suivent ! Voilà un homme
Qui vaut dix mille couronnes à la banque. Regardez,
Remarquez donc ses gestes. J’aime bien observer
Avec quelle majesté il grimpe sur son banc.
[Volpone monte sur la scène.]
Cela vaut la peine, monsieur.
VOLPONE : Très nobles gentilshommes et dignes patrons ; il peut vous sembler étrange que moi, le célèbre Scoto de Mantoue, qui ai toujours installé mon estrade en pleine piazza, près de l’abri du portique de la Procuratie, je me retire aujourd’hui humblement, après m’être absenté pendant huit mois de notre illustre cité de Venise, dans un obscur recoin de la piazza.
N’ai-je pas fait précisément la même remarque ?
Chut, monsieur.
VOLPONE : Je vais vous expliquer : je ne suis pas, pour citer un proverbe lombard, aux abois, ou contraint de liquider ma marchandise à plus bas prix que d’habitude. Ne l’espérez pas. N’allez pas non plus imaginer que les propos calomnieux de mon impudent détracteur (honte de notre profession), Alessandro Buttone, pour ne pas le nommer, qui a prétendu en public que j’étais condamné a sforzato1 aux galères pour avoir empoisonné la… le cuisinier du cardinal Bembo2, m’aient le moins du monde ébranlé et encore moins abattu. Non, mes dignes seigneurs ; à dire vrai, je ne peux supporter de fréquenter la racaille de ces ciarlitani qui travaillent par terre, vous étalent leurs manteaux sur le pavé comme s’ils allaient faire des tours de force et viennent vous débiter péniblement leurs histoires frelatées sorties de Boccace, comme Tabarin3, ce fabuliste d’un autre âge. Certains d’entre eux vous narrent leurs voyages et leur triste captivité sur les galères turques alors que, si l’on savait tout, il s’agissait de galères chrétiennes où, frugalement, ils mangeaient du pain et buvaient de l’eau, pénitence salutaire imposée par leurs confesseurs pour quelque minable larcin.
Voyez comme il se tient et comme il les méprise.
VOLPONE : Ces voyous merdeux-affreux-hideux-pouilleux-miteux-péteux4 sont tout à fait capables, avec leurs quatre sous d’antimoine brut, joliment emballés dans plusieurs scartoccios1, de vous tuer sans vergogne leurs vingt personnes par semaine ; et pourtant, ces petits esprits faméliques dont le cerveau est à moitié bouché par des occlusions grossières, ne manquent pas d’admirateurs chez les artisans maigrichons mangeurs de verdure, qui sont tout contents d’obtenir leur demi-sou de drogue, même si la purge doit les envoyer dans l’autre monde.
Magnifique ! Avez-vous déjà entendu mieux, monsieur ?
VOLPONE : Allons, passons ! Gentilshommes, honorables gentilshommes, sachez que notre estrade, ainsi installée pour cette fois loin des clameurs de la canaglia, sera un lieu de joie et de plaisir. Car je n’ai rien à vendre, quasiment rien à vendre.
Je vous l’avais bien dit, monsieur.
En effet, monsieur.
VOLPONE : Je peux vous affirmer que moi-même et mes six serviteurs sommes incapables de fabriquer cette précieuse liqueur assez vite pour satisfaire les gentilshommes de votre ville qui viennent la chercher chez moi : des étrangers de la Terra Firma, de respectables marchands et des sénateurs aussi qui, depuis mon arrivée, me monopolisent pour leurs propres besoins en échange de mirifiques libéralités. Et c’est bien normal, car, à quoi sert que les riches aient leurs caves remplies de moscadelli2 et des crus les plus nobles, si leurs médecins leur ordonnent, sous peine de mort, de ne boire que de l’eau infusée d’anis ? Ah ! Santé ! chère Santé ! Bénédiction des riches et richesse des pauvres ! Tu ne saurais coûter trop cher, puisqu’on ne peut jouir du monde sans toi ! Par conséquent, honorables gentilshommes, ne soyez pas près de vos sous au point d’abréger le cours naturel de votre existence.
Oui, n’est-ce pas excellent ?
VOLPONE : Car lorsqu’un flux humide, ou catarrhe, causé par la mutabilité de l’air, descend de votre tête dans votre bras, ou votre épaule, ou toute autre partie du corps, prenez donc un ducat, ou un sequin d’or et appliquez-le à l’endroit affecté et vous pourrez juger de l’effet pro- duit ! Non, je vous le dis, seul cet unguento béni, ce précieux extrait, a le pouvoir de chasser toutes les humeurs malignes causées par le chaud, le froid, l’humide ou le venteux…
Il aurait dû inclure le sec.
Écoutez, je vous prie.
VOLPONE : Pour fortifier l’estomac le plus affecté par l’indigestion et les acidités, même celui qui, par extrême faiblesse, a vomi du sang, il suffit d’appliquer une serviette chaude sur l’endroit douloureux, après la pommade et la friction. Pour le vertigine de la tête, instiller une seule goutte dans les narines et la même chose derrière les oreilles ; remède souverain et approuvé contre le mal caduco, les crampes, les convulsions, la paralysie, l’épilepsie, le tremor cordia, les muscles atrophiés, les vapeurs malignes de la rate, les occlusions du foie, la pierre, les mictions difficiles, l’hernia ventosa, l’iliaca passio ; ça vous arrête une disenteria instantanément, vous soulage la torsion de l’intestin grêle et guérit la melancholia hypocondriaca, à condition de la prendre et de l’appliquer selon les indications données dans mes prescriptions imprimées. (Il désigne le papier et la bouteille). Car voici le médecin et voilà le remède. Celui-ci conseille, celui-là guérit. Celui-ci établit la prescription, celui-là produit l’effet… Et finalement, les deux ensemble résument la théorie et la pratique de l’art d’Esculape. Il vous en coûtera huit couronnes. Et maintenant, Zan Fritada1, chante-nous, je te prie, un couplet improvisé en l’honneur de notre produit.
Est-ce que cela vous plaît, monsieur ?
À moi ? Furieusement !
N’est-ce pas là un discours prodigieux ?
Sauf en alchimie,
Ou dans les livres de Broughton2, je n’ai jamais rien vu de pareil.
[Nano chante.]
Le vieil Hippocrate ou Galien
Mettaient la médecine en bouquins.
S’ils avaient connu not’secret,
Ils auraient gâché moins de papier,
Brûlé moins d’innocente chandelle.
Maintenant leur faute est éternelle
Drogue d’Inde nous n’aurions pas eue,
Tabac, sassafras s’raient inconnus.
De gaïac pas le moindre bâton,
De l’élixir de Lulle3 pas un soupçon.
Du Danois Gonswart on n’eût pas parlé4.
Ni de Paracelse5 à la longue épée.
Nous n’y sommes pas encore : huit couronnes, c’est cher.
VOLPONE : Assez. Messieurs, si j’en avais le temps, je vous ferais la liste des effets miraculeux de mon huile qu’on appelle oglio del Scoto, ainsi que l’interminable catalogue de tous ceux que j’ai guéris des maux susnommés et de bien d’autres ; des patentes et des privilèges accordés par tous les princes et républiques de la Chrétienté ; ou encore des dépositions de tous ceux qui ont comparu en ma faveur devant la commission de la Sanita et le très docte collège des médecins, lequel m’a autorisé, après avoir constaté les vertus admirables de mes médicaments et ma propre excellence en matière de secrets rares et inconnus, à les faire connaître publiquement, non seulement dans cette illustre cité, mais dans tous les territoires qui ont le bonheur d’être régis par le gouvernement des très pieux et magnifiques États d’Italie. Il se trouvera peut-être d’honnêtes gens pour dire : « Oh ! il y en a bien d’autres qui déclarent posséder des recettes aussi bonnes et aussi éprouvées que les vôtres. » Et c’est vrai qu’ils sont nombreux, ceux qui ont tenté de reproduire cette huile, tels des singes imitant ce qui m’appartient en propre ; ils ont dépensé des fortunes en fourneaux, creusets, alambics, feux continus et préparations des ingrédients (et il n’y entre pas moins de six cents corps simples différents, plus une certaine quantité de graisse humaine, pour la conglutination, que nous achetons aux anatomistes), mais quand ces praticiens arrivent à l’ultime décoction, broum… pfit… tout s’envole in fumo. Ha ! Ha ! Les malheureux ! J’ai plus pitié de leur sottise et de leur imprudence que du temps et de l’argent qu’ils perdent, car ces derniers peuvent se récupérer à force de travail. Mais être sot de naissance est une maladie incurable. En ce qui me concerne, j’ai toujours, depuis mon plus jeune âge, essayé d’obtenir les secrets les plus rares et de les noter ; soit en les échangeant, soit en les payant. Dès qu’il y avait quelque chose à apprendre, je ne mesurais ni ma peine, ni mon argent. Et, très honorables gentilshommes, je me fais fort, en vertu de l’art alchimique, d’extraire de l’honorable chapeau qui couvre vos têtes les quatre éléments, à savoir le feu, l’air, l’eau et la terre et de vous rendre vos feutres sans brûlure ni tache. Car, pendant que d’autres jouaient au ballon, j’avais le nez dans mes livres. Et j’ai maintenant franchi les sentiers escarpés de l’étude pour atteindre les plaines fleuries de l’honneur et de la renommée.
Mais, venons-en au prix…
Et ça aussi, sir Jacquot.
VOLPONE : Vous savez tous, honorables gentilshommes, que je n’ai jamais évalué cette ampulla ou fiole à moins de huit couronnes, mais, pour cette fois, je suis prêt à m’en séparer pour six. Six couronnes, voilà mon prix et je sais que vous ne me ferez pas l’affront de m’en offrir moins. C’est à prendre ou à laisser et, quoi que vous décidiez, nous restons, mon huile et moi, à votre service. Je ne vous en demande pas la valeur véritable, car alors, je pourrais exiger mille couronnes ; et c’est ce que m’ont donné les cardinaux Montalto et Farnese, le grand-duc de Toscane, mon parrain, ainsi que divers autres princes. Mais je n’ai que mépris pour l’argent. C’est uniquement pour vous manifester mon affection, à vous, honorables gentilshommes, et à cet illustre État, que j’ai négligé les messages de ces princes et mes propres charges et que je suis venu jusqu’ici pour vous présenter le fruit de mes pérégrinations. [À Nano et à Mosca :] Accordez vos voix, une fois de plus, aux sons de vos instruments et offrez à cette honorable compagnie une agréable récréation.
Que de mal il se donne, que de complications,
Pour gagner trois ou quatre gazets1.
Trois sous, au plus, c’est tout ce qu’il en tirera.
Pour vivre vieux, écoutez ma chanson
Et cessez vos tergiversations.
Pour rester jeune et beau, voici l’huile,
Qui donne dent solide, langue subtile,
Palais aiguisé, oreille fine,
Et la main moite et le pied léger.
Je vais vous le dire, écoutez.
Voulez-vous chasser la maladie,
Honorer votre maîtresse au lit,
De vos os libérer tous les maux ?
Nous avons la drogue qu’il vous faut.
VOLPONE : Eh bien, je suis maintenant d’humeur à vous faire cadeau du petit stock que contient mon coffre : aux riches, par courtoisie, aux pauvres, pour l’amour de Dieu. En conséquence, écoutez-moi bien. J’avais dit six couronnes et c’est ce que, d’autres fois, vous avez payé. Vous ne me donnerez pas six couronnes, ni cinq, ni quatre, ni trois, ni deux, ni une ; ni même la moitié d’un ducat ; non ; pas même un moccenigo ; six… sous, voilà ce que ça vous coûtera, ou alors six cents livres ; n’espérez pas moins car, par la bannière de ma devanture, je ne rabattrai pas une bagatine. Tout ce que je veux, c’est un gage de votre amitié, un petit souvenir de vous, une preuve que vous ne me méprisez pas. Donc, maintenant, jetez-moi vos mouchoirs1, gaiement, gaiement. Et sachez que la première âme héroïque qui voudra bien m’envoyer son mouchoir, je lui offrirai en plus un petit cadeau qui lui plaira plus que si je lui avais donné deux pistoles.
Serez-vous, Sir Jacquot, cet héroïque galant ?
Ah ! non ! Cette fenêtre vous a devancé.
Celia, à la fenêtre, jette son mouchoir.
VOLPONE : Madame, je baise votre bonté et en échange de l’opportune grâce que vous venez de faire à votre pauvre Scoto de Mantoue, je vais vous remettre, en plus de mon huile, un secret d’une haute et inestimable nature qui vous rendra à jamais amoureuse de la minute à laquelle votre regard se fixa sur un objet aussi médiocre et néanmoins pas tout à fait méprisable. Voici, cachée dans ce papier, une poudre dont, si je voulais en énoncer les mérites, neuf mille volumes ne suffiraient pas plus qu’une page, une page qu’une ligne, une ligne qu’un mot, si bref est, pour l’exprimer, le pèlerinage de l’homme, que certains appellent la vie. Si j’en voulais évaluer le prix, le monde entier ne serait qu’un empire, cet empire une province, cette province une banque et cette banque une bourse particulière, en regard d’un tel achat. Je vous dirai simplement ceci : cette poudre fit de Vénus une déesse ; présent d’Apollon, elle la maintenait dans une éternelle jeunesse, effaçait ses rides, raffermissait ses gencives, tendait sa peau, colorait ses cheveux. De Vénus, elle passa à Hélène et fut malheureusement perdue lors du sac de Troie ; et heureusement retrouvée, de nos jours, dans quelque ruine en Asie, par un savant historien qui en envoya une partie (mais fort altérée) à la cour de France où les dames s’en servent maintenant pour colorer leurs cheveux. Le reste est actuellement en ma possession, réduit à sa quintessence ; et, partout où on l’utilise, elle garde le teint éternellement jeune et le restaure lorsqu’il est vieux ; rend les dents solides comme un roc, même lorsqu’elles sautaient comme les touches d’une épinette, et blanches comme l’ivoire, même lorsqu’elles étaient noires comme…
Par tous les diables ! Tu es ma honte ! Et vous, descendez de là !
N’y a-t-il que ma maison où installer votre scène ?
Il chasse le saltimbanque en le battant, etc.
Signior Flaminio1, allez-vous descendre, monsieur ?
Alors, vous faites de ma femme votre Franciscina ?
N’y a-t-il sur toute cette piazza d’autre fenêtre
Que la mienne, où installer vos affaires ?
Corbleu, d’ici demain on m’aura rebaptisé ;
Je serai connu comme le Pantalone di Besogniosi
Dans toute la ville.
[Il sort.]
Quelque intrigue politique, croyez-moi. Je rentre chez moi.
C’est peut-être dirigé contre vous.
Je ne sais pas ;
Je vais me tenir sur mes gardes.
Vous ferez bien, monsieur.
Depuis trois semaines, tous mes avis, toutes mes lettres
Ont été interceptés.
Vraiment, monsieur ?
Mieux vaut faire attention.
Vous l’avez dit.
Ce chevalier
Est trop drôle ! Jusqu’à ce soir je m’en vais l’escorter.
[Ils sortent.]
Oh ! je suis blessé.
Rien de visible ;
Les coups n’étaient rien. Je les supporterais éternellement.
Mais, des yeux de la belle, Cupidon courroucé,
M’a dardé ses flèches comme une flamme ;
Maintenant, il déchaîne en moi sa chaleur brûlante,
Comme un feu impétueux enflant dans un brasier,
Au conduit bouché. Je suis le siège d’un combat sans merci.
Je ne peux survivre, Mosca, que si tu m’aides.
Mon foie1 se consume et sans l’espoir
D’être rafraîchi par l’air suave de son souffle,
Je ne suis rien qu’un tas de cendres.
Hélas, mon maître,
Je regrette que vous l’ayez jamais vue.
Et moi je regrette
Que tu m’aies jamais parlé d’elle.
C’est vrai, monsieur,
Je l’avoue, j’ai été mal inspiré
Et vous êtes malheureux ; je suis contraint en conscience,
Comme par devoir, de faire tout mon possible
Pour soulager vos tourments ; et je m’y engage.
Cher Mosca, oserais-je espérer ?
Oh ! mon très cher maître,
Je vous en prie ; ne désespérez de rien
Qui soit humainement possible.
C’est mon bon ange
Qui parle ici. Mosca, prends mes clefs ;
Or, argenterie, bijoux, tout est à ta disposition ;
Utilise-les à ta guise ; tu peux me monnayer
Moi aussi, mais il faut que tu couronnes1 mes vœux… Mosca ?
Soyez donc patient.
Je le suis.
Je ne doute pas
De réussir à satisfaire vos désirs.
Alors,
Je ne regrette pas de m’être déguisé.
Certes non, si vous pouvez le cocufier.
Bien vu.
D’ailleurs, je n’ai jamais pensé à lui comme héritier.
Est-ce que la couleur de ma barbe et de mes sourcils
N’a pas pu me trahir ?
Aucun risque.
J’ai bien joué.
Mais crois-tu qu’ils ont été bernés
Et qu’ils m’ont pris pour Scoto ?
Monsieur,
Scoto lui-même n’aurait pas vu la différence !
Mais je n’ai plus le temps de vous flatter ; je pars.
Et si je réussis, applaudissez mon art.
[Ils sortent.]
Me déshonorer avec le bouffon de la cité !
Un saltimbanque, un filou bavard, un arracheur de dents !
Et en public, à la fenêtre ! Là ! Pendant qu’avec
Tout un répertoire de gestes et de grimaces,
Il captivait tes oreilles chatouillées avec un boniment sur sa drogue,
Une troupe de vieux garçons, des débauchés notoires,
Te couvaient des yeux comme des satyres. Et toi, tu souris
Gracieusement, et tu ventiles tes faveurs
Pour satisfaire tous ces chauds lapins !
Est-ce que ton saltimbanque était leur rabatteur, leur appeau ?
Ou t’es-tu entichée de ses anneaux de cuivre,
De son bijou safran avec sa crapaudine,
De son costume brodé et galonné, coupé dans un drap
Mortuaire ? Ou alors de sa vieille plume de tournoi,
Ou de sa barbe empesée ? Eh bien, d’accord, tu l’auras.
On va le faire venir pour te masser la matrice
Contre l’hystérie1. Ou bien, voyons,
Tu préférerais peut-être monter sur ses tréteaux ? Vas-y !
Monte si tu veux ; je t’assure que tu peux.
Comme ça, on pourra te voir de la tête aux pieds.
Prends donc une cithare, madame Vanité1,
Et va-t’en faire affaire avec ce vertueux.
Vous n’avez qu’à faire équipe : moi, je me proclamerai cocu
Et je garderai ta dot2. Je dois être hollandais ;
Si tu me croyais italien, tu préférerais l’enfer
Plutôt que de faire ça, espèce de putain,
Tant tu aurais peur que le meurtre
De tes père, mère, frère et de toute ta race,
Ne s’ensuive pour satisfaire ma vengeance.
Monsieur, reprenez-vous !
Que pourrais-tu espérer,
Sinon qu’échauffé par la colère
Et piqué au vif par le déshonneur, je te transperce
Avec cette épée d’autant de coups
Que tu as reçu d’œillades de ces vieux boucs ?
De grâce, monsieur, calmez-vous ! Je ne pouvais imaginer
Que d’être à ma fenêtre vous mettrait cette fois
Plus en colère que les autres fois.
Vraiment pas ? Ni de chercher à lier conversation
Avec un coquin notoire ? Devant toute une foule ?
Ah ! tu tenais ton rôle, en jetant ton mouchoir
Qu’il porta fort galamment à ses lèvres lorsqu’il le reçut,
Et qu’il aurait sûrement renvoyé avec un poulet,
Pour te fixer rendez-vous : la maison de ta sœur,
Ou de ta mère, ou de ta tante, aurait fait l’affaire.
Mais monsieur, quand ai-je donc recours à de tels prétextes ?
M’arrive-t-il de sortir, autrement que pour aller à l’église,
Et encore, si rarement…
Eh bien, ce sera plus rare encore.
Les restrictions passées t’apparaîtront comme des libertés
Comparées à ce que je décrète. Écoute-moi bien.
D’abord, je fais murer cette fenêtre impudique.
En attendant, à deux ou trois mètres en deçà,
Je vais tracer une ligne ; et s’il t’arrive
De risquer un pied au-delà, il s’abattra sur toi
Plus de tourments, plus d’horreur, plus de fureur déchaînée
Que sur un sorcier qui a osé quitter
Son cercle protecteur sans avoir renvoyé son démon.
Puis, je vais te poser cette ceinture de chasteté.
Et tout bien réfléchi, je vais t’installer derrière.
Ta chambre sera derrière ; tes promenades derrière ;
Ta vue donnera derrière ; et tes seuls plaisirs
Encore et toujours derrière1. Dis-toi bien que c’est toi
Qui obliges ma nature honnête à te traiter ainsi,
Parce que la tienne ne fait preuve d’aucune retenue,
Parce que ta narine subtile ne se satisfait pas
D’une chambre embaumée, mais veut respirer l’air
Fétide et l’odeur de sueur de la rue.
On frappe.
On frappe.
Disparais ; hors d’ici, il y va de ta vie.
Pas un regard vers la fenêtre, sinon…
Attends ; écoute ; que je meure, putain,
Si je ne fais pas moi-même ton autopsie,
Si je ne dissèque pas ton corps de mes mains, pour en faire
Une leçon d’anatomie, en public et devant toute la cité.
Va-t’en.
[Celia sort.]
Qui est là ?
[Entre un SERVITEUR.]
C’est le signior Mosca, monsieur.
Qu’il entre ; son maître est mort. Il y a encore un peu
De bon pour faire passer le mauvais.
[Le Serviteur sort. Entre MOSCA.]
Bienvenue, Mosca !
Je devine tes nouvelles.
Je crains que non, monsieur.
Il n’est pas mort ?
Plutôt le contraire.
Il n’est pas guéri ?
Si, monsieur.
Je suis maudit,
Je suis ensorcelé. Que de croix il me faut porter !
Comment, comment, comment ?
Eh bien ! monsieur, avec l’huile de Scoto !
Corbaccio et Voltore lui en ont apporté
Pendant que j’étais occupé dans la maison…
Morbleu ! Ce satané charlatan ! S’il n’y avait la loi,
Je tuerais ce vaurien ! Je ne peux pas croire
Que son huile ait ce pouvoir. Je l’ai trop souvent vu
Arriver à l’auberge, comme un gueux, avec son crincrin,
Escorté d’une putain qui faisait la culbute.
Une fois fini son pauvre numéro, il lampait
Tout content, un méchant vin plein de mouches.
Ce n’est pas vrai ! Ses seuls ingrédients
Sont du fiel de mouton, de la moelle de chienne rôtie,
Quelques perce-oreilles bouillis, des chenilles écrasées,
Un peu de graisse de chapon, de la salive d’homme à jeun…
Je les connais, à un gramme près !
Ce que je sais, monsieur,
C’est qu’ils en ont versé un peu dans ses oreilles,
Un peu dans ses narines, et que ça l’a ranimé ;
Rien qu’à appliquer l’onguent.
La peste soit de cet onguent !
Et depuis, pour avoir l’air encore plus zélés
Et soucieux de sa santé, ils ont fait venir,
À grands frais, tout un collège de médecins
Qui se sont consultés pour savoir comment le guérir.
L’un proposait un cataplasme d’épices,
L’autre d’appliquer un singe écorché sur sa poitrine,
Le troisième préférait un chien, le quatrième une huile
Sous des peaux de chats sauvages. Ils ont conclu
Qu’il n’y avait qu’un moyen de le sauver :
Chercher immédiatement une jeune femme
Gaillarde et pleine de sève, pour coucher avec lui1.
C’est à ce service que, sans aucun plaisir,
Ni enthousiasme, je suis maintenant employé.
Et si je suis ici, c’est pour vous prévenir
Et vous consulter, vous, le premier concerné,
Car je ne veux rien faire qui nuise à vos desseins,
Dont moi-même, monsieur, je dépends totalement.
Mais, si je ne fais rien, ils pourraient rapporter
Ma lenteur à mon patron et me faire baisser
Dans son estime. Et alors, tous vos espoirs,
Vos entreprises et tout le reste, seraient frustrés.
Voilà, monsieur, je vous ai tout dit.
Maintenant, c’est à celui qui trouvera le premier.
Donc, je vous en prie, décidez-vous sans tarder.
Devancez-les si vous pouvez.
C’est la mort de mes espoirs !
Voilà bien ma malchance ! Ne pourrait-on louer
Les services de quelque courtisane ?
J’y avais bien pensé,
Mais elles sont toutes si rusées, si hypocrites,
Et les vieillards sont si gâteux, si influençables ;
Que — je ne sais pas, moi — nous pourrions bien
Tomber sur une garce qui nous posséderait tous.
Juste.
Non, non. Il faut trouver une fille sans détours,
Une créature naïve qui tiendrait ce rôle,
Quelqu’un que vous pourriez contrôler. Une parente, peut-être ?
Corbleu, réfléchissez, monsieur, réfléchissez !
L’un des docteurs vient de proposer sa propre fille.
Comment !
Parfaitement ; signior Lupo, le médecin.
Sa fille !
Une vierge, monsieur, qui plus est. Hélas,
Laisse-moi réfléchir.
[Il s’éloigne.]
Si un autre
Que moi avait eu cette chance… La chose, en soi,
Je le sais, n’est rien… Pourquoi ne pourrais-je pas,
Moi aussi, commander à mon sang et à mes affections,
Comme ce stupide docteur ? En matière d’honneur,
Le problème est le même, une fille vaut une épouse.
Je sens qu’il y vient.
Elle le fera ; c’est décidé.
Morbleu, si ce docteur, qui n’est pas impliqué dans l’affaire,
Sauf pour donner son avis, ce qui n’est rien,
Propose sa fille, que dois-je faire, moi qui suis
À ce point concerné ? Je vais devancer cette canaille,
Cette cupide canaille ! Mosca, ma décision est prise.
C’est-à-dire ?
Assurons l’avenir. La personne que tu sais
Sera ma propre femme, Mosca.
Ah ! monsieur,
Si je n’avais craint de vous donner des conseils,
C’est ce que je vous aurais suggéré dès le départ.
Vous pouvez faire vos comptes ; vous les avez tous étranglés !
En fait, c’est comme si vous preniez possession.
À sa prochaine crise, on pourra le laisser partir.
Il suffit de lui retirer l’oreiller
Et il s’étouffe. Ce serait déjà fait,
Sans vos doutes et vos scrupules.
Maudite soit ma conscience !
Elle abuse mon intelligence. Je vais faire vite,
Et toi aussi, de peur qu’ils ne nous devancent.
Rentre ; prépare-le ; dis-lui avec quel zèle
Et quel enthousiasme je fais la chose. Jure-lui,
Et tu peux le faire sans mentir, que dès que tu m’as parlé,
J’ai pris librement ma décision.
Monsieur, je vous le promets :
Je l’en convaincrai si bien que le reste
De ses avides clients sera renvoyé sans une miette,
Et vous seul serez reçu. Mais ne venez surtout pas
Avant que je ne vous appelle, car j’ai une autre affaire en route,
Dans votre intérêt, qu’il vaut mieux que vous ignoriez.
Bon, mais n’oublie pas de m’appeler.
Ne craignez rien.
[Mosca sort.]
Femme, où es-tu ma Celia ? Femme !
[Entre CELIA pleurant.]
Alors, on pleurniche ?
Allons, sèche tes larmes. Tu m’as donc pris au sérieux ?
Mais, par le Ciel, ce que j’ai dit, c’était pour t’éprouver.
Voyons, l’affaire était tellement insignifiante,
Tu aurais dû comprendre. Voyons, je ne suis pas jaloux.
Parole ! je ne le suis pas et ne l’ai jamais été.
C’est une humeur sotte et inutile.
Est-ce que je ne sais pas que, si les femmes le veulent,
Elles peuvent déjouer toutes les surveillances du monde
Et que l’or attendrit les espions les plus résolus ?
Voyons, j’ai confiance en toi, tu verras,
Tiens, je vais te donner des raisons de me croire.
Viens, embrasse-moi. Et va tout de suite t’apprêter.
Mets tes plus beaux atours, tes plus riches bijoux
Et prends aussi ton air le plus charmant :
Nous sommes invités à un somptueux dîner,
Chez le vieux Volpone, où l’on verra vraiment
Que je ne suis ni jaloux ni méfiant.
[Ils sortent.]