ACTE II

SCÈNE I

[La place devant la maison de Corvino.]
[Entrent] SIR JACASSE POLITIQUE et PÈLERIN.

PÈLERIN

Pas encore, monsieur.

SIR JACASSE

Dites-moi, monsieur, quelles sont les nouvelles de chez nous ?

J’ai entendu hier soir un rapport fort étrange

Émanant de la suite de Son Excellence, et j’aspire

À savoir s’il sera confirmé.

PÈLERIN

De quoi s’agit-il ?

SIR JACASSE

Eh bien, monsieur, d’un corbeau qui aurait niché

Dans un navire de la flotte royale.

PÈLERIN[, à part.]

Qui est le pigeon,

Moi ou lui2 ? Votre nom, monsieur ?

SIR JACASSE

Je m’appelle Sir Jacasse Politique.

PÈLERIN[, à part.]

Voilà qui le définit.

Vous êtes chevalier, monsieur ?

SIR JACASSE

Un pauvre chevalier.

PÈLERIN

Votre épouse

Vient ici, à Venise, s’informer des atours,

Des modes et des manières qu’on observe

Chez les courtisanes ? C’est la belle Lady Jacasse ?

PÈLERIN

Un de plus, monsieur.

SIR JACASSE

Juste Ciel !

Que de prodiges ! Les feux à Berwick

Et cette nouvelle étoile2 ! Quelle étrange conjonction

De présages ! Avez-vous vu ces météores ?

PÈLERIN

Oui, monsieur.

SIR JACASSE

C’est effroyable. Confirmez-vous, monsieur,

Ce que l’on raconte, qu’on a vu trois marsouins

En amont du pont ?

PÈLERIN

Six, monsieur, plus un esturgeon, monsieur.

SIR JACASSE

J’en suis abasourdi !

SIR JACASSE

Est-ce possible ? Croyez-moi,

C’est soit l’Espagne, soit l’archiduc qui nous l’ont envoyée.

C’est la baleine de Spinola2, j’en jurerais, sur ma vie.

Renonceront-ils jamais à leurs complots ? Cher monsieur,

D’autres nouvelles ?

PÈLERIN

Certes ; Stone, le bouffon3, est mort ;

Et l’absence d’un bouffon de taverne se fait gravement sentir.

SIR JACASSE

Maître Stone est mort ?

PÈLERIN

Monsieur, il est mort.

Vous n’imaginiez pas qu’il était immortel ?

[À part :]

Ce chevalier,

S’il était connu, serait superbe sur une scène

De théâtre en Angleterre. Imaginez qu’on invente

Un tel personnage : on croirait qu’on exagère,

Voire qu’on calomnie.

PÈLERIN

Mort et enterré ! Comme cela vous affecte !

Vous n’étiez pourtant pas parents ?

SIR JACASSE

Pas que je sache.

Mais on ne savait pas tout sur ce bouffon.

PÈLERIN

Pourtant, vous, vous saviez, semble-t-il ?

SIR JACASSE

Parfaitement, monsieur.

Je savais. C’était l’un des plus dangereux cerveaux

De notre État. Voilà ce que je pensais de lui.

PÈLERIN

Vraiment, monsieur ?

SIR JACASSE

De son vivant, quand il était en activité,

Il recevait chaque semaine des informations,

À ce qu’on m’a dit, venant des Pays-Bas

À destination du monde entier, dans des choux.

Il les renvoyait alors aux ambassadeurs,

Dans des oranges, des melons, des abricots,

Des citrons, des citrons verts ou autres, et parfois

Dans des huîtres de Colchester, ou des coques de Selsey2.

PÈLERIN

Vous m’en direz tant !

SIR JACASSE

Monsieur, on me l’a dit.

D’ailleurs, je l’ai vu de mes yeux, dans une taverne,

Prendre dans un plat de viande ses instructions

D’un voyageur (un espion déguisé).

En un instant, avant la fin du repas,

Il avait donné sa réponse, dans un cure-dent.

SIR JACASSE

Oui, bien sûr, les Mamuluchi1. Ils ont trempé

Dans un ou deux complots français.

Mais ils étaient si portés sur les femmes

Qu’ils n’ont pas pu garder le secret. Pourtant,

J’ai été informé ici même, mercredi dernier,

Par l’un des leurs, qu’ils étaient de retour et,

Comme il est d’usage, avaient fait leur rapport.

Ils se tiennent prêts pour de nouvelles missions.

PÈLERIN[, à part.]

Grands dieux !

Rien n’échappe à notre Jacquot2.

Vous semblez tout savoir, monsieur ?

SCÈNE II

[Entrent] Mosca et Nano[, déguisés,
avec ce qu’il faut pour monter une scène ;
une foule les suit].

PÈLERIN

Si, monsieur.

SIR JACASSE

Eh bien ! Vous allez en voir un.

PÈLERIN

Ce sont des charlatans,

Des gens qui vivent de la vente d’onguents et de drogues ?

SIR JACASSE

Est-ce la description qu’il vous en a donnée ?


PÈLERIN

Autant qu’il m’en souvienne.

SIR JACASSE

Oh ! le pauvre ignorant !

Ce sont les plus grands savants de toute l’Europe,

Instruits de toutes choses, excellents médecins,

Politiques admirés, favoris déclarés

Et conseillers privés des plus illustres princes !

Les seuls au monde à maîtriser le langage !

SIR JACASSE

Vraiment ? Eh bien, monsieur,

Je peux vous garantir que vous verrez

Un homme très différent de ceux que l’on vous a inventés.

Je m’étonne toutefois qu’il monte son estrade

Ici, dans ce recoin, alors qu’il a coutume de se produire

En pleine piazza. Le voici !

[Entre VOLPONE, en charlatan, suivi d’une foule.]

VOLPONE[, à Nano.]

Monte, Jeannot.

LA FOULE

Suivez, suivez, suivez, suivez !

SIR JACASSE

Voyez comme les gens le suivent ! Voilà un homme

Qui vaut dix mille couronnes à la banque. Regardez,

Remarquez donc ses gestes. J’aime bien observer

Avec quelle majesté il grimpe sur son banc.

[Volpone monte sur la scène.]

PÈLERIN

 Chut, monsieur.

VOLPONE : Je vais vous expliquer : je ne suis pas, pour citer un proverbe lombard, aux abois, ou contraint de liquider ma marchandise à plus bas prix que d’habitude. Ne l’espérez pas. N’allez pas non plus imaginer que les propos calomnieux de mon impudent détracteur (honte de notre profession), Alessandro Buttone, pour ne pas le nommer, qui a prétendu en public que j’étais condamné a sforzato1 aux galères pour avoir empoisonné la… le cuisinier du cardinal Bembo2, m’aient le moins du monde ébranlé et encore moins abattu. Non, mes dignes seigneurs ; à dire vrai, je ne peux supporter de fréquenter la racaille de ces ciarlitani qui travaillent par terre, vous étalent leurs manteaux sur le pavé comme s’ils allaient faire des tours de force et viennent vous débiter péniblement leurs histoires frelatées sorties de Boccace, comme Tabarin3, ce fabuliste d’un autre âge. Certains d’entre eux vous narrent leurs voyages et leur triste captivité sur les galères turques alors que, si l’on savait tout, il s’agissait de galères chrétiennes où, frugalement, ils mangeaient du pain et buvaient de l’eau, pénitence salutaire imposée par leurs confesseurs pour quelque minable larcin.

SIR JACASSE

Voyez comme il se tient et comme il les méprise.

VOLPONE : Ces voyous merdeux-affreux-hideux-pouilleux-miteux-péteux4 sont tout à fait capables, avec leurs quatre sous d’antimoine brut, joliment emballés dans plusieurs scartoccios1, de vous tuer sans vergogne leurs vingt personnes par semaine ; et pourtant, ces petits esprits faméliques dont le cerveau est à moitié bouché par des occlusions grossières, ne manquent pas d’admirateurs chez les artisans maigrichons mangeurs de verdure, qui sont tout contents d’obtenir leur demi-sou de drogue, même si la purge doit les envoyer dans l’autre monde.

SIR JACASSE

Magnifique ! Avez-vous déjà entendu mieux, monsieur ?

VOLPONE : Allons, passons ! Gentilshommes, honorables gentilshommes, sachez que notre estrade, ainsi installée pour cette fois loin des clameurs de la canaglia, sera un lieu de joie et de plaisir. Car je n’ai rien à vendre, quasiment rien à vendre.

SIR JACASSE

Je vous l’avais bien dit, monsieur.

PÈLERIN

En effet, monsieur.

VOLPONE : Je peux vous affirmer que moi-même et mes six serviteurs sommes incapables de fabriquer cette précieuse liqueur assez vite pour satisfaire les gentilshommes de votre ville qui viennent la chercher chez moi : des étrangers de la Terra Firma, de respectables marchands et des sénateurs aussi qui, depuis mon arrivée, me monopolisent pour leurs propres besoins en échange de mirifiques libéralités. Et c’est bien normal, car, à quoi sert que les riches aient leurs caves remplies de moscadelli2 et des crus les plus nobles, si leurs médecins leur ordonnent, sous peine de mort, de ne boire que de l’eau infusée d’anis ? Ah ! Santé ! chère Santé ! Bénédiction des riches et richesse des pauvres ! Tu ne saurais coûter trop cher, puisqu’on ne peut jouir du monde sans toi ! Par conséquent, honorables gentilshommes, ne soyez pas près de vos sous au point d’abréger le cours naturel de votre existence.

SIR JACASSE

Est-ce que cela vous plaît, monsieur ?

PÈLERIN

À moi ? Furieusement !

SIR JACASSE

N’est-ce pas là un discours prodigieux ?

PÈLERIN

Sauf en alchimie,

Ou dans les livres de Broughton2, je n’ai jamais rien vu de pareil.

[Nano chante.]

CHANSON

Le vieil Hippocrate ou Galien

Mettaient la médecine en bouquins.

S’ils avaient connu not’secret,

Ils auraient gâché moins de papier,

Brûlé moins d’innocente chandelle.

Maintenant leur faute est éternelle

Drogue d’Inde nous n’aurions pas eue,

Tabac, sassafras s’raient inconnus.

De gaïac pas le moindre bâton,

De l’élixir de Lulle3 pas un soupçon.

Du Danois Gonswart on n’eût pas parlé4.

Ni de Paracelse5 à la longue épée.

PÈLERIN

Nous n’y sommes pas encore : huit couronnes, c’est cher.

VOLPONE : Assez. Messieurs, si j’en avais le temps, je vous ferais la liste des effets miraculeux de mon huile qu’on appelle oglio del Scoto, ainsi que l’interminable catalogue de tous ceux que j’ai guéris des maux susnommés et de bien d’autres ; des patentes et des privilèges accordés par tous les princes et républiques de la Chrétienté ; ou encore des dépositions de tous ceux qui ont comparu en ma faveur devant la commission de la Sanita et le très docte collège des médecins, lequel m’a autorisé, après avoir constaté les vertus admirables de mes médicaments et ma propre excellence en matière de secrets rares et inconnus, à les faire connaître publiquement, non seulement dans cette illustre cité, mais dans tous les territoires qui ont le bonheur d’être régis par le gouvernement des très pieux et magnifiques États d’Italie. Il se trouvera peut-être d’honnêtes gens pour dire : « Oh ! il y en a bien d’autres qui déclarent posséder des recettes aussi bonnes et aussi éprouvées que les vôtres. » Et c’est vrai qu’ils sont nombreux, ceux qui ont tenté de reproduire cette huile, tels des singes imitant ce qui m’appartient en propre ; ils ont dépensé des fortunes en fourneaux, creusets, alambics, feux continus et préparations des ingrédients (et il n’y entre pas moins de six cents corps simples différents, plus une certaine quantité de graisse humaine, pour la conglutination, que nous achetons aux anatomistes), mais quand ces praticiens arrivent à l’ultime décoction, broum… pfit… tout s’envole in fumo. Ha ! Ha ! Les malheureux ! J’ai plus pitié de leur sottise et de leur imprudence que du temps et de l’argent qu’ils perdent, car ces derniers peuvent se récupérer à force de travail. Mais être sot de naissance est une maladie incurable. En ce qui me concerne, j’ai toujours, depuis mon plus jeune âge, essayé d’obtenir les secrets les plus rares et de les noter ; soit en les échangeant, soit en les payant. Dès qu’il y avait quelque chose à apprendre, je ne mesurais ni ma peine, ni mon argent. Et, très honorables gentilshommes, je me fais fort, en vertu de l’art alchimique, d’extraire de l’honorable chapeau qui couvre vos têtes les quatre éléments, à savoir le feu, l’air, l’eau et la terre et de vous rendre vos feutres sans brûlure ni tache. Car, pendant que d’autres jouaient au ballon, j’avais le nez dans mes livres. Et j’ai maintenant franchi les sentiers escarpés de l’étude pour atteindre les plaines fleuries de l’honneur et de la renommée.

PÈLERIN

Serez-vous, Sir Jacquot, cet héroïque galant ?

Ah ! non ! Cette fenêtre vous a devancé.

Celia, à la fenêtre, jette son mouchoir.

VOLPONE : Madame, je baise votre bonté et en échange de l’opportune grâce que vous venez de faire à votre pauvre Scoto de Mantoue, je vais vous remettre, en plus de mon huile, un secret d’une haute et inestimable nature qui vous rendra à jamais amoureuse de la minute à laquelle votre regard se fixa sur un objet aussi médiocre et néanmoins pas tout à fait méprisable. Voici, cachée dans ce papier, une poudre dont, si je voulais en énoncer les mérites, neuf mille volumes ne suffiraient pas plus qu’une page, une page qu’une ligne, une ligne qu’un mot, si bref est, pour l’exprimer, le pèlerinage de l’homme, que certains appellent la vie. Si j’en voulais évaluer le prix, le monde entier ne serait qu’un empire, cet empire une province, cette province une banque et cette banque une bourse particulière, en regard d’un tel achat. Je vous dirai simplement ceci : cette poudre fit de Vénus une déesse ; présent d’Apollon, elle la maintenait dans une éternelle jeunesse, effaçait ses rides, raffermissait ses gencives, tendait sa peau, colorait ses cheveux. De Vénus, elle passa à Hélène et fut malheureusement perdue lors du sac de Troie ; et heureusement retrouvée, de nos jours, dans quelque ruine en Asie, par un savant historien qui en envoya une partie (mais fort altérée) à la cour de France où les dames s’en servent maintenant pour colorer leurs cheveux. Le reste est actuellement en ma possession, réduit à sa quintessence ; et, partout où on l’utilise, elle garde le teint éternellement jeune et le restaure lorsqu’il est vieux ; rend les dents solides comme un roc, même lorsqu’elles sautaient comme les touches d’une épinette, et blanches comme l’ivoire, même lorsqu’elles étaient noires comme…

SCÈNE IV

[Chez Volpone.]
[Entrent] VOLPONE et MOSCA.

MOSCA

Hélas, mon maître,

Je regrette que vous l’ayez jamais vue.

VOLPONE

Et moi je regrette

Que tu m’aies jamais parlé d’elle.

MOSCA

C’est vrai, monsieur,

Je l’avoue, j’ai été mal inspiré

Et vous êtes malheureux ; je suis contraint en conscience,

Comme par devoir, de faire tout mon possible

Pour soulager vos tourments ; et je m’y engage.

VOLPONE

Cher Mosca, oserais-je espérer ?

MOSCA

Oh ! mon très cher maître,

Je vous en prie ; ne désespérez de rien

Qui soit humainement possible.

MOSCA

Soyez donc patient.

VOLPONE

Je le suis.

MOSCA

Je ne doute pas

De réussir à satisfaire vos désirs.

VOLPONE

Alors,

Je ne regrette pas de m’être déguisé.

MOSCA

Certes non, si vous pouvez le cocufier.

VOLPONE

Bien vu.

D’ailleurs, je n’ai jamais pensé à lui comme héritier.

Est-ce que la couleur de ma barbe et de mes sourcils

N’a pas pu me trahir ?

MOSCA

Aucun risque.

VOLPONE

J’ai bien joué.

MOSCA

Si bien que je voudrais moi-même faire

Moitié aussi bien. Néanmoins, je me passerais

Bien de votre épilogue.

SCÈNE V

[Chez Corvino.]
[Entrent] CORVINO et CELIA.

CELIA

Monsieur, reprenez-vous !

CORVINO

Que pourrais-tu espérer,

Sinon qu’échauffé par la colère

Et piqué au vif par le déshonneur, je te transperce

Avec cette épée d’autant de coups

Que tu as reçu d’œillades de ces vieux boucs ?

CELIA

De grâce, monsieur, calmez-vous ! Je ne pouvais imaginer

Que d’être à ma fenêtre vous mettrait cette fois

Plus en colère que les autres fois.

CORVINO

Vraiment pas ? Ni de chercher à lier conversation

Avec un coquin notoire ? Devant toute une foule ?

Ah ! tu tenais ton rôle, en jetant ton mouchoir

Qu’il porta fort galamment à ses lèvres lorsqu’il le reçut,

Et qu’il aurait sûrement renvoyé avec un poulet,

Pour te fixer rendez-vous : la maison de ta sœur,

Ou de ta mère, ou de ta tante, aurait fait l’affaire.

CELIA

Mais monsieur, quand ai-je donc recours à de tels prétextes ?

M’arrive-t-il de sortir, autrement que pour aller à l’église,

Et encore, si rarement…

CORVINO

Eh bien, ce sera plus rare encore.

On frappe.

On frappe.

Disparais ; hors d’ici, il y va de ta vie.

Pas un regard vers la fenêtre, sinon…

Attends ; écoute ; que je meure, putain,

Si je ne fais pas moi-même ton autopsie,

Si je ne dissèque pas ton corps de mes mains, pour en faire

Une leçon d’anatomie, en public et devant toute la cité.

Va-t’en.

[Celia sort.]

Qui est là ?

[Entre un SERVITEUR.]

LE SERVITEUR

C’est le signior Mosca, monsieur.

SCÈNE VI