ACTE III

SCÈNE I

[Une rue.] [Entre] MOSCA.

[MOSCA]

J’ai bien peur de devenir amoureux

De ma petite personne et de mes florissantes facultés,

Tant elles prospèrent et bourgeonnent. Il coule

Comme un vertige dans mon sang. Je ne sais pas pourquoi,

Mais le succès me rend folâtre. Je pourrais bondir

Hors de ma peau, tel le serpent subtil,

Je me sens si léger ! Oh ! le parasite

Est un être précieux, qui ne naît pas sur terre

Chez les balourds et les lourdauds, mais qui tombe du ciel.

Que ne reconnaît-on cette profession comme science,

Sa pratique est si libérale ! Le monde raisonnable

Se réduit dans les faits à deux catégories :

Parasites et sous-parasites. Et je ne parle pas

Des parasites des rues dont tout l’art consiste

À savoir qui pourra les nourrir ; sans logis,

Ni famille, ni charge, ils adaptent leurs histoires

À chaque auditeur, pour le piéger par l’ouïe ;

Ou glanent potins de cuisine et recettes périmées,

Qui satisfont le ventre et le bas-ventre ; ni de ceux qui,

Avec leurs flatteries, sourires et tours de chiens de cour,

Gagnent leur pain à coups de courbettes et de grimaces,

En flagornant le seigneur dont ils lèchent les bottes1.

Non, je parle du coquin élégant, qui, comme une flèche,

Se redresse et se courbe d’un seul geste,

Qui sait fendre les airs, leste comme une étoile,

Virer sur l’aile, comme l’hirondelle ; être ici,

Être là, et ici et là-bas, le tout au même instant ;

S’adapte à toute humeur, à toute circonstance,

Et sait changer de masque plus vite que de pensée.

Chez celui-là, l’art est inné ;

Il ne peine pas pour l’apprendre, mais le pratique

Naturellement. Ces petits génies-là sont

Les vrais parasites ; les autres ne sont que leurs bouffons.

SCÈNE II

[Entre] Bonario.

MOSCA

Monsieur, si je me dédie, sortez l’épée du justicier

Et inscrivez votre vengeance sur mon front et mon visage.

Désignez-moi comme scélérat1 ; vous êtes trop maltraité

Et je souffre pour vous, monsieur. Mon cœur

Pleure des larmes de sang et d’angoisse…

BONARIO

Allons, je te suis.

[Ils sortent.]

SCÈNE III

[Chez Volpone.]
[Entre] VOLPONE[, suivi de] NANO, ANDROGYNO et CASTRONE.

VOLPONE

Mosca tarde, il me semble. Proposez donc vos jeux

Pour adoucir le passage de ces pénibles heures.

NANO

Nain, bouffon, eunuque, nous voici réunis.

Une question se pose : nous sommes favoris,

Chacun le sait, d’un homme riche. Qui de nous trois,

De ses faveurs, peut se targuer d’être le roi ?

CASTRONE

C’est l’eunuque, c’est moi !

ANDROGYNO

C’est le bouffon pardi !

VOLPONE

Jacasse, n’est-ce pas ?

NANO

Elle-même.

VOLPONE

Ah ! Quel supplice ! Fais-la entrer ;

Elle attendra sinon jusqu’à la fin des temps.

Allons, finissons-en, que j’en voie le bout. Je crains

Un autre enfer : c’est que mon dégoût de celle-ci

N’en arrive à tuer mon appétit pour l’autre.

Si seulement l’importune voulait bien s’en aller !

Dieu, que j’appréhende ce que je vais souffrir !

SCÈNE IV

[Entre] NANO avec LADY JACASSE.

VOLPONE

Oh ! pour l’amour de moi,

Cessez ; je transpire et je souffre dès que l’on mentionne

Un rêve : voyez, j’en tremble encore.

LADY JACASSE

Ce sont des brûlures d’estomac, mon pauvre ami ; il vous faudrait

Des perles bouillies avec un sirop de pomme,

De la teinture d’or2 et de corail, des pilules de citron,

De la racine d’aunée, du myrobolan…

VOLPONE[, à part.]

Aïe, aïe, aïe ; c’est comme de saisir une cigale par une aile.

LADY JACASSE

De la soie brûlée3 et de l’ambre. Avez-vous du Moscatel

Dans la maison ?

VOLPONE

Un verre avant de partir ?

VOLPONE

Un poète1

Aussi ancien que Platon, et aussi savant, dit

Que le plus gracieux attribut de la femme est le silence.

LADY JACASSE

Lequel de vos poètes ? Pétrarque ? Le Tasse ? Dante ?

Guarini ? L’Arioste ? L’Arétin ?

Cieco di Hadria1 ? Je les ai tous lus.

VOLPONE[, à part.]

Est-ce que tout se ligue pour me détruire ?

LADY JACASSE

Je pense que j’en ai deux ou trois sur moi.

VOLPONE[, à part.]

Autant espérer arrêter le soleil et la mer

Que son éternel discours. Pas moyen d’y échapper.

LADY JACASSE

Voici le Pastor fido2

VOLPONE[, à part.]

Un mutisme obstiné,

C’est le seul espoir.

LADY JACASSE

Tous nos écrivains anglais,

J’entends tous ceux qui sont à l’aise en italien,

N’hésitent pas à piller cet auteur ;

Au moins autant que Montaigne.

Sa veine est si moderne, si facile, si adaptée

À notre temps, si plaisante à l’oreille de la Cour.

Votre Pétrarque est plus passionné, et pourtant,

À l’époque du sonnet, il leur a beaucoup légué.

Dante est difficile ; peu de gens le comprennent.

Mais pour qui cherche un libertin, il y a l’Arétin3 ;

Seulement, ses gravures sont un peu obscènes…

Vous ne m’écoutez pas ?

VOLPONE

Hélas ! mon esprit est troublé.

LADY JACASSE

Dans ces cas-là, il faut se guérir soi-même,

En ayant recours à la philosophie…

VOLPONE[, à part.]

Qu’une puissance, qu’un destin, qu’un hasard me délivrent !

SCÈNE V

[Entre] Mosca.

MOSCA

Dieu vous garde, madame !

LADY JACASSE

Mon cher monsieur…

VOLPONE

Mosca ! Bienvenue !

Bienvenue, mon sauveur !

MOSCA

Comment ça, monsieur ?

VOLPONE

Oh !

Délivre-moi de cette torture, vite ; de celle-là, là,

La milady dont la langue ne s’arrête jamais ;

Les cloches en temps de peste n’ont jamais fait

Un tel vacarme, ni mené ce mouvement perpétuel ;

Une arène pour combats de coqs n’est rien à côté.

Son haleine épaisse fait de ma maison un bain de vapeur.

Un avocat n’aurait pas pu se faire entendre ;

Ni guère une autre femme, sous cette grêle de paroles.

Pour l’amour de l’enfer, débarrasse-m’en !

SCÈNE VII

[Mosca fait entrer] CORVINO et CELIA.

CORVINO

Va au diable !

Bon Dieu ! Je vais te tirer par les cheveux jusqu’à la maison,

Crier dans les rues que tu es une putain ; te déchirer

La bouche jusqu’aux oreilles et te fendre le nez

Comme à un rouget vivant… Ne me pousse pas à bout !

Cède, sinon… Morbleu ! Je vais acheter un esclave,

Je le tuerai, je t’attacherai à lui vivante

Je vous suspendrai à ma fenêtre ; et j’imaginerai

Quelque crime odieux que j’inscrirai, en majuscules,

Avec du vitriol et des corrosifs brûlants, sur ce sein obstiné.

Par les sangs que tu m’as retournés, je le ferai, je jure !

MOSCA

Calmez-vous, monsieur,

Elle va réfléchir.

CELIA

Monsieur !

VOLPONE

Non, ne me fuis pas.

Tu m’imaginais grabataire ?

Détrompe-toi ; il n’en est rien.

Tu vas découvrir le contraire. Tu me vois aussi frais,

Bouillant, ferme et gaillard

Que lorsque, dans cette scène si fameuse

Où nous déclamions notre comédie

Pour divertir le grand Valois2,

J’ai tenu le rôle du jeune Antinoüs3 et charmé

Les yeux et les oreilles de toutes les dames présentes

Par la grâce de chaque geste, de chaque chant, de chaque pas.

CHANSON4

Viens, ma Celia, tant que pouvons,

Aux doux jeux de l’amour goûtons.

Le temps, vois-tu, nous est compté

Et viendra nos plaisirs briser.

Aussi, ses dons ne gaspille pas !

Soleil couchant se lèvera,

Mais nous, notre clarté perdue,

De la nuit ne sortirons plus.

Saisissons donc notre bonheur ;

Oublie la rumeur et l’honneur.

Ne pouvons-nous faire la nique

À quelque espion domestique ?

Ruser, l’éloigner de ces lieux,

Tromper ses oreilles et ses yeux ?

Voler amour n’est pas pécher.

Si le larcin reste caché.

Mais être pris, être surpris,

Voilà qui pour un crime est pris.

VOLPONE

Pourquoi t’affliger, ma Celia ?

Pour remplacer ton ignoble mari, tu as trouvé

Un amant digne de toi : saisis donc ta chance,

En secret et dans le plaisir. Regarde, admire

De quels trésors tu es la reine ; ce n’est pas là le rêve

Dont je nourris les autres ; non, tu vas tenir, posséder.

Regarde ce collier : chaque perle est plus fine

Que celle qu’avala la grande reine égyptienne ;

Dissous-les et bois-les1. Regarde ce rubis

Qui éteindrait les yeux de notre saint Marc ;

Ce diamant aurait acheté Lollia Paulina

Quand elle entrait, tel un astre, noyée sous les bijoux

Dont on avait dépouillé les provinces2. Prends ceux-ci,

Porte-les, perds-les ; il reste une boucle d’oreille

Pour les racheter tous, et l’État de Venise avec elle.

Un joyau qui ne vaut pas plus qu’un patrimoine

Est sans intérêt. Nous le mangerons au dîner.

Têtes de perroquets, langues de rossignols,

Cervelles de paons ou d’autruches

Seront au menu3 ; et si nous trouvions le phœnix,

La nature dût-elle le perdre, nous en ferions notre mets.

VOLPONE

C’est la vertu des gueux !

Si tu as quelque sagesse, écoute-moi, Celia.

Tu te baigneras dans le suc des giroflées,

Dans l’essence des roses et des violettes,

Dans le lait des licornes et le parfum des panthères,

Rassemblés dans des sacs, mêlés à des vins de Crète.

Nous boirons l’ambre et l’or distillés,

Jusqu’à ce que le toit se mette à tourner,

Dans notre vertige ; mon nain dansera,

Mon eunuque chantera et mon bouffon fera le fou.

Nous, nous jouerons d’Ovide les métamorphoses ;

Tu seras Europa, je serai Jupiter,

Et puis je serai Mars et toi Érycine1,

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous ayons épuisé

Et usé toutes les fables des dieux.

Puis je te prendrai dans des costumes plus modernes,

Déguisée tour à tour en Française enjouée,

En grande dame de Toscane, en fière beauté espagnole,

Ou parfois en épouse du shah de Perse,

Ou maîtresse du sultan turc ; et, pour changer,

En l’une de nos expertes courtisanes,

En Négresse au sang chaud, en Moscovite au sang froid ;

Et je te rejoindrai, à chaque fois déguisé ;

Ainsi nos âmes vagabondes se fondront en un baiser,

Et elles engrangeront des plaisirs par milliers.

[Il chante.]

Jamais les curieux ne pourront

Les compter quand ils passeront ;

Les envieux, quand ils sauront

Quel est leur nombre, en pâliront.

VOLPONE

Tu me croiras frigide,

Inerte et impuissant, et tu le clameras ?

Veux-tu penser que j’ai l’hernie de Nestor1 ?

Suis-je dégénéré et la honte de ma nation

Pour tant tarder à saisir l’occasion ?

Il fallait passer à l’acte et palabrer ensuite.

Cède ou je te force.

CELIA

Ô juste Dieu !

VOLPONE

Inutile…

BONARIO, bondit de là où Mosca l’avait caché.

Arrête, infâme violeur, porc libidineux ;

Lâche cette dame, sinon, imposteur, tu mourras.

Si je ne répugnais à priver de ton châtiment

Le bras de la Justice, tu subirais

La punition d’une opportune vengeance,

Devant l’autel et le métal que tu vénères.

Madame, quittons cette maison, ce repaire

De scélérats. Ne craignez rien, vous êtes protégée ;

Et lui, avant longtemps, aura ce qu’il mérite.

SCÈNE IX

[Entre] CORBACCIO.

CORBACCIO

Que se passe-t-il, Mosca ?

[Entre Voltore, sans être vu.]

MOSCA

Nous sommes perdus, monsieur, défaits.

MOSCA

Je m’en occupe, monsieur.

VOLTORE

Il faut arrêter ça.

MOSCA

 Ah ! vous faites bien, monsieur.

Hélas ! Tout était combiné pour votre bien ;

Et la manœuvre ne manquait pas d’astuce.

Mais la fortune peut, à tout moment, détruire

Les projets de cent clercs avisés.