Je vous l’avais bien dit que c’était un complot ; voyez
Ce que c’est que d’observer ! Vous m’avez demandé
Quelques conseils et je vais vous livrer, monsieur,
Puisque nous sommes ensemble sous ces latitudes,
Certaines remarques que j’ai couchées ici,
Adaptées à ce méridien et utiles
Pour le voyageur novice. Les voici.
Ne mentionnons pas, monsieur, langage et vêtements.
Rien de neuf là-dedans.
J’en ai de plus neufs, monsieur.
Pardon,
Je parlais en général.
Ah ! continuez, monsieur ;
Je ne vous accuserai plus, cher monsieur, de faire de l’esprit.
Comment !
Pas à des inconnus,
Car c’est avec eux que vous devez converser le plus.
Les autres, je ne les verrais, monsieur, que de loin,
Afin de m’éviter des ennuis ;
Autrement, on vous jouera des tours à tout instant.
Concernant la religion, n’en professez aucune,
Mais étonnez-vous de leur diversité
Et déclarez que, pour votre part, s’il n’y avait
Que les lois du pays, cela vous suffirait.
Nick Machiavel et monsieur Bodin1 partageaient
Cet avis. Ensuite, vous devez apprendre
À manier la fourchette en argent aux repas,
Et savoir de quoi est fait le verre : pour les Italiens,
Ce sont là des affaires d’importance ; comme de savoir l’heure
Où il faut manger les melons et les figues.
Sont-ce là aussi des affaires d’État ?
Ici, oui.
Car le Vénitien qui voit quelqu’un
Faire les choses à l’envers, vous le jauge immédiatement.
Eh oui ! Il vous le met à nu. Je vais vous dire, monsieur ;
Je vis ici depuis quatorze mois environ :
Eh bien ! Je n’avais pas débarqué d’une semaine
Que tous me prenaient pour un Vénitien,
Tellement je connaissais bien les usages…
Et rien d’autre.
J’avais lu Contarini1, m’étais loué une maison,
J’avais traité avec des Juifs pour la meubler…
Si seulement je pouvais trouver un homme, un seul,
Qui me plaise et à qui je puisse faire confiance, j’en ferais…
Quoi, monsieur ?
J’en ferais un homme riche ; je ferais sa fortune.
Il n’aurait plus à réfléchir, je prendrais tout en mains.
Tout quoi ?
Certains projets que j’ai
Et que je ne peux révéler.
Si j’avais quelqu’un
Avec qui faire un pari, je gagerais
Qu’il va me le dire tout de suite.
L’un d’eux serait (celui-là
Je peux le révéler) de fournir l’État
De Venise en harengs saurs pendant trois ans,
Cela à un certain prix, depuis Rotterdam,
Où j’ai des contacts. Voici une lettre à ce sujet,
Qui me vient d’un des membres de l’Assemblée.
Il ne sait pas signer son nom mais voici sa marque.
C’est un marchand de chandelles2 ?
Non, de fromage ;
Il y en a d’autres aussi avec qui je négocie
Pour cette même affaire.
Et je vais l’entreprendre, car j’ai tout prévu
Et cela se fera sans problème. Le chalutier
N’a que trois matelots et un mousse
Et il me fera trois voyages par an.
Donc, s’il n’en fait qu’un sur trois, je m’en tire ;
À deux, je peux baisser mes prix. Tout cela au cas
Où mon projet principal échouerait.
Vous en avez donc d’autres ?
À quoi servirait de respirer l’air subtil
De cet endroit si je n’en avais mille ?
Je vais être franc avec vous, monsieur : où que j’aille
J’aime tirer des plans. Et c’est vrai
Que j’ai imaginé, à mes moments perdus,
Quelques projets utiles pour l’État de Venise,
Que j’appelle mes rentes et que j’envisage
De proposer, dans l’espoir d’une pension,
Au Grand Conseil, puis aux Quarante,
Puis aux Dix1. Des contacts sont déjà pris.
Par qui ?
Quelqu’un, monsieur, qui occupe un emploi obscur,
Mais qui a le bras long et se fera écouter.
Un commendatore.
Quoi, un simple sergent ?
Monsieur, ce sont ces gens-là qui soufflent aux grands
Ce qu’ils doivent dire, autant, parfois, que de plus importants.
Je crois que j’ai ici mes notes, à vous montrer.
Mais il faut que vous me juriez, sur votre honneur de gentilhomme,
De ne pas me prendre mes idées…
Moi, monsieur ?
Ni d’en révéler
Le moindre détail… Je n’ai pas mon papier sur moi.
Oh ! mais vous vous en souvenez, monsieur.
Mon premier
Concerne les briquets. Vous savez sûrement
Que chaque famille, ici, a le sien.
Or, ce sont des objets si faciles à transporter…
Imaginez que vous ou moi soyons mal disposés
Envers cet État… Ne pourrais-je, monsieur,
Avec cela en poche, pénétrer dans l’arsenale ?
Ou bien vous ? Et en ressortir ? Et qui le saurait ?
Vous, monsieur.
Vous vous moquez ! C’est pourquoi moi,
J’avise l’État qu’il serait prudent
Que personne, sauf des patriotes sûrs,
Amoureux reconnus de leur pays, n’ait le droit
D’en avoir un chez lui. Et même ces briquets-là
Seraient recensés par l’État et d’une taille telle
Qu’on ne puisse les cacher dans une poche.
Le suivant a pour but de s’assurer, après enquête
Et de visu, qu’un navire
Récemment arrivé de Syrie ou
De quelque endroit suspect du Levant
N’est pas porteur de la peste. Alors que normalement
Ils attendent quarante, cinquante jours parfois,
Au Lazaretto pour vérification, je propose
D’épargner cette charge et ce coût au marchand
En levant le doute en une heure.
Vraiment, monsieur ?
Ou alors… je perdrai ma peine.
Ma foi, ce serait dommage !
Attendez, monsieur, attendez. Cela me coûtera, en oignons,
Environ trente livres françaises.
Soit une livre sterling.
Sans compter les moteurs à eau ; voici comment je procède.
Je fais entrer le bateau entre deux murs de brique
(Mais cela, l’État y pourvoira). Au-dessus de l’un,
J’étends une toile cirée sur laquelle
Je colle mes oignons coupés en deux. L’autre
Est criblé de trous dans lesquels j’enfile
Les embouts de mes souffleries, que je maintiens,
Grâce à mes moteurs à eau, constamment en action :
C’est la chose la plus facile du monde.
Or, monsieur, l’oignon, qui attire naturellement
L’infection, s’il se trouve couvert d’air
Par la soufflerie, indiquera instantanément,
En changeant de couleur, s’il y a infection.
Sinon, il restera intact, comme au départ.
Un jeu d’enfant, une fois qu’on sait.
Vous avez raison, monsieur.
Comme je regrette de ne pas avoir mes notes !
Et moi, donc !
Mais vous y êtes arrivé, monsieur.
Si j’étais un traître,
Ou capable de l’être, je vous démontrerais
Comment vendre cet État aux Turcs,
Malgré sa flotte ou sa…
Je vous en prie, sir Jacquot.
Mais je ne les ai pas sur moi.
C’est ce que je craignais.
Mais les voilà, monsieur ?
Non, ça c’est le journal
Où je consigne mes actions quotidiennes.
Puis-je me permettre, monsieur ? Voyons… Notandum,
Un rat avait rongé mes pattes d’éperon ; néanmoins,
Je suis sorti avec une autre paire ; mais d’abord,
J’ai jeté trois fèves en passant le seuil1. Item,
Je suis allé acheter deux cure-dents, dont l’un
S’est aussitôt cassé, pendant que je devisais
Avec un marchand hollandais de ragion del stato2.
De là je suis allé, pour un moccegino,
Faire raccommoder mes bas de soie ; en chemin,
J’ai marchandé des sprats. Et à Saint-Marc, j’ai uriné.
Voilà en vérité des notes politiques !
Je ne laisse passer,
Monsieur, aucun acte de ma vie sans en prendre note.
Croyez-moi, c’est fort sage !
Allez, monsieur, continuez.
Où se cache donc ce coureur ? Dans une maison, je parie.
Alors il ne court plus.
Mais moi je cours après lui3.
Doucement, je vous prie. Cette chaleur ne vaut rien
À mon teint, et son cœur n’en vaut pas tant.
Je n’ai cure de l’arrêter ; je veux le prendre sur le fait.
Comme ce fard s’en va !
[Elle se frotte le visage.]
Où cela ?
Avec un jeune monsieur.
La personne en question,
Déguisée en homme. Appelez mon chevalier, monsieur,
Je vous prie : je veux ménager sa réputation,
Quels que soient ses torts.
Voilà ma femme.
Où ?
C’est bien elle, monsieur, vous allez la rencontrer.
Une femme remarquable, je le dis, même si c’est la mienne,
Pour l’élégance et la tenue ; et pour la beauté,
J’oserais la comparer…
Vous n’êtes pas jaloux,
Pour en faire ainsi l’éloge ?
Non ; et pour la conversation…
Étant votre femme, elle ne peut en manquer.
[Les groupes se rejoignent.]
Madame,
Voici un gentilhomme que je vous prie de bien traiter.
Il a l’air d’un jeune homme, mais il…
Ne l’est pas ?
Si.
Il a montré si tôt son visage au monde…
Vous voulez dire si récemment ? Aujourd’hui ?
Que voulez-vous dire ?
Eh bien, dans cet habit, monsieur, vous me comprenez.
Non, monsieur Jacasse, cela ne vous sied point ;
J’aurais pensé que le parfum de votre réputation
Vous eût été plus cher ; que vous n’eussiez pas
Exécuté aussi cruellement votre honneur.
Un homme de votre dignité, que dis-je, de votre rang !
Mais les chevaliers, je le vois, se soucient peu du serment
Qu’ils font aux dames, et surtout à leur propre dame.
Par mes éperons, symboles de ma chevalerie…
Dieu ! Qu’il doit descendre bas pour faire un serment !
Je ne vous entends point.
Très bien, monsieur, votre rouerie
À Pèlerin :
Un mot, monsieur.
Loin de moi le désir de me quereller publiquement
Avec une femme, ou d’avoir l’air
Revêche ou violente (comme le dit Le Courtisan1).
Cela fait paysan, surtout chez une dame,
Et je veux l’éviter à tout prix. Même si
Monsieur Jacasse m’a fort mal traitée, pourtant,
Voir une jolie femme utilisée ainsi…
Méchamment, pour en outrager une autre…
Qu’elle ne connaît même pas ; et qui plus est, s’obstiner…
Risque bien, à mon humble avis,
De constituer un solécisme2 envers notre sexe,
Sinon envers les bonnes manières.
Qu’est-ce à dire ?
Chère madame,
Venez-en au fait.
Très bien monsieur, j’y viens.
Puisque vous me provoquez par votre impudence
Et les rires de votre volage sirène des terres,
Votre Sporus3, votre hermaphrodite…
Qu’est-ce ?
Fureur poétique ? Orages historiques ?
Croyez-moi, ce gentilhomme est homme de mérite
Et de notre nation.
La nation de Whitefriars4, sans doute ?
Vraiment,
Si c’est ce que vous êtes, je dois dire adieu
À votre compagnie ! L’affaire me semble trop limpide.
[Sir Jacasse sort.]
Vous vous en tirez bien, avec vos airs de diplomate !
Mais pour ce qui est de votre putain de carnaval
Venue chercher ici la liberté de conscience
Loin de la persécution de la maréchaussée,
Je saurai la soumettre à la discipline.
Incroyable !
Vous faites cela souvent ? Est-ce votre manière
De vous exercer l’esprit pour des joutes futures ?
Madame…
Allons, allons, monsieur.
Madame, écoutez-moi.
Si votre chevalier vous prescrit de mendier des chemises1,
Ou de m’inviter chez vous, vous pourriez trouver
Des voies bien plus directes.
Ne croyez pas
M’échapper aussi facilement.
Parce que vous me tenez ?
Cela mettrait à bout la plus patiente des femmes.
Que se passe-t-il, madame ?
Si les sénateurs
N’accèdent pas ici à ma requête, je clamerai
Partout qu’ils ne sont pas de vrais aristocrates.
Qu’est-ce qui vous outrage, madame ?
Voici la catin
En question ; je l’ai surprise sous ce déguisement.
Qui ? Lui ? Que voulez-vous dire, madame ? La créature
Dont j’ai parlé vient d’être arrêtée
Devant le Sénat ; vous la verrez…
Où ?
Je vais vous y mener. Quant à ce jeune homme,
Je l’ai vu débarquer ce matin au port.
Quoi ? Encore des changements ?
J’espère que vous aurez le bon goût d’oublier
L’emportement d’une dame. Si vous restez à Venise,
N’hésitez pas, monsieur, à vous servir de moi.
Venez, madame.
Servez-vous de moi, monsieur, je vous prie.
Plus vous viendrez me voir, mieux je concevrai
Que vous avez oublié notre querelle.
Étonnant !
Sir Jacasse Politique ? Non, Sir Maquereau Politique !
Tout ça pour me mettre en rapport avec sa femme !
Eh bien, Sir Jacquot le finaud : puisque tu t’es joué
De ma jeunesse, voyons si un vieux singe comme toi
Saura résister à mes contre-grimaces.
[Ils sortent.]
Vous savez comment nous allons mener l’affaire.
Tout ce qu’il faut, c’est de la constance
Pour que tout se passe bien.
Sommes-nous tous d’accord
Oui.
Alors, pas d’hésitation.
Mais l’avocat connaît-il la vérité ?
Non, monsieur ;
Sûrement pas. J’ai inventé une histoire compliquée
Qui préserve votre réputation. Mais tenez bon, monsieur.
C’est le seul que je craigne ; j’ai peur que sa plaidoirie
Ne lui permette de partager l’héritage.
La corde, plutôt.
Pour le pendre ! Nous avons juste besoin qu’il parle.
Même chose pour le vieux corbeau là-bas.
[Il montre Corbaccio.]
Qu’est-ce qu’il fera, lui ?
Vous voulez dire, après ?
Oui.
On va y réfléchir,
On le vendra comme momie. Il tombe déjà en poussière.
À Voltore :
Ça ne vous fait pas rire de voir ce buffle
Qui agite ses cornes ?
[À part :]
J’en rirais, moi,
Si tout était fini et bien fini.
À Corbaccio :
Monsieur, c’est vous seul
Qui engrangerez toute la récolte.
Ceux-là ne savent pas pour qui ils travaillent.
Oui, chut.
Mais c’est vous qui la mangerez.
[À part :]
Pas de danger !
À Voltore à nouveau :
Votre Honneur,
Que Mercure insuffle le tonnerre à votre discours,
Et aussi l’Hercule gaulois1, et que votre langue
Soit aussi triomphante que sa massue et anéantisse,
Telle une tempête, nos adversaires,
Et surtout les vôtres, monsieur.
Les voilà ; tais-toi.
Si besoin est, je peux faire venir
Un autre témoin.
Qui est-ce ?
Le Sénat n’a jamais rien entendu de semblable.
Ils seront très étonnés quand nous rapporterons.
La dame a toujours joui d’une réputation
Irréprochable.
Et le jeune homme aussi.
La conduite du père est d’autant plus perverse.
Et que dire du mari !
Je ne trouve pas
De nom pour son acte, tant il est monstrueux !
Et l’imposteur, alors ! Voilà un cas
Qui bat tous les précédents !
Et tous ceux qui suivront !
Les témoins cités sont-ils présents ?
Tous, sauf Volpone, le vieux magnifico.
Pourquoi n’est-il pas là ?
S’il vous plaît, mes seigneurs,
Voici son avocat. Lui-même est si faible,
Si fatigué…
Qui êtes-vous ?
C’est son parasite,
Son valet, son entremetteur. Je demande à la cour
Qu’on l’oblige à venir afin que vos regards avisés
Aient la preuve formelle de son étrange imposture.
Je jure sur mon crédit auprès de Vos Seigneuries,
Qu’il ne peut supporter de sortir.
Faites-le venir quand même.
Nous voulons le voir.
Allez le chercher.
Qu’il soit fait, mes seigneurs, selon vos bons plaisirs.
Croyez-moi, ce spectacle éveillera votre pitié,
Plutôt que votre indignation. Mais, en attendant,
Qu’il plaise à la cour de l’entendre par ma voix.
Je sais ce lieu exempt de préjugé
Et j’aspire à parler, ne craignant nullement
Que notre vérité ne nuise à notre cause.
Parlez librement.
Sachez donc, très honorables juges, que je dois
Révéler à vos oreilles étrangement abusées
La plus prodigieuse, la plus cynique manifestation
D’insolente impudence et de traîtrise
Que jamais nature perverse ait produite
Pour déshonorer Venise. Cette femme lubrique
(À qui ne manquent ni les mines ni les pleurs
Pour façonner le masque qu’elle porte maintenant),
Est, c’est un fait notoire, maîtresse clandestine
Du jeune débauché que voilà ; je dis bien, notoire,
Et non pas soupçonné ; on l’a prise sur le fait
Avec lui, et cet homme, mari complaisant,
Lui a pardonné. Son indulgence extrême fait de lui,
Maintenant, l’innocent le plus infortuné
Que sa propre vertu ait fait traîner en justice.
Car ces deux-là, ne sachant opposer que l’infamie
À tant de générosité, tant celle-ci dépassait
Leur aptitude à la reconnaissance,
Se mirent à détester ce bienfait et, en guise
De remerciements, entreprirent d’extirper le souvenir
De leur acte. Je vous prie ici, messieurs les juges,
D’observer la malice, que dis-je, la fureur de créatures
Dont le crime est découvert ; et l’audace qu’ils retirent
De leur forfait même. Mais tout cela
Se confirmera bientôt. Or celui-ci, le père,
Avisé de cet acte odieux et de bien d’autres,
Qui blessaient chaque jour ses oreilles sensibles,
Attristé plus que tout de ne pouvoir
Se conduire comme un père (les méfaits de son fils
Prenant ces étranges proportions), prit enfin la décision
De le déshériter.
Voilà des faits bien étranges !
Ce jeune homme a toujours eu bonne réputation.
Son vice n’en est que plus dangereux,
Qui peut ainsi séduire sous des dehors vertueux.
Mais, comme je le disais, mes honorés seigneurs, son père,
Ayant pris cette décision (et on ne sait comment
Le secret fut trahi) et ayant choisi ce jour-ci
Pour la mener à bien, ce parricide
(C’est le terme qui convient), s’arrange pour que celle-ci,
Sa maîtresse et complice, soit présente,
Pénètre dans la maison de Volpone (qui était,
Comprenez-vous, messieurs les juges, l’héritier
Désigné) pour y chercher son père.
Et dans quel but le cherche-t-il, mes seigneurs ?
Je frémis de le dire, qu’un fils puisse,
À l’égard d’un père (quel père !)
Nourrir un dessein aussi noir et pervers !
C’est pour l’assassiner. Et quand il en est empêché
Parce qu’il est, par bonheur, absent, que fait-il ?
Réfrène-t-il ses horribles pensées ? Non ! Nouveau forfait !
(Le mal ne s’arrête pas quand il a commencé).
Un acte abominable, messieurs les juges ; il arrache
À sa couche innocente le vieil homme qui y gît,
Cloué au lit, depuis trois ans et plus,
Et l’abandonne, nu, à même le plancher ; il blesse
Son serviteur au visage, et, avec sa putain,
Qui lui servit d’appeau pendant toute l’entreprise,
Et prenait grand plaisir à cette activité — je vous prie,
Messieurs les juges, de bien noter mes conclusions,
Qui sont singulières — il pense du même coup mettre un terme
Aux projets de son père, discréditer son libre choix
Du brave vieillard et se blanchir, ainsi que sa complice,
En couvrant d’infamie l’homme qu’ils devraient,
En rougissant, remercier de les laisser en vie.
Quelles sont vos preuves pour tout ceci ?
Très honorables juges,
Je vous demande humblement de n’accorder aucun crédit
À la langue mercenaire de cet individu.
Taisez-vous.
Son âme est dans ses honoraires.
Monsieur !
Cet homme,
Pour six sous de plus, plaiderait contre son Créateur.
Un peu de tenue, monsieur.
Mais non, dignes juges,
Laissez-le dire. Peut-on imaginer
Qu’il épargnera son accusateur, lui qui n’aurait pas
Épargné son propre père ?
Eh bien, produisez vos preuves.
Je voudrais pouvoir oublier que j’existe.
Qui est celui-là ?
Le père.
A-t-il prêté serment ?
Oui.
Que dois-je faire maintenant ?
On vous appelle comme témoin.
Moi, parler à ce vaurien ?
Plutôt m’emplir la bouche de terre. Sa vue
Me lève le cœur. Je ne le connais plus.
Mais pour quelle raison ?
Ce n’est qu’un accident de la nature,
Totalement étranger à mes reins.
Vous ont-ils obligé à dire ça ?
Je refuse de t’écouter.
Dégénéré, porc, bouc, loup, parricide ;
Je t’interdis de parler, vipère.
Monsieur, je vais m’asseoir ;
Je préfère que mon innocence soit malmenée
Que de résister à l’autorité d’un père.
Signior Corvino.
Voilà qui est étrange !
Qui est celui-ci ?
Le mari.
A-t-il prêté serment ?
Oui.
Parlez donc.
Cette femme, mes seigneurs, est une putain
De la plus chaude espèce, plus lascive qu’une perdrix,
C’est avéré…
De grâce !
Elle hennit comme une pouliche.
Respectez l’honneur de la cour.
Assurément,
Ainsi que la pudeur de vos vénérables oreilles.
Pourtant, vous me laisserez, j’espère, dire que je l’ai vue,
De mes yeux vue, agglutinée à cet arbre,
À ce beau jeune homme plein de sève et qu’ici,
On peut lire, par-derrière la corne1,
Les lettres qui complètent l’histoire.
Excellent, monsieur !
Il n’y a pas de honte à cela, n’est-ce pas ?
Aucune.
Et ne puis-je pas dire que j’espère qu’elle est en route
Pour la damnation, s’il y a pire enfer
Que d’être femme et putain ; un bon catholique
Pourrait en douter.
Le chagrin le rend fou.
Faites-le sortir.
Attention à la femme.
Elle s’évanouit.
Étonnant !
Joliment simulé, une fois de plus !
Écartez-vous.
Et vous, qu’avez-vous à dire ?
Ma blessure,
Vénérables seigneurs, parle pour moi ; je l’ai reçue
Pour protéger mon cher patron, au moment où celui-ci
N’a pas trouvé son père, qu’il cherchait, et où cette créature,
Qui connaissait son rôle, a compris qu’elle devait crier au viol.
Quel impudent mensonge ! mes seigneurs…
Taisez-vous, monsieur.
On vous a laissé parler ; maintenant, c’est à leur tour.
Je commence à flairer l’imposture.
Cette femme a trop d’humeurs diverses.
Vénérables seigneurs,
C’est une créature dont la lubricité est manifeste,
Tout à fait éhontée.
Tout à fait débridée,
Vénérables seigneurs, et insatiable.
Puisse votre discernement
Son épouse elle-même, qui les a vus aussi,
Attend dehors ; elle les aurait poursuivis par les rues,
Mais elle voulait préserver l’honneur de son chevalier.
Qu’on fasse venir cette dame.
Qu’elle entre.
[Mosca sort.]
J’en suis abasourdi !
Je suis frappé de stupeur !
N’hésitez pas, madame.
Oui, c’est bien elle.
Dehors, catin caméléonesque : voilà que tes yeux
Pleurent plus que ceux de l’hyène. Oses-tu,
Après ce que tu m’as fait, me regarder en face ? Pardon,
Je crains de m’être laissé emporter et d’avoir
Attenté à la dignité de la cour…
Non, non, madame.
Ce n’est pas le cas, madame.
Ces preuves sont convaincantes.
Je n’avais certes pas l’intention
De choquer l’honneur du tribunal ou de mon sexe.
Nous le croyons.
Vous pouvez certes le croire.
Madame, c’est ce que nous faisons.
Et vous avez raison ;
Je n’aurais pas la grossièreté…
Nous le savons.
Madame…
Une telle assemblée ;
Non, assurément pas.
Nous le pensons bien.
Laissons-lui le dernier mot.
[À Bonario :]
Avez-vous des témoins
Pour prouver ce que vous avancez ?
Nos consciences…
Et le Ciel, qui n’abandonne jamais les innocents.
Ce ne sont pas là des preuves.
Pas dans vos tribunaux,
Où triomphent la multitude et le bruit.
Assez ! Vous devenez insolent.
Par ici ; par ici.
Volpone est amené sur une civière.
Voici qu’arrive la preuve qui emportera la conviction.
Elle réduira au silence leurs langues impudentes.
Regardez, juges vénérables, voici le violeur,
Le chevaucheur d’épouses, le fameux imposteur,
Le grand libidineux ! Ne pensez-vous pas
Que ces membres sont faits pour la luxure, que ces yeux
Guignent une concubine ? Remarquez ces mains, je vous prie.
Ne sont-elles pas prêtes à caresser les seins d’une dame ?
Ou peut-être qu’il simule ?
Voudriez-vous qu’on le torture ?
Qu’on le mette à l’épreuve.
Soumettons-le donc au fer rouge, ou aux aiguillons ;
Donnons-lui l’estrapade1 ; j’ai entendu dire
Que la roue guérissait la goutte : allez-y, essayez
Et soulagez-le de cette maladie, soyez humains.
Je parierais, devant ces honorables juges,
Qu’il restera encore affligé d’autant de maux
Qu’elle a connu d’amants et toi de putains.
Ô très équitables auditeurs, si de tels actes,
De tels agissements, aussi effrontés, monstrueux,
Étaient tolérés, y aurait-il un citoyen
Dont la vie, que dis-je, dont l’honneur, ne dépendrait
Du premier qui oserait le calomnier ? Qui d’entre vous
Est à l’abri, honorables juges ? Permettez-moi
De vous demander, juges vénérables, si leur complot
À la moindre apparence, la moindre couleur de vérité ?
Ou s’il n’évoque pas, même au nez le moins subtil,
Les relents fétides de la plus ignoble calomnie ?
Ayez pitié, je vous en supplie, de ce bon vieillard
Dont la vie est mise en péril par leurs mensonges.
En ce qui les concerne, je conclurai ainsi :
Les méchants, lorsqu’ils s’enflamment et s’endurcissent
Dans la pratique du mal, ne manquent pas d’assurance.
Le vice va de pair avec le plus grand aplomb.
Qu’on les mène en prison et qu’on les sépare.
[On emmène Celia et Bonario.]
Qu’on emmène le vieil homme avec des précautions.
Je regrette que notre crédulité lui ait causé du tort.
[On emporte Volpone.]
En voilà bien des misérables !
J’en suis tout bouleversé !
La honte a quitté leurs visages dès le berceau.
Vous avez rendu, monsieur, un fier service à l’État
En les perçant à jour.
Vous saurez, avant ce soir,
Quelle condamnation la cour prononce contre eux.
Nous remercions messieurs les juges.
[Les juges, le greffier et les gardes sortent.]
Qu’en dites-vous ?
Superbe !
Je voudrais, monsieur, que l’on vous décerne une langue d’or ;
Que vous héritiez de toute la cité ; et que la terre
Manque d’hommes avant que vous ne manquiez de ressources.
Vous aurez, c’est sûr, votre statue sur la place Saint-Marc.
Signior Corvino, je voudrais que vous alliez
Très bien.
Vous avez bien fait de vous déclarer
Cocu, de vous-même ; plutôt que de les laisser prouver
L’autre chose.
Oui, c’est ce que je me suis dit.
Comme ça, c’est sa faute à elle…
Sinon, ç’aurait été la vôtre.
Juste. Quand même, je me méfie de cet avocat.
Mais non,
Vous avez tort. Ne vous faites pas de souci.
Je te fais confiance, Mosca.
[Corvino sort.]
Autant qu’à votre âme, monsieur.
Mosca !
Ah ! monsieur, voyons votre affaire.
Quoi ? Tu as à faire ?
Et pour personne d’autre ?
Personne.
Alors, veille au grain.
Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.
Ne tarde pas.
J’y vais de ce pas.
Assure-toi que tout
Est recensé : bijoux, argenterie, espèces,
Mobilier, literie, rideaux…
Anneaux de rideaux, monsieur.
Mais il faut déduire les honoraires de l’avocat.
Je vais le payer tout de suite : tu lui donnerais trop.
Monsieur, il faut que je le règle.
Deux sequins suffiront ?
C’est trop.
Il a beaucoup parlé ;
C’est à prendre en compte, monsieur.
Bon ; en voilà trois.
Je vais les lui donner.
Va ; et voilà pour toi.
[Corbaccio sort.]
Généreux, le sac d’os ! Quel horrible et étrange crime
A-t-il commis contre la nature, dans sa jeunesse,
Qui lui vaille pareille vieillesse ? Voyez, monsieur, comme je veille
À vos intérêts ; ne faites semblant de rien.
D’accord.
Je vous laisse.
Tout est à vous.
[Voltore sort.]
Et le diable avec.
Brave avocat — madame, je vous raccompagne.
Non, je vais aller voir votre patron.
Sûrement pas ;
Et je vais vous dire pourquoi. J’ai prévu d’inciter
Mon patron à refaire son testament ; et pour vous remercier
De votre zèle aujourd’hui, alors que jusqu’ici
Vous n’étiez que troisième ou quatrième, maintenant
Vous serez première. Mais vous auriez l’air de mendier
Si vous étiez présente. Donc…
Vous m’avez convaincue.
[Mosca et Lady Jacasse sortent.]