ACTE IV

SCÈNE I

[Une rue.] [Entrent] Sir Jacasse et Pèlerin.

SIR JACASSE

Je vous l’avais bien dit que c’était un complot ; voyez

Ce que c’est que d’observer ! Vous m’avez demandé

Quelques conseils et je vais vous livrer, monsieur,

Puisque nous sommes ensemble sous ces latitudes,

Certaines remarques que j’ai couchées ici,

Adaptées à ce méridien et utiles

Pour le voyageur novice. Les voici.

Ne mentionnons pas, monsieur, langage et vêtements.

Rien de neuf là-dedans.

PÈLERIN

J’en ai de plus neufs, monsieur.

SIR JACASSE

Pardon,

Je parlais en général.

PÈLERIN

Ah ! continuez, monsieur ;

Je ne vous accuserai plus, cher monsieur, de faire de l’esprit.

PÈLERIN

Comment !

PÈLERIN

Sont-ce là aussi des affaires d’État ?

SIR JACASSE

Ici, oui.

Car le Vénitien qui voit quelqu’un

Faire les choses à l’envers, vous le jauge immédiatement.

Eh oui ! Il vous le met à nu. Je vais vous dire, monsieur ;

Je vis ici depuis quatorze mois environ :

Eh bien ! Je n’avais pas débarqué d’une semaine

Que tous me prenaient pour un Vénitien,

Tellement je connaissais bien les usages…

PÈLERIN[, à part.]

Et rien d’autre.

SIR JACASSE

J’avais lu Contarini1, m’étais loué une maison,

J’avais traité avec des Juifs pour la meubler…

Si seulement je pouvais trouver un homme, un seul,

Qui me plaise et à qui je puisse faire confiance, j’en ferais…

PÈLERIN

Quoi, monsieur ?

SIR JACASSE

J’en ferais un homme riche ; je ferais sa fortune.

Il n’aurait plus à réfléchir, je prendrais tout en mains.

PÈLERIN

Tout quoi ?

SIR JACASSE

Certains projets que j’ai

Et que je ne peux révéler.

PÈLERIN[, à part.]>

Si j’avais quelqu’un

Avec qui faire un pari, je gagerais

Qu’il va me le dire tout de suite.

SIR JACASSE

L’un d’eux serait (celui-là

Je peux le révéler) de fournir l’État

De Venise en harengs saurs pendant trois ans,

Cela à un certain prix, depuis Rotterdam,

Où j’ai des contacts. Voici une lettre à ce sujet,

Qui me vient d’un des membres de l’Assemblée.

Il ne sait pas signer son nom mais voici sa marque.

PÈLERIN

C’est un marchand de chandelles2 ?

PÈLERIN

Vous en avez donc d’autres ?

PÈLERIN

Par qui ?

SIR JACASSE

Quelqu’un, monsieur, qui occupe un emploi obscur,

Mais qui a le bras long et se fera écouter.

Un commendatore.

PÈLERIN

Quoi, un simple sergent ?

SIR JACASSE

Monsieur, ce sont ces gens-là qui soufflent aux grands

Ce qu’ils doivent dire, autant, parfois, que de plus importants.

Je crois que j’ai ici mes notes, à vous montrer.

SIR JACASSE

Mais il faut que vous me juriez, sur votre honneur de gentilhomme,

De ne pas me prendre mes idées…

PÈLERIN

Moi, monsieur ?

SIR JACASSE

Ni d’en révéler

Le moindre détail… Je n’ai pas mon papier sur moi.

PÈLERIN

Oh ! mais vous vous en souvenez, monsieur.

SIR JACASSE

Mon premier

Concerne les briquets. Vous savez sûrement

Que chaque famille, ici, a le sien.

Or, ce sont des objets si faciles à transporter…

Imaginez que vous ou moi soyons mal disposés

Envers cet État… Ne pourrais-je, monsieur,

Avec cela en poche, pénétrer dans l’arsenale ?

Ou bien vous ? Et en ressortir ? Et qui le saurait ?

PÈLERIN

Vous, monsieur.

SIR JACASSE

Vous vous moquez ! C’est pourquoi moi,

J’avise l’État qu’il serait prudent

Que personne, sauf des patriotes sûrs,

Amoureux reconnus de leur pays, n’ait le droit

D’en avoir un chez lui. Et même ces briquets-là

Seraient recensés par l’État et d’une taille telle

Qu’on ne puisse les cacher dans une poche.

SIR JACASSE

Le suivant a pour but de s’assurer, après enquête

Et de visu, qu’un navire

Récemment arrivé de Syrie ou

De quelque endroit suspect du Levant

N’est pas porteur de la peste. Alors que normalement

Ils attendent quarante, cinquante jours parfois,

Au Lazaretto pour vérification, je propose

D’épargner cette charge et ce coût au marchand

En levant le doute en une heure.

PÈLERIN

Vraiment, monsieur ?

SIR JACASSE

Ou alors… je perdrai ma peine.

PÈLERIN

Ma foi, ce serait dommage !

SIR JACASSE

Attendez, monsieur, attendez. Cela me coûtera, en oignons,

Environ trente livres françaises.

PÈLERIN

Soit une livre sterling.

PÈLERIN

Vous avez raison, monsieur.

SIR JACASSE

Comme je regrette de ne pas avoir mes notes !

PÈLERIN

Et moi, donc !

Mais vous y êtes arrivé, monsieur.

SIRE JACASSE

Si j’étais un traître,

Ou capable de l’être, je vous démontrerais

Comment vendre cet État aux Turcs,

Malgré sa flotte ou sa…

PÈLERIN

Je vous en prie, sir Jacquot.

SIR JACASSE

Mais je ne les ai pas sur moi.

PÈLERIN

C’est ce que je craignais.

Mais les voilà, monsieur ?

SIR JACASSE

Non, ça c’est le journal

Où je consigne mes actions quotidiennes.

PÈLERIN

Puis-je me permettre, monsieur ? Voyons… Notandum,

Un rat avait rongé mes pattes d’éperon ; néanmoins,

Je suis sorti avec une autre paire ; mais d’abord,

J’ai jeté trois fèves en passant le seuil1. Item,

Je suis allé acheter deux cure-dents, dont l’un

S’est aussitôt cassé, pendant que je devisais

Avec un marchand hollandais de ragion del stato2.

De là je suis allé, pour un moccegino,

Faire raccommoder mes bas de soie ; en chemin,

J’ai marchandé des sprats. Et à Saint-Marc, j’ai uriné.

Voilà en vérité des notes politiques !

SIR JACASSE

Je ne laisse passer,

Monsieur, aucun acte de ma vie sans en prendre note.

PÈLERIN

Croyez-moi, c’est fort sage !

SIR JACASSE

Allez, monsieur, continuez.

SCÈNE II

[Entrent] LADY JACASSE, NANO et deux DAMES de compagnie.

[LADY JACASSE]

Où se cache donc ce coureur ? Dans une maison, je parie.

NANO

Alors il ne court plus.

LADY JACASSE

Mais moi je cours après lui3.

Doucement, je vous prie. Cette chaleur ne vaut rien

À mon teint, et son cœur n’en vaut pas tant.

Je n’ai cure de l’arrêter ; je veux le prendre sur le fait.

Comme ce fard s’en va !

[Elle se frotte le visage.]

LADY JACASSE

Où cela ?

LA SECONDE DAME

Avec un jeune monsieur.

LADY JACASSE

La personne en question,

Déguisée en homme. Appelez mon chevalier, monsieur,

Je vous prie : je veux ménager sa réputation,

Quels que soient ses torts.

SIR JACASSE

Voilà ma femme.

PÈLERIN

Où ?

SIR JACASSE

C’est bien elle, monsieur, vous allez la rencontrer.

Une femme remarquable, je le dis, même si c’est la mienne,

Pour l’élégance et la tenue ; et pour la beauté,

J’oserais la comparer…

PÈLERIN

Vous n’êtes pas jaloux,

Pour en faire ainsi l’éloge ?

SIR JACASSE

Non ; et pour la conversation…

PÈLERIN

Étant votre femme, elle ne peut en manquer.

[Les groupes se rejoignent.]

LADY JACASSE

Ne l’est pas ?

SIR JACASSE

Si.

Il a montré si tôt son visage au monde…

LADY JACASSE

Vous voulez dire si récemment ? Aujourd’hui ?

SIR JACASSE

Que voulez-vous dire ?

LADY JACASSE

Eh bien, dans cet habit, monsieur, vous me comprenez.

Non, monsieur Jacasse, cela ne vous sied point ;

J’aurais pensé que le parfum de votre réputation

Vous eût été plus cher ; que vous n’eussiez pas

Exécuté aussi cruellement votre honneur.

Un homme de votre dignité, que dis-je, de votre rang !

Mais les chevaliers, je le vois, se soucient peu du serment

Qu’ils font aux dames, et surtout à leur propre dame.

SIR JACASSE

Par mes éperons, symboles de ma chevalerie…

PÈLERIN[, à part.]

Dieu ! Qu’il doit descendre bas pour faire un serment !

SIR JACASSE

Je ne vous entends point.

LADY JACASSE

Très bien, monsieur, votre rouerie

À Pèlerin :

Un mot, monsieur.

Loin de moi le désir de me quereller publiquement

Avec une femme, ou d’avoir l’air

Revêche ou violente (comme le dit Le Courtisan1).

Cela fait paysan, surtout chez une dame,

Et je veux l’éviter à tout prix. Même si

Monsieur Jacasse m’a fort mal traitée, pourtant,

Voir une jolie femme utilisée ainsi…

Méchamment, pour en outrager une autre…

Qu’elle ne connaît même pas ; et qui plus est, s’obstiner…

Risque bien, à mon humble avis,

De constituer un solécisme2 envers notre sexe,

Sinon envers les bonnes manières.

PÈLERIN

Qu’est-ce à dire ?

SIR JACASSE

Chère madame,

Venez-en au fait.

LADY JACASSE

Très bien monsieur, j’y viens.

Puisque vous me provoquez par votre impudence

Et les rires de votre volage sirène des terres,

Votre Sporus3, votre hermaphrodite…

PÈLERIN

Qu’est-ce ?

Fureur poétique ? Orages historiques ?

SIR JACASSE

Croyez-moi, ce gentilhomme est homme de mérite

Et de notre nation.

SIR JACASSE

Vraiment,

Si c’est ce que vous êtes, je dois dire adieu

À votre compagnie ! L’affaire me semble trop limpide.

[Sir Jacasse sort.]

LADY JACASSE

Vous vous en tirez bien, avec vos airs de diplomate !

Mais pour ce qui est de votre putain de carnaval

Venue chercher ici la liberté de conscience

Loin de la persécution de la maréchaussée,

Je saurai la soumettre à la discipline.

PÈLERIN

Incroyable !

Vous faites cela souvent ? Est-ce votre manière

De vous exercer l’esprit pour des joutes futures ?

Madame…

LADY JACASSE

Allons, allons, monsieur.

PÈLERIN

Madame, écoutez-moi.

Si votre chevalier vous prescrit de mendier des chemises1,

Ou de m’inviter chez vous, vous pourriez trouver

Des voies bien plus directes.

LADY JACASSE

Ne croyez pas

M’échapper aussi facilement.

PÈLERIN

Parce que vous me tenez ?

LADY JACASSE

Cela mettrait à bout la plus patiente des femmes.

SCÈNE IV

[Le Scrutineo.] [Entrent] VOLTORE, CORBACCIO,
CORVINO et Mosca.

[VOLTORE]

Vous savez comment nous allons mener l’affaire.

Tout ce qu’il faut, c’est de la constance

Pour que tout se passe bien.

CORVINO

Oui.

MOSCA

Alors, pas d’hésitation.

CORVINO[, à part, à Mosca.]

Mais l’avocat connaît-il la vérité ?

MOSCA

Non, monsieur ;

Sûrement pas. J’ai inventé une histoire compliquée

Qui préserve votre réputation. Mais tenez bon, monsieur.

CORVINO

C’est le seul que je craigne ; j’ai peur que sa plaidoirie

Ne lui permette de partager l’héritage.

MOSCA

 La corde, plutôt.

Pour le pendre ! Nous avons juste besoin qu’il parle.

Même chose pour le vieux corbeau là-bas.

[Il montre Corbaccio.]

CORVINO

Qu’est-ce qu’il fera, lui ?

MOSCA

Vous voulez dire, après ?

CORVINO

Oui.

CORBACCIO

Oui, chut.

MOSCA, à Corvino.

Mais c’est vous qui la mangerez.

[À part :]

Pas de danger !

À Voltore à nouveau :

Votre Honneur,

Que Mercure insuffle le tonnerre à votre discours,

Et aussi l’Hercule gaulois1, et que votre langue

Soit aussi triomphante que sa massue et anéantisse,

Telle une tempête, nos adversaires,

Et surtout les vôtres, monsieur.

VOLTORE

Les voilà ; tais-toi.

MOSCA

Si besoin est, je peux faire venir

Un autre témoin.

VOLTORE

Qui est-ce ?

SCÈNE V

[Entrent] quatre AVOCATORI, BONARIO,
CELIA, un NOTARIO, des COMMENDATORI [et d’autres].

[LE PREMIER AVOCATORE]

Le Sénat n’a jamais rien entendu de semblable.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Ils seront très étonnés quand nous rapporterons.

LE QUATRIÈME AVOCATORE

La dame a toujours joui d’une réputation

Irréprochable.

LE TROISIÈME AVOCATORE

Et le jeune homme aussi.

LE QUATRIÈME AVOCATORE

La conduite du père est d’autant plus perverse.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Et que dire du mari !

LE PREMIER AVOCATORE

Je ne trouve pas

De nom pour son acte, tant il est monstrueux !

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Et l’imposteur, alors ! Voilà un cas

Qui bat tous les précédents !

LE PREMIER AVOCATORE

Et tous ceux qui suivront !

LE TROISIÈME AVOCATORE

Les témoins cités sont-ils présents ?

NOTARIO

Tous, sauf Volpone, le vieux magnifico.

LE PREMIER AVOCATORE

Pourquoi n’est-il pas là ?

MOSCA

S’il vous plaît, mes seigneurs,

Voici son avocat. Lui-même est si faible,

Si fatigué…

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Qui êtes-vous ?

BONARIO

C’est son parasite,

Son valet, son entremetteur. Je demande à la cour

Qu’on l’oblige à venir afin que vos regards avisés

Aient la preuve formelle de son étrange imposture.

VOLTORE

Je jure sur mon crédit auprès de Vos Seigneuries,

Qu’il ne peut supporter de sortir.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Faites-le venir quand même.

LE TROISIÈME AVOCATORE

Nous voulons le voir.

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Allez le chercher.

LE TROISIÈME AVOCATORE

Parlez librement.

VOLTORE

Sachez donc, très honorables juges, que je dois

Révéler à vos oreilles étrangement abusées

La plus prodigieuse, la plus cynique manifestation

D’insolente impudence et de traîtrise

Que jamais nature perverse ait produite

Pour déshonorer Venise. Cette femme lubrique

(À qui ne manquent ni les mines ni les pleurs

Pour façonner le masque qu’elle porte maintenant),

Est, c’est un fait notoire, maîtresse clandestine

Du jeune débauché que voilà ; je dis bien, notoire,

Et non pas soupçonné ; on l’a prise sur le fait

Avec lui, et cet homme, mari complaisant,

Lui a pardonné. Son indulgence extrême fait de lui,

Maintenant, l’innocent le plus infortuné

Que sa propre vertu ait fait traîner en justice.

Car ces deux-là, ne sachant opposer que l’infamie

À tant de générosité, tant celle-ci dépassait

Leur aptitude à la reconnaissance,

Se mirent à détester ce bienfait et, en guise

De remerciements, entreprirent d’extirper le souvenir

De leur acte. Je vous prie ici, messieurs les juges,

D’observer la malice, que dis-je, la fureur de créatures

Dont le crime est découvert ; et l’audace qu’ils retirent

De leur forfait même. Mais tout cela

Se confirmera bientôt. Or celui-ci, le père,

Avisé de cet acte odieux et de bien d’autres,

Qui blessaient chaque jour ses oreilles sensibles,

Attristé plus que tout de ne pouvoir

Se conduire comme un père (les méfaits de son fils

Prenant ces étranges proportions), prit enfin la décision

De le déshériter.

LE PREMIER AVOCATORE

Voilà des faits bien étranges !

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Ce jeune homme a toujours eu bonne réputation.

VOLTORE

Son vice n’en est que plus dangereux,

Qui peut ainsi séduire sous des dehors vertueux.

Mais, comme je le disais, mes honorés seigneurs, son père,

Ayant pris cette décision (et on ne sait comment

Le secret fut trahi) et ayant choisi ce jour-ci

Pour la mener à bien, ce parricide

(C’est le terme qui convient), s’arrange pour que celle-ci,

Sa maîtresse et complice, soit présente,

Pénètre dans la maison de Volpone (qui était,

Comprenez-vous, messieurs les juges, l’héritier

Désigné) pour y chercher son père.

Et dans quel but le cherche-t-il, mes seigneurs ?

Je frémis de le dire, qu’un fils puisse,

À l’égard d’un père (quel père !)

Nourrir un dessein aussi noir et pervers !

C’est pour l’assassiner. Et quand il en est empêché

Parce qu’il est, par bonheur, absent, que fait-il ?

Réfrène-t-il ses horribles pensées ? Non ! Nouveau forfait !

(Le mal ne s’arrête pas quand il a commencé).

Un acte abominable, messieurs les juges ; il arrache

À sa couche innocente le vieil homme qui y gît,

Cloué au lit, depuis trois ans et plus,

Et l’abandonne, nu, à même le plancher ; il blesse

Son serviteur au visage, et, avec sa putain,

Qui lui servit d’appeau pendant toute l’entreprise,

Et prenait grand plaisir à cette activité — je vous prie,

Messieurs les juges, de bien noter mes conclusions,

Qui sont singulières — il pense du même coup mettre un terme

Aux projets de son père, discréditer son libre choix

Du brave vieillard et se blanchir, ainsi que sa complice,

En couvrant d’infamie l’homme qu’ils devraient,

En rougissant, remercier de les laisser en vie.

LE PREMIER AVOCATORE

Quelles sont vos preuves pour tout ceci ?

BONARIO

Très honorables juges,

Je vous demande humblement de n’accorder aucun crédit

À la langue mercenaire de cet individu.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Taisez-vous.

BONARIO

Son âme est dans ses honoraires.

LE TROISIÈME AVOCATORE

Monsieur !

BONARIO

Cet homme,

Pour six sous de plus, plaiderait contre son Créateur.

LE PREMIER AVOCATORE

Un peu de tenue, monsieur.

VOLTORE

Mais non, dignes juges,

Laissez-le dire. Peut-on imaginer

Qu’il épargnera son accusateur, lui qui n’aurait pas

Épargné son propre père ?

LE PREMIER AVOCATORE

Eh bien, produisez vos preuves.

CELIA

Je voudrais pouvoir oublier que j’existe.

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Qui est celui-là ?

VOLTORE

Le père.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

A-t-il prêté serment ?

NOTARIO

Oui.

CORBACCIO

Que dois-je faire maintenant ?

NOTARIO

On vous appelle comme témoin.

CORBACCIO

Moi, parler à ce vaurien ?

Plutôt m’emplir la bouche de terre. Sa vue

Me lève le cœur. Je ne le connais plus.

LE PREMIER AVOCATORE

Mais pour quelle raison ?

CORBACCIO

Ce n’est qu’un accident de la nature,

Totalement étranger à mes reins.

BONARIO

Vous ont-ils obligé à dire ça ?

CORBACCIO

Je refuse de t’écouter.

Dégénéré, porc, bouc, loup, parricide ;

Je t’interdis de parler, vipère.

VOLTORE

Signior Corvino.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Voilà qui est étrange !

LE PREMIER AVOCATORE

Qui est celui-ci ?

NOTARIO

Le mari.

LE QUATRIÈME AVOCATORE

A-t-il prêté serment ?

NOTARIO

Oui.

LE TROISIÈME AVOCATORE

Parlez donc.

CORVINO

Cette femme, mes seigneurs, est une putain

De la plus chaude espèce, plus lascive qu’une perdrix,

C’est avéré…

LE PREMIER AVOCATORE

De grâce !

CORVINO

Elle hennit comme une pouliche.

NOTARIO

Respectez l’honneur de la cour.

MOSCA

Excellent, monsieur !

CORVINO

Il n’y a pas de honte à cela, n’est-ce pas ?

MOSCA

Aucune.

CORVINO

Et ne puis-je pas dire que j’espère qu’elle est en route

Pour la damnation, s’il y a pire enfer

Que d’être femme et putain ; un bon catholique

Pourrait en douter.

LE TROISIÈME AVOCATORE

Le chagrin le rend fou.

LE PREMIER AVOCATORE

Faites-le sortir.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Attention à la femme.

Elle s’évanouit.

CORVINO

Étonnant !

Joliment simulé, une fois de plus !

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Écartez-vous.

LE TROISIÈME AVOCATORE[, à Mosca.]

Et vous, qu’avez-vous à dire ?

MOSCA

Ma blessure,

Vénérables seigneurs, parle pour moi ; je l’ai reçue

Pour protéger mon cher patron, au moment où celui-ci

N’a pas trouvé son père, qu’il cherchait, et où cette créature,

Qui connaissait son rôle, a compris qu’elle devait crier au viol.

BONARIO

Quel impudent mensonge ! mes seigneurs…

LE TROISIÈME AVOCATORE

Taisez-vous, monsieur.

On vous a laissé parler ; maintenant, c’est à leur tour.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Je commence à flairer l’imposture.

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Cette femme a trop d’humeurs diverses.

VOLTORE

Vénérables seigneurs,

C’est une créature dont la lubricité est manifeste,

Tout à fait éhontée.

CORVINO

Tout à fait débridée,

Vénérables seigneurs, et insatiable.

MOSCA

Son épouse elle-même, qui les a vus aussi,

Attend dehors ; elle les aurait poursuivis par les rues,

Mais elle voulait préserver l’honneur de son chevalier.

LE PREMIER AVOCATORE

Qu’on fasse venir cette dame.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Qu’elle entre.

[Mosca sort.]

LE QUATRIÈME AVOCATORE

J’en suis abasourdi !

LE TROISIÈME AVOCATORE

Je suis frappé de stupeur !

SCÈNE VI

[Entre] Mosca avec Lady Jacasse.

MOSCA

N’hésitez pas, madame.

LADY JACASSE

Oui, c’est bien elle.

Dehors, catin caméléonesque : voilà que tes yeux

Pleurent plus que ceux de l’hyène. Oses-tu,

Après ce que tu m’as fait, me regarder en face ? Pardon,

Je crains de m’être laissé emporter et d’avoir

Attenté à la dignité de la cour…

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Non, non, madame.

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Ce n’est pas le cas, madame.

Ces preuves sont convaincantes.

LADY JACASSE

Je n’avais certes pas l’intention

De choquer l’honneur du tribunal ou de mon sexe.

LE TROISIÈME AVOCATORE

Nous le croyons.

LADY JACASSE

Vous pouvez certes le croire.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Madame, c’est ce que nous faisons.

LADY JACASSE

Et vous avez raison ;

Je n’aurais pas la grossièreté…

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Nous le savons.

LE TROISIÈME AVOCATORE

Madame…

LADY JACASSE

Une telle assemblée ;

Non, assurément pas.

LE PREMIER AVOCATORE

Nous le pensons bien.

LE PREMIER AVOCATORE

Laissons-lui le dernier mot.

[À Bonario :]

Avez-vous des témoins

Pour prouver ce que vous avancez ?

BONARIO

Nos consciences…

CELIA

Et le Ciel, qui n’abandonne jamais les innocents.

LE QUATRIÈME AVOCATORE

Ce ne sont pas là des preuves.

BONARIO

Pas dans vos tribunaux,

Où triomphent la multitude et le bruit.

LE PREMIER AVOCATORE

Assez ! Vous devenez insolent.

VOLTORE

Par ici ; par ici.

Volpone est amené sur une civière.

Voici qu’arrive la preuve qui emportera la conviction.

Elle réduira au silence leurs langues impudentes.

Regardez, juges vénérables, voici le violeur,

Le chevaucheur d’épouses, le fameux imposteur,

Le grand libidineux ! Ne pensez-vous pas

Que ces membres sont faits pour la luxure, que ces yeux

Guignent une concubine ? Remarquez ces mains, je vous prie.

Ne sont-elles pas prêtes à caresser les seins d’une dame ?

Ou peut-être qu’il simule ?

VOLTORE

Voudriez-vous qu’on le torture ?

BONARIO

Qu’on le mette à l’épreuve.

VOLTORE

Soumettons-le donc au fer rouge, ou aux aiguillons ;

Donnons-lui l’estrapade1 ; j’ai entendu dire

Que la roue guérissait la goutte : allez-y, essayez

Et soulagez-le de cette maladie, soyez humains.

Je parierais, devant ces honorables juges,

Qu’il restera encore affligé d’autant de maux

Qu’elle a connu d’amants et toi de putains.

Ô très équitables auditeurs, si de tels actes,

De tels agissements, aussi effrontés, monstrueux,

Étaient tolérés, y aurait-il un citoyen

Dont la vie, que dis-je, dont l’honneur, ne dépendrait

Du premier qui oserait le calomnier ? Qui d’entre vous

Est à l’abri, honorables juges ? Permettez-moi

De vous demander, juges vénérables, si leur complot

À la moindre apparence, la moindre couleur de vérité ?

Ou s’il n’évoque pas, même au nez le moins subtil,

Les relents fétides de la plus ignoble calomnie ?

Ayez pitié, je vous en supplie, de ce bon vieillard

Dont la vie est mise en péril par leurs mensonges.

En ce qui les concerne, je conclurai ainsi :

Les méchants, lorsqu’ils s’enflamment et s’endurcissent

Dans la pratique du mal, ne manquent pas d’assurance.

Le vice va de pair avec le plus grand aplomb.

LE PREMIER AVOCATORE

Qu’on les mène en prison et qu’on les sépare.

[On emmène Celia et Bonario.]

LE PREMIER AVOCATORE

Qu’on emmène le vieil homme avec des précautions.

Je regrette que notre crédulité lui ait causé du tort.

[On emporte Volpone.]

LE QUATRIÈME AVOCATORE

En voilà bien des misérables !

LE TROISIÈME AVOCATORE

J’en suis tout bouleversé !

LE DEUXIÈME AVOCATORE

La honte a quitté leurs visages dès le berceau.

LE QUATRIÈME AVOCATORE[, à Voltore.]

Vous avez rendu, monsieur, un fier service à l’État

En les perçant à jour.

LE PREMIER AVOCATORE

Vous saurez, avant ce soir,

Quelle condamnation la cour prononce contre eux.

VOLTORE

Nous remercions messieurs les juges.

[Les juges, le greffier et les gardes sortent.]

Qu’en dites-vous ?

CORVINO

Très bien.

MOSCA

Vous avez bien fait de vous déclarer

Cocu, de vous-même ; plutôt que de les laisser prouver

L’autre chose.

CORVINO

Oui, c’est ce que je me suis dit.

Comme ça, c’est sa faute à elle…

MOSCA

Sinon, ç’aurait été la vôtre.

CORVINO

Juste. Quand même, je me méfie de cet avocat.

MOSCA

Mais non,

Vous avez tort. Ne vous faites pas de souci.

CORVINO

Je te fais confiance, Mosca.

[Corvino sort.]

MOSCA

Autant qu’à votre âme, monsieur.

CORBACCIO

Mosca !

MOSCA

Ah ! monsieur, voyons votre affaire.

CORBACCIO

Quoi ? Tu as à faire ?

CORBACCIO

Et pour personne d’autre ?

MOSCA

Personne.

CORBACCIO

Alors, veille au grain.

MOSCA

Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.

CORBACCIO

Ne tarde pas.

MOSCA

J’y vais de ce pas.

CORBACCIO

Assure-toi que tout

Est recensé : bijoux, argenterie, espèces,

Mobilier, literie, rideaux…

MOSCA

Anneaux de rideaux, monsieur.

Mais il faut déduire les honoraires de l’avocat.

CORBACCIO

Je vais le payer tout de suite : tu lui donnerais trop.

MOSCA

Monsieur, il faut que je le règle.

CORBACCIO

Deux sequins suffiront ?

CORBACCIO

C’est trop.

MOSCA

 Il a beaucoup parlé ;

C’est à prendre en compte, monsieur.

CORBACCIO

Bon ; en voilà trois.

MOSCA

Je vais les lui donner.

CORBACCIO

Va ; et voilà pour toi.

[Corbaccio sort.]

MOSCA

Généreux, le sac d’os ! Quel horrible et étrange crime

A-t-il commis contre la nature, dans sa jeunesse,

Qui lui vaille pareille vieillesse ? Voyez, monsieur, comme je veille

À vos intérêts ; ne faites semblant de rien.

VOLTORE

D’accord.

Je vous laisse.

MOSCA

Tout est à vous.

[Voltore sort.]

Et le diable avec.

Brave avocat — madame, je vous raccompagne.

LADY JACASSE

Non, je vais aller voir votre patron.

LADY JACASSE

Vous m’avez convaincue.

[Mosca et Lady Jacasse sortent.]