ACTE V

SCÈNE I

[Chez Volpone.]
[Entre] VOLPONE.

[VOLPONE]

[Il se lève.]

Tudieu, j’ai senti une crampe dans la jambe gauche

Et aussitôt je me suis dit que quelque dieu

M’avait frappé de paralysie ; allons, soyons gai,

Sortons de cette humeur. Des frayeurs de ce type,

Si elles pleuvaient sur moi, m’exposeraient

À quelque vilaine maladie : empêchons cela.

Qu’on m’apporte une bonne coupe de vin, pour chasser

Cette aigreur de mon cœur.

Il boit.

Mm, Mm, Mm.

La voilà quasiment partie. Je vais la surmonter.

Pour me remonter, il faudrait maintenant inventer

Une filouterie ingénieuse, superbe,

Qui me ferait mourir de rire !

Il boit à nouveau.

 Bien, bien, bien.

Ce vin, dans mes veines : c’est déjà la chaleur de la vie. Mosca !

SCÈNE II

[Entre] MOSCA.

VOLPONE

Délicieux Mosca !

MOSCA

Les choses ne furent-elles pas savamment menées ?

VOLPONE

Et vaillamment.

C’est face aux grands périls que les génies s’affirment.

MOSCA

Ce serait une folie insigne de confier

Une action d’envergure à un esprit poltron.

Mais vous n’êtes pas enthousiaste, ce me semble ?

VOLPONE

Oh si ! Plus que si j’avais possédé la fille

Ou fait l’amour à toute la gent féminine.

MOSCA

Voilà qui est parler, monsieur. Il faut nous arrêter,

Il faut pauser ici. Il s’agit de notre chef-d’œuvre.

Il ne faut pas penser aller plus loin.

VOLPONE

Tu as raison.

Tu as atteint ton zénith, mon précieux Mosca.

MOSCA

Mais votre clarissimo2, le vieux bossu, va se

Recroqueviller comme un cloporte quand on le touche.

VOLPONE

Et Corvino ?

MOSCA

Ah ! monsieur, vous le verrez,

Demain matin, errer dans les rues

Avec corde et poignard3 ; il deviendra fou, c’est sûr.

Et milady aussi, qui est venue au tribunal

Pour se parjurer en faveur de Votre Seigneurie…

VOLPONE

Oui ;

Elle m’a embrassé devant les juges, quand mon visage

Ruisselait de pommade…

MOSCA

Et de transpiration. Mais l’or

Est une telle drogue ! Il vous dissipe

Toutes les odeurs déplaisantes ; transforme

Les plus disgracieux et leur restitue la beauté,

À l’instar de l’étrange ceinture de Vénus4. Même

Jupiter ne put inventer couverture plus subtile

Pour tromper les gardes d’Acrisios5. C’est l’or

Qui donne au monde entier grâce, jeunesse et beauté.

SCÈNE III

[Entre] VOLTORE.

VOLPONE[, à part.]

Superbe1 !

Continue ton travail. Voilà qu’ils commencent à frémir.

Ils sont loin de penser à moi. Mais regardez-moi ça !

Leur œil parcourt toute la longueur de l’acte

Pour arriver au nom, aux diverses donations

Et à ce qui est légué à chacun…

MOSCA

Dix tentures complètes…

VOLPONE

Et les cordons pour qu’ils se pendent2, Mosca. Leurs espoirs

Sont en train de s’envoler.

VOLTORE

C’est Mosca l’héritier !

CORBACCIO

Que dit-il ?

VOLPONE[, à part.]

Notre avocat est muet. Surveillons notre marchand,

Il a eu vent de quelque étrange tempête ; d’un naufrage ;

Il s’évanouit ; milady va se pâmer. Quant au vieux bigleux,

Il n’a pas encore touché le désespoir.

CORBACCIO

Tous ceux-ci

N’ont plus rien à espérer. C’est moi l’heureux homme.

CORVINO

Mais, Mosca…

MOSCA

Oui, monsieur. Fermez la bouche

Ou je vous arrache la seule dent qui vous reste.

N’est-ce pas vous qui venez ici, à tout moment depuis trois ans,

Comme un sale rapace sur trois pattes1,

Flairer la proie et fourrer votre nez partout

Avec des airs obséquieux ? Vous qui vouliez m’acheter

Pour que j’empoisonne mon patron ? N’est-ce pas, monsieur ?

N’est-ce pas vous qui, aujourd’hui, au tribunal,

Avez proclamé que vous déshéritiez votre fils ?

Vous, qui vous êtes parjuré ? Allez crever chez vous et puer ailleurs.

Et si vous croassez la moindre syllabe, je déballe tout.

Dehors ! Appelez vos porteurs et allez puer ailleurs.

[Corbaccio sort.]

VOLPONE

Il est fort, le gredin !

VOLTORE

Ah ! mon fidèle Mosca,

Je trouve ta fermeté…

MOSCA

Monsieur ?

VOLTORE

D’une sincérité…

SCÈNE IV

[Chez Sir Jacasse Politique.]
[Entre] PÈLERIN[, déguisé, accompagné de trois MARCHANDS.]

PÈLERIN

Oui, ses aventures

Seraient consignées dans le Livre des voyages2

Et sa mystification rapportée comme véridique.

Donc, messieurs, lorsque j’y serai depuis un certain temps

Et que vous nous imaginerez en pleine conversation,

Ne manquez pas votre approche.

LE PREMIER MARCHAND

Faites-nous confiance.

[Les Marchands sortent. Entre une SERVANTE.]

PÈLERIN

Bonjour, belle dame. Sir Jacquot est-il chez lui ?

LA SERVANTE

Je ne sais pas, monsieur.

LE PREMIER MARCHAND

Ou à Smithfield, à la foire2.

LE TROISIÈME MARCHAND

Je ne trouve pas ce spectacle très drôle.

PÈLERIN

Adieu, très politique tortue !

[Pèlerin et les Marchands sortent. Entre la SERVANTE.]

SIR JACASSE

Où est madame ?

Est-elle au courant ?

LA SERVANTE

Je ne sais pas, Monsieur.

SIR JACASSE

Renseigne-toi.

[La Servante sort.]

Oh ! Je vais être la risée de tous les dîners, fournir

De la matière aux gazetti, des plaisanteries aux mousses

Et, bien pis, nourrir les conversations dans les tavernes.

[La SERVANTE revient.]

LA SERVANTE

Madame est rentrée fort mélancolique et fait dire

Qu’elle va prendre la mer pour se remettre.

SIR JACASSE

Et moi, je vais fuir à jamais ce lieu et ces climats,

Et maison sur le dos, rentrer, décidément,

Ma pauvre tête dans ma coquille, politiquement.

[Ils sortent.]

SCÈNE VI

[Une rue.]
[Entrent] CORBACCIO et CORVINO.

SCÈNE VIII

[Entrent] CORBACCIO et CORVINO.
[MOSCA traverse la scène.]

CORVINO

Crois-tu, bonhomme, que tes galons

Ou ton impertinent bonnet rouge, qu’on dirait

Cloué sur ta caboche par deux sequins1

Peuvent justifier ton insolence ? Viens par ici,

Et tu verras si je n’ose pas te battre. Approche.

VOLPONE

Rien ne presse, monsieur. Je connais votre bravoure

Depuis que vous osez proclamer ce que vous êtes.

CORVINO

 Attends,

J’ai un mot à te dire.

VOLPONE

Une autre fois, monsieur…

CORVINO

Non, maintenant.

VOLPONE

Mon Dieu, monsieur, serait-il raisonnable

De braver la fureur d’un cocu déchaîné ?

Mosca passe près d’eux.

VOLPONE

Merveilleux basilic ! Sus au vautour, maintenant.

SCÈNE IX

[Entre VOLTORE.]

[VOLTORE]

Alors, mouche à viande, c’est l’été pour toi, maintenant,

Mais ton hiver viendra.

MOSCA

Mon cher avocat,

Je vous en prie, pas d’insultes ni de menaces déplacées.

Vous feriez un solécisme, comme dit milady.

Achetez-vous une nouvelle toque ; votre cervelle s’échappe.

VOLTORE

Monsieur !

VOLPONE

Voulez-vous que je batte cet esclave insolent,

Que je jette de la boue sur son bel habit neuf ?

VOLTORE

Cet homme

Est sans doute quelque domestique !

VOLPONE

Monsieur, en fait

La cour vous attend. Je suis furieux qu’un mulet,

Qui n’a jamais lu Justinien, se mette

À chevaucher un avocat1. N’aviez-vous pas de parade

Pour vous éviter d’être berné par cet individu ?

J’espère que tout cela n’est qu’une comédie,

Que ce n’est qu’un complot pour abuser les autres

Et que c’est bien vous l’héritier ?

VOLTORE

Quel étrange, encombrant

Et officieux vaurien ! Vraiment, tu m’exaspères.

VOLPONE

Je sais…

Impossible, monsieur, qu’on vous ait possédé ;

Aucun homme n’en serait capable

Vous si sage, si avisé… Et n’est-il pas convenable

Que richesse et sagesse aillent main dans la main ?

[Ils sortent.]

SCÈNE X

[Au Scrutineo.] [Entrent les] quatre AVOCATORI, NOTARIO,
des COMMENDATORI, BONARIO, CELIA,
CORBACCIO, CORVINO.

[LE PREMIER AVOCATORE]

Toutes les parties sont-elles présentes ?

NOTARIO

Oui, sauf l’avocat.

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Le voilà.

[Entre VOLTORE, escorté de VOLPONE, déguisé.]

SCÈNE XII

[Au Scrutineo.] [Les quatre] AVOCATORI[, NOTARIO,
VOLTORE, BONARIO, CELIA,
CORBACCIO, CORVINO,
COMMENDATORI.]

CORBACCIO

Quoi ? Si, si, je crois bien.

CORVINO

C’est l’évidence même.

VOLPONE

Regardez, il revient à lui.

VOLTORE

Où suis-je ?

VOLPONE

Courage, monsieur, le pire est derrière vous.

Vous êtes délivré.

LE PREMIER AVOCATORE

Quel curieux incident !

LE DEUXIÈME AVOCATORE

Si soudain et prodigieux !

LE TROISIÈME AVOCATORE

S’il était,

Comme il semblerait, possédé, ceci est sans valeur.

CORVINO

Il est souvent sujet à ces attaques.

LE PREMIER AVOCATORE

Montrez-lui ces papiers. Les reconnaissez-vous, monsieur ?

VOLPONE[, bas, à Voltore.]

Niez, monsieur ; jurez que vous ne les connaissez pas.

VOLPONE

Je suis Volpone. Cette crapule est à mon service.

Celle-là, au sien ; celui-là est le jouet de l’avarice,

Et lui, cocu, pigeon, crapule en une seule chimère1 ;

Et puisque, nobles juges, notre seul espoir à tous

Est une condamnation, qu’elle vienne sans tarder.

Je n’en dirai pas plus.

VOLPONE

[On emmène Volpone.]

LE PREMIER AVOCATORE

Quant à toi, Voltore, pour laver la honte

Dont tu as couvert tous les hommes de loi respectables,

Tu es banni de leur confrérie et de notre État.

Corbaccio ! — Amenez-le. Nous décidons de remettre

Tous tes biens à ton fils et de t’enfermer

Dans le monastère de San Spirito.

Puisque tu n’as pas su bien vivre ici,

Tu apprendras à bien mourir là-bas.

CORBACCIO

Hein ? Qu’est-ce qu’il dit ?

LE COMMENDATORE

Vous le saurez bientôt, monsieur.

LE PREMIER AVOCATORE

Corvino, tu seras

Immédiatement jeté dans une barque, devant ta maison,

Et promené dans tout Venise, par le Grand canal,

Avec, sur la tête, un bonnet aux longues oreilles d’âne

En guise de cornes ; et tu monteras ainsi, une pancarte

Sur la poitrine, jusqu’au berlino2

CORVINO

Oui,

Pour qu’on me crève les yeux avec du poisson puant,

Des fruits gâtés et des œufs pourris… Tant mieux !

Comme ça, je ne verrai pas ma disgrâce.

LE PREMIER AVOCATORE

Et pour expier

Tes torts envers ta femme, tu devras la renvoyer

Chez son père, en triplant sa dot.

Ce sont là tous nos verdicts…