Eh bien, me voilà rentré ; la crise est passée.
Jamais je n’avais détesté mon déguisement
Avant ce moment-là ; ici, en privé, c’était bien,
Mais en public… Cave1 pendant que je souffle.
[Il se lève.]
Tudieu, j’ai senti une crampe dans la jambe gauche
Et aussitôt je me suis dit que quelque dieu
M’avait frappé de paralysie ; allons, soyons gai,
Sortons de cette humeur. Des frayeurs de ce type,
Si elles pleuvaient sur moi, m’exposeraient
À quelque vilaine maladie : empêchons cela.
Qu’on m’apporte une bonne coupe de vin, pour chasser
Cette aigreur de mon cœur.
Il boit.
Mm, Mm, Mm.
La voilà quasiment partie. Je vais la surmonter.
Pour me remonter, il faudrait maintenant inventer
Une filouterie ingénieuse, superbe,
Qui me ferait mourir de rire !
Il boit à nouveau.
Bien, bien, bien.
Ce vin, dans mes veines : c’est déjà la chaleur de la vie. Mosca !
Alors, monsieur ? Le soleil brille-t-il à nouveau ?
Sommes-nous remis ? Avons-nous cessé de nous fourvoyer
Et recouvrons-nous le bon chemin1 ?
La voie se dégage-t-elle pour nos entreprises ?
Délicieux Mosca !
Les choses ne furent-elles pas savamment menées ?
Et vaillamment.
C’est face aux grands périls que les génies s’affirment.
Ce serait une folie insigne de confier
Une action d’envergure à un esprit poltron.
Mais vous n’êtes pas enthousiaste, ce me semble ?
Oh si ! Plus que si j’avais possédé la fille
Ou fait l’amour à toute la gent féminine.
Voilà qui est parler, monsieur. Il faut nous arrêter,
Il faut pauser ici. Il s’agit de notre chef-d’œuvre.
Il ne faut pas penser aller plus loin.
Tu as raison.
Tu as atteint ton zénith, mon précieux Mosca.
Et réussir à détourner le courant
Vers les innocents.
Oui, et tirer
De nos dissonances une harmonie aussi superbe…
Tu as raison.
C’est cela qui m’étonne le plus ! Comment t’y es-tu pris
Pour que tous ces drôles, si divisés entre eux,
Ne subodorent rien, ni chez moi ni chez toi,
Et ne soupçonnent pas leurs alliés ?
Ils ne veulent rien voir.
L’excès de lumière les aveugle, je crois. Chacun d’entre eux
Est tellement habité, possédé par ses propres espoirs,
Que tout signe contraire,
Si criant, si flagrant,
Si palpable qu’il soit, il lui résistera…
Comme à une tentation du diable.
Exactement, monsieur.
Les marchands parlent de commerces profitables,
Les grands seigneurs, de terres rentables. Mais l’Italie,
J’en jurerais, n’a pas de sol plus fécond
Que ces gaillards-là. L’avocat ne fut-il pas superbe ?
Il m’a semblé que vous transpiriez.
Un peu, c’est vrai.
Avouez-le, monsieur.
Vous étiez inquiet ?
En vérité, j’étais
Un peu perdu ; mais pas abattu,
Jamais ; j’ai toujours été moi-même.
Je le crois, monsieur.
Mais en toute honnêteté, il faut que je vous dise,
En toute conscience aussi, concernant votre avocat :
Il s’est donné du mal et a bien mérité
(À mon humble avis, avec votre permission
Et sans intention de vous contrarier) de se faire
Magnifiquement… berner.
C’est aussi ce que je crois,
Bien que je ne l’aie entendu qu’à la fin.
Oh ! mais monsieur, vous auriez dû l’entendre plus tôt,
Ramasser ses arguments, puis prendre l’air grave
Et faire des effets de manche… J’attendais le moment
Où il allait devoir changer de chemise ; et tout ça,
Purement par amour, sans espoir de profit…
Juste.
Bien, monsieur.
Fais venir le nain
Et l’eunuque.
Castrone, Nano !
[Entrent Castrone et Nano.]
Me voici.
Veux-tu t’amuser, tout de suite ?
Comme vous voudrez, monsieur.
Vous deux, allez sur l’heure de par les rues, annoncer
Que je suis mort ; prenez un air sombre
Et grave, entendez-vous ? Évoquez le chagrin causé
Par ces récentes calomnies.
[Castrone et Nano sortent.]
Qu’avez-vous dans l’idée, monsieur ?
Instantanément, mon vautour, ma corneille et mon corbeau
Arriveront à tire-d’aile pour avoir des nouvelles
Et becqueter la charogne ; et aussi ma louve,
Et tous les autres, affamés et pleins d’espoir…
Tout juste ; je voudrais que tu ailles mettre une robe
Et que tu joues le rôle de mon héritier ;
Montre-leur un testament. Ouvre ce coffre,
Prends-en un de ceux qui restent en blanc ; je vais immédiatement
Y mettre ton nom.
Ce sera superbe, monsieur.
Oui,
Quand ils ouvriront le bec et verront qu’on les a bernés…
Oui.
Prends-le de haut avec eux. Dépêche-toi.
Va enfiler ta robe.
Mais monsieur, et s’ils demandent
À voir le corps ?
Tu diras qu’il était décomposé.
Je dirai qu’il puait, monsieur, et que j’ai dû
Le faire mettre en bière d’urgence et emporter.
Dis tout ce que tu veux. Attends, voici mon testament.
Mets un bonnet et, devant toi, registre, plume, encre,
Et papiers. Installe-toi comme pour dresser
L’inventaire des biens. Moi, je vais me poster
Derrière le rideau, sur un tabouret, écouter,
Et parfois, jeter un œil pour voir la tête qu’ils font
Et à quelle vitesse la pâleur envahit leurs visages.
Oh ! Comme je vais rire ! Comme je vais me régaler !
Votre avocat en sera cloué sur place.
Tu veux dire que ça va lui clouer le bec1 ?
Mais votre clarissimo2, le vieux bossu, va se
Recroqueviller comme un cloporte quand on le touche.
Et Corvino ?
Ah ! monsieur, vous le verrez,
Demain matin, errer dans les rues
Avec corde et poignard3 ; il deviendra fou, c’est sûr.
Et milady aussi, qui est venue au tribunal
Pour se parjurer en faveur de Votre Seigneurie…
Oui ;
Elle m’a embrassé devant les juges, quand mon visage
Ruisselait de pommade…
Et de transpiration. Mais l’or
Est une telle drogue ! Il vous dissipe
Toutes les odeurs déplaisantes ; transforme
Les plus disgracieux et leur restitue la beauté,
À l’instar de l’étrange ceinture de Vénus4. Même
Jupiter ne put inventer couverture plus subtile
Pour tromper les gardes d’Acrisios5. C’est l’or
Qui donne au monde entier grâce, jeunesse et beauté.
Qui ? La dame ?
Elle est jalouse de vous.
Crois-tu vraiment ?
[On frappe en coul∂se.]
Écoutez,
Voilà déjà quelqu’un.
Va voir.
C’est le vautour.
C’est lui qui a le plus de flair.
Je vais à mon poste.
[Il se cache.]
Et toi, prends ta pose.
Je suis prêt.
Mais, Mosca,
Il me faut du travail d’artiste. Soumets-les à un supplice raffiné.
Alors, Mosca, comment va ?
Tapis de Turquie, neuf…
Tu fais l’inventaire ? C’est une bonne idée.
Deux literies complètes, en étoffe…
Où est le testament ?
Que je le lise en attendant.
[Entre Corbaccio, transporté sur une chaise.]
Déposez-moi là
Et rentrez.
[Les porteurs sortent.]
Voilà l’autre qui vient nous déranger.
Encore deux, en drap d’or…
Alors, ça y est, Mosca ?
Plus huit, en velours divers…
Est-ce que tu es sourd ?
[Entre CORVINO.]
Alors, Mosca, l’heure est arrivée ?
Volpone jette un œil de derrière une tenture.
Ah ! Ça se rassemble !
Que fait ici l’avocat ?
Ou ce Corbaccio ?
Qu’est-ce qu’ils font tous ici ?
[Entre LADY JACASSE.]
Mosca !
A-t-il rendu l’âme ?
Huit armoires de linge…
Ah !
La belle dame Jacasse aussi !
Mosca ! Le testament,
Que je puisse le leur montrer et les faire sortir d’ici !
Six armoires de broché et quatre de damas… Le voici.
[Il leur donne le testament.]
Édredons, traversins…
Superbe1 !
Continue ton travail. Voilà qu’ils commencent à frémir.
Ils sont loin de penser à moi. Mais regardez-moi ça !
Leur œil parcourt toute la longueur de l’acte
Pour arriver au nom, aux diverses donations
Et à ce qui est légué à chacun…
Dix tentures complètes…
Et les cordons pour qu’ils se pendent2, Mosca. Leurs espoirs
Sont en train de s’envoler.
C’est Mosca l’héritier !
Que dit-il ?
Notre avocat est muet. Surveillons notre marchand,
Il a eu vent de quelque étrange tempête ; d’un naufrage ;
Il s’évanouit ; milady va se pâmer. Quant au vieux bigleux,
Il n’a pas encore touché le désespoir.
Tous ceux-ci
N’ont plus rien à espérer. C’est moi l’heureux homme.
Mais, Mosca…
Est-ce sérieux ?
Dont un
En ébène…
Ou est-ce une plaisanterie ?
L’autre, en nacre — Je suis très occupé.
Comprenez-moi, c’est une fortune qui me tombe dessus —
Item, un saleron d’agate —, je ne l’ai pas cherché.
Vous m’entendez ?
Une boîte parfumée — je vous en prie,
Vous voyez bien que je suis préoccupé — en onyx…
Comment cela !
Demain ou après-demain, j’aurai tout le temps
De bavarder avec vous tous.
Sont-ce là mes espoirs ?
J’attends, monsieur, une réponse claire.
Et vous allez l’avoir,
Madame ! Veuillez clairement quitter ma maison.
Pas d’airs courroucés, je vous prie ; écoutez-moi plutôt.
Je n’ai pas oublié ce que vous m’offrîtes, madame,
Pour que je vous inscrive comme héritière ; souvenez-vous ;
C’était, disiez-vous, la manière dont les plus nobles dames
Se font entretenir, et pourquoi pas vous ? Ça suffit !
Rentrez chez vous et ménagez ce pauvre Sir Jacquot,
Sinon, je révèle des secrets. Allez ruminer votre bile.
[Lady Jacasse sort.]
Il est malin, le diable !
Mosca, juste un mot.
Grands dieux, qu’attendez-vous pour prendre la porte ?
Il me semble que vous auriez dû montrer l’exemple.
Pourquoi rester ? Avec quelles arrière-pensées ? Quels espoirs ?
Ne savez-vous pas que je sais que vous êtes un âne ?
Que vous seriez devenu un cornard consentant
Si le hasard l’avait voulu ? Que vous vous êtes proclamé
Cocu à la face du monde ? Cette perle,
Me direz-vous, vous appartenait ? Juste. Et ce diamant ?
Je ne le nierai point, merci. Et bien d’autres choses ?
Possible ! Dites-vous que ces bonnes actions
Cacheront les mauvaises. Je ne vous trahirai pas :
Vous n’êtes qu’un cocu hypothétique,
Vous ne détenez que le titre, mais c’est suffisant.
Rentrez chez vous ; ruminez votre bile ou devenez fou.
[Corvino sort.]
Superbe, Mosca ! La méchanceté lui va bien !
C’est sûr qu’il les berne tous pour moi.
Voilà notre bigleux qui fait des découvertes !
Je suis abusé, trompé, par un vaurien de parasite.
Tu m’as dupé, voyou.
Oui, monsieur. Fermez la bouche
Ou je vous arrache la seule dent qui vous reste.
N’est-ce pas vous qui venez ici, à tout moment depuis trois ans,
Comme un sale rapace sur trois pattes1,
Flairer la proie et fourrer votre nez partout
Avec des airs obséquieux ? Vous qui vouliez m’acheter
Pour que j’empoisonne mon patron ? N’est-ce pas, monsieur ?
N’est-ce pas vous qui, aujourd’hui, au tribunal,
Avez proclamé que vous déshéritiez votre fils ?
Vous, qui vous êtes parjuré ? Allez crever chez vous et puer ailleurs.
Et si vous croassez la moindre syllabe, je déballe tout.
Dehors ! Appelez vos porteurs et allez puer ailleurs.
[Corbaccio sort.]
Il est fort, le gredin !
Ah ! mon fidèle Mosca,
Je trouve ta fermeté…
Monsieur ?
D’une sincérité…
Ils sont partis : pas la peine de continuer.
Vous ? Qui êtes-vous ?
Hein, qui vous a sonné ? Oh ! je vous demande pardon
Mon vénérable monsieur ; je suis vraiment marri
Que la chance qui me sourit ait ainsi floué
Vos efforts, dont je dois dire qu’ils étaient méritoires.
Mais, croyez-moi, monsieur, je ne l’ai pas cherchée
Et je souhaiterais presque n’en point bénéficier,
Sauf qu’il faut respecter la volonté des morts.
Mais je me réjouis que vous n’en ayez nul besoin.
Vous avez, monsieur, de par votre éducation, un don
Qui vous mettra à l’abri de la gêne, tant que les hommes
Et leur malice causeront des procès. J’échangerais bien,
Monsieur, la moitié de ce don contre toute ma fortune.
Si j’ai quelque litige (mais j’espère bien n’en avoir pas,
Puisque les choses sont aussi évidentes),
J’oserai solliciter votre aide tapageuse.
Vous me direz quels sont vos honoraires. En attendant,
Vous qui savez si bien le droit, vous auriez, je le sais,
Scrupule à convoiter ce qui m’appartient.
Grand merci, monsieur, pour votre argenterie ; elle servira
À monter un jeune homme en ménage. Grands dieux, vous m’avez
Un air constipé : rentrez donc chez vous prendre une purge.
[Voltore sort.]
Dis-lui de manger de la laitue. Ah ! mon diable malin,
Viens, que je t’embrasse ! Si je pouvais maintenant
Faire de toi une Vénus… Mosca, va donc
Tout de suite mettre mon habit de clarissimo
Pour te montrer dans les rues. Torture-les encore un peu.
Il faut continuer et monter un complot. Ah ! Qui aurait
Voulu perdre ce régal ?
Et si nous les perdions, eux ?
Bah ! On me retrouve, on les retrouve.
Il me faudrait maintenant un déguisement
Pour aller les voir, les harceler,
Et les tarabuster à tous les coins de rue.
Monsieur, je peux arranger ça.
Vraiment ?
Oui, je connais
Un des commendatori qui vous ressemble fort.
Je m’en vais l’enivrer et je vous apporte son costume.
Superbe, et digne de ton génial cerveau !
Oh ! je serai pour eux une maladie cruelle.
Comme ils vont vous maudire !
À en crever, pardi.
Renard que l’on maudit, renard qu’on n’a pas pris.
Mon déguisement est-il suffisant ?
Absolument.
Ma seule ambition est de lui faire peur.
Si vous pouviez le faire s’embarquer, ce serait excellent.
Pour Zante ou pour Alep1 ?
Oui, ses aventures
Seraient consignées dans le Livre des voyages2
Et sa mystification rapportée comme véridique.
Donc, messieurs, lorsque j’y serai depuis un certain temps
Et que vous nous imaginerez en pleine conversation,
Ne manquez pas votre approche.
Faites-nous confiance.
[Les Marchands sortent. Entre une SERVANTE.]
Bonjour, belle dame. Sir Jacquot est-il chez lui ?
Je ne sais pas, monsieur.
Je vais voir, monsieur.
S’il vous plaît.
[La Servante sort.]
Je vois qu’il n’y a que des femmes ici.
[La SERVANTE revient.]
Il dit, monsieur, que de pressantes affaires d’État
Le tiennent occupé. Revenez
Le voir une autre fois.
Dites-lui, je vous prie,
Tout occupé qu’il soit, que les nouvelles que j’apporte
Exigent sa présence.
[La Servante sort.]
Que peut bien être
Cette grave affaire d’État ? Comment faire des saucisses
De Bologne, ici, à Venise, en faisant l’économie
D’un des ingrédients ?
[La SERVANTE revient.]
Le mot « Nouvelles », dit-il,
Montre que vous n’entendez rien aux affaires d’État.
Il vous demande donc d’attendre.
Dites-lui, mon petit,
Que si j’ai lu moins de proclamations que lui
En pesant leur vocabulaire, néanmoins…
Mais voilà qu’il daigne venir.
[La Servante sort. Entre SIR JACASSE POLITIQUE.]
Monsieur, je vous prie
De bien vouloir m’excuser. Il s’est produit aujourd’hui
Un incident fâcheux entre mon épouse et moi
Et je couchais mes excuses sur le papier,
Pour lui donner satisfaction, lorsque vous arrivâtes.
Hélas, ce que je viens vous dire est plus fâcheux encore :
L’homme que vous avez rencontré au port aujourd’hui,
Qui vous a dit qu’il venait d’arriver était…
Une prostituée en fuite ?
Non, monsieur, un espion,
Chargé de vous surveiller. Et il a rapporté au Sénat
Que vous lui aviez affirmé préparer un complot
Pour vendre l’État de Venise au Turc.
Oh ! mon Dieu !
À l’heure qu’il est, des mandats sont signés
Pour vous appréhender et fouiller votre bureau
À la recherche de papiers…
Mais je n’en ai pas, sauf
Des notes tirées de livrets de théâtre…
Tant mieux.
Le mieux, monsieur,
Est de vous échapper dans une caisse à sucre, ou
Si vous savez vous tasser, un panier ferait l’affaire.
Je pourrais alors vous faire embarquer.
Mais je n’ai dit cela
Que pour le plaisir de parler.
On frappe en coulisse.
Attention, les voilà.
Je suis perdu, perdu.
Qu’allez-vous faire, monsieur ?
N’auriez-vous pas un tonneau dans lequel sauter ?
Vite, ils vont vous faire subir le supplice de la roue.
Monsieur, j’ai bien un engin…
Sir Jacasse Politique ?
Où est-il ?
Que j’avais imaginé d’avance.
De quoi s’agit-il ?
— Je ne supporterai jamais la torture —
Eh bien, monsieur, il s’agit d’une carapace de tortue
Aménagée pour ces situations extrêmes : aidez-moi…
Voyez, j’ai ici un endroit pour placer mes jambes…
Si vous voulez bien l’installer. Avec ce bonnet
Et mes gants noirs, je me ferai tortue, monsieur,
Jusqu’à ce qu’ils s’en aillent.
C’est ça votre engin ?
De mon invention — Mon cher monsieur, dites aux femmes
De mon épouse de brûler mes papiers.
[Les MaRCHANDS] entrent précipitamment.
Où est-il caché ?
Il faut
Que nous le trouvions et nous le trouverons.
Où est son bureau ?
Qui êtes-vous, monsieur ?
Je suis un marchand
Intéressé par cette tortue.
Comment cela ?
C’est un poisson.
Venez voir ici.
Vous pouvez la frapper, monsieur, ou lui sauter dessus.
Elle supporterait un chariot.
Qui lui passerait dessus ?
Oui.
Sautons dessus.
Est-ce qu’elle bouge ?
Elle rampe, monsieur.
Voyons-la ramper.
[Il la pique.]
Arrêtez, vous allez lui faire mal.
Bon Dieu, je veux la voir ramper, ou je lui pique les boyaux.
Venez par ici.
En avant !
Encore !
Mon bon monsieur !
[À Sir Jacasse :]
Rampez !
Voyons ses pattes.
Ils enlèvent la carapace et le découvrent.
Tudieu ! Elle a des jarretières !
Oui, et des gants !
C’est ça,
Votre effroyable tortue ?
Maintenant, Sir Jacquot, nous sommes quittes.
Votre prochain projet ne me prendra pas au dépourvu.
Désolé, monsieur, pour l’autodafé de vos notes.
Ce serait un sacré guignol à montrer à Fleet Street.
Oui, pendant la session1.
Ou à Smithfield, à la foire2.
Je ne trouve pas ce spectacle très drôle.
Adieu, très politique tortue !
[Pèlerin et les Marchands sortent. Entre la SERVANTE.]
Où est madame ?
Est-elle au courant ?
Je ne sais pas, Monsieur.
Renseigne-toi.
[La Servante sort.]
Oh ! Je vais être la risée de tous les dîners, fournir
De la matière aux gazetti, des plaisanteries aux mousses
Et, bien pis, nourrir les conversations dans les tavernes.
[La SERVANTE revient.]
Madame est rentrée fort mélancolique et fait dire
Qu’elle va prendre la mer pour se remettre.
Et moi, je vais fuir à jamais ce lieu et ces climats,
Et maison sur le dos, rentrer, décidément,
Ma pauvre tête dans ma coquille, politiquement.
[Ils sortent.]
Alors, est-ce que je lui ressemble ?
Oh ! c’est lui tout craché :
Personne ne pourrait vous distinguer.
Bon.
Mais moi, que suis-je ?
Un grand clarissimo, pardi ; et ça te va bien.
Dommage que tu ne sois pas né avec le titre.
Je l’ai acquis,
Et si je peux le garder, tout ira bien.
Je vais voir
Ce qui se passe, d’abord au tribunal.
[Volpone sort.]
Allez. Mon renard
Est sorti de sa tanière et, avant qu’il n’y rentre
Je vais le faire languir dans son habit d’emprunt,
À moins qu’il ne soit prêt à composer avec moi.
Androgyno, Castrone, Nano !
Nous voici.
Allez vous divertir en ville ; amusez-vous.
[Ils sortent tous les trois.]
Donc, maintenant j’ai les clefs et j’ai tout.
Puisqu’il tient à mourir avant son heure,
Je vais l’enterrer ou l’exploiter. Je suis son héritier
Jusqu’à ce qu’il accepte au moins de partager.
Le dépouiller de tout serait une escroquerie
Légitime ; qui dirait que c’est un péché ?
Il veut s’amuser, qu’il paye ! Cela s’appelle le piège à renard.
[Mosca sort.]
La cour siège, paraît-il.
Nous devons nous en tenir
À notre première histoire ; il y va de nos réputations.
Comment ? La mienne est véridique : mon fils m’aurait tué.
J’oubliais ; mais la mienne était bien une invention.
Et votre testament ?
Je vais bientôt l’attaquer
Sur ce sujet, maintenant que son maître est mort.
Signior Corvino ! et Corbaccio ! Monsieur,
Tous mes compliments.
Pour quoi ?
Pour cette manne
Qui vous tombe du ciel…
Où ça ?
On ne sait comment…
Du vieux Volpone, monsieur.
Va-t’en, fieffée canaille.
Ne perdez pas votre calme pour un excès de richesse.
File, voyou.
Pourquoi, monsieur ?
Te moques-tu de moi ?
C’est vous
Qui vous moquez du monde, en échangeant des testaments.
Ah ! je parie que vous êtes
Le signior Corvino ? Ma foi, vous le portez bien ;
Vous gardez la tête froide ; votre cran me plaît.
La fortune ne vous monte pas à la tête.
D’autres en seraient gonflés comme une barrique,
Après une telle vendange. Vous a-t-il tout laissé, monsieur ?
La paix, crapule.
Votre épouse s’est vraiment comportée
Comme une femelle. Mais vous êtes nanti,
Votre avenir est assuré, vous avez du bien,
Grâce au Ciel, pour vous aider à supporter la chose.
À moins que Corbaccio n’ait sa part ?
File, voyou.
Ah ! vous ne voulez pas que ça se sache. C’est fort sage.
Tous les joueurs dissimulent, dans tous les jeux.
Personne ne veut avoir l’air de gagner.
[Corbaccio et Corvino sortent.]
Voici mon vautour,
Humant et reniflant, le bec au vent.
Se faire doubler ainsi par un parasite, un esclave ?
Un garçon de courses qui fait des courbettes pour avoir des miettes ?
Eh bien, ce que je vais faire…
La cour attend Votre Honneur.
Je me réjouis de la chance de Votre Honneur
Et de ce qu’elle tombe dans d’aussi savantes mains
Qui s’y connaissent pour manipuler…
Que voulez-vous dire ?
Je voudrais solliciter de Votre Honneur
Ce petit logement, qui a besoin d’être refait,
Situé au bout de votre longue rangée de maisons,
Près de la Piscaria1. Du temps de Volpone,
Votre prédécesseur, avant sa maladie,
C’était l’un des plus jolis bordels de tout Venise
Et l’un des mieux fréquentés, sans vouloir vexer personne.
Mais il a décliné avec lui : son corps et cette maison
Se sont dégradés ensemble.
Allons, arrêtez vos sornettes.
Oh ! si Votre Honneur accepte de me toper dans la main
Pour me garantir la première option, j’en aurai fini ;
Une bagatelle, un revenu de bout de chandelle pour vous,
Comme Votre Docte Honneur le sait…
Votre richesse est infinie. Puisse-t-elle décroître !
Tu fais erreur, canaille ! Te moquerais-tu de ma détresse ?
Que Dieu vous bénisse, monsieur, je la voudrais plus grande !
[Voltore sort.]
— Aux premiers, maintenant : au prochain coin de rue.
[Il se cache, pour faire le guet.]
Regardez ! Il porte notre habit ! L’audace de ce voyou !
Que mes yeux soient des canons pour que je le tue d’un regard !
Est-ce vrai, ce qu’on dit, monsieur, du parasite ?
Tu reviens nous empoisonner, monstre !
Ma foi,
Canaille…
Pourtant,
Vous, Corvino, homme avisé des pratiques du monde,
Marchand averti, oiseau intelligent, dont le nom
Évoque la morale de la fable, vous n’auriez pas dû
Lâcher votre fromage pour chanter votre infortune,
Et laisser le renard se gausser de votre bec vide.
Crois-tu, bonhomme, que tes galons
Ou ton impertinent bonnet rouge, qu’on dirait
Cloué sur ta caboche par deux sequins1
Peuvent justifier ton insolence ? Viens par ici,
Et tu verras si je n’ose pas te battre. Approche.
Rien ne presse, monsieur. Je connais votre bravoure
Depuis que vous osez proclamer ce que vous êtes.
Attends,
J’ai un mot à te dire.
Une autre fois, monsieur…
Non, maintenant.
Mon Dieu, monsieur, serait-il raisonnable
De braver la fureur d’un cocu déchaîné ?
Mosca passe près d’eux.
Chasse-les, Mosca ; sauve-moi !
Il infecte l’air qu’il respire.
Fuyons-le1.
Merveilleux basilic ! Sus au vautour, maintenant.
Alors, mouche à viande, c’est l’été pour toi, maintenant,
Mais ton hiver viendra.
Mon cher avocat,
Je vous en prie, pas d’insultes ni de menaces déplacées.
Vous feriez un solécisme, comme dit milady.
Achetez-vous une nouvelle toque ; votre cervelle s’échappe.
Monsieur !
Voulez-vous que je batte cet esclave insolent,
Que je jette de la boue sur son bel habit neuf ?
Cet homme
Est sans doute quelque domestique !
Monsieur, en fait
La cour vous attend. Je suis furieux qu’un mulet,
Qui n’a jamais lu Justinien, se mette
À chevaucher un avocat1. N’aviez-vous pas de parade
Pour vous éviter d’être berné par cet individu ?
J’espère que tout cela n’est qu’une comédie,
Que ce n’est qu’un complot pour abuser les autres
Et que c’est bien vous l’héritier ?
Quel étrange, encombrant
Et officieux vaurien ! Vraiment, tu m’exaspères.
Je sais…
Impossible, monsieur, qu’on vous ait possédé ;
Aucun homme n’en serait capable
Vous si sage, si avisé… Et n’est-il pas convenable
Que richesse et sagesse aillent main dans la main ?
[Ils sortent.]
Toutes les parties sont-elles présentes ?
Oui, sauf l’avocat.
Le voilà.
[Entre VOLTORE, escorté de VOLPONE, déguisé.]
Oh ! juges très vénérables, que la pitié, cette fois,
L’emporte sur la justice, pour pardonner…
Je perds la tête…
Que va-t-il faire maintenant ?
Oh !
Je ne sais à qui m’adresser d’abord,
À vous vénérables juges, où à ces innocents…
Va-t-il se trahir ?
Que j’ai dans les deux cas
Outragés pour des motifs cupides…
Il est fou !
Que dites-vous ?
Il est possédé.
C’est pourquoi, poursuivi par le remords, je me prosterne
À vos pieds offensés pour implorer votre pardon.
Relevez-vous !
Je suis pris
À mon propre piège…
De l’aplomb, monsieur ! Rien ne peut
Nous sauver, maintenant, que l’audace.
Expliquez-vous.
Silence !
Ce n’est pas la colère en moi, vénérables juges,
Mais le remords, le remords, mes bons seigneurs,
Qui me conduit à dire la vérité : ce parasite,
Ce vaurien, a tout orchestré.
Où est-il, ce vaurien ? Qu’on le cherche.
J’y vais.
[Volpone sort.]
Dignes juges,
Cet homme est dérangé, il vient de l’avouer,
Parce qu’il espérait hériter du vieux Volpone,
Qui vient de mourir…
Comment cela ?
Mort, dignes juges…
Juste châtiment !
Attendez,
Alors, il ne simulait pas ?
Oh ! pas du tout.
Le parasite, dignes juges…
Ce qui le fait parler,
C’est la jalousie, parce que le serviteur
A obtenu ce que lui convoitait. Je vous assure, seigneurs,
Que c’est la vérité ; quoique je n’exonère pas
L’autre, qui est aussi coupable.
Oui, Corvino, d’avoir déçu vos espoirs, et les miens.
Mais soyons modérés. Veuillez, dans votre sagesse,
Examiner ces notes et les méditer.
[Il leur donne des papiers.]
Elles feront la lumière, sinon, condamnez-moi.
Le diable le tient.
À moins qu’il ne vous tienne.
Qui ça ?
Celui qu’ils appellent le parasite.
C’est vrai.
C’est maintenant un homme qui a beaucoup de bien.
Allez, trouvez son nom ; dites-lui que la cour
Le prie de venir, simplement pour éclaircir
Quelques points.
[Le greffier sort.]
Nous sommes dans un vrai labyrinthe.
Confirmez-vous votre première déposition ?
Ma situation,
Ma vie, mon honneur…
Son quoi ?
Sont en jeu.
Et le vôtre aussi ?
L’avocat est une canaille.
Il a une langue fourchue.
Et le parasite aussi.
Quelle confusion !
Je vous en supplie, mes seigneurs, lisez donc ces papiers.
Ne croyez rien de ce qu’écrit le malin.
Il est possédé, dignes juges ; c’est la seule explication.
[Ils sortent.]
Me tendre un piège à moi-même et m’y jeter !
Délibérément ! Comme pour le plaisir !
Quand je venais de m’en sortir, que j’étais hors de danger !
Et rien que pour m’amuser ! Oh ! le démon de la bêtise
Devait posséder ma cervelle quand j’ai imaginé ça.
Et Mosca a abondé dans mon sens ; il faut qu’il m’aide
À cautériser la plaie, sinon nous saignerons à blanc.
[Entrent NANO, ANDROGYNO et CASTRONE.]
Hé ! Là ! Qui vous a laissés sortir ? Où allez-vous comme ça ?
Acheter du pain d’épice ou noyer des chatons ?
C’est M. Mosca qui nous a dit de sortir
Et d’aller nous amuser ; il a pris les clefs.
M. Mosca a pris les clefs ? Eh bien !
Me voilà bien parti ! Autant pour mes belles inventions !
Il faut que je m’amuse et voilà le résultat !
Fallait-il que je sois sot pour ne pas me contenter
De ma bonne fortune ! Pour vouloir satisfaire
Mes caprices et mes fantaisies ! Vous, allez le chercher.
Ses desseins sont peut-être moins noirs que je ne le crains.
Qu’il vienne tout de suite me rejoindre au tribunal.
J’y vais de ce pas et, si c’est possible,
Je vais brancher l’avocat sur de nouveaux espoirs.
C’est en le provoquant que je me suis perdu.
On ne pourra jamais tout concilier : celui-ci
Prétend qu’on a fait tort à ce jeune homme
Et que la jeune dame a été amenée là-bas,
Contre son gré, par son mari qui l’y a laissée.
Très juste.
Le Ciel exauce ceux qui prient !
Mais que
Il est possédé, vénérables juges ; je le répète,
Possédé ; en fait, si l’on distingue entre possession
Et obsession, il souffre des deux.
Voici notre sergent.
[Entre VOLPONE, déguisé.]
Le parasite arrive, vénérables juges.
Vous pourriez le désigner autrement, maître laquais.
Le greffier ne l’a-t-il pas trouvé ?
Pas que je sache.
Il va éclaircir tout cela.
Pourtant, c’est bien brumeux.
Permettez, messieurs les juges…
Volpone parle bas à l’avocat.
Monsieur, le parasite
Vous fait dire que son maître est vivant,
Que c’est vous l’héritier : vos espoirs sont les mêmes ;
Ce n’était qu’une plaisanterie…
Pour éprouver
Votre fidélité et voir comment vous réagiriez.
Êtes-vous sûr qu’il est vivant ?
Autant que moi.
Grands dieux !
J’en ai trop dit.
Vous pouvez vous rattraper, monsieur…
Ils disent que vous êtes possédé : tombez et simulez ;
Je vous aiderai à les convaincre.
Voltore tombe.
Mon Dieu ! Le pauvre !
[Bas :]
Retenez votre souffle et gonflez. Voyez ! Voyez !
Il vomit des épingles tordues ! Il a le regard fixe
Comme un lièvre mort chez un marchand de volailles !
Sa bouche se tord ! Le voyez-vous, signior ?
Maintenant, il est dans son ventre.
Oui, c’est le diable !
Maintenant dans sa gorge.
Oui, je le vois bien.
Il sort, il sort ; écartez-vous ! Regardez, il s’envole !
C’est un crapaud bleu avec des ailes de chauve-souris1 !
Ne le voyez-vous pas, monsieur ?
Quoi ? Si, si, je crois bien.
C’est l’évidence même.
Regardez, il revient à lui.
Où suis-je ?
Courage, monsieur, le pire est derrière vous.
Vous êtes délivré.
Quel curieux incident !
Si soudain et prodigieux !
S’il était,
Comme il semblerait, possédé, ceci est sans valeur.
Il est souvent sujet à ces attaques.
Montrez-lui ces papiers. Les reconnaissez-vous, monsieur ?
Niez, monsieur ; jurez que vous ne les connaissez pas.
Quelle fourberie !
Quel imbroglio !
Alors, il n’est pas coupable,
Celui que vous appelez le parasite ?
Pas plus,
Vénérables juges, que son bon patron, le vieux Volpone.
Mais je croyais qu’il était mort !
Oh non ! dignes juges,
Il est vivant.
Comment ça, vivant ?
Vivant.
Ça se complique encore !
Vous avez dit qu’il était mort !
Mais non !
On me l’a dit.
Voici le gentilhomme ; écartez-vous.
[Entre MOSCA en « clarissimo ».]
Qu’on apporte un siège !
Bel homme ! Et si Volpone était mort,
Beau parti pour ma fille.
Écartez-vous.
J’étais presque perdu, Mosca ; l’avocat
A tout raconté ; mais maintenant, c’est rattrapé.
Tout est remis sur les rails… Dis que je suis vivant.
De quoi se mêle cet individu ? Vénérables juges,
J’aurais répondu plus tôt à votre invitation,
Si l’organisation des funérailles
De mon cher patron ne m’avait retenu…
Mosca !
Car je veux le faire enterrer comme un gentilhomme.
Oui, m’enterrer vivant pour m’escroquer de tout.
Nous sommes revenus au point de départ !
Affaire conclue : voilà ma fille casée !
Vous me donnez la moitié ?
Plutôt être pendu.
Plus bas.
Je sais que vous avez une bonne voix.
Interrogeons
L’avocat. Monsieur, n’avez-vous pas affirmé
Que Volpone était vivant ?
Il l’est.
Ce gentilhomme me l’a dit.
[Bas, à Mosca :]
Tu auras la moitié.
Qui est cet ivrogne ? Quelqu’un le connaît-il ?
Je ne l’ai jamais vu.
[Bas, à Volpone :]
Je ne peux plus maintenant,
Me contenter d’aussi peu.
Que dites-vous ?
C’est le sergent qui me l’a dit.
Oui, vénérables juges,
Et j’affirme qu’il est vivant, sur ma propre vie.
C’est cet individu qui me l’a dit.
[À part :]
À ma naissance,
J’ai eu toutes les bonnes étoiles contre moi.
Très dignes juges,
Si je dois supporter pareille insolence,
Je ne dirai plus rien ; ce n’est pas pour cela
Que vous m’avez fait appeler, j’espère.
Qu’on l’emmène.
Mosca !
Qu’on le fouette…
Tu veux me trahir,
M’escroquer ?
Pour lui apprendre à se tenir
Devant une personne de ce rang.
Je vous remercie humblement, vénérables juges.
Quoi ? Être fouetté ?
Et perdre tout ce que je possède ? Si j’avoue,
Le coût ne sera guère plus élevé.
Êtes-vous marié, monsieur ?
Bientôt ils seront alliés ! Il faut que je me décide.
Il enlève son déguisement.
Le renard, maintenant, avance à découvert.
Patron !
Ainsi,
Je ne serai pas le seul à perdre. Ton mariage,
Je l’empêche à coup sûr. Tu n’iras pas t’attacher
À une grande famille grâce à mon bien.
Mais, patron…
Je suis Volpone. Cette crapule est à mon service.
Celle-là, au sien ; celui-là est le jouet de l’avarice,
Et lui, cocu, pigeon, crapule en une seule chimère1 ;
Et puisque, nobles juges, notre seul espoir à tous
Est une condamnation, qu’elle vienne sans tarder.
Je n’en dirai pas plus.
Silence !
Le nœud est maintenant dénoué, par miracle !
Tout est parfaitement clair.
Et tout désigne ces deux-là
Comme innocents.
Qu’on les remette en liberté.
Le Ciel ne pouvait longtemps couvrir d’aussi noirs forfaits.
Si c’est là le chemin qui mène à la richesse,
Je reste pauvre !
L’or leur est tourment et non profit.
Ces hommes ont de l’argent comme les malades ont la fièvre,
En vérité, c’est l’argent qui les tient.
Qu’on dépouille le parasite de sa robe.
Très vénérables juges…
Nous implorons votre indulgence.
Et votre pitié.
Vous faites injure à l’innocence, en plaidant pour des coupables.
Approchez. D’abord, le parasite. Vous semblez
Avoir été, sinon l’instigateur, l’instrument essentiel
De ces manœuvres éhontées ; et vous venez
D’abuser effrontément la cour
Et d’usurper l’habit d’un noble Vénitien,
Vous qui n’êtes qu’un drôle sans naissance ni famille.
En conséquence, voici notre sentence :
D’abord le fouet, puis les galères à perpétuité.
Merci pour lui.
Et malédiction sur toi, vieux loup !
Qu’on le remette aux Saffi.
[On emmène Mosca.]
Toi, Volpone,
Gentilhomme par la naissance et le rang, tu ne peux
Recevoir semblable châtiment. Voici notre verdict :
Nous confisquons immédiatement tes biens
Au bénéfice de l’hôpital des Incurabili.
Puisque tu en acquis l’essentiel par l’imposture,
Te prétendant invalide, goutteux, paralytique,
Tu resteras en prison, immobilisé par les fers,
Quant à toi, Voltore, pour laver la honte
Dont tu as couvert tous les hommes de loi respectables,
Tu es banni de leur confrérie et de notre État.
Corbaccio ! — Amenez-le. Nous décidons de remettre
Tous tes biens à ton fils et de t’enfermer
Dans le monastère de San Spirito.
Puisque tu n’as pas su bien vivre ici,
Tu apprendras à bien mourir là-bas.
Hein ? Qu’est-ce qu’il dit ?
Vous le saurez bientôt, monsieur.
Corvino, tu seras
Immédiatement jeté dans une barque, devant ta maison,
Et promené dans tout Venise, par le Grand canal,
Avec, sur la tête, un bonnet aux longues oreilles d’âne
En guise de cornes ; et tu monteras ainsi, une pancarte
Sur la poitrine, jusqu’au berlino2…
Oui,
Pour qu’on me crève les yeux avec du poisson puant,
Des fruits gâtés et des œufs pourris… Tant mieux !
Comme ça, je ne verrai pas ma disgrâce.
Et pour expier
Vénérables juges…
Qui ne sauraient être révoqués. Vous commencez, alors
Que vos forfaits sont commis et vont être punis,
À réfléchir sur ces forfaits. Emmenez-les !
Que ceux qui voient ces vices ainsi récompensés,
Rassurés, les observent. Le mal s’ébat,
Et comme bœuf au pré, engraisse. Puis on l’abat.
Les bravos sont le sel de toute comédie.
Aussi, bien qu’aujourd’hui Justice le châtie,
Le Renard ose croire n’avoir à votre encontre
Commis aucun délit. Devant vous il se montre
Pour le verdict. S’il est coupable, censurez-le.
S’il ne l’est pas, applaudissez, partez heureux.