Même s’il eut la malchance d’être le contemporain de Shakespeare, Ben Jonson reste célèbre en Grande-Bretagne grâce à quelques grandes comédies, souvent représentées, comme L’Alchimiste, La Foire de la Saint-Barthélemy et, surtout, Volpone ou le Renard. Ce dernier titre est bien connu du public français. Il évoque en particulier le film réalisé par Maurice Tourneur en 1941 à partir de la mise en scène de Charles Dullin pour le théâtre de l’Atelier en 1928. Le film ne débute pas, comme la pièce, in medias res mais, dans une logique cinématographique, il inscrit les personnages dans la durée en ajoutant une longue séquence qui donne un passé aux personnages et clarifie leurs motivations. Interprété par une pléiade d’acteurs devenus mythiques, puis souvent rediffusé à la télévision et maintenant reproduit en DVD, le Volpone de Maurice Tourneur est devenu un classique. De nombreux acteurs connus ont depuis repris les rôles de Volpone, de Mosca ou de Corbaccio, qu’ont immortalisés Harry Baur, Louis Jouvet et Charles Dullin, si bien que la pièce fait désormais partie du répertoire comique français et que, d’adaptation en adaptation, son succès ne se dément pas*1.
Le problème c’est que, bien que le titre soit le même, les Volpone que l’on donne à voir aux spectateurs français n’ont qu’un rapport relativement lointain avec la pièce écrite par Ben Jonson en 1606. Qu’elles s’affichent comme « d’après Ben Jonson » ou parfois même comme « de Ben Jonson », ces représentations sont fondées, comme le fut la création théâtrale de Dullin, sur l’adaptation écrite par Stefan Zweig en 1926, traduite par Jules Romains en 1928, puis plusieurs fois publiée sous leurs deux noms*2. Il est vrai qu’il n’existait jusqu’à récemment qu’une seule traduction de la pièce de Ben Jonson, datant de 1934 et récemment rééditée. Ce Volpone ou le Renard est effectivement conforme à l’original, mais, traduit en alexandrins et publié en édition bilingue, il est plutôt destiné à un public universitaire qu’à des metteurs en scène potentiels. Et le bref résumé de l’intrigue qui figure sur la quatrième de couverture de la réédition de 2012 a de quoi surprendre :
Le marchand Volpone, mis en prison pour dettes, y fait la connaissance du rusé larron Mosca. Un coup de chance lui ayant rendu richesse et honneur, et sur le conseil de Mosca devenu son intendant, Volpone fait croire à sa mort prochaine pour duper ceux qui l’ont accablé, en leur promettant son héritage*3.
Rien dans cette narration ne peut faire référence au contenu de la pièce traduite à l’intérieur du volume : ce qui est raconté ici, c’est la séquence que l’on doit au réalisateur du film. La confusion semble donc désormais totale et entretenue, entre la pièce de Jonson et le film de Maurice Tourneur qui, lui, se définit comme « adapté de la célèbre pièce de Jules Romains ». Comment s’y retrouver ?
À la différence du film, le Volpone de Jules Romains nous plonge immédiatement, comme celui de Ben Jonson, dans une chasse à l’héritage qui mobilise une série de cupides rapaces mystifiés par le riche Volpone, secondé par Mosca, ici son intendant. Mais Jules Romains, après Stefan Zweig, resserre considérablement l’intrigue : le nain, l’eunuque et l’androgyne, trois bouffons qui servent de famille contre-nature à Volpone (désigné chez Romains comme Levantin de Smyrne), ont été supprimés ; l’intrigue secondaire aussi : le couple d’Anglais exilé à Venise est remplacé par une courtisane, Canina, qui cherche à épouser Volpone et sert de contrepoint à la pure Celia rebaptisée Colomba. Le brave et naïf Bonario laisse la place à Leone, soudard bruyant et stupide dont le comportement agressif au procès rend plus excusables les erreurs de la justice. Les allègements, le nouveau découpage, ainsi que la concision des dialogues accentuent, parfois jusqu’à la farce, les effets comiques. Surtout, et c’est le plus important, l’adaptation ampute l’original d’une partie de son cinquième acte, supprimant ainsi la morale et la signification du dénouement jonsonien. La punition finale des deux escrocs et de leurs cupides victimes se transforme en happy end : il n’y a pas de deuxième procès, les officiers de justice et les magistrats sont d’ailleurs remplacés par un seul juge. Mosca se joue de son patron, capte son héritage, et le chasse comme un mendiant. Il ouvre ensuite les fenêtres en s’exclamant : « ça sent encore l’avarice », avant de faire la fête avec ses anciennes victimes pour leur restituer leurs cadeaux. Volpone, dépeint comme un avare aveuglé par sa quête de l’or, est finalement défait, comme dans les comédies de Molière, par un serviteur plus malin et plus rusé que lui.
Ce dénouement conventionnel de comédie où le serviteur triomphe du maître, la fête remplaçant le mariage, est certes conforme à la tradition comique française. On peut aussi comprendre que l’accélération et la concision de l’intrigue ainsi que la simplification de la langue (une prose modernisée normalisant les vers imagés de Jonson) aient pu séduire les metteurs en scène des années 1920 encore très influencés par le classicisme français. D’ailleurs, en 1934, dans la préface à sa traduction, Maurice Castelain trouvait la pièce de Ben Jonson « un peu bien copieuse » et regrettait « une exubérance d’imagination qui [lui] sembl[ait] alourdir la pièce », ainsi qu’une « verdeur brutale » du style. Il considérait par ailleurs qu’en s’arrêtant à la fin du quatrième acte la comédie aurait évité la cruauté du dénouement moral. Autant dire qu’il était prêt à considérer l’adaptation préférable à l’original qu’il avait pourtant traduit. On peut toutefois penser que la critique, comme le goût et les préoccupations du public, ont évolué en près d’un siècle. S’il est vrai qu’en Angleterre au XVIIe siècle, puis en France au XVIIIe siècle, réécritures et remaniements ont servi à « faire passer » les pièces de Shakespeare auprès de spectateurs qui n’étaient pas prêts à les recevoir telles quelles, ces adaptations ont ensuite laissé place aux originaux. De la même manière, le Volpone de Stefan Zweig, qui fut représenté avec succès aux USA à partir de 1928, n’y résista pas à la concurrence de l’original après la Seconde Guerre mondiale. On n’imaginerait pas, de nos jours, représenter en France le Hamlet de Ducis, ou celui de Dumas-Meurice (dans lesquels, entre autres modifications, le héros est condamné, non à mourir, mais à vivre) comme s’ils étaient de Shakespeare. C’est pourtant ce qui se passe encore en France au XXIe siècle, avec le Volpone de Zweig / Romains.
Le dénouement heureux de l’adaptation serait sans doute de nature à soulager le malaise ressenti par certains critiques, après Coleridge, devant la sévérité d’une scène finale qui punit tous les coupables et n’offre pas de perspective aux deux innocents*4. Au contraire, en punissant le seul Volpone, Zweig et Romains le désignent comme seul coupable, culpabilité d’ailleurs réduite dans le film par les premières séquences qui ont pour effet de transformer son escroquerie en vengeance légitime. Quant à Mosca et aux chasseurs d’héritage, non seulement ils ne sont pas poursuivis, mais ils se partagent le butin. Ces remaniements fondamentaux occultent, voire détournent, le propos de Jonson. Son Volpone, on le verra, ne dépeint pas des travers individuels, mais une société entièrement gouvernée et corrompue par l’argent, dans laquelle la quête de l’or pervertit tous les rapports humains ; il ne suffit donc pas de corriger les dérives de certains pour la régénérer et restaurer la joie. Le cinquième acte de Jonson, avec son deuxième procès qui finit par révéler tous les stratagèmes des deux escrocs, débouche sur leur condamnation ainsi que sur celle des rapaces qu’ils ont bernés. Jonson voulait que la punition finale fût exemplaire. Il s’en explique dans son Épître dédicatoire qui, comme ses nombreuses Préfaces et Inductions, expose sa conception de l’écriture dramatique et souligne son accord avec les théoriciens et praticiens de l’Antiquité :
Dans cette dernière œuvre, […] je me suis efforcé, dans le but d’instruire et d’amender le public, de restaurer non seulement les anciennes formes mais les coutumes de la scène, le naturel, la bienséance, l’innocence et enfin la morale, qui est le but essentiel de la poésie, de manière à enseigner aux hommes le meilleur art de vivre. Et, bien que mon dénouement puisse, si l’on applique rigoureusement les règles de la comédie, être censuré comme ne respectant pas mes engagements, je demande au critique savant et charitable de me faire l’honneur de croire qu’il est délibéré […]. Mon but essentiel étant de clore le bec à ceux qui clament que le vice reste impuni dans nos interludes, je n’en ai pris que plus de liberté, non sans suivre quelques exemples, tirés des Anciens eux-mêmes, dont les dénouements de comédies ne sont pas toujours heureux, mais où souvent maquereaux, serviteurs et rivaux, voire les maîtres eux-mêmes, sont punis ; à juste titre, car c’est la tâche du poète comique que d’imiter la justice et d’enseigner la vie*5.
Selon Ben Jonson, la comédie doit donc à la fois divertir et instruire, précepte hérité d’Horace et répété dans le Prologue de la pièce*6. Si, comme il l’écrit, la tâche du poète comique est aussi d’enseigner la vie, on peut penser que ce Volpone de 1606, déjà inscrit dans la montée d’un capitalisme naissant dont il explore la contagion irréversible, est plus adapté à notre époque que le Volpone traduit en 1928.
L’âpreté de la scène finale ne doit pas toutefois donner à penser que la pièce n’est pas comique. Jonson divertit afin de mieux instruire et son Volpone reste un succès populaire car les vertus classiques s’y conjuguent avec un génie comique et une imagination débordants. La pièce obéit au principe classique de concentration tout en maîtrisant une intrigue multiple qui progresse inéluctablement vers le dénouement.
L’action, résumée par l’acrostiche du début, est située à Venise, ville qui, pour les Élisabéthains, connotait à la fois le vice italien et la fascination pour l’argent*7. Jonson exploite les rapports des voyageurs de l’époque pour recréer minutieusement le cadre de ce lieu de civilisation et de débauche, avec ses courtisanes et ses « Magnifici ». Néanmoins, les premiers actes se passent surtout dans le huis clos de la chambre de Volpone ; ce lieu fonctionne comme un aimant pour les clients en quête d’héritage*8. Les deux derniers actes se tiennent essentiellement à la Cour de Justice où se déroulent successivement deux procès. Le Prologue souligne que la pièce respecte les unités de lieu et de temps et il ne s’écoule effectivement qu’une journée entre la visite matinale de l’avocat Voltore et le verdict final, prononcé, comme annoncé, avant le soir. Jonson ne s’inspire précisément d’aucune source, mais fonde son intrigue sur l’idée de la chasse à l’héritage, couramment utilisée par les satiristes de l’Antiquité. Il raffine sur le thème en adaptant une fable héritée d’Ésope : un renard trop vieux pour trouver sa nourriture fait semblant d’être mourant pour attirer les charognards, tandis qu’une mouche survit à ses dépens. Mais il renverse le procédé, puisqu’il met en scène des humains qui ressemblent à des animaux, et non l’inverse. Les personnages de l’intrigue secondaire s’inscrivent aussi dans le bestiaire : ainsi, l’intarissable Sir Jacasse Politique répond au sobriquet de Sir Jacquot, perroquet qui se transformera en tortue pour tenter d’échapper à la vengeance du faucon pèlerin*9, seule instance marginale de la pièce. Même s’il a abandonné la référence à la physiologie des quatre humeurs à partir de laquelle il inventait des types dans ses premières comédies (Chaque homme dans son humeur, suivi de Chaque homme hors son humeur), Jonson continue à mettre en scène des personnages définis par leur nom et mus par une obsession. Les rapaces de la fable sont aussi les héritiers de la tradition de la Moralité médiévale dont les personnages allégoriques représentent un vice fondamental.
L’intrigue, multilinéaire, est un chef-d’œuvre de construction dramatique ; son habileté technique fut d’ailleurs saluée par T. S. Eliot à la reprise de la pièce après une longue éclipse, en 1921*10. Elle ne s’organise pas autour d’un conflit (ni Celia ni Bonario, seuls personnages non corrompus, ne représentent une force contraire) mais multiplie les fils qui s’entrecroisent en évitant tout juste de s’emmêler, et tient le spectateur en haleine par une succession de coups de théâtre.
L’exposition est relativement statique : elle situe les activités de Volpone et de son parasite à l’occasion des visites des trois prédateurs, Voltore, Corbaccio et Corvino, qui rivalisent de flatterie et de cadeaux pour s’assurer l’héritage du soi-disant mourant. Mais, dès le départ de Corvino, Mosca éveille les appétits sexuels de son patron : en lui peignant un alléchant portrait de Celia, il déclenche la succession d’épisodes qui mènent au premier procès (IV, IV). Dès lors, l’action suit une courbe ascendante jusqu’à la chute brutale des deux imposteurs.
Après la seule scène en prose de la pièce (II, II) dans laquelle Volpone joue les charlatans pour apercevoir Celia, Mosca met en place une série d’intrigues dont il aura du mal à éviter la collision : Corvino, qu’il a persuadé d’offrir sa femme à Volpone, manifeste tant d’empressement à la prostituer qu’il arrive trop tôt au rendez-vous fixé, c’est-à-dire sur les talons de Bonario, invité, lui, à venir vérifier que son père Corbaccio veut le déshériter. Ainsi éclate la première crise, qui conclut l’acte III : le viol de Celia est évité par l’intervention de Bonario et les deux coquins sont apparemment démasqués. Mais Mosca renverse la situation lors du procès, en persuadant un à un les rapaces de témoigner contre les deux innocents, qui sont effectivement condamnés par la Cour mystifiée.
L’acte V réussit encore, comme il est courant dans les pièces de Jonson, à relancer l’action par une succession de coups de théâtre. La scène où le parasite, promu héritier par une nouvelle supercherie de Volpone, éconduit un pigeon après l’autre, fonctionne comme un premier dénouement et l’ironie des jugements qu’il porte sur chacun d’eux a un caractère exemplaire. Mais il reste à faire justice aux deux coquins selon le même principe du trompeur trompé : le parasite piège son patron en s’installant dans le rôle de l’héritier, puis se piège lui-même en refusant de partager le butin avec lui. La nouvelle crise, fondée sur la division des compères, échappe à leur contrôle et amène leur chute. Le deuxième procès, avec ses rebondissements multiples (révélations bientôt démenties de Voltore, négociations avortées entre les coquins, etc.), prend brutalement fin lorsque Volpone proclame son identité et lorsque la Cour, enfin démystifiée, inflige des punitions adaptées à chaque cas.
Dans cet ensemble, l’intrigue secondaire peut faire figure de pièce — ou de farce — rapportée. Elle constitue effectivement une intrigue en miniature, avec son exposition (Sir Jacasse Politique, caricature du voyageur anglais, rencontre Pèlerin à qui il expose son machiavélisme de pacotille), sa catastrophe (Lady Jacasse accuse Pèlerin d’être une courtisane déguisée et Pèlerin soupçonne son époux de l’avoir piégé) et son dénouement (Pèlerin se venge en faisant croire à Sir Jacasse qu’il est poursuivi pour espionnage, ce qui aboutit à la transformation du perroquet en tortue et débouche sur un embryon de catharsis). Cependant, la suppression de cette intrigue à la scène ne peut qu’appauvrir la pièce : par-delà les liens dramatiques — assurés par le personnage de Lady Jacasse — divers échos et parallélismes viennent éclairer la signification de l’intrigue principale. Ainsi, la visite de cette encombrante Lady, qui se termine comiquement par l’offrande d’un bonnet fabriqué par ses soins — contrepoint ironique aux cadeaux somptueux déposés par les autres clients — constitue surtout une anticipation inversée de la scène où la pure Celia repoussera les avances du séducteur. Les minables manœuvres et les projets absurdes de Sir Jacasse sont un reflet dérisoire de la recherche constante de nouveaux stratagèmes qui caractérise les deux coquins. On pourrait multiplier les exemples. Quoi qu’ait pu en penser Maurice Castelain, il n’est pas souhaitable de « retrancher l’intrigue secondaire et son fâcheux héros*11 », même s’il faut reconnaître qu’elle allonge, à la représentation, une pièce déjà longue.
Les intermèdes fournis par les trois monstres sont plus faciles à intégrer. Nano, Castrone et Androgyno, eux aussi définis par leurs noms et présentés par Mosca comme les bâtards de Volpone, s’inscrivent dans la logique de la déviance et de la difformité qui semble régir la société de Venise. L’univers de Volpone est un monde à l’envers, où le père déshérite son fils, où le mari prostitue sa femme, où l’innocence impuissante est bafouée et violentée alors que le vice prospère et triomphe. Cette éthique inversée est exposée dès le discours d’ouverture où le héros élève le culte de l’or au rang d’une religion. Le travesti est patent lorsque Mosca révèle le trésor de guerre de son patron, tel un officiant ouvrant le tabernacle. Il convient de rapprocher ce monde à l’envers du monde-miroir des satiristes et de l’inscrire dans le contexte socio-politique de son époque. Marie-Thérèse Jones-Davies y lit « une métaphore de l’état de la société jacobéenne*12 », corrompue par les escroqueries et les spéculations financières. En même temps, ce bouleversement systématique des valeurs, dans une société peuplée d’hommes-animaux, qui se conduisent comme des animaux, dépasse la satire d’une société donnée. Dans la Venise de Volpone, aucun lien familial, aucun rapport social ne résiste à la soif de richesse, comme le signale l’inversion des codes théâtraux : dans l’espoir d’un héritage, le mari jaloux prostitue sa femme, l’avare accepte de se dessaisir de ses biens ; l’innocence est suspecte ; la justice ne découvre la vérité que par « miracle » car elle est aveuglée, non seulement par la rhétorique mensongère d’un avocat retors, mais aussi par la bêtise de ses magistrats et par leur soumission à l’argent : le parasite a droit à tous les égards dès lors qu’on le croit héritier et donc parti désirable. On comprend qu’en France ce soit l’auteur de Knock qui ait adapté cette satire de la crédulité humaine et de l’imposture. Mais dans le Volpone original la maladie, véritable ou prétendue, est la métaphore d’un monde malsain et pernicieux que les sanctions finalement distribuées ne peuvent espérer amender.
Car la comédie de Jonson n’est pas le lieu de la catharsis, mais celui de la mise au jour des excès et de leur punition. Les personnages ne sont pas soumis à des évolutions subtiles : ils ne semblent pas perfectibles. Plutôt, comme la grenouille de la fable, ils enflent à mesure que se développent et se révèlent leurs rêves de grandeur, qui vont se trouver brutalement dégonflés. Toute l’économie de la pièce obéit à ce double mouvement : courbe ascendante de l’action (qui évoque l’art oratoire) interrompue par une chute brutale ; escalade des ambitions et des espoirs, qui sont brusquement déçus ; grossissement graduel du comique en farce, mais aussi progression dans la cruauté qui suscite le malaise, comme au cours des trois visites où l’on voit l’indifférence à l’égard du mourant évoluer vers le cynisme et l’agressivité ; outrance du discours hypocrite soudain dénoncé par un aparté, comme lorsque Volpone, entendant Corbaccio insister pour qu’il prenne sa potion (« Sur ma vie, il n’est question que de l’endormir ! »), commente : « De son dernier sommeil, s’il acceptait de la prendre » (I, IV, 17-18).
C’est en effet dans l’exercice d’une ironie féroce que réside l’essentiel du comique jonsonien. L’appel constant au jugement critique du spectateur explique sans doute qu’on le qualifie souvent de didactique — le Prologue prévient d’ailleurs qu’il s’agira de mêler « instruction et plaisir » — et il est vrai que la fonction essentielle de Volpone et de Mosca semble être de mettre au grand jour la cupidité des chasseurs d’héritage. Le premier effet de leur entreprise de mystification n’est-il pas de révéler que ces oiseaux de proie sont prêts à tout pour accroître leur richesse ? Volpone, jouant les mourants, est à l’origine de comédies de situation où tous dévoilent leur rapacité. Mosca, avec ses clins d’œil au public, agit en montreur, parallèlement à Pèlerin dont l’ironie dégonfle cette baudruche qu’est Sir Jacasse Politique ; ainsi, lorsqu’il lit à voix haute les précieuses « notes » du chevalier (« J’ai marchandé des sprats. Et à Saint Marc, j’ai uriné »), son commentaire final : (« Voilà en vérité des notes politiques ! », (IV, I, 144-145) — qui peut sembler superfétatoire — rappelle que, malgré ses prétentions politiques, Sir Jacasse ne se meut que dans le dérisoire. Lorsque Mosca, entendant Voltore dire à Volpone : « Je regrette / De vous voir toujours aussi faible », traduit, à l’intention du spectateur : « De ne pas le voir plus faible » (I, III, 18-19), l’aparté a une fonction pédagogique et signale, en même temps, la lucidité supérieure du parasite. C’est cette perspicacité de Mosca, autant que son génie pour plumer les pigeons, qui fait de lui le meneur de jeu. Sa clairvoyance, en contraste constant avec l’aveuglement général, éclate après le premier procès, lorsqu’il porte sur ses dupes ce jugement lapidaire : « Ils ne veulent rien voir. / L’excès de lumière les aveugle, je crois » (V, II, 22-23). Il semble donc logique qu’une fois promu héritier, le montreur se transforme en justicier et congédie successivement chacun des quémandeurs, avec un couplet moralisateur qui rappelle toutes leurs manœuvres et souligne la justice de la punition.
Pourtant, même si notre jugement moral est temporairement suspendu, il ne s’agit pas d’accorder aux coquins le statut de censeurs. Ni Mosca ni Volpone ne peuvent être perçus comme les porte-parole du satiriste. Comme ils l’exposent très clairement dès le départ, eux-mêmes exploitent et nourrissent la corruption ambiante. Le renard et la mouche qui le parasite sont de la même espèce que les oiseaux de proie. Mais le flou de la satire morale vient de ce qu’ils sont alternativement, et souvent en même temps, escrocs et dénonciateurs, imposteurs et bouffons, menaçants et drôles : ainsi, dès la première scène, ils révèlent peu à peu que leur activité consiste à plumer les chasseurs d’héritage (« je joue de leurs espoirs / Et me contente d’engranger les bénéfices », explique Volpone), après s’être employés à tourner en dérision les travaux quotidiens des honnêtes gens (« Mes charrues ne blessent pas la terre ; je n’engraisse pas le bétail / Pour nourrir les abattoirs »), aussi bien que la cruauté des autres coquins (« Vous ne dévorez pas non plus, / Monsieur, le tendre prodigue… » (I, I, 85-86, 34-35, et 40-41). Eux se présentent en virtuoses de l’imposture qui pratiquent la filouterie comme un art. Comme le Vice de la Moralité médiévale, ou le Richard III de Shakespeare, les deux compères suscitent, selon les moments et parfois en même temps, des réactions contradictoires, fondées sur la condamnation et la fascination, sur la complicité et l’inquiétude.
Les choses se compliquent ici du fait que la pièce ne comporte pas de pôle positif. La vertu, peu représentée et fort silencieuse, est assez ridicule, voire elle-même ambiguë : ainsi, pourquoi Celia jette-t-elle son mouchoir au charlatan ? Quant à Bonario, il fait preuve, face aux méchants, de la même naïveté que la jeune femme, et se révèle aussi pompeux qu’inefficace lorsqu’il l’arrache des bras de Volpone : « Arrête, infâme violeur, porc libidineux » (III, VII, 265). Le dénouement constitue une impasse plutôt qu’une ouverture : ni réconciliation, ni réunion, ni espoir de régénération pour Venise : les innocents restent séparés, chacun retournant chez son père. Les attentes comiques traditionnelles sont déjouées ; (il est, somme toute, logique que Coleridge ait pu envisager le mariage de Celia et de Bonario). Quant à l’Épilogue, prononcé par Volpone, il contribue à entretenir la confusion morale en faisant applaudir l’inversion des valeurs dont le public a été en partie complice. Tout se passe comme si Jonson s’attachait à déconcerter le spectateur, comme si sa stratégie satirique oblique — qui, selon certains critiques, s’inscrit dans la tradition des Dialogues de Lucien*13 — consistait à mettre le public au défi de garder ses repères moraux.
Les fluctuations de l’ironie participent à cette déroute du moralisme univoque. Volpone et Mosca, grands producteurs d’ironie, en sont aussi les victimes et pas seulement à partir du moment où leur division les entraîne inéluctablement vers la chute. En particulier, la nature de la relation entre les deux compères transparaît à travers une ironie subtile, plus appuyée à mesure que le dénouement approche et que Volpone est plus souvent qualifié de Renard. Ainsi son changement de statut est évident lorsqu’il quitte sa tanière, déguisé en sergent, et que Mosca annonce qu’il le trahit : « Le dépouiller de tout serait une escroquerie / Légitime ; qui dirait que c’est un péché ? / Il veut s’amuser, qu’il paye ! Cela s’appelle le piège à renard » (V, V, 16-18).
Indépendamment du coup de théâtre qu’il provoque, ce monologue remplit la même fonction que les apartés ironiques à l’égard des dupes et souligne en même temps la justice poétique du renversement de situation : comme précédemment, il apparaît légitime d’escroquer les escrocs. Mais le spectateur avisé aura détecté, dès le début de la pièce, que Mosca manipule son patron, certes plus subtilement, mais de la même manière qu’il manipule ses autres dupes. La dépendance de Volpone s’accroît dès les premières visites au cours desquelles il apparaît de plus en plus malade et devient donc de plus en plus passif, de plus en plus dépendant, alors même que Mosca apparaît plus imaginatif, plus astucieux dans sa manipulation des clients. Enfermé dans son rôle de mourant, Volpone est à sa merci, contraint d’écouter sans broncher toutes les insultes que Mosca souffle aux visiteurs. Les rires étouffés du faux malade, contraint à n’être que spectateur, devraient alterner à la scène avec ses grimaces de frustration. Celles-là seront plus évidentes lorsqu’il ne pourra échapper aux impitoyables bavardages de Lady Jacasse : « Je ne feins plus d’être malade, je le suis » (III, IV, 62). Volpone est piégé par son déguisement de mourant, comme il le sera par son habit de sergent, et c’est chaque fois Mosca qui referme le piège, comme c’est lui qui crée de toutes pièces la tentation représentée par Celia. Et Volpone applaudit aux ingénieux stratagèmes de son parasite, sans se rendre compte qu’il en est, qu’il en sera, lui-même victime. D’entrée de jeu, la mouche manifeste son emprise sur le renard et annonce sa suprématie finale. Le principe du crescendo a aussi pour effet de révéler la complexité des rapports entre maître et serviteur. Mais Mosca n’échappe pas non plus à l’ironie démythificatrice : l’hubris de son monologue à la gloire du parasite, l’illusion que le valet peut voler la fortune du maître se trouvent brutalement démenties par la résurgence soudaine de leurs anciennes relations : « Patron ! » s’exclame Mosca, lorsque Volpone se démasque à la fin du dernier procès.
Volpone, jusque-là acteur, annule brutalement son rôle pour neutraliser Mosca, le metteur en scène. Une lecture métadramatique de cette pièce qui est de bout en bout fondée sur le jeu théâtral permet de jeter un nouvel éclairage sur ses divers aspects. Constituée d’une succession de « pièces-dans-la-pièce » menées par deux acteurs qui multiplient les rôles pour manipuler leurs victimes à la manière de marionnettistes, Volpone intègre, au deuxième degré, diverses facettes de l’art dramatique pratiqué par Jonson lui-même. On peut d’ailleurs se demander si le dramaturge ne trahit pas ici sa propre défiance à l’égard du théâtre. Alors que dans la comédie shakespearienne le jeu théâtral est le plus souvent libérateur et bénéfique, dans Volpone il ne sert qu’à la mystification et traduit, chez ceux qui le pratiquent, une forme d’obsession, de déséquilibre. Certes la scène sur laquelle Mosca et Volpone (ou par ailleurs Pèlerin) font s’agiter leurs marionnettes fonctionne comme un révélateur d’hypocrisie et de prétention, mais elle est aussi le lieu, pour Volpone en particulier, de l’insatisfaction, de la fuite en avant qui mène à la catastrophe. Mosca, sycophante protéen, est capable, comme il s’en félicite dans son apologie du parasite, de « changer de masque plus vite que de pensée » (III, I, 29) ; son véritable élément est la métamorphose, illustrée dans le divertissement qu’il offre à son patron sur le thème de la transformation pythagoricienne (I, II) ; sans cesse il noue et dénoue des intrigues, comme s’il était lui-même dramaturge. Au procès, où il répartit « les mensonges à raconter » (IV, IV, 4), il est plutôt metteur en scène. Sous sa direction, Volpone interprète une succession de rôles qui semblent lui tenir lieu d’identité. Son rôle de mourant est bien rodé. Il invente et interprète le boniment de Scoto de Mantoue, le charlatan, avec maestria. Mais, après qu’il a convaincu les juges, lors du premier procès, qu’il était au seuil de la mort, il est désarçonné tant que Mosca ne lui a pas trouvé un nouveau scénario, puis un nouveau rôle. Il est significatif que pour séduire Celia, il ne fasse référence qu’à des rôles passés ou à des métamorphoses futures : « J’ai tenu le rôle du jeune Antinoüs » (III, VII, 161), « Tu seras Europa, je serai Jupiter, / Et puis je serai Mars et toi Érycine » (ibid., 220-221). Volpone se veut artiste — il explique, dans son exposé de motivation, comment il transcende l’avarice — mais ses rôles tournent toujours mal : le malade est peu à peu réduit à quelques mimiques, le charlatan se fait rosser par le mari jaloux et le sergent doit chercher protection auprès de Mosca. Le seul scénario qu’il imagine seul (faire de Mosca son héritier) se révèle catastrophique. Et lorsqu’il décide enfin d’« avance[r] à découvert », en proclamant : « Je suis Volpone » (V, XII, 86 et 90), ce retour à son identité propre ressemble à un défi autodestructeur*14, d’autant que le jugement final le condamne à vivre à perpétuité son rôle de malade en prison.
Le jeu théâtral, comme tous les rêves qui font courir les habitants de Venise, est une autre illusion perdue, un autre indice de la folie humaine que la pièce révèle au moins autant qu’elle dénonce les travers de la société jacobéenne. L’appât du gain est certes le moteur de cette société, sa faillite, mais, en même temps, la soif de l’or constitue une autre forme d’alchimie, de quête de l’élixir de longue vie. Volpone a beau se moquer de Corbaccio qui « espère qu’il pourra, comme Éson, / Recouvrer la jeunesse grâce à quelque magie » (I, IV, 155-156), lui-même, pour séduire Celia, lui promet la jeunesse éternelle à travers le boniment de Scoto, puis se pare devant elle d’une indestructible vigueur sexuelle. La parole, arme essentielle de l’illusionniste, lui permet de s’illusionner lui-même, en particulier sur sa capacité à résister à la fuite du temps. Comme les autres, il se voile la face et poursuit des chimères. La pièce se construit sur le choc des illusions, dans un monde qui laisse sur le bord du chemin les Celia et les Bonario : eux sont ce qu’ils sont et sont satisfaits de le rester.
En même temps, ces personnages qui semblent égarés dans la pièce, comme des transfuges caricaturaux d’une quelconque comédie romanesque, peuvent surprendre par leur naïveté, par leur incapacité à décrypter le monde qui les entoure, et donc à y résister. Il n’est pas étonnant que certaines mises en scène les aient présentés comme des sots*15, alors que ce qui fascine chez Volpone et Mosca, c’est la frénésie de la quête, l’énergie du jeu. C’est aussi ce qui les perd, mais le jugement qui les condamne ne convainc pas. On peut trouver (et les critiques l’ont fait) diverses explications à la tension entre le jugement moral et la sympathie qui caractérise la réaction du spectateur, en particulier face au dénouement. La stratégie parodique de Jonson par rapport à la comédie satirique traditionnelle en est une*16. La violence de la satire d’une société uniformément corrompue par la recherche du profit en est une autre, qui devrait séduire notre époque. Quoi qu’il en soit, la pièce, on l’a vu, prend le spectateur à contrepied ; ce faisant, elle l’interpelle au lieu de le conforter dans ses schémas traditionnels. Cette remise en question des idées et des formes, un des traits de la modernité, explique sans doute le regain d’intérêt pour la comédie de Ben Jonson que l’on observe outre-Manche. On souhaiterait que le public français puisse y participer en découvrant ce Volpone qui, contrairement à celui de Jules Romains, dépeint le monde tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être.
MICHÈLE WILLEMS
*1. Voir plus loin l’Historique de la mise en scène, p. 247.
*2. La version française de l’adaptation de Zweig reçut son approbation ; elle est publiée en France sous le nom des deux auteurs.
*3. Ben Jonson, Volpone ou le Renard, traduit par Maurice Castelain et réédité par Les Belles Lettres en 2012.
*4. Coleridge déplorait qu’il n’y eût de bonté de cœur chez aucun des personnages principaux. Il regrettait la séparation finale de Celia (qu’il aurait vue pupille ou nièce, plutôt qu’épouse, de Corvino) et de Bonario qu’il aurait préféré voir mariés. Voir Lectures and Notes on Shakespeare and Other English Poets (1818).
*5. La traduction de l’Épître dédicatoire figure in extenso dans la notice, p. 235-241.
*6. Dans Chaque homme hors de son humeur, déjà, Cordatus énonçait cette définition de la comédie, empruntée à Cicéron : « imitatio vitae, speculum consuetidinis, imago veritatis » (« imitation de la vie, miroir des mœurs, image de la vérité »).
*7. Ce thème avait été exploré quelque huit ans plus tôt par Shakespeare dans son Marchand de Venise.
*8. Sur l’importance de la maison dans le théâtre de Jonson, voir le stimulant article de Ian Donaldson, « Jonson’s Magic Houses », réédité dans une collection d’essais qui porte ce titre, Oxford, Clarendon Press, 1997.
*9. Sur les jeux de mots du texte anglais, voir, dans la partie des notes, la note sur les personnages (p. 35, n. 1).
*10. Voir T. S. Eliot, « London Letter for the Dial Magazine », mai 1921.
*11. Voir M. Castelain, Ben Jonson, l’homme et l’œuvre (1572-1637), Hachette, 1907, p. 301.
*12. Voir M.-T. Jones-Davies, Ben Jonson, homme de théâtre, Aubier-Montaigne, 1980, p. 150.
*13. Voir l’ouvrage de Douglas Duncan, Ben Jonson and the Lucianic Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
*14. Pour une analyse plus poussée de ce thème, voir l’article d’Alexander Leggatt, « The suicide of Volpone », University of Toronto Quarterly 39, 1968-1970, p. 19-31.
*15. C’était le cas dans la mise en scène de Bill Alexander, avec la Royal Shakespeare Company, en 1983.
*16. Voir en particulier l’ouvrage de Robert N. Watson, Ben Jonson Parodic Strategy : Literary Imperialism in the Comedies, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 1987.