VIII

La gaffe de Chat Noir

– Ça veut dire quoille cette charabiasse signée cul-cul ?

– Je ne sais pas. Mais il faut absolument remettre ce message à la Reine ou au Chancelier.

– Fastoche ! On va d’mander à ma Sibylle.

Je range le petit parchemin dans ma poche en me disant que c’est une bonne idée. Pour l’instant, la petite amie de Cagouille est occupée. Je lui en parlerai quand leur spectacle sera terminé.

– Purin, c’qu’elle est belle quand elle danse. Tu trouves pas ?

Sur l’estrade de la place de Grève, qui sert aussi bien aux artistes qu’aux bourreaux, Sibylle cabriole au son d’un tambour et d’une vielle. Depuis le départ de M. Crapoussin, elle participe aux représentations que donne Cagouille pour les badauds de Coronora. Pieds nus, ses cheveux bruns tournoyant autour d’elle, elle glisse et se cambre, en ondulant ses bras dans un geste envoûtant.

La foule est sous le charme. Je remarque parmi les spectateurs un homme habillé d’une luxueuse tenue de chasseur. Sa main gauche, qu’il tient à hauteur de poitrine, est protégée par un gant de cuir blanc à l’emmanchure pendante. Dessus est perché un fier oiseau de proie, au plumage moucheté, et à la tête couverte d’un petit chaperon1. C’est un fauconnier, je le montre à Cagouille.

– Cet homme, là, ça ne serait pas…

– … le père à Sibylle ? Zactement. Il aime pas trop qu’sa fille joue les saltimbranques avec moi. Mais c’t une bonne pâte. Par contre, sa mère c’est une autre chanson. Si qu’elle nous voyait, elle arracherait mon zœil avec ses ongles.

– Tu n’es peut-être pas le gendre dont elle rêve.

– Passe-moi mes couteaux, j’vais entrer en scène.

Sibylle a ramassé une cible, faite d’un disque de bois peint de cercles concentriques. Les deux musiciens accélèrent leur rythme, et elle accélère sa danse en faisant tourner ce nouvel accessoire.

Cagouille, la ceinture bardée de poignards, fait son entrée sur scène. Les spectateurs rigolent en le voyant apparaître. Mon copain se fâche.

– Qu’est-ce y vous fait rire, bande de nigauds ? C’est pas une clownerie, c’est un numéro périlleux !

Il faut dire que Cagouille s’est déguisé en une espèce de pirate, avec un bandeau sur son œil crevé, ce qui le rend franchement comique. Mais les rires cessent dès que le premier couteau file vers la danseuse. Un tchac ! au centre de la cible, qui bouge constamment, fait monter des exclamations admiratives. Cagouille a toujours été doué pour lancer avec précision toutes sortes d’objets. Mais là, j’avoue qu’il se surpasse.

Sibylle a une confiance absolue en son amoureux. Elle continue de danser, souriante, pas inquiète pour deux sous. Enfin, lorsque la cible mouvante est criblée de couteaux, elle cesse son ballet. La musique s’arrête aussi.

– Et maint’nant, préparez-vous à être esbaudis jusqu’au trognon ! Que les chofiottes retournent chez leur mère, ça va peut-être saigner. Les autres, faisez gaffe à vot’ bourse, c’est l’moment ousque les voleurs vont z’en profiter pour vous la faucher.

Tout le monde se marre, sauf les voleurs à la tire infiltrés parmi la foule. Et surtout, sauf le père de Sibylle, qui semble au bord de l’apoplexie ! Sa fille vient de remplacer la cible par un cœur taillé dans du bois qu’elle tient devant sa poitrine. Cette fois, elle reste immobile. Mais la nouvelle cible est fort petite et, pour corser le tout, Cagouille fait passer son bandeau sur son œil valide. Il va tirer à l’aveuglette.

Le silence est total. Nul ne bouge, à l’exception du père de Sibylle qui vient de retirer le chaperon de la tête de son oiseau. Sur un ordre de son maître, il s’envole et va planer au-dessus de la scène. Alors, à l’instant où Cagouille jette son poignard, le faucon plonge sur l’arme et l’intercepte en pleine course. Puis il revient vers son maître, lui rapportant le projectile comme il le ferait d’une proie.

Le public éclate de rire. Cagouille, qui n’a rien vu, retire son bandeau et prend un air ahuri.

– Qu’est-ce y s’est passé ?

Sibylle tape du pied, visiblement furieuse. Elle appelle le faucon qui lui obéit aussitôt.

– Kirk ! À la main !

L’oiseau vient se poser sur son poing enveloppé dans son foulard. La jeune fille dit quelques mots au rapace, puis le renvoie à son père. Kirk s’envole gracieusement vers son maître mais, au lieu de se poser sur le gant, il s’empare de son chapeau et le rapporte à Sibylle. Alors, elle fait un clin d’œil à Cagouille et jette le couvre-chef haut dans les airs. Celui-ci lance son dernier poignard, qui plante le chapeau contre la poutre d’un gibet à quinze pieds du sol.

Tout le monde applaudit. Une pluie de pièces tombe sur l’estrade. Quant au père de Sibylle, il rit de bonne grâce et s’en va, tête nue, son faucon à nouveau posé sur le poing. Cagouille, les mains pleines de monnaie, me rejoint au pied de l’estrade.

– J’t’avais dit, son père c’est une bonne pâte.

Sibylle s’approche et fait tomber dans sa robe repliée toutes les pièces qu’il tient. Puis elle s’éloigne en sautillant en direction du marché.

– Oh, eh, oh ! C’est ma part ! Ousque tu vas a’c mes sous ?

– Acheter un chapeau neuf pour mon père ! À tout à l’heure, mon Cagouchou.

 

En fin de matinée, Sibylle nous rejoint à la roulotte. Elle a enfilé une robe élégante, qu’elle porte sur un corset dont sa fine silhouette n’a nullement besoin.

– Vous venez avec moi à la cour ? demande-t-elle.

– Ouaille. Ça te dit, Sashouille ? Tu vas voir la crème du gratin du royaume.

– Moi, un étranger… On ne me laissera pas entrer !

– Accompagné par Sibylle ? Bien sûr que si.

C’est l’heure à laquelle, chaque jour, la cour se rassemble pour tenir conseil et régler les problèmes du royaume. J’ai confié à Sibylle le message pris au Ratakass. Elle doit profiter de l’occasion pour le donner à la Reine.

Je passe un coup de brosse sur mes chaussures et m’enveloppe d’une cape de théâtre, prise dans une malle à costumes de M. Crapoussin, histoire d’avoir meilleure prestance.

Sibylle nous tient tous deux par la main et, en effet, les hallebardiers à la porte du château nous laissent passer sans histoire. Nous pénétrons dans une salle large, garnie de tentures et de chandeliers. De grandes colonnes bordent une allée centrale couverte d’un tapis bleu. De chaque côté se tient une foule de nobles. Les hommes sont emplumés et portent à la ceinture des armes aux poignées rutilantes. Les femmes, coiffées de chapeaux compliqués, tiennent du bout des doigts un pan de leurs robes trop longues. Tout ce beau monde converse à voix basse, créant une rumeur qui se réverbère sous les voûtes.

Notre arrivée ne passe pas inaperçue. Oh, moi, on ne me remarque pas. Mais des regards amusés se tournent vers Cagouille et l’on se met à pouffer en se pinçant le nez.

– Purin ! J’ai encore rien fait, déjà vous vous payez ma fiole ! Qu’est-ce y a, faut que j’me déchausse pour montrer si j’sens bon ?

Les pouffements se transforment en éclats de rire. Mais une sonnerie de trompette met fin à l’intermède. On annonce Son Excellence le Chancelier, puis Sa Seigneurie le Connétable. Les deux hommes entrent dignement et se placent de chaque côté du trône, tout au fond de la salle. Enfin, la trompette joue encore et la voix clame : « Sa Majesté, la Reine ! » Chacun s’incline, et moi plus bas que tout le monde. Si bien que je ne la vois pas venir, et qu’elle siège sur son trône lorsque je me redresse.

Tenant son sceptre dans une main et une sphère dorée dans l’autre, elle s’exprime au milieu d’un silence absolu :

– Connétable, commencez.

Le chef de guerre, superbe, s’avance. Il n’a pas l’air content.

– L’armée que nous avons envoyée pour contrer nos ennemis a été vaincue. Ils n’ont même pas livré bataille ! Les rats empoisonneurs de l’Archiduc ont envahi les camps durant la nuit, pour paralyser nos soldats. Au matin, tous étaient désarmés et prisonniers.

Le Chancelier intervient à son tour :

– Par conséquent, nous avons décidé de rassembler nos forces autour de Coronora. Inutile d’envoyer nos troupes à une perte certaine. Trouvons d’abord une stratégie !

– Préparons-nous. L’armée des traîtres ne tardera pas à se jeter contre nos murs. Ils approchent !

À ces mots du connétable, des chuchotements inquiets parcourent l’assistance. Le Chancelier reprend la parole :

– L’espion surnommé le fantôme a volé, pour le compte de nos ennemis, des secrets qui peuvent précipiter notre défaite. Cette nuit encore, un document précieux est tombé entre ses mains.

Il se tourne vers la Reine, puis ajoute sur un ton presque de reproche :

– Hélas ! l’intervention d’un individu douteux, qu’en désespoir de cause nous avons engagé pour contrer l’espion, s’est révélée un échec total.

– Pas d’accord, messire Chancelier ! Voici qui prouve le contraire !

C’est Sibylle qui se manifeste. D’un pas décidé, elle marche jusqu’au trône en brandissant le message écrit par Phélina en langue rivas’ta. Un garde va pour s’interposer, mais la Reine le renvoie à sa place.

– Laissez approcher ma filleule préférée. Elle a toujours audience si elle le souhaite.

Cagouille me donne un coup de coude et m’envoie un regard qui signifie : « T’as entendu, vieux ? Sa filleule préférée ! »

– Votre Majesté, Chat Noir n’a pas capturé le fantôme. Mais il a intercepté ce message que l’espion envoyait à ses alliés.

Le Chancelier saisit le bout de parchemin et le déroule, incrédule. Mais ses yeux s’écarquillent lorsqu’il découvre le texte mystérieux qui y est écrit.

– Du rivas’ta ! s’exclame-t-il.

Il le montre à la Reine et au Connétable qui manifestent un grand étonnement. Puis il demande que l’on sonne la trompette et déclare :

– Belles dames et gentils seigneurs, Sa Majesté vous remercie. Le conseil est terminé pour aujourd’hui.

Toute la cour se met en mouvement, nous entraînant, Cagouille et moi, dans son flot vers l’extérieur. Seule Sibylle reste dans la salle avec les maîtres du royaume.

Un peu plus tard, elle nous retrouve dans la roulotte. Son joli minois fait la grimace, car Cagouille expérimente une recette tirée de son grimoire de cuisine. L’air est empuanti. À mon avis, il y a des noms d’ingrédients qu’il n’a pas lus correctement.

– N’empoisonne pas ton copain, mon Cagouchou. La Reine a encore besoin de lui.

– C’est-à-dire ?

– Chat Noir a rendez-vous, même lieu que la dernière fois. Quand la tenture au chat pendra à la fenêtre.

 

Je passe une partie de la journée avec mes deux amis, jusqu’à ce qu’ils m’abandonnent pour se rendre à l’hôpital de Sibylle. Cagouille ne sait pas que l’espion n’est autre que Phélina. Je n’ai pas trouvé le courage de noircir davantage le tableau qu’il se fait d’elle.

Lorsque le soleil descend derrière les remparts, que les oiseaux se rassemblent pour piailler leur chanson du soir, la tapisserie au chat apparaît dans la lumière du crépuscule. J’enfile mes gants-griffes et, lorsque la nuit a chassé les dernières couleurs dans le ciel, je grimpe jusqu’à la fenêtre où l’on m’attend.

Cette fois, point de mise en scène pour m’accueillir. La Reine et son Chancelier se tiennent dans la lumière des lampes brûlant une huile parfumée.

– Vous voilà enfin, Chat Noir ! Sa Majesté a attendu !

 CE CHAT NE SORT QUE SOUS LES ÉTOILES. QUE VOULEZ-VOUS ?

– Nos clercs ont finalement traduit le message que vous avez intercepté.

– PUIS-JE VOIR ?

Le Chancelier se tourne vers la Reine qui acquiesce d’un signe de tête. Avec un soupir désapprobateur, il me tend un parchemin. J’y lis ces mots de Phélina qui me font mal au cœur :

 

Mon époux,

 

Il est temps que je rejoigne notre armée. Une légère blessure m’empêche de continuer. Peu importe, ma mission est terminée. J’emporte des documents qui nous aideront à vaincre Coronora.

La ville est superbe. J’ai hâte de vous y voir régner, et moi à vos côtés.

 

Je franchirai les remparts à la pleine lune. Qu’un cheval m’attende à l’est sur la route.

 

P. P.

 

– Nous ignorons l’identité de ce P. P., mais ça n’est pas ce qui importe.

– PRINCESSE PHÉLINA. UNE NOBLE DE DEUX-BRUMES, MARIÉE PAR L’ARCHIDUC À SON ALLIÉ LE PRINCE VIKTAR. CETTE ALLIANCE CONFÈRE AU PRINCE ÉTRANGER UNE LÉGITIMITÉ DANS LE ROYAUME.

– Vous savez bien des choses. Quoi d’autre, sur le prince Viktar ?

– IL EST NOTRE VÉRITABLE ENNEMI. L’ARCHIDUC DE MOTTE-BROUILLASSE N’EST QU’UN PANTIN ENTRE SES MAINS. UN TRÔNE NE SE PARTAGE PAS. ET S’ILS OBTIENNENT LA VICTOIRE, JE DOUTE QUE L’ARCHIDUC S’EN APPROCHE JAM...

La Reine se lève et m’interrompt, d’une voix qui claque comme le tonnerre :

– La victoire ne leur appartiendra pas !

Elle se rassied et me sourit. Sa voix retrouve sa douceur.

– Mais pour cela, les documents volés par le fantôme ne doivent pas quitter la ville. Le Chancelier a établi un plan pour intercepter cet espion, tant qu’il est encore temps. Il comporte un petit rôle que j’aimerais attribuer à Chat Noir. Qu’en dites-vous ?

– C’EST UN HONNEUR DE VOUS SERVIR, VOTRE MAJESTÉ.

– Eh bien ! Si tous les bandits du royaume vous ressemblaient, je ferais ouvrir les prisons !

Elle rit, j’en fais autant avec timidité. Le Chancelier patiente. Puis, lorsque la Reine retrouve son sérieux, il m’explique son projet et ce que l’on attend de moi.

*

Il me faut patienter une petite semaine jusqu’à la nuit de pleine lune, durant laquelle le fantôme a l’intention de quitter la ville. Ces journées se déroulent dans une certaine insouciance, en dépit des nouvelles qui nous parviennent de l’avancée rapide des troupes de l’Archiduc vers Coronora. Ce matin, je me suis délassé aux bains publics. Expérience fort agréable, mais aussi très amusante, car c’était le décrassage hebdomadaire de Cagouille. Il n’aurait pas rechigné davantage si on l’avait mené au bûcher.

Reposé, j’ai enfilé mes gants-griffes, et me voici parcourant les toits avec l’énergie d’un chat resté trop longtemps enfermé. L’astre nocturne, plus large dans le ciel que son frère le soleil, illumine la ville d’un éclat froid et tranchant. Courant, roulant, bondissant, presque en volant, je franchis les obstacles et les ravins que font les rues, en direction de l’est.

Le Chancelier a deviné pourquoi l’espion fantôme a choisi ce côté des remparts pour s’enfuir. Il se trouve que des travaux y ont été entamés d’urgence pour réparer la muraille, négligée en temps de paix, avant que l’ennemi atteigne Coronora. Aussi, un grand échafaudage a été installé contre la face extérieure du rempart. Voici, sans aucun doute, « l’escalier » que Phélina compte emprunter pour nous fausser compagnie.

L’idée du Chancelier est ingénieuse. Phélina ignore que son message a été intercepté et que nous connaissons ses intentions. « Utilisons cet atout pour prendre au piège cette mouche qui nous agace ! a-t-il dit. Tendons sur son chemin une toile d’araignée. » En grand secret, l’étage supérieur de l’échafaudage a été bardé de filets, discrètement enroulés. Des hommes habiles s’y trouvent cachés. Lorsque le fantôme y mettra le pied, ils n’auront qu’à tirer sur leurs cordes et le papillon de nuit sera pris au piège.

Mon rôle dans cette embuscade n’est pas compliqué. J’espère m’en acquitter plus brillamment que de ma mission précédente. Non loin du guet-apens s’élève une tour où l’on sonne le tocsin, hérissée de gargouilles et de chimères sculptées. En l’escaladant, je rencontre ces figures de pierre qui n’ont jamais vu personne d’aussi près. Mon poste est au sommet. De là, je surveille le secteur de mes yeux habitués à la nuit. Et quand la proie s’approchera du piège, j’allumerai une flamme qui préviendra les gardes cachés de se préparer à lâcher leurs filets.

 

L’attente est fort longue. Immobile, j’ai froid et je frissonne. Minuit a sonné depuis longtemps lorsqu’enfin j’aperçois la silhouette du fantôme. Propulsée par sa perche, Phélina file sur les remparts. Puis elle la replie à la longueur d’un bâton et se met à courir, en sautant de créneau en créneau, vers l’endroit où on l’attend. Vite ! J’enflamme une torche-bâtonnet que je coince dans la gueule d’une gargouille. Puis, pas fâché de me dérouiller, je bondis de la tour vers le toit le plus proche, puis de là, en quelques sauts périlleux, non loin du piège qui attend notre espionne. Dans l’ombre d’une cheminée, je la regarde passer.

Arrivée au-dessus de l’échafaudage, Phélina déplie sa perche, la passe derrière le rempart et se laisse glisser tout au long comme on descend d’un mât de cocagne. Je bondis vers la crête du rempart, juste au moment où on lâche les filets. Elle est prise au piège !

Comme des diables, les hommes d’armes ont surgi des caisses de bois qui les dissimulaient. En équilibre sur les planches, ils se rapprochent de la prisonnière qui se débat en rageant. Mais Phélina, devenue une farouche guerrière, a plus d’un tour dans son sac. Et sa perche, qu’elle sépare en deux parties, dissimule deux sabres aux lames fines qui semblent faites de diamant. Elle tranche d’un seul coup une large ouverture dans la corde des filets, si épaisse qu’une arme ordinaire ne l’entamerait qu’avec peine.

Les gardes s’affolent. Certains pointent leurs arbalètes tendues en direction de Phélina qui, déjà, s’extirpe de sa prison.

– Il va nous échapper ! Abattez-le ! Tirez !

– Non !

Je me jette dans le feu de l’action. Phélina a reconstitué son bâton et les lames ont disparu. Elle s’en sert pour dévier les flèches qui fusent vers elle. Mais les projectiles sont trop nombreux. Avec un bruit mat, épouvantable, un carreau se fiche dans son épaule. Phélina pousse un cri et tombe en arrière, au bord du précipice. Elle lâche son bâton qui disparaît en tournoyant, et qu’on entend se fracasser plus bas sur les rochers.

– Achevez-le ! Tirez !

Il faut du temps aux arbalétriers pour réarmer. Je bondis au milieu de leur groupe et, en quelques coups de griffes, en désarme la moitié. Leurs arbalètes vont rejoindre l’arme de Phélina. Les autres recommencent à tirer. Cette fois, c’est moi qu’ils visent. Je n’ose pas me battre contre eux, de peur de les faire tomber dans le vide. Heureusement, les leçons de mon père dans la forêt me permettent, tel un écureuil, d’esquiver les traits qui fusent.

Phélina s’est relevée et je lui lance :

– PENDEZ-VOUS À MON COU !

Elle hésite, regarde vers le bas, mais, n’y voyant aucun espoir de s’enfuir, elle passe un bras autour de moi. Heureusement qu’elle ne pèse pas lourd ! J’entends le craquement des arbalètes qui se tendent. Ceux que j’ai désarmés se ruent vers nous, l’épée à la main. Ils ne sont pas assez rapides. À la force des bras, les griffes déchirant la muraille, j’emporte Phélina à l’abri du danger.

Lorsque nous sommes sur le rempart, elle se détache de moi. Nous sautons côte à côte sur le toit le plus proche. Puis, de là, après une cavalcade effrénée, nous rejoignons l’obscurité d’une ruelle, où nul ne nous voit disparaître.

 

Face à face, nous reprenons notre souffle. Le capuchon de Phélina est tombé en arrière. Dans la pénombre, son visage est plus beau que jamais. Je viens de la sauver ! En cet instant, je voudrais qu’elle connaisse ma véritable identité. Mais je ne veux pas briser mon secret, même pour jouir d’un instant de revanche.

Phélina se mord les lèvres et me fixe. Sans ciller, elle empoigne la flèche plantée dans son épaule et l’arrache d’un coup sec. Puis elle la jette au loin comme s’il s’agissait d’un serpent. La tache de sang s’élargit sur son vêtement.

– Chat Noir, je ne te comprendrai jamais. Tu as trahi ta précieuse Reine, pour sauver l’ennemi ?

– VOUS N’ÊTES PAS MON ENNEMIE. JE PENSE QUE VOUS ÊTES UNE VICTIME QUI S’IGNORE.

Phélina éclate d’un rire moqueur. Je regrette ces paroles qui trahissent ma faiblesse.

– LE PLAN ÉTAIT DE VOUS CAPTURER, PAS DE VOUS ASSASSINER. CHAT NOIR N’A JAMAIS TUÉ. IL NE TUERA JAMAIS.

Elle arrache un morceau de sa cape qu’elle noue autour de sa blessure. Puis elle rabat sa capuche et son visage disparaît.

– Il y a quelques nuits, j’ai voulu t’étrangler. J’étais prête à te tuer. Et aujourd’hui, tu me sauves ! Veux-tu connaître mon opinion ?

– JE VOUS ÉCOUTE.

À la vitesse de l’éclair, Phélina saute dans les airs en tournoyant. Son pied vient me frapper la tempe avec une puissance incroyable. Je tourbillonne comme une toupie et me retrouve projeté contre de vieux tonneaux pourrissant au fond de l’impasse, qui s’écrasent sous mon poids.

– Chat Noir, tu es un vrai ballot !

Quand je retrouve mes esprits, Phélina a disparu. La tête me tourne, ma vision est brouillée, j’ai mal partout. Et je me dis que son opinion est fichtrement exacte.

 

Exténué, je me dirige vers le château. La ville est en alerte. Tous les gardes sont dans les rues. Torche à la main, ils fouillent systématiquement chaque maison. Malgré les forces déployées, je doute qu’ils mettent la main sur leur fantôme.

En arrivant à la roulotte, je ne trouve pas Cagouille. Son livre de cuisine est grand ouvert sur la table. Il a écrit un message à l’intérieur de la couverture :

 

J’avais pas du parchemin. Mon vieux, cet urgeant. Enlève pas tes moufles et viende trou de suite à l’ospital. Question de vite ou de mord ! Grouille !

 

Quelques minutes plus tard, j’atterris au milieu de la cour de l’hôpital de Sibylle. C’est la première fois qu’elle voit Chat Noir. Mais elle est trop angoissée pour en faire cas. Cagouille, qui surveillait la porte donnant sur la rue, nous rejoint.

– Purin, y s’approchent, faut s’activer les méninges.

– EXPLIQUEZ-VOUS.

D’un geste du menton, Cagouille me montre une silhouette voûtée et tremblante qui se tient dans l’ombre et que je n’avais pas remarquée. En voyant cette personne couverte de bandages de la tête aux pieds, un frisson d’épouvante me parcourt. Sibylle me prend par le bras, son regard est suppliant.

– Il faut sauver mon lépreux ! Les gardes fouillent toutes les maisons, toutes les caves, tous les greniers !

– Les lépreux sont trisquement interdits en ville. S’ils le trouvent, y vont l’jeter au feu ou à la rivière. Et ficher ma Sibylle au tribunal !

Dehors, on frappe à la porte du mur d’enceinte de l’hôpital.

– Purin de merdre, c’est la garde !

– UNE ÉCHELLE, VITE !

Le pauvre malade se traîne jusqu’au fond du jardin, derrière le bâtiment, où Sibylle et moi installons une échelle pour franchir le mur. Pendant ce temps-là, Cagouille fait un numéro aux hommes d’armes qui tentent d’entrer pour les retarder. Avec une infinie répugnance, j’aide l’invalide gémissant à descendre dans la ruelle. Je l’y rejoins, Sibylle nous accompagne.

Le lépreux, appuyé sur son bâton de pèlerin, avance avec peine. Nous quittons l’île centrale, puis traversons prudemment les quartiers extérieurs. Le trajet semble prendre des heures. Sibylle, qui connaît parfaitement la ville, nous mène jusqu’aux remparts par un dédale de ruelles obscures. Enfin, nous voici tout près de l’une des portes de Coronora.

– Cagouchou dit que vous pouvez ouvrir n’importe quelle serrure.

 C’EST VRAI.

– Je vais faire diversion chez les gardes. Profitez-en pour faire sortir cette malheureuse créature.

Sibylle fait ses adieux au pauvre malade qui, d’une voix tremblante, presque inaudible, la bénit pour sa charité et son bon cœur. Puis, tandis que nous restons dans un angle obscur, elle traverse la rue, en se faisant bien voir des deux soldats. Nous attendons, quelques instants passent, Sibylle a disparu. Mais soudain, sa voix retentit, plus loin derrière les maisons :

– Au secours ! Le fantôme ! Il s’enfuit ! À la garde ! À la garde !

Les deux gardes ne réfléchissent même pas. Brandissant leurs lances, ils se précipitent en direction des appels et disparaissent dans les petites rues. Sans perdre un instant, je déverrouille la porte grâce à mon croque-serrures. Ça n’est pas suffisant, car une poutre de chêne est fixée en travers des battants. Heureusement, le lépreux trouve dans son désespoir la force de m’aider à la soulever hors de ses crochets.

J’entrouvre la porte. De l’autre côté, le chemin s’enfonce dans la campagne. Traînant les pieds, épuisée par l’effort qu’elle vient de fournir, la triste créature franchit le seuil de la ville, enfin libre. Je regrette de ne pas avoir avec moi un peu d’or à lui donner.

– PARTEZ VITE, JE VAIS REFERMER. DANS UN INSTANT, LES GARDES VONT REVENIR.

– Merci, du fond du cœur.

La voix gémissante, chevrotante est chargée de gratitude.

– MON PAUVRE AMI. SAVEZ-VOUS SEULEMENT OÙ ALLER ?

La réponse se fait d’une voix toute différente, claire, forte et moqueuse.

– Oh, oui ! Je vais rejoindre l’armée de mon époux. Adieu, ballot !

Le lépreux fait tournoyer son bâton, me le jette à la face, et s’enfuit dans la nuit à toutes jambes. Sidéré, je reste immobile à écouter le rire de Phélina disparaître dans le lointain.

1. Coiffe couvrant la tête et les yeux du faucon de chasse quand il est au repos.