Dans la gueule du loup
De loin, le camp militaire avait un aspect ordonné et flamboyant, donnant une impression de prestige. Mais vu de l’intérieur, tout paraît rude et crasseux. Dans la partie centrale loge l’élite et la noblesse, sous les plus beaux abris, avec mobilier de voyage et domestiques. Puis, plus on s’en écarte, plus les soldats ont des gueules de soudards, et plus les campements sont pouilleux.
Toujours à plat ventre sur ma monture, on me fait traverser ces différentes zones, des taudis de la piétaille jusqu’aux tentes à franges des officiers. Là, enfin, on me jette à terre, tandis que l’homme qui me conduit appelle un supérieur. Un noble seigneur daigne apparaître, portant une cuirasse gravée de têtes de lion. Il jette sur moi un bref coup d’œil.
– Commandant, c’est un espion qui nous surveillait depuis une colline.
– Eh bien, quoi, que voulez-vous que j’en fasse ?
– Vous voulez pas qu’on l’interroge ?
– Mais vous ne pensez qu’à vous amuser ! Pendez-le et reprenez votre patrouille.
– À vos ordres, mon commandant !
Je proteste, criant à l’injustice, appelant au secours, au milieu de l’indifférence générale. L’homme, aidé d’un compère, me plante sous un gibet et me passe la corde au cou. Les soldats commencent à s’intéresser à moi. Un public s’assemble mollement, blasé de ce spectacle qui doit être fréquent.
– C’est une erreur ! Je veux un procès ! Qu’on me rende justice !
– Monte sur le tabouret et ferme-la. Justice te sera faite dans une minute. De quoi te plains-tu ?
La soldatesque ricane, je sens que je vais m’évanouir. Des mains puissantes me perchent sur le tabouret et une corde se resserre sur ma gorge. Je n’ai plus que quelques secondes à vivre.
Un groupe de cavaliers approche, leurs chevaux marchant au pas. Je dois à leur passage un instant de sursis. Il s’agit de trois Discoboles. Leurs armures aux plaques d’acier resplendissent dans la lumière du soleil. Cuivre et cuir tressés retiennent leur chevelure flamboyante. Ils sont superbes et terrifiants tout à la fois. L’apparence féerique de ce cortège attire tous les regards. Ils escortent une jeune femme d’une beauté surnaturelle, vêtue d’une armure courte et légère, qui révèle le galbe de ses membres musclés. Ses cheveux, jadis longs et blonds comme le blé en été, sont maintenant roux et courts comme des herbes en feu. C’est Phélina.
– Phélina ! S’il vous plaît ! Phélina ! À l’aide ! C’est moi, Sasha Kazhdu !
Mon bourreau me frappe le flanc pour me faire taire. Avec un ensemble parfait, les quatre cavaliers s’arrêtent. Les Discoboles restent figés, tandis que Phélina tourne la tête vers mon gibet. La Reine elle-même n’a pas l’air aussi royale.
Elle me fixe froidement de ses yeux verts où jouent l’ombre et la lumière. Pendant un instant, j’ai l’impression qu’elle ne me reconnaît pas. Finalement, ses lèvres de rubis s’entrouvrent. Elle prend un ton moqueur teinté de surprise.
– Sasha Kazhdu ! Mon petit courtisan de Deux-Brumes !
Elle éclate de rire et tout le monde, à part les Discoboles, en fait autant.
– Eh bien, petit garçon, de quoi vous plaignez-vous ? Vous rêviez que je vous passe la corde au cou ! Vous voilà comblé.
Les soldats s’esclaffent de plus belle. Phélina saute de cheval avec l’agilité d’une acrobate. Lorsque ses pieds touchent le sol, le silence se fait immédiatement. Les bustes se courbent sur son passage, tandis qu’elle marche jusqu’à moi d’un pas athlétique et sensuel.
Je remarque le bandage à son épaule, là où la flèche d’un arbalétrier l’avait frappée. Elle ignore que c’est moi qui l’ai sauvée, ce soir-là. Mais le destin serait fort juste si, sans savoir que je le mérite, elle me rendait maintenant la pareille.
Phélina fait un geste autoritaire de la main. Mon bourreau prend l’ordre pour lui, et donne un grand coup de pied dans le tabouret. Aussitôt, le vide se fait sous mes pieds et la corde se tend sèchement, prête à me briser la nuque. Mais au même instant, l’un des Discoboles projette un disque d’acier. Comme un éclair, l’arme tranche la corde et se fiche dans la potence. Je tombe par terre, à moitié étranglé, toussant douloureusement pendant qu’on me détache. Phélina s’impatiente.
– Sasha Kazhdu, vous avez une minute pour justifier qu’on vous laisse en vie.
– Phélina, écoutez-moi…
Le bourreau me soulève par le col, me remet sur pied, et crache dans mon oreille :
– Princesse !
– Princesse Phélina, je n’ai pas pu souffrir qu’on me laisse derrière. Je vous admire et je veux vous servir, vous le savez mieux que personne. Quand j’ai appris que les troupes allaient se battre pour vous et votre époux, j’ai quitté Deux-Brumes pour venir m’enrôler. On m’a vendu un cheval marqué de la couronne, mais je ne suis pas un espion. Je veux combattre et mourir pour votre gloire !
Comme on peut mentir facilement, quand sa propre vie est en jeu ! Phélina me méprise. Néanmoins, mes paroles semblent flatter sa vanité.
– Mon pauvre Sasha Kazhdu. Vous, soldat ? Pourquoi pas chevalier ? On n’apprend pas l’épée au Collegium.
– Qu’on me donne ma chance !
– Eh bien, soit. Vous voulez me servir ? C’est d’accord. Comme guerrier, vous seriez inutile. Par contre, nous manquons terriblement de serviteurs.
Elle se tourne vers le bourreau et donne ses ordres :
– Emmenez ce garçon au quartier des domestiques. Qu’on lui passe une livrée. Nourrissez-le et qu’il commence son service tout de suite.
Phélina retourne à sa monture et se remet en marche avec son escorte. Au coin de ses lèvres, un petit sourire amusé rajoute à mon humiliation.
Je me sens déguisé, dans mon costume de serviteur ! J’ai une jambe rouge, et une jambe à rayures noires et blanches. Mon pourpoint est trop serré à la taille, ses épaules bouffent démesurément. Quant au bonnet cylindrique qui écrase mes cheveux, il me donne l’air d’un champignon coiffé d’un dé à coudre. Mais si Phélina croit m’avoir joué un mauvais tour, elle se trompe. Ces vêtements sont parfaits pour me fondre dans la masse et chercher le livre de musique de l’Archiduc. Du moins, si on me laisse cinq minutes en paix… Depuis qu’on m’a enrôlé, je n’ai fait que laver assiettes, plats, couverts, et passer le balai dans les tentes des officiers. Aïe ! On m’appelle pour une nouvelle corvée.
– Eh, toi, le nouveau ! Prends ce plateau et porte-le dans la tente des généraux.
– Moi ?
– Oui, toi, andouille. Et ne te trompe pas ! L’hydromel, c’est pour la princesse Phélina. Le verre de vin, pour l’Archiduc de Motte-Brouillasse.
Mon « supérieur » ricane et prend le troisième verre pour l’approcher de mon nez. Les autres serviteurs se lancent des regards complices.
– Et celui-là, défense d’y goûter, hein ? Ou tu recevras du fouet.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le régal de ce bon prince Viktar. Moitié sang de lapin, moitié jus de petits poussins que j’ai pressés moi-même !
Je ne lui fais pas le plaisir de réagir. J’emporte le plateau et pénètre dans la tente blanche, bordée de galons dorés, où s’établit la stratégie de conquête. Au centre, une grande carte de Coronora est étalée sur une table. L’Archiduc l’étudie, vêtu d’une armure rutilante et volumineuse, comme s’il était prêt à donner la charge. Son crâne chauve et son grand nez d’aigle brillent autant que sa cuirasse. Je dépose son verre près de lui.
Debout, en retrait, les bras dignement croisés, le prince Viktar examine également la carte. Il porte une tunique cintrée, tissée de fils d’or et de cuivre. À sa ceinture pendent trois disques de cristal, dont la cicatrice sur ma main témoigne du tranchant. Ses cheveux sombres, qui tombent sur sa nuque, chatoient comme la queue d’une pie. Il prend le verre sur mon plateau, laissant tomber sur moi ses yeux doux et puissants. On a l’impression qu’il vous regarde depuis le sommet d’une montagne.
L’Archiduc s’adresse à lui comme à un égal. Mais on sent bien que le prince Viktar le domine naturellement.
– Prince, je vous préviens, Coronora ne sera pas aussi facile à prendre que les cités de province.
– Prendre la ville, autour du fleuve, n’est pas ce qui m’inquiète. Mais c’est cette île, cœur du royaume, protégée par les eaux. Mes Ratakass, les ponts coupés, ne pourront pas s’y rendre.
– Comment ça ? Les rats ne savent pas nager ?
– Bien sûr que si, cher Archiduc, mais pas avec des armes.
– Évidemment. S’ils nagent jusqu’au château sans emmener leurs fioles de poison et leurs arbalètes, ça ne sert à rien du tout.
Voilà qui est intéressant. L’île de la Cité est protégée naturellement contre la stratégie de l’ennemi. La Reine sera ravie de l’apprendre.
– Valet !
Phélina m’appelle. Installée sur une banquette, elle m’observe avec grand amusement depuis que je suis entré.
– Valet ! Qu’attendez-vous pour me servir ?
J’enrage… Et cela doit se voir à la couleur de mes joues qui sont en feu. Je la laisse prendre son verre et je veux partir. Mais elle me retient.
– C’est très sale ici, valet. Prenez un balai et nettoyez.
Je suis bien obligé d’obéir. La situation l’amuse beaucoup. Heureusement, l’arrivée d’un homme du prince Viktar met fin à cette situation pénible.
Celui-ci n’est pas un guerrier. Il est vêtu d’un tablier de forgeron et porte un long objet dans un étui de tissu. Après avoir salué son maître, il s’approche de Phélina et lui donne ce qu’il apporte.
– Wiobo wivqi piytiyy cyˆvip fa hoiqsa.
– Merci. Nasbo, nyôssa eqnoseiq.
Entendre Phélina parler cette langue étrange me fait froid dans le dos. Elle retire l’arme de sa housse. C’est un bâton de combat qui ressemble beaucoup à celui qu’elle avait à Coronora. Des incrustations dignes d’un orfèvre décorent et renforcent sa ligne. Phélina se lève et le fait tournoyer avec une habileté déconcertante. Puis elle quitte la tente avec empressement. Dehors, nous l’entendons héler des soldats.
– Vous trois ! Non… Vous cinq ! Empoignez vos épées et tuez-moi. C’est un ordre !
L’Archiduc se rapproche de l’entrée pour admirer le spectacle. Moi, je balaye en direction d’une ouverture pour également regarder Phélina qui essaye sa nouvelle arme. Elle est impressionnante ! On croirait qu’une tornade habite ce corps svelte et gracieux. Les cinq soldats combattent du mieux qu’ils peuvent. Mais ils n’ont aucune chance. Phélina joue avec eux comme une panthère avec des souris.
L’Archiduc, pensif, revient vers le prince Viktar.
– Un plongeon dans la potion qui crée les Ratakass, et voici la douce Phélina métamorphosée en déesse de la Guerre. Pourquoi ne pas en faire autant avec mes soldats ? Quant à moi, je donnerais cher pour profiter du même traitement !
Le prince Viktar regarde en coin l’Archiduc excité par l’idée de devenir un surhomme.
– Trop dangereux, d’avoir des chiens, plus puissants que leur maître.
– Sage prudence, en effet. Mais, en ce qui me concerne…
– Dans la potion, l’être plongé, est tué neuf fois sur dix. C’est un hasard, si le destin, épargna Phélina. Êtes-vous tenté ? Êtes-vous chanceux ? Risquerez-vous ce bain ?
– Ah, mais je plaisantais. Je trouve que la nature m’a très bien fait. Inutile de tricher avec des potions.
Le prince Viktar s’incline, une façon de dire « comme vous voudrez », tout en cachant le sourire qui fend son visage. L’Archiduc est embarrassé. Il passe sa pelisse sur ses épaules et déclare :
– Il est temps que je prenne ma leçon de musique. Nous reviendrons à notre carte plus tard, prince.
Puis il se tourne vers moi.
– Toi, là, du balai ! Va chercher du vin, tu serviras à boire pendant que je m’exercerai. Ne lésine pas ! Apporte deux bouteilles. Ça donne soif de souffler dans ce maudit instrument.
Dans cette région de collines, de nombreux moulins à vent se découpent contre le ciel. C’est dans l’un d’entre eux que l’Archiduc de Motte-Brouillasse prend ses cours de musique. Le bâtiment croulant, autour duquel les soldats ont dressé leurs tentes, est abandonné par ses meuniers depuis longtemps. Ses ailes tombées au sol servent de bancs aux hommes qui mangent leur ration autour des feux. Son toit pointu, qui porte encore ses tuiles, lui donne l’air d’une tour de garde plutôt que d’une minoterie1.
La porte est toujours solide et comporte une serrure neuve. L’Archiduc l’ouvre avec une grosse clef, me laisse entrer portant son vin, et referme derrière nous. Au rez-de-chaussée, l’immense roue de pierre qui moulait le grain est couverte de mousse. Aux angles du plafond sont collés des nids d’hirondelle, où de petits becs affamés réclament en piaillant. Nous montons à l’étage, par un escalier étroit serpentant contre le mur.
La pièce circulaire qui nous accueille est aménagée sommairement. J’y retrouve la silhouette familière du père Geignard, occupé à ranger des partitions sur un pupitre. En voyant entrer son élève, il lève les yeux au ciel et soupire. Il n’a pas l’air de me reconnaître, tant mieux. Je préfère ne pas attirer l’attention.
L’Archiduc enlève sa pelisse et m’ordonne de l’aider à retirer sa cuirasse. Puis le professeur lui tend une flûte en bois clair, garnie d’anneaux d’ivoire.
– Père Geignard, je ne suis pas content. Malgré toutes vos leçons, je ne fais guère de progrès.
Des larmes perlent au coin des yeux du vieux musicien. Sa lèvre inférieure commence à trembler, ce qui annonce des sanglots.
– Qu’y puis-je, Votre Seigneurie ?
– On m’avait dit que vous étiez le meilleur !
– Je le suis. Le meilleur des professeurs, pour le pire des élèves.
– Cessez de pleurnicher, ça m’horripile. Attaquons ! Garçon, verse-moi du vin.
Le père Geignard s’empare d’une flûte. Il en tire trois petites notes qui font venir deux Ratakass, habillés avec élégance, du moins autant que des rats peuvent l’être. La leçon commence, elle ressemble en tout point à celle à laquelle j’ai assisté à Deux-Brumes. L’Archiduc n’a pas beaucoup progressé. Et plus il boit de vin, dont je dois sans arrêt l’abreuver, plus les sons qu’il tire de son instrument sont affreux.
Le père Geignard pousse un soupir désespéré et dit :
– Votre Seigneurie, ne pourrions-nous pas travailler dès aujourd’hui sur le livre qui vous intéresse ? Nous perdons notre temps à rabâcher sans succès ces petites partitions.
– Je vous l’ai dit mille fois, père Geignard ! Les musiques du livre sont réservées à la guerre. Elles ordonnent aux Ratakass d’attaquer l’ennemi, de telle ou telle manière. Le prince Viktar m’a formellement mis en garde : je ne dois pas les utiliser hors du champ de bataille.
– Alors, Votre Seigneurie, vous avez bien du travail. Car il vous faudra les déchiffrer au premier regard.
– Ah… J’y ai pensé. Si je n’en suis pas capable, vous les jouerez pour moi. Ce sera moins amusant. Mais, en me servant de vous, je pourrai néanmoins commander les Ratakass lors de l’attaque de Coronora.
– Comment ? Mais… Moi ? Sur le champ de bataille ? Mais je suis musicien ! Sniff… Je ne suis pas soldat ! Sniff…
– Ne recommencez pas à chialer, Geignard !
Vous ne voulez pas participer à la guerre ? Alors, dépêchez-vous de m’apprendre la musique.
Je connais le père Geignard. Quand il commence à pleurer, il ne s’arrête pas sur commande. L’Archiduc s’efforce de le consoler, de le rassurer, avec beaucoup d’impatience et peu de compassion.
J’en profite pour dériver discrètement vers un endroit de la pièce où se dresse un paravent. Un coup d’œil derrière confirme ce que je pensais, le livre de musique que je cherche y est caché. Comment m’en emparer ? Une solide chaîne cadenassée passe dans sa reliure, attachée à un anneau d’acier enfoncé dans le mur. L’idée d’en arracher les pages pour les emporter m’effleure. Mais le livre est maintenu fermé par une sangle de gros cuir dont la boucle comporte une serrure. Autant de problèmes qui seraient résolus, si seulement j’avais mon croque-serrures !
Je me glisse derrière le paravent et, saisissant l’anneau à deux mains, j’essaie d’arracher le piton qui le retient dans la pierre. Soudain, je pousse un cri de douleur. On vient de me mordre la fesse ! C’est l’un des Ratakass qui a grimpé le long de ma jambe. Son compagnon, qui se trouve à mes pieds, se met à pousser des cris d’alarme. Je recule, faisant tomber le paravent. Le livre chute du pupitre où il repose et se retrouve dans mes bras.
– Qu’est-ce que tu farfouilles là, maraud ?
– Moi ? Rien, Votre Seigneurie. Je… Je cherche un balai ! C’est poussiéreux, ici.
– Je vais t’en ficher de la poussière, moi. Lâche ce livre ! Espion ! Vermine ! Voleur ! Traître !
L’Archiduc dégaine sa grande épée et fonce sur moi. Dans un réflexe, j’esquive prestement le coup qu’il me porte. J’attrape la chaîne qui emprisonne le livre et l’enroule autour de la lame de l’épée. Je serre, donne un coup sec, désarmant l’Archiduc qui recule avec surprise.
– Tu n’es pas un vrai domestique. Tu te bats comme un lion !
Le père Geignard plisse les yeux pour mieux me voir et en rajoute une couche :
– Je le reconnais ! Il s’est battu contre les Discoboles au Collegium ! Il est dangereux !
– Un ennemi ! Alerte ! Soldats ! Aidez-moi !
L’Archiduc se précipite dans l’escalier et je l’entends déverrouiller la porte. Les fenêtres sont étroites comme des meurtrières. Aucune sortie possible ! J’empoigne le père Geignard et le secoue, furieux :
– Bravo ! Merci pour votre soutien, idiot ! Je suis de votre côté !
– Mais, je ne sais même pas de quel côté je suis. Lâchez-moi !
Les uns derrière les autres, parce que l’escalier est étroit, une douzaine de soldats déboulent dans la pièce. L’Archiduc arrive en dernier.
– Lâchez cet homme et rendez-vous !
– Mais je ne lui voulais aucun mal…
On me saisit, on m’écrase entre deux épaules d’acier, puis, à moitié assommé, je suis traîné dehors. L’un des soldats s’adresse à l’Archiduc qui veut retourner à ses leçons.
– On en fait quoi, Vot’ Seigneurie ?
– Débarrassez-vous-en. Immédiatement !
Près de l’entrée du moulin se trouve un vieux puits, dont la margelle rongée par le temps est couverte de lierre. Les hommes qui me tiennent s’arrêtent au bord et demandent à l’Archiduc :
– On peut ?
– Très bonne idée.
L’Archiduc disparaît dans le moulin et s’y enferme. Trois paires de bras me soulèvent et, avant que j’aie pu protester, les soldats me jettent dans le puits. En criant, je tombe comme une pierre dans ce tunnel obscur qui m’engloutit.
1. Fabrique de farine.