L’Archiduc archidupe
Sur les épaules de l’Archiduc tombe un manteau d’hermine. Sa tête s’encastre dans une couronne resplendissante, aux pointes en forme de cœur. Il ouvre les bras et sourit avec bonté, nous invitant à avancer vers lui. Phélina est émue, moi aussi. Elle serre plus fort ma main et nous marchons vers l’estrade. Un tapis de fleurs blanches accueille nos pieds nus. De chaque côté, la foule innombrable qui nous regarde passer s’étend jusqu’à l’horizon. J’y aperçois Cagouille et Sibylle. Kirk, le faucon, se dresse sur le poing de la jeune fille. Cagouille est coiffé du chapeau de M. Crapoussin. Il me crie quelque chose que je n’entends pas.
Nous nous arrêtons aux pieds de l’Archiduc et je m’incline respectueusement. Phélina en fait autant. Lorsque nous nous relevons, l’Archiduc a disparu. À sa place se trouve le prince Viktar, vêtu du sombre habit que portent les prêtres. Il nous toise sévèrement. Un disque de cristal, suspendu derrière sa silhouette, lui fait une auréole. Il joint les mains et regarde le ciel. À chaque syllabe qu’il prononce, sa voix puissante devient plus grave, jusqu’à se distordre :
– Phélina de Belorgueil, voulez-vous prendre pour époux Sasha Kazhdu ?
– Oui, je le veux.
– Chat Noir, voulez-vous prendre pour épouse ce Ratakass ?
Je tourne la tête et la terreur fait trébucher mon cœur. C’est un Ratakass, aussi grand qu’un humain, qui me tient par la main. Devant mon visage, il ouvre sa gueule géante sur une forêt de crocs pointus, et pousse un hurlement épouvantable qui m’arrache à l’inconscience.
Le puits est à sec. Mais le fond est suffisamment boueux pour avoir amorti ma chute. Mon réveil est pénible. Je tâte les parois qui m’entourent, moussues et visqueuses. J’ai dû rester évanoui pendant longtemps. Loin au-dessus, au bout de ce tunnel vertical qui m’emprisonne, l’ouverture par laquelle on m’a jeté forme un disque où scintillent les étoiles. Mes efforts pour y grimper sont rapidement découragés. Oh, avec mes gants-griffes, ce serait un jeu d’enfant ! Mais à mains nues, la pierre suintante glisse comme du savon.
L’espace est étroit. Le craquement d’os sous mes pieds me fait frémir. Visiblement, je ne suis pas la première créature tombée dans ce piège mortel. Je tente encore l’ascension, le dos appuyé contre un côté de la paroi et poussant des pieds contre l’autre. À mi-hauteur, je dérape et retombe brutalement. Quelle affreuse prison ! Quel horrible tombeau !
Là-haut, on se moque bien de mon sort. On me croit probablement mort. J’entends des rires, des éclats de voix joyeux, et même de la musique. L’armée de l’Archiduc se détend, avant la dernière bataille de leur conquête.
– Sasha ! Tu es là ? Sasha, réponds ! Tu m’entends ?
Une voix féminine, au sommet du puits ! Elle résonne comme dans un rêve dans le conduit tubulaire. Est-ce Phélina ? Elle a peut-être eu pitié de moi…
– Je suis là ! Tout au fond ! Je ne peux pas sortir !
– Ça, je m’en serais doutée. Attrape !
Je ne distingue qu’une vague silhouette se découpant contre le ciel nocturne. Elle se penche, je m’attends à recevoir l’extrémité d’une corde. Au lieu de cela, c’est un paquet volumineux qui me tombe sur la tête, m’assommant presque. Je m’étale encore une fois sur le sol boueux.
Là-haut, des voix masculines se rapprochent et ma visiteuse disparaît. Je dénoue fébrilement la ficelle et déplie la toile enroulée. Elle contient ma veste noire à capuchon, mes gants-griffes, mon croque-serrures, mon bâillon-autorité, et même les torches-bâtonnets que je n’ai pas encore brûlées. C’était donc Sibylle, venue à mon secours ! Je pousse un cri de victoire qui doit s’entendre jusqu’à Deux-Brumes. Des soldats qui passaient se penchent sur l’ouverture et l’un dit :
– Pauvre gars, tout de même. Quel horrible cri d’agonie.
Mes griffes mordent la pierre. En une minute j’échappe à ma prison. Qu’il est bon d’être à nouveau Chat Noir ! Sans perdre un instant, je rampe jusqu’au moulin à vent qui se trouve à deux pas. Il n’y a presque personne dans ce secteur du campement. Tout le monde semble être rassemblé plus loin, en un point d’où s’échappent régulièrement des acclamations.
Quelques patrouilles circulent, mais je n’ai aucun mal à leur échapper en restant tapi dans l’ombre. Dès que le champ est libre, j’escalade le moulin et monte me percher sur son toit. De ce point culminant, j’ai vue sur le campement tout entier.
Je suis aussitôt frappé par la vision fantastique des stries lumineuses qui s’étalent dans la nuit. Comme une toile d’araignée couverte de poussière d’étoiles, les Sillons du Diable rayonnent autour du campement de l’armée félonne. De jour, je m’étais demandé où se trouvaient les Ratakass du prince Viktar. Ils étaient là, tout près, invisibles sous le soleil, dans leurs tunnels affleurant à la surface du sol.
Non loin d’où je me trouve, un spectacle d’un tout autre genre ajoute une touche fantaisiste au sévère camp militaire. Il s’agit de la roulotte de M. Crapoussin, dont la petite scène dépliée est éclairée par des lampions. Un public attentif se masse tout autour, s’amusant des prouesses comiques de Cagouille, tandis que Sibylle tire de jolies notes d’un psaltérion1.
Ah, mes précieux amis ! Je leur dois la vie ! Mais avant d’aller leur exprimer ma gratitude, j’ai une mission à remplir.
Mon croque-serrures ouvre facilement la porte du moulin. J’entre et verrouille derrière moi. Le père Geignard doit être seul. Sa voix mélodieuse, provenant de l’étage, chante une complainte qu’il accompagne au luth. Tout en montant l’escalier, à pas de loup, je m’interroge. Puis-je lui faire confiance ou dois-je le traiter en ennemi ?
Installé sur un tabouret, il me tourne le dos et ne me voit pas approcher. Une calotte de la même soie que sa robe couvre sa tonsure. L’Archiduc l’a habillé à grands frais. Un collier de perles à son cou est assorti aux larmes qui pendent à ses oreilles.
– L’ARCHIDUC VOUS SOIGNE BIEN, POUR UN PRISONNIER.
Une fausse note met fin au concert. Il se retourne et, sidéré, prend une grande inspiration qui fait un bruit de soufflet.
– Chat Noir ! Ici ?
– GEIGNARD, QUI ÊTES-VOUS PRÊT À TRAHIR ? L’ARCHIDUC, OU LA REINE ?
– Trahir ? Moi ? Mais… Personne ! Tout le monde ! Je ne sais pas ! Qu’allez-vous me faire ? Au secours ! Soldats ! Au chat ! Au chat !
Ça me désole, parce qu’il m’est sympathique, mais je ne peux pas compter sur son aide. Le père Geignard est trop lâche. Je fais surgir mes griffes et il ferme aussitôt son bec. Il ne se débat même pas tandis que je le bâillonne et le ligote sur sa chaise. Ça me fend le cœur de l’entendre pleurnicher.
Le livre de musique de l’Archiduc est toujours derrière le paravent. En deux tours de croque-serrures, je le libère de sa chaîne. Sa reliure de cuir porte des gravures faites à la pointe rougie. Elles représentent deux Ratakass qui tiennent un emblème : le poisson à deux têtes des armoiries des Motte-Brouillasse. Enfin, je le tiens ! Le livre de commandement ! Ne reste plus qu’à le ramener à Coronora…
Mon précieux butin sous le bras, je reste caché sous un chariot en attendant que le spectacle de Cagouille et Sibylle se termine. Quand ils ont rangé les accessoires et replié la scène, je m’approche en suivant un chemin d’ombres. Je fais crisser mes griffes contre le carreau et Cagouille s’empresse de me laisser entrer. Il me regarde et grimace.
– T’es dégroûtant ! Tu t’es roulé a’c les cochons ?
– NON, DANS LA BOUE AU FOND D’UN PUITS. MERCI, MES AMIS. SANS VOUS, J’Y SERAIS ENCORE, ET POUR L’ÉTERNITÉ.
– Barf ! Tu croyais pô qu’on allait t’laisser tout seul, a’c ton plan qui valait pas un pet d’lapin.
Sibylle me met entre les griffes une tasse fumante.
– Cagouille a attelé le cheval à la roulotte juste après ton départ. Nous sommes partis derrière toi.
– Ouaille, et on s’est amenés ici sous prétesque de divertisser les troupes. En arrivant, tout le monde parlait d’un z’espion qu’avait été balancé dans un puits à sec. Ça pouvait être que toille… avec ton plan d’Eugénie.
Je rends sa tasse à Sibylle et leur montre le livre, enfermé dans un petit sac à farine trouvé au moulin. La corde qui ferme l’ouverture me permet de le porter en bandoulière.
– LA DISPARITION DU LIVRE PEUT ÊTRE DÉCOUVERTE D’UN INSTANT À L’AUTRE. PARTEZ VITE, AVANT QUE L’ALERTE NE SOIT DONNÉE.
– T’as raison, Sashouille. Je prépare le cheval et on s’en vaille.
Sibylle, les poings sur les hanches, proteste.
– Je ne repars pas sans Miranda ! On ne la laissera pas à ces brutes !
– ENFIN, SIBYLLE, COMMENT LA RETROUVER PARMI LES CENTAINES D’AUTRES CHEVAUX ?
– Je sais où elle est. En arrivant, je l’ai cherchée pendant une heure à travers tout le campement. Je l’ai appelée, elle m’a répondu. Alors, je vais la récupérer, et ensuite on pourra partir.
– Nan, ma Sibylle. Trop dangereux, la nuit, un nid d’soldasses. J’y va moi-même.
– TRÈS BIEN. D’AILLEURS, JE VIENS D’AVOIR UNE IDÉE, ET MIRANDA A SON RÔLE À Y JOUER. SI TOUT VA BIEN, DANS DEUX JOURS, NOUS CÉLÉBRERONS NOS RETROUVAILLES À CORONORA.
– Et si tout va mal… Y a assez d’place pour trois, au fond du puits ?
– FAITES-MOI CONFIANCE, ET ÉCOUTEZ MON PLAN.
Cagouille et Sibylle approuvent ma stratégie. De toute façon, nous ne pouvons plus reculer. Car, à peine ai-je fini de leur exposer mon idée que des cris d’alarme résonnent dans le camp. Je n’avais pas serré très fort les liens du père Geignard, pour ne pas blesser ses poignets d’artiste. Il a dû se libérer et donner l’alerte.
Nous nous mettons tous les trois en action. Sibylle attelle le cheval blanc et s’installe sur le banc du conducteur, prête à donner le départ. Moi, je me glisse sous la roulotte, où je me suspends par les griffes, sous le plancher, les pieds coincés entre les chevrons qui tiennent le moyeu des roues. Le livre dans son sac est posé sur mon ventre. Il est assez lourd et rend ma respiration difficile.
Cagouille se hâte d’aller chercher Miranda. Dans l’agitation générale, personne ne s’inquiète de le voir revenir avec la jument. Il l’attelle à côté du cheval de M. Crapoussin et s’assied avec Sibylle. Les rênes claquent et le véhicule se met en branle.
Nous traversons le dédale de tentes. Nombre de soldats sont réveillés par les trompettes qui sonnent l’alarme. De ma place, je ne vois que des bottes et des sabots. Mais j’entends des ordres se transmettre, où l’on prononce les mots de « Chat Noir » et de « livre de l’Archiduc ». C’est seulement au moment de franchir la limite du campement que l’on nous arrête.
– Eh, la roulotte ! Faut pas partir maintenant ! On recherche…
– … CE LIVRE ? C’EST CE QUE VOUS CHERCHEZ ?
– Attrapez-le !
Sans me faire voir, je me suis laissé glisser à l’écart de la roulotte. Grimpé sur une pile de caisses, un peu plus loin, je brandis le livre, l’exhibant devant les soldats ahuris. D’une voix lasse et indifférente, Cagouille demande :
– Bon, alors, nous, on peut y aller ?
Les militaires ne s’occupent plus de lui. Sibylle fait claquer sa langue et la roulotte se remet en marche. Quelques toises plus loin, les chevaux prennent un pas plus rapide et l’équipage disparaît dans la nuit.
Pendant ce temps, j’enchaîne les sauts périlleux et les roulades pour esquiver les flèches qui fusent vers moi. Le livre m’encombre. Mais il sert également de bouclier et reçoit deux carreaux qui se destinaient à mon ventre.
Mes acrobaties me rapprochent d’une grosse torche dont je m’empare. Je place le livre dans la flamme, au moment même où l’Archiduc et sa garde arrivent sur les lieux.
– Chat Noir ! Sale vermine ! Rends-moi ça, que je t’écorche ! Que je te pende ! Que je coupe en morceaux ta carcasse putride pour la jeter à mes chiens !
Je laisse un coin du livre prendre feu et l’Archiduc s’affole. Il ordonne à ses hommes de rester en arrière et change de ton.
– Arrête ! Ne le brûle pas ! Écoute… Je me suis emporté. Parlementons !
J’étouffe le feu contre le sol. Le livre, dont un petit bout seulement est détruit, dégage une fumée épaisse et malodorante. Je le maintiens à deux doigts de la flamme, car une rangée d’arbalètes est pointée sur moi. L’Archiduc s’énerve. Pieds nus, sa cuirasse mal sanglée sur une chemise de nuit, il est plutôt grotesque.
– Que veux-tu ? Parle !
– LAISSEZ-MOI PARTIR, ET JE VOUS DONNE CE LIVRE.
– C’est tout ?
– C’EST TOUT. JE VAIS RECULER, EN TENANT LE LIVRE AU-DESSUS DE LA FLAMME. IL EST DÉJÀ BIEN CHAUD. SI L’ON ME TUE ET QUE JE TOMBE, IL PRENDRA FEU AUSSITÔT.
– Pas sûr…
– VOULEZ-VOUS PRENDRE LE RISQUE ?
L’Archiduc se mord la lèvre et ne répond pas.
– QUAND JE SERAI ASSEZ LOIN, VOUS ENVERREZ UN HOMME DÉSARMÉ POUR LE PRENDRE. JE PARTIRAI PENDANT QU’IL VOUS LE RAPPORTERA.
L’Archiduc réfléchit. Il cherche l’entourloupe, mais ne la trouve pas.
– C’est d’accord. Jouons ton jeu. Mais ne fais pas plus de trente pas en arrière, ou je prends le risque de t’abattre. Tant que tu tiens le livre, reste à portée d’arbalète.
– UNE FOIS LE LIVRE ENTRE LES MAINS DE CELUI QUI VIENDRA LE CHERCHER, VOUS ME LAISSEREZ PARTIR EN PAIX. JE VEUX VOTRE PAROLE D’HONNEUR !
L’Archiduc hésite, rechigne… Alors, je fais naître quelques flammes au bas de la reliure.
– Arrête ! C’est d’accord. Je t’étriperai une autre fois. Tu as ma parole d’honneur, espèce de chien galeux !
– PLUTÔT DE CHAT GALEUX, JE VOUS PRIE.
L’Archiduc crache au sol avec haine. Je commence à m’éloigner à reculons, en comptant mes pas. Lorsque j’en ai fait trente, la torche dans une main et le livre entre les griffes de l’autre, je m’arrête. L’Archiduc aboie un ordre et un soldat, sans son épée, vient me rejoindre. Je lui donne le précieux volume qu’il élève à bout de bras pour le montrer à son maître.
Moi, j’ai déjà laissé tomber la torche et je m’enfuis en courant dans la nuit. Je sais que l’Archiduc tiendra parole et ne me fera pas poursuivre, du moins pendant quelques instants. Le temps que son soldat lui rapporte le livre de recettes de cuisine que j’ai pris à Cagouille.
Mes deux amis doivent être déjà bien loin. Dans la roulotte, ils emportent le véritable livre de musique de l’Archiduc. S’ils ont suivi le plan à la lettre, ils se sont arrêtés en chemin pour dételer Miranda, et la cacher dans une clairière près d’une mare que j’avais repérée.
L’endroit où la jument m’attend n’est pas tout près. Aussi, je presse le pas. D’autant plus que je traverse la zone où s’étendent les Sillons du Diable. J’enjambe les traces lumineuses d’un pas aussi léger que possible, frémissant à l’idée que sous mes pieds grouillent des Ratakass armés de leur poison luminescent.
Jusqu’à présent, la nuit était claire. Mais le vent décide de se lever, poussant dans le lointain des nuages qui grignotent le firmament. Il apporte aussi une mélodie jouée sur une flûte, distante, provenant du campement militaire. Mon cœur se met à battre comme un tambour ! Sans aucun doute, le prince Viktar a lancé ses Ratakass sur ma piste.
Heureusement, je viens de franchir les limites de leur réseau souterrain. Mais je ne suis pas sauvé pour autant ! Un coup d’œil en arrière me révèle qu’une horde de petites silhouettes illuminées se rue dans ma direction. Plus elles approchent, plus leur nombre grandit, formant un tapis lumineux qui s’étend vers moi.
Je me mets à courir à toutes jambes vers la mare maintenant toute proche. L’obscurité n’est pas mon alliée, car les rats savent se fier à leur odorat. Je bute plus d’une fois sur des pierres ou des racines qui m’envoient rouler au sol. Je suis fait pour la course sur les toits, pas en rase campagne !
La marée lumineuse qui déferle vers moi est si proche que le piétinement de la multitude de pattes ressemble à un grondement. Enfin, voici la mare, et voici Miranda ! Je détache la longe qui la retient à un tronc d’arbre, je saute en selle et nous partons au grand galop. Il était temps ! De petites flèches lumineuses me frôlent et disparaissent comme des étoiles filantes. En quelques secondes, nous sommes hors de danger. Aucun rat au monde ne peut rattraper une jument qui rentre à l’écurie.
Lorsque nous sommes suffisamment loin, que seuls les chouettes et les renards croisent notre route, je retire mes gants-griffes. Puis j’enroule mon équipement dans ma veste qui se transforme en balluchon. Nous ne sommes plus qu’un simple voyageur et sa monture, pressés de rejoindre les remparts de Coronora.
1. Instrument de musique qu’on pose sur les cuisses et dont les cordes sont frappées avec deux baguettes ou pincées.