XIII

Le mystère de la chouette

C’est en plein milieu de la nuit que je retrouve l’usage de mon corps. Ces vingt-quatre heures de paralysie m’ont semblé encore plus longues que la première fois, à Deux-Brumes. Sibylle et Cagouille m’ont fait transporter à l’hôpital des animaux où, comme une bête malade, j’ai droit à ma stalle individuelle pleine de foin !

Mes muscles retrouvent leur souplesse, après une série de spasmes douloureux. Je suis tellement épuisé que je m’effondre et dors jusqu’au matin. Une bonne odeur de lait chaud et de pain frais me réveille. Sibylle a préparé un petit déjeuner. Je me lève sans déranger la portée de chatons venue se blottir contre moi.

Dans la cour, le soleil encore bas frappe mes pupilles endolories. Des papillons à peine sortis de leur cocon volettent un peu partout. Abeilles et guêpes se disputent le pot de miel que Sibylle a posé sur la table que protège une treille verdoyante.

– Sasha ! J’ai vu que tu t’étais décoincé, mais je n’ai pas osé te réveiller. Comment te sens-tu ?

– Comme mâchouillé et recraché par un dragon. Mais ça va passer. Où est Cagouille ?

– Pas là. Mange, tu dois avoir faim. Nous le rejoindrons ensuite. Moi, je vais me changer.

Un éclat mystérieux brille dans ses yeux. Sautillant de son pas de danseuse, elle disparaît dans la maison. Quand elle revient, le soleil a pris de l’altitude et mon estomac est une outre trop remplie.

– Est-ce que tu te sens en état de marcher jusqu’au château ?

– Tout à fait ! Cette potion paralyse complètement, mais les effets se dissipent en un clin d’œil.

– Tout de même, je demanderai à ma marraine que le médecin de la cour t’examine. Alors, en route ?

– Tu es très belle.

Sibylle a passé une robe mauve aux plis délicats, avec des manches ajourées et un col à mi-épaules qui met en valeur son joli cou. Ses longs cheveux sont rassemblés en tresses roulées qui me rappellent un peu la coiffure de Phélina jadis.

 

En arrivant au château, je me sépare de Sibylle qui rejoint la cour, tandis que je file à la roulotte mettre des vêtements frais. Point de Cagouille. Je me rends aussitôt dans la grande salle dont les gardes, maintenant, me reconnaissent. La foule des aristocrates est assemblée, comme tous les matins. Je repère Sibylle, ainsi que son père. Comme sa terrible mère est avec eux, je préfère rester à distance.

Sur l’estrade, le Connétable en armure complète se tient immobile. Autour, les trompettes sont plus nombreuses que d’habitude. Soudain, elles entament une fanfare tonitruante. Lorsqu’elles se taisent, la Reine fait son entrée, vêtue d’habits d’apparat. Deux pages la suivent, portant solennellement la traîne de sa cape. Le Connétable dégaine son épée, s’agenouille devant la souveraine et lui donne son arme. Puis il se retire sur le côté.

Près de la porte, d’autres trompettes se mettent à sonner. Les battants s’écartent, laissant pénétrer les rayons du soleil qui éblouissent l’assistance. Je remarque alors que tout le monde, à part moi, s’est habillé pour une grande occasion. Les trompettes s’abaissent et l’un des hérauts annonce :

– Messire Cagouille !

« Purin de merdre ! » Ce sont les seuls mots qui me viennent à l’esprit en voyant entrer mon copain. On lui a fait un costume digne d’un seigneur. Son chapeau piqué d’une plume de paon lui donne fière allure. Cependant, sa démarche décontractée n’a pas changé. Il avance sur le long tapis qui mène au trône, tout à fait à son aise, dévisageant d’un air rigolard les spectateurs massés à droite et à gauche. Soudain, il m’aperçoit, et m’adresse une grimace joyeuse qui fait glousser la foule.

Arrivé devant la Reine, il s’arrête, met un genou en terre et baisse la tête. Sa Majesté lève l’épée, la pose sur l’épaule gauche de Cagouille, puis sur la droite, puis sur le sommet de sa tête. C’est un adoubement1 ! Elle effectue cette opération avec lenteur et l’accompagne d’un petit discours :

– Pour votre grand courage. Pour votre habileté au combat… bien qu’avec des armes comestibles.

L’assistance rit doucement, et même le Connétable se met à pouffer.

– Mais surtout, pour avoir sauvé votre Reine d’une mort affreuse, je vous fais, messire Cagouille…

Un silence total règne à présent.

– … Jehan chevalier de la Cagouille !

La foule est en liesse ! Les trompettes tonnent, les hourras fusent ! Quant à moi, je suis bien trop estomaqué pour proférer le moindre son. Petit à petit, le calme revient et la cérémonie continue.

Le Connétable se place à côté de Cagouille, lève sa main gantée de mailles, et lui assène un coup puissant sur la nuque.

– Purin de merdre ! C’est quoille, ça ? Le punissement d’avoir piqué dans l’garde-manger ?

Les rires fusent tandis que Cagouille se masse le cou. Le Connétable s’explique :

– Ça fait partie du rituel. Vous verrez, quand on devient chevalier, on s’habitue à encaisser des coups.

La Reine fait signe à Cagouille de se lever. Un page approche, portant un coussin sur lequel est posée une épée au fourreau. La souveraine fixe l’arme à la ceinture du héros et lui sourit.

– Chevalier de la Cagouille, lorsque la paix sera revenue sur le royaume, mon armurier vous forgera une armure digne de votre mérite. Allez, maintenant.

Cagouille s’incline, s’éloigne à reculons, puis se retourne et gagne la porte. Au passage, il tourne vers moi son œil empli de larmes d’émotion. Les applaudissements l’accompagnent jusqu’à ce qu’il soit sorti.

Soudain, perçant le brouhaha des conversations qui reprennent, la voix de Sibylle s’exclame joyeusement :

– Maman, réjouis-toi ! J’ai choisi mon chevalier !

 

La nouvelle de l’exploit de Cagouille s’est répandue en ville. Elle apporte un peu de bonne humeur à la population angoissée par le danger qui approche. À la requête du Chancelier, le héros du jour parade à travers les rues, juché sur le cheval blanc de M. Crapoussin. De simple roncin, le voici promu destrier2 ! La population enthousiaste acclame Cagouille avec reconnaissance, car la Reine est aimée de ses sujets. Certains lui jettent des fleurs depuis les fenêtres. D’autres mettent dans sa main des gourmandises.

Je marche à côté de lui, et tout ce brouhaha commence à me fatiguer.

– J’y pense, Sashouille, y va m’falloir un écuyer ! La place t’intéresse ?

– Pour seller ton bidet, cirer tes bottes et aller chercher ton goûter ? Merci. Je ne suis pas une bonniche. Et puis, dis donc, moi aussi je suis un héros !

– Oh, eh, oh ! Descends d’ton pet d’estal. Je rigolais. J’suille même pas un vrai chevalier.

– Pas encore. Mais après cette guerre, tu auras ton armure et tu apprendras le métier.

– Tu croilles ?

– Bien sûr ! Tu penses que la Reine et le Connétable font des chevaliers à la légère ? Détrompe-toi.

– Purin… Quand le père et la mère vont apprendre ça…

Je pense surtout à la tête de Bathilde lorsqu’elle rencontrera le chevalier de la Cagouille.

– Écoute, héros du jour ! On sonne même les cloches pour toi.

Un clocher s’est mis à chanter. Plus loin, un autre lui répond. Puis encore un autre… Bientôt, tous les carillons de la ville jouent un concert assourdissant. La population s’affole. Un vent de panique disperse la foule. Les rues se vident en un clin d’œil.

– Ça sonne pas pour ma pomme. C’est le tocsin, mon vieux.

– L’alarme !

L’armée de l’Archiduc a été aperçue depuis les tours de guet. L’information se répand à toute vitesse. L’ennemi sera ce soir aux portes de la ville. L’alerte est totale. On s’attend à un assaut demain matin à l’aube.

– Où qu’tu vas, Sashouille ?

– Dormir. À ce soir, chevalier du jambon !

– Oh, eh, oh !

*

Je me réveille avec la lune, plein d’énergie. C’est entre le coucher et le lever du soleil que je me sens au meilleur de ma forme. Pas de Cagouille dans la roulotte. Il est probablement à l’hôpital des animaux, avec Sibylle. Je préfère les savoir sur l’île de la Cité, derrière la double protection qu’offrent les remparts de la ville et les bras du fleuve enveloppant le cœur de Coronora.

Sans perdre de temps, j’enfile mes gants-griffes et ma veste à capuchon. Dans la cour du château, c’est le branle-bas de combat. L’élite de la chevalerie se prépare, on caparaçonne les chevaux et astique les armes.

La nuit est nuageuse. Les étoiles jouent à cache-cache, et je cours de toit en toit dans une obscurité qui ralentit ma course. Bientôt, j’ai quitté l’île, traversé le pont couvert de maisons, pour me retrouver dans la masse de rues sinueuses que je survole en bondissant, jusqu’à la périphérie de la ville.

Les habitants sont terrés chez eux, toutes lumières éteintes. Depuis les toits où je cours en silence, je perçois une rumeur, provenant de tous ces foyers où la peur empêche chacun de dormir.

Plus j’approche des remparts, plus l’activité s’accentue. On évacue les civils des habitations trop proches des portes de la cité. Leurs colonnes croisent celles des soldats qui arrivent en masse pour se poster près des entrées.

Faire une sortie pour affronter les troupes de l’Archiduc est impensable. Avant même d’atteindre les boucliers ennemis, nos combattants seraient paralysés par les Ratakass. Pour l’instant, ils se placent en bon ordre dans le fracas de leurs armures qui s’entrechoquent. Et ils attendent que le plan du Chancelier et du Connétable les débarrasse de ces maudits rats qui rendent tout combat impossible.

 

Les tours de guet avec leur toit pointu, piquées à intervalles réguliers dans les remparts, sont le meilleur point d’observation que je puisse trouver. En quelques heures, je les ai toutes escaladées, au nez et à la barbe des veilleurs sur le chemin de ronde. J’ai maintenant une vision d’ensemble des positions de nos assaillants.

Les troupes de l’Archiduc sont déjà en formation de bataille. Elles se tiennent bien éloignées, hors de portée des flèches que les Coronorassiens pourraient lancer. Partagée en deux blocs, l’armée ennemie se rassemble au sud et au sud-est. Seule portion de terrain, à cette distance, qui ne soit pas couverte par la forêt.

Les Ratakass, quant à eux, sont partout et beaucoup plus proches. Ils encerclent la cité jusqu’au pied des remparts. Les Sillons du Diable s’étendent tout autour comme les rayons d’un soleil. Ils attendent que le prince Viktar joue la mélodie qui leur commandera d’attaquer. Mais ils ignorent la contre-attaque préparée par le Chancelier !

Des musiciens ont été répartis derrière les créneaux. Ils forment au sommet des remparts une chaîne de flûtes, de trompettes, et même de cornemuses. Pour la première fois de leur vie, ces artistes ont revêtu la cotte de mailles. J’en ai vu plus d’un trembler de peur, relisant sous une torche sa partition copiée dans le livre de l’Archiduc. La stratégie est imparable ! Lorsque les Ratakass attaqueront, nos musiciens leur joueront des ordres contraires, qui stopperont la horde avant qu’elle déferle sur nous. Puis ils interpréteront d’autres mélodies pour commander aux Ratakass de faire demi-tour, puis d’attaquer nos assaillants ! Alors, les portes de la ville s’ouvriront et l’armée de la Reine se jettera sur l’ennemi, pour l’écraser dans un combat régulier.

J’imagine déjà le prince Viktar, s’époumonant sur son unique flûte, incapable de se faire entendre, couvert par le concert de cent instruments retournant ses rats contre leur maître.

 

La nuit est interminable, l’attente insoutenable. Rien ne se déclenchera avant l’aube, et minuit est à peine passé. J’ai amplement le temps de m’assurer que tout va bien pour mes deux amis. Je retourne donc au cœur de la ville, profitant du trajet pour perfectionner mes doubles sauts périlleux. Une figure difficile qui me permet de franchir les rues les plus larges. L’exercice est dangereux. Mais j’ai pris goût au frisson qui éclate dans l’estomac, quand la vie ne tient soudain qu’à l’extrémité d’une griffe.

Dans le quartier près du cimetière, je gagne un toit fort élevé pourvu d’une plate-forme. Il s’y dresse un ancien colombier. De cette hauteur, j’ai l’idée un peu folle de tenter un triple saut périlleux. Mais au moment de me jeter dans le vide, une voix que je reconnais stoppe mon élan. Stupéfait, je disparais dans l’ombre de la tourelle, sous les nichoirs abandonnés aux hirondelles.

– Papa, tu es sûr qu’elle retrouvera son chemin ?

– Bien sûr, Sibylle. Les chouettes ne sont pas des rapaces très obéissants, mais elles sont drôlement intelligentes.

Le père de Sibylle se tient au bord du toit. Sur sa main gantée est posée une chouette grise, dont les yeux ronds clignent à tour de rôle en scrutant la nuit. Le fauconnier lève le bras et l’animal s’envole. En silence, j’escalade le colombier pour suivre du regard le volatile qui disparaît de son vol lourd par-delà les remparts. Sibylle et son père redescendent dans la rue. Ils se séparent et partent dans des directions opposées.

Sans qu’elle me voie, je suis la jeune fille pas à pas sans quitter les toits. Elle nous conduit jusqu’à son hôpital. D’où je suis perché, j’aperçois Cagouille installé dehors. Avant qu’elle le rejoigne, je me laisse tomber devant Sibylle qui pousse un petit cri de surprise.

– Ouf, c’est toi !

– C’est moi. Je t’ai aperçue en ville avec ton père, un peu plus tôt. Que faisiez-vous là-bas ? On est plus en sécurité ici, sur l’île.

Elle prend un air embarrassé et se mordille la lèvre.

– Oh, rien du tout. Un de ses éperviers s’était enfui. Je l’ai aidé à le rattraper.

 

Je ne comprends pas pourquoi Sibylle n’a pas voulu me parler de cette histoire de chouette. C’est un peu suspect mais, pour l’instant, j’ai un autre souci en tête. Celui de dissuader Cagouille de rejoindre avec moi la ligne de front.

– IL VAUT MIEUX QUE TU RESTES ICI POUR PROTÉGER SIBYLLE, AU CAS OÙ LE PLAN DU CHANCELIER TOURNERAIT MAL.

– Qu’est-ce tu racontes ? A’c la musique à Ratachiass, on va les repousser les dix doigts dans le nez.

– On ne sait jamais. L’ennemi est rusé. Et puis…

Je tourne mon visage encapuchonné vers Sibylle qui se met à rougir. Elle fuit mon regard.

– Et pis quoille ?

– Il peut y avoir des traîtres.

Il finit par se laisser convaincre et je regagne seul les remparts. Lorsque j’arrive, le soleil pointe à l’horizon et fait briller les casques des hommes galvanisés. Les Sillons du Diable disparaissent avec la lumière du jour. Je me perche sur une tour de garde, non loin d’un musicien qui se tient prêt, l’embouchure de son instrument contre les lèvres.

En bas, dans les rues, les soldats sont prêts à charger. Le Connétable se tient à leur tête, sur un immense cheval, devant la grande porte lourdement barrée. Sous son heaume à la visière relevée, le visage du militaire reste impassible.

Plus loin sur les remparts j’aperçois le Chancelier. Il scrute les lignes ennemies, entourés de ses officiers. Soudain, il s’exclame :

– Musiciens, tenez-vous prêts ! Le prince Viktar sort des rangs !

Escorté par ses Discoboles, l’ennemi de Rivas’Tarak avance paisiblement, sa monture en tête du petit groupe. Il s’arrête à la lisière des Sillons du Diable, dégaine la flûte sanglée sur son dos, puis commence à jouer. La mélodie donnant l’ordre d’attaquer aux Ratakass se répand autour de lui.

Aussitôt, les milliers de rats surgissent du sol, provoquant une poussière telle qu’on ne peut les distinguer. Un instant après, le tapis grouillant recouvre les remparts, grimpant à une vitesse effroyable, en dépit de leur équipement miniature.

Les premières flèches lumineuses sont tirées, et déjà quelques soldats de la Reine se retrouvent statufiés derrière les créneaux. Le Chancelier, visiblement stupéfait par ce spectacle, tarde presque trop à donner l’ordre de la riposte.

– Musicieeens… Jouez !

Aussitôt, tout autour du rempart, on entend jouer la mélodie censée stopper les Ratakass. Mais l’effet produit est tout à fait différent de ce que le titre de la partition laissait croire.

En entendant ces notes, les rats changent leur course et se précipitent vers les musiciens. Ils décochent sur eux leurs flèches paralysantes, concentrant leur tir sur les artistes, un à un statufiés. Puis, continuant à déferler sur le mur de la ville, ils se mettent à viser tout ce qui porte arme, armure, ou tente de s’enfuir.

Le flûtiste près de moi a reçu plusieurs carreaux. Je saute du toit de ma tourelle et m’empare de lui pour le mettre à l’abri. Mais dès qu’il a cessé de jouer, les Ratakass s’en sont désintéressés. C’est maintenant moi que l’on vise, et je dois déployer toutes mes acrobaties pour leur échapper sans être touché.

La panique est totale. On sonne la retraite, on fuit vers le cœur de la ville. Le Chancelier n’échappe aux flèches paralysantes que grâce au dévouement de ses hommes qui font obstacle de leur corps. Un soldat l’aide à monter sur son cheval, recevant une flèche qui l’immobilise à l’instant même où son maître détale.

Que puis-je faire, sinon assister au désastre ? Du haut d’une cheminée, je vois le Connétable agiter son épée au-dessus de sa tête. Il voudrait charger l’ennemi, en dépit des Ratakass ! Mais les hommes qu’il envoie ouvrir la grande porte, pour faire une sortie, sont immédiatement atteints par les flèches paralysantes. La nappe de rats descend du rempart et commence à se répandre dans les rues. Furieux, le Connétable pousse un cri de rage et bat en retraite, galopant avec ses soldats encore valides vers l’île de la Cité.

Là-bas, de l’autre côté des remparts, les troupes de l’Archiduc se sont mises en marche. Dans peu de temps elles envahiront Coronora, avec pour seuls adversaires des soldats immobiles et impuissants. Je ne veux pas être là pour assister à leur victoire.

C’est une défaite absolue. La vue brouillée par les larmes, je bondis de toit en toit vers l’île de la Cité. En bas, une foule de fuyards terrifiés prend la même direction.

1. Cérémonie par laquelle une personne est faite chevalier.

2. Le roncin est un simple cheval de travail. Le destrier est la noble monture du chevalier.