Kleist et Le Prince
À empiéter l’un sur l’autre, Kleist et sa pièce n’ont cessé d’aller de malentendu en malentendu, aussi bien avec leurs contemporains qu’avec les générations postérieures, allemandes et autres. En dédiant sa pièce à la princesse Marie Amélie, descendante du vrai prince de Hombourg, il offrait le flanc à une critique ad hominem, se voyant immédiatement soupçonné de défaitisme et d’intentions tortueuses à l’égard de la royauté prussienne : sa pièce ne fut pas perçue comme historique mais comme la vision déformée d’un esprit malade. Aux yeux des simples ama-teurs de théâtre, le cheminement à la fois invisible et brutal de la conversion du prince donnait l’impression d’incohérence sinon d’absurdité. À les juger selon les canons de la dramaturgie classique, on eut tôt fait d’estimer la pièce mal faite et son auteur, inconséquent. Il est vrai que Kleist a tout fait pour rendre sa pièce injouable à l’époque de sa composition : une quarantaine de personnages et figurants, onze changements de lieu pour trente-six scènes en cinq actes. Néanmoins Kleist n’est pas un dramaturge amateur : il a derrière lui des œuvres majeures et son Prince prouve qu’il a beaucoup lu ses devanciers. Goethe au premier chef dont l’Egmont est proche parent de Frédéric : soldats tous deux, ils ont le même sentiment de culpabilité et la même attitude devant la condamnation à mort ; Klärchen, la bien-aimée d’Egmont, ressemble comme une sœur à Natalie : même résolution pour sauver celui qu’elles aiment. Analogies nombreuses aussi avec Iphigénie en Tauride, même si le sentiment final d’harmonie, trait propre de la philosophie goethéenne, est loin de correspondre au caractère tourmenté de Kleist. On trouverait encore des ressemblances avec le Wallenstein de Schiller 1mais ces rencontres avec ses contemporains ne font que mieux ressortir sa tonalité personnelle.
Si l’on voulait rationaliser et simplifier ce qui, chez lui, est irrationnel (sinon déraisonnable) et complexe, la pièce deviendrait une apologie du militarisme2 et du nationalisme prussien, voire du national-socialisme, et le prince, un représentant de l’immaturité romantique, incapable de sortir des rêves de l’adolescence. En fait, comme j’ai tenté de le montrer, Le Prince de Hombourg tourne autour de deux axes : l’un qui traite de la patrie, de la guerre et de la Loi, l’autre qui s’enfonce aussi profondément que possible dans l’analyse d’un esprit — celui-là même de Heinrich von Kleist — à la fois désespéré et exalté par la conscience aiguë d’une étrangeté (figurée par le somnambulisme) qui le rend inapte à vivre. Sa condamnation à mort est le déclic qui lui fait comprendre que c’est seulement dans la mort librement consentie qu’il pourrait adhérer à lui-même et concilier les inconciliables.
Comme la tentation est grande de surimprimer l’auto-biographie de Kleist sur le déroulement de la pièce — ce qui est largement justifié sur de nombreux points — on fera porter à la pièce le chapeau des reproches que l’on fait à son auteur : Kleist n’est-il pas coupable d’un revirement grave, lui qui démissionne de l’armée avec fracas en 1799 au risque de passer aux yeux de sa classe sociale pour un esprit dérangé et qui, en 1810, se mue en va-t-en-guerre et embouche la trompette d’un junker prussien ? C’est oublier que Kleist est nationaliste pour que sa patrie existe vraiment et se libère de l’envahisseur français. Il s’agit moins d’exaltation de l’armée (ah ! que le cri de victoire de la dernière réplique lui a fait de tort !) que d’un acte de foi et de confiance en la possibilité pour ses concitoyens de relever la tête. Ce que, dans les mêmes années, les philosophes et poètes écrivaient pour hâter le réveil de la Prusse, Kleist le fait de son côté avec les moyens qui lui sont propres, ceux d’un ancien militaire, assez connaisseur en tactique pour donner de la bataille de Ferhbellin un compte-rendu — entièrement de son cru ! — tout à fait convaincant.
Mais, de là à être militariste, il y a un monde. La connaissance de la correspondance de Kleist ne laisse aucun doute à cet égard. Dans une lettre du 19 mars 1799 à son ami Christian Martini, Kleist s’explique sur sa démission de l’armée :
Car la condition de soldat, à laquelle mon cœur n’a jamais souscrit, la trouvant trop peu conforme à sa nature profonde, ces considérations me l’ont fait prendre en horreur au point qu’il me devient impossible de l’assumer. Les fameux miracles de la discipline militaire, qui faisaient l’étonnement de tous les connaisseurs, sont devenus l’objet de mon plus cordial mépris ; je voyais dans les officiers des chefs de parade, dans les soldats des esclaves, et quand le régiment montrait son savoir-faire, je croyais voir le monument vivant de la tyrannie. À cela s’ajoutait que je commençais à ressentir vivement le retentissement néfaste de ma situation sur mon caractère. J’étais souvent obligé de punir là où j’aurais volontiers pardonné, ou bien je pardonnais quand il aurait fallu sévir ; et dans les deux cas je me tenais pour répréhensible moi-même. Dans ces moments-là naissait tout naturellement en moi le désir d’abandonner une situation dans laquelle, torturé par deux principes contradictoires, je ne savais jamais si je devais agir en être humain ou en officier ; quant à concilier les devoirs propres à ces deux fonctions, je pensais cela impossible dans l’état actuel de l’armée3.
Quant au souci aigu, pour ne pas dire exacerbé, qu’avait Kleist d’affirmer et de sauvegarder totale sa liberté de penser et d’agir, comme s’il était un autre prince de Hombourg, il en fait état constamment dans ses lettres. En voici deux exemples :
La question était la suivante : un être réfléchi peut-il se trouver dans une situation telle, qu’il doive davantage se fier à un autre qu’à lui-même ? Je dis : un être réfléchi, excluant ainsi tous les cas où quelqu’un, par une foi aveugle, se soumet à l’autorité d’autrui4.
Ou encore, dans une lettre à sa sœur Ulrike :
N’es-tu pas une fille libre, comme je suis un homme libre ? À quelle autre autorité que celle de la raison es-tu donc soumise5 ?
D’autre part, soit que la caste dirigeante de la Prusse ait été fort étroite, soit que la notoriété des Kleist ait été grande, l’auteur du Prince de Hombourg se sent personnellement responsable du destin de son pays et juge son roi comme on le ferait d’un parent. Ce qui n’est pas sans produire une confusion entre les contingences individuelles et les problèmes de politique générale :
L’alliance que le roi conclut en ce moment avec les Français n’est pas non plus faite pour me retenir à la vie. [...] Quand le roi s’abaisse à pareille alliance, comment rester plus longtemps auprès de lui6.
On pourrait dire qu’il va se suicider, entre autres motifs, par dépit politique ! Il est vrai que la conception que Kleist se fait de la mort est des plus paradoxales : il en parle tranquillement comme d’un état d’être qui n’a rien pour surprendre, sinon qu’on y jouit, dans une pleine conscience, d’une vue globale et définitivement sereine sur les traverses de la vie. Dans les lettres qu’il adresse, la veille ou le jour même de son suicide, l’exaltation devant la mort ressemble à la passion amoureuse, s’y substitue même.
À Marie von Kleist, sa cousine par alliance, seule personne du sexe qui l’ait vraiment compris et soutenu :
Ma très chère Marie, au milieu de cet hymne triomphal entonné par mon âme en cet instant de ma mort, il me faut une fois encore me souvenir de toi et je me livre à toi autant que je le puis ; [...] de tout le reste sur terre, de tous les êtres pris dans leur ensemble ou en particulier, mon cœur est complètement détaché7.
Ah ! ma félicité, je te l’assure, est totale. [...] Elle [ma vie] s’achève pour moi par la plus magnifique et la plus voluptueuse de toutes les morts. [...] Le tourbillon d’une félicité encore jamais éprouvée m’a emporté, et je ne puis nier que la tombe m’est plus douce que le lit de toutes les impératrices du monde. — Ah tendre amie, puisse Dieu t’appeler bientôt dans ce monde meilleur où nous pourrons nous serrer sur nos cœurs avec l’amour que les anges savent porter8.
Il avait écrit à la même Marie cette lettre étrange :
[...] Une fois mort, alors seulement je pourrai vous imaginer revenue à moi avec toute votre amitié. [...] Je vous souhaiterais de mourir, si vous aviez besoin de cela pour être heureuse9.
À Sophie Müller :
Le ciel sait, chère, excellente amie, quels sentiments étranges, en partie tristes, en partie enjoués, nous animent, à cette heure où nos âmes s’adressent une dernière fois à vous, avant de s’élever, comme deux aéronautes joyeux, au dessus du monde. [...] Quant à nous nous ne voulons rien savoir des joies de ce monde et ne rêvons que de campagnes célestes et de soleils sous lesquels nous allons errer, avec de longues ailes aux épaules10.
Et, à Ulrike :
Satisfait et serein comme je le suis, je ne puis mourir sans être réconcilié avec le monde entier...[...] Que le ciel t’accorde une mort rien qu’à moitié semblable à la mienne, quant à la joie et à la sérénité indicible qui l’emplissent11.
Satisfait et serein ? Est-il possible, sans extrapoler abusivement, de supposer que Frédéric, en restant vivant mais en retrait, réalise l’idéal de vie que Heinrich n’a pu atteindre que par la mort volontaire ? L’acte du suicide sert de caution à l’authenticité de ses écrits dans leur refus foncier de composer avec le réel. Tel est le testament d’un poète incarné indûment dans la peau d’un aristocrate et d’un militaire.
1. Schiller et Kleist ont tous deux été marqués par la philosophie morale de Kant.
2. Bismarck, bien placé pour juger du militarisme, estimait que Le Prince de Hombourg était « une pièce malingre », propos recueilli par Wildenbruch et cité par Antonia Fonyi dans son Introduction à la traduction d’André Robert, Aubier-Flammarion, 1968, p. 17.
3. Correspondance de Heinrich von Kleist in Œuvres complètes, t. V, Gallimard, Le Promeneur, 2000, lettre à Christian Martini du 19 mars 1799, p. 29.
4. Ibid., lettre au même du 18 mars 1799, p. 22.
5. Ibid., lettre à Ulrike de mai 1799, p. 40.
6. Ibid., lettre à Marie von Kleist du 10 novembre 1811, p. 459.
7. Ibid., lettre à Marie von Kleist du 19 novembre 1811, p. 459-460.
8. Ibid., lettre à Marie du 21 novembre 1811, jour de son suicide, p. 462-463.
9. Ibid., lettre du 17 septembre 1811, p. 453.
10. Ibid., lettre du 20 novembre 1811, p. 460-461. Il dit « nous » car il parle au nom du couple qu’il forme avec Henriette Vogel au moment du suicide. Ces « ailes aux épaules » et ce soleil d’outre-tombe sont une réminiscence du Prince à la scène 3 de l’acte IV et à la scène 10 de l’acte V.
11. Ibid., lettre à Ulrike von Kleist du 21 novembre 1811, p. 462. Il existe, du même traducteur, une autre version de la première phrase, plus explicite encore : « Je ne puis mourir, heureux et gai comme je le suis... », Correspondance complète de Kleist, trad. Jean-Claude Schneider, Gallimard, Le Promeneur, 1976.