Unique de son espèce en son temps, Heinrich von Kleist a fait de son théâtre à la fois une œuvre d’imagination, un épanchement masqué de ses angoisses personnelles et, pour ce qui est du Prince de Hombourg, une évocation historique s’ouvrant sur une leçon politique. La pesée de la collectivité et de l’État sur les existences individuelles aboutit dans ses pièces à des conflits difficilement solubles : Penthésilée, terrain d’affrontement de la loi des Amazones et d’un amour fou pour Achille, en meurt ; en revanche, dans La Bataille d’Hermann, le héros surmonte l’antinomie : la nation est le produit de la volonté d’Arminius ; il est la nation. Dans Le Prince de Hombourg, les données vont être biaisées d’entrée car Kleist veut faire une pièce patriotique directement inspirée de la situation de la Prusse de son temps, où la fable est construite pour exalter les vertus militaires de résistance à l’envahisseur français. Il choisit pour ce faire le personnage le mieux fait pour servir de truchement auprès de la princesse Marie Amélie de Hesse-Hombourg, belle-sœur du roi de Prusse : un de ses ancêtres qui s’était illustré jadis contre les Suédois. Flattée, Marie Amélie ne pourra, pense Kleist, que l’aider à conquérir la gloire à son tour.
Malheureusement, le prince Frédéric est beaucoup moins Hombourg qu’il n’est Kleist, un Kleist bien peu militariste, dont il est possible de suivre assez précisément la trajectoire dans ces années 1810-1811 qui sont à la fois celles de la composition de la pièce et celles de la détermination suicidaire de son auteur. Dès lors deux régimes se partagent l’œuvre : le régime fabulaire qui raconte les épisodes d’une bataille indécise mais néanmoins gagnée — et d’autant plus exaltante qu’elle a été acquise de façon hasardeuse ; le régime intime qui suit les méandres d’un esprit étrange présenté dès l’abord comme absent au monde. Ces deux lignes ne peuvent se développer parallèlement ; elles interfèrent puisque le fabulaire — le sort de la bataille — est déduit de l’intime, de la personnalité du prince. Néanmoins, à maints égards, il est indispensable d’envisager pour elle-même cette personnalité en se détournant de l’histoire ancienne ou récente de la Prusse et de son idéologie en cours d’élaboration (le prussianisme), et en s’attachant à Kleist, à sa conception politique et philosophique du monde (Weltanschauung), voire à sa vie privée.
Comme les deux lignes convergent pour aboutir — apparemment — à un dénouement heureux, la question, toujours ouverte, est de savoir si les contraires qui alimentent la pièce — individu, liberté, rêve, hasard d’un côté ; État (patrie), Loi, réalité, raison, de l’autre — se résorbent en un tout harmonieux qui, étant donné la dernière réplique de la pièce, ne saurait être que patriotique, voire militariste et prussien. Il est permis d’en douter.
Une pièce « patriotique »
C’est en ces termes que Kleist désigne, à deux reprises, Le Prince de Hombourg1. Patriotique à coup sûr, et historique, du moins en son principe, puisque la pièce repose sur quelques lignes de la correspondance de Frédéric II, roi de Prusse. Il y rapporte les aléas de la bataille de Fehrbellin engagée le 18 juin 1675 contre les Suédois, combat où le prince de Hombourg fit preuve d’indiscipline. Le roi lui écrivit : « Si je vous jugeais suivant toute la rigueur des lois militaires, vous mériteriez de perdre la vie ; mais à Dieu ne plaise que je ternisse l’éclat de cette journée en répandant le sang d’un prince qui a été un des principaux instruments de ma victoire. » En fait, cette donnée est le seul élément authentiquement historique de la pièce ; tout le reste vient de Kleist, de son imagination et, on le verra, de sa personnalité profonde. En réalité, le prince avait quarante ans, était marié, ne passa pas en cour martiale et ne fut donc ni condamné ni gracié. La phrase citée dit tout, et de la gravité de la faute (en fait, elle fut toute différente) et de la magnanimité du roi pour qui le gain de la victoire n’entra pas en balance avec la rigueur des lois militaires.
Patriotique, la pièce veut l’être en incitant les Hohenzollern, maîtres du Brandebourg, à entrer dans la coalition de l’Autriche contre Napoléon, pour racheter la cinglante défaite que la Prusse avait essuyée à Iéna en 1806. Il ne faut pas oublier qu’après le second traité de Tilsit, conclu par Napoléon en 1807 avec le tsar Alexandre Ier et le roi de Prusse, l’État de ce dernier, réduit à quatre provinces (Brandebourg, Poméranie, Silésie et Prusse-Orientale), fut contraint d’entrer, avec le nouveau royaume de Westphalie et le grand-duché de Varsovie, dans la Confédération du Rhin placée sous la tutelle de l’Empereur français. Néanmoins, un mouvement de réveil partit de la Prusse où poètes, universitaires et hommes d’État entretenaient dans la population une exaltation patriotique. S’il n’avait disparu trop tôt, Kleist aurait pu goûter la fierté de la revanche, en octobre 1813, quand l’Autriche se joignit à la Prusse, à la Suède et à la Russie pour vaincre Napoléon à Leipzig.
Que faut-il pour réaliser une œuvre patriotique ? Un héros meneur d’hommes, de préférence jeune et beau, entouré d’un chœur de participants civils et militaires ; de grands sentiments qui exaltent ou émeuvent, même s’ils vont à contre-courant du raisonnable et de l’acceptable ; des souffrances et des victoires, des coups de théâtre avec retournements de situation (c’est le sens du mot péripétie) et, si possible, un happy end. De l’action et du mouvement, du bruit et de la fureur, mais aussi des moments sentimentaux où l’amour s’inscrive dans un climat guerrier, bien qu’une pointe de romanesque ne soit pas malvenue : du Cid mâtiné d’Histoires shakespeariennes, en somme. Tout cela on le retrouve dans Le Prince de Hombourg, si l’on veut bien faire abstraction de tout ce qui, au-delà des apparences, en fait une œuvre à nulle autre semblable, ni romantique, ni guerrière.
L’action a lieu historiquement en 1675 quand la Prusse est en butte aux menées expansionnistes de la Suède. Idéalement — pour que la pièce ait un impact patriotique — l’action a lieu... bientôt, quand les troupes prussiennes, survoltées par un héros populaire qui ne s’est pas encore manifesté, vont battre l’ennemi français au lieu de conclure honteusement alliance avec lui en accordant au roi de Suède la main de la princesse Natalie, nièce de l’Électeur dont le prince de Hombourg est amoureux. En ne faisant pas comme l’Autriche qui venait d’accorder la main de l’archiduchesse Marie-Louise, fille de l’Empereur, à l’« Ogre » Napoléon. Frédéric Arthur, prince de Hombourg, est le général de la cavalerie brandebourgeoise, mais il est aussi lié à l’Électeur par un attachement familial, quasi filial.
Dans la partie militaire de l’acte I, l’on voit l’état-major recevoir de l’Électeur, chef des armées, le plan de la bataille qui doit se dérouler le lendemain. En plus des hauts gradés des différents corps d’armée sont présentes l’Électrice, épouse de l’Électeur, et sa nièce Natalie, dont la présence et les conversations, sans objectif militaire, adoucissent ce moment particulièrement « mâle ». Curieusement, le prince est mentalement absent, incapable d’enregistrer les consignes pourtant maintes fois répétées par le haut commandement et son entourage.
On l’avait vu, dans la première partie romanesque du même acte, se tresser une couronne dans le jardin du palais. L’Électeur était venu à lui, entrant dans son jeu, avait saisi la couronne, l’avait entourée de sa chaîne d’or et confiée à Natalie, faisant mine de vouloir glorifier le héros. Le prince, dans un état second, avait tendu la main pour s’emparer de la couronne. L’Électeur et sa suite s’étaient reculés et avaient disparu dans le palais avec la rapidité du rêve, non sans que le prince n’ait eu le temps de saisir un des gants de Natalie. Bouleversé par cet incident à la fois onirique et réel, il n’est guère surprenant que le prince soit incapable de fixer son attention, le lendemain matin, au moment de la distribution des tâches, lui-même étant chargé, avec sa cavalerie, de donner le coup de grâce aux troupes suédoises, mais à un moment précis qui lui serait signifié. On (c’est-à-dire les personnages, mais non les spectateurs qui ont vu le geste de Frédéric dans le jardin) apprend que le gant appartient à Natalie. Jusqu’à cet instant qui conclut l’acte, la quête amoureuse semble privilégiée et court-circuiter l’action guerrière : « Comment l’amour brouille les esprits » ou « Rêve d’amour » pourrait être le titre de ce chapitre s’il s’agissait d’un roman d’aventures.
Les coups de théâtre, à l’acte II, se multiplient : Frédéric ne respecte pas la consigne et lance sa cavalerie sans attendre le signal convenu ; il provoque néanmoins la défaite de l’ennemi quand, survolté à la fausse annonce de la mort de l’Électeur sur le champ de bataille, il bouscule rageusement les lignes ennemies. Tout un chacun exulte, notamment le prince qui, croyant l’Électeur mort, se mue de héros vainqueur en père protecteur de Natalie, prêt à lier son destin au sien, ce que la jeune fille ne refuse pas. Mais, apprend-on, l’Électeur n’est pas mort. Ce qui ne change rien aux projets matrimoniaux de Frédéric. À Berlin, l’Électeur est furieux et voue au peloton d’exécution celui (il ne sait pas encore que c’est le prince en personne) qui a enfreint son ordre. Quand le prince arrive, s’attendant à être fêté, il se voit — mesure infamante — dépouillé de son épée et ignoré par l’Électeur qui félicite chaudement tous les autres. Amer devant tant d’ingratitude et d’injustice, Frédéric remet son épée.
Le suspens dure pendant tout l’acte III : alors que tous ses amis prennent très au sérieux la décision de la cour martiale qui l’a condamné à mort pour insubordination, le prince, faraud, continue à croire à une manœuvre de l’Électeur destinée seulement à respecter les formes légales, mais sans autre conséquence. Quand enfin, devant l’insistance de son ami Hohenzollern, Frédéric finit par croire à l’exécution du verdict, il cherche un motif à une décision qu’il ne peut associer à sa désobéissance : ne serait-ce pas pour des raisons politiques ? Natalie ne serait-elle pas l’objet d’un marchandage diplomatique entre les deux souverains ? En épousant le roi Charles de Suède, elle serait une monnaie d’échange et une assurance sur la paix. Mais Natalie a sans doute fait comprendre que son cœur était pris ailleurs. Voilà qui renverse tous les plans de l’Électeur. D’où sa vindicte à l’égard de Frédéric !
On frôlerait alors le drame bourgeois s’il n’y allait de la tête même de Hombourg. Le prince quitte sa prison pour un moment et se précipite chez l’Électrice ; il jure ses grands dieux à elle et à Natalie, présente à l’entretien, qu’il cède très volontiers la demoiselle au Suédois. Qui plus est, il se ravale plus bas qu’un valet et perd tout sens de l’honneur en réclamant le droit de vivre, dût-il s’enfermer dans son château et se transformer en gentleman-farmer. Il conseille à Natalie, nouvelle Ophélie, d’entrer au couvent ou d’adopter un enfant « aux boucles blondes comme les [s]iennes ». La démesure qu’il avait manifestée à l’acte II dans le contentement de soi, voire dans la brutalité, il en fait à nouveau preuve mais dans l’autre sens, tellement il abdique toute dignité, non seulement aristocratique et guerrière, mais humaine. Natalie l’invite assez sèchement à se reprendre. Frédéric l’adjure d’intercéder pour lui auprès de l’Électeur, ce qu’elle promet de faire.
La pièce a déjà cessé d’être patriotique depuis que le prince s’est vu retirer son épée ; elle est même en passe de travailler à un effet inverse en présentant le héros sous le jour le plus anti-héroïque, non seulement à des spectateurs prussiens éventuels mais à la descendante même du prince de Hombourg, Marie Amélie. À une époque où la patrie n’est pas un concept mais une entité identifiée à la personne de son roi et de ses chefs d’armée, souligner les faiblesses de l’un d’entre eux ne peut que saper l’image de la patrie. Pour tirer son épingle du jeu, il ne reste plus à la pièce qu’à se développer dans le domaine familial et politique, sans parler du domaine propre à Frédéric en tant que personne.
Natalie tient sa promesse et supplie son oncle d’épargner son cousin. Touché au cœur ou tacticien supérieur, l’Électeur semble céder tout en s’arrangeant — par le mot qu’il écrit à Hombourg — pour lui faire refuser sa grâce de son plein gré, donc pour lui faire endosser la responsabilité de sa condamnation. La pièce prend alors un tour procédurier et psychologique, chacun des défenseurs de Frédéric (Natalie, puis Kottwitz, vieux militaire raide mais cœur tendre, puis Hohenzollern) développant des arguments propres à faire revenir l’Électeur sur sa décision. C’est donc aux personnages qu’il faudrait s’attacher alors pour saisir la complexité desdits arguments. Néanmoins, tardivement, à deux scènes de la fin, le thème de la patrie et de sa sauvegarde réapparaît : le prince a effectivement refusé sa grâce et du coup élevé son héroïsme au pinacle. L’Électeur décide de couper les ponts avec la Suède et programme la reprise de la guerre pour le surlendemain. Il n’y a plus qu’à réintégrer le prince au sein de l’armée, en lui pardonnant, malgré ses manquements graves à la discipline. La dernière scène, en bouclant la boucle de la pièce par une reprise da capo parfaite de la première scène, rejoue le mouvement de Natalie tenant la couronne suspendue au-dessus de la tête de Frédéric. Cette fois, elle achève son geste : geste de couronnement presque officiel complété d’un geste d’amour. Le prince s’évanouit. Il n’importe car les officiers, réconciliés avec l’autorité de l’Électeur et emportés par le désir d’en découdre, sortent en criant : « À bas tous les ennemis du Brandebourg ! »
Toute bancale qu’a été la pièce, pendant de longs moments, sous l’angle strictement patriotique et militaire, ses derniers mots sont faits pour déchaîner l’enthousiasme guerrier des spectateurs. Mais d’évidence, ce par quoi Kleist nous intéresse le plus aujourd’hui se situe ailleurs : dans l’exploration des zones obscures des consciences.
De la nuit à la nuit
Se tresser une couronne de laurier, c’est déjà se voir vainqueur, se statufier vivant, anticiper l’avenir sans même savoir de quelle victoire il s’agit. Par le rêve le prince accède à sa réalité propre, réalité immatérielle qui fait fi des lois coutumières du temps et de l’espace. L’Électeur, par sa plaisanterie, va concrétiser ce rêve et le nourrir d’illusions nouvelles (don de son collier et offre de la main de Natalie) que le somnambule perçoit à sa façon, assez clairement cependant pour nommer Natalie et l’appeler « ma fiancée2 ». On pourra penser que cette offre-provocation est bien la cause première du gauchissement de la rêverie du prince, et bientôt de sa faute3. Quoi qu’il en soit, on assiste à la coïncidence mystérieuse de ce que le subconscient du prince dissimule (ambition et amour) avec un épisode fortuit : le prince voit ce qu’il veut voir. Sans doute « il a des visions », mais la réalité y est entremêlée : il ne se trompe pas d’identité quand il s’exclame : « Friedrich ! [...] Mon père ! » ; ou : « Natalie ! Ma bien-aimée ! » Toute cette scène garde la fragilité et la fugacité du rêve ; elle s’évanouit aussi vite qu’elle a surgi. Mais — c’est là la cause profonde d’un désarroi qui ne cessera pas, la pièce durant —, la réalité seconde du rêve s’est en partie matérialisée par le gant qui lui reste entre les doigts : le gant est la cristallisation du rêve, l’interférence insolite de deux mondes incompatibles. Rêver, il en a l’habitude ; mais aujourd’hui, il est totalement déstabilisé. Saisir de ses mains l’« ectoplasme » de la réalité immatérielle du rêve, il « n’en revient pas » et il ne cessera, pendant tout l’acte II, d’y revenir.
Réveillé, Hombourg donne des preuves de l’état second qu’il vient de traverser en ne se souvenant plus du nom de Natalie ni de l’origine du gant qu’il a entre les mains. Aucune dissimulation de sa part à cet instant : la scène doit être vue avec les yeux du prince et avec sa perception double, donc trouble, non avec ceux et celle d’un spectateur lucide. Il faut partager avec Frédéric la double énigme du nom perdu et du gant saisi. Rapportant avec précision ce qui vient d’avoir lieu, comme appartenant à son rêve, il ne peut cependant se débarrasser de lui et le renvoyer à son inanité — comme l’y a invité brutalement l’Électeur — car le gant existe bien, métonymie d’une main aimée... et encore inconnue au niveau de la conscience claire.
Rien d’étonnant donc que le prince, lors de la réunion d’état-major, soit « ailleurs » : il est le premier surpris d’apprendre que le gant appartient à Natalie ; la découverte de sa propriétaire confirme son rêve qui était déjà de gloire et qui devient d’amour. En somme, il a déjà gagné la bataille et conquis Natalie. C’est le summum de la réussite individuelle égotiste, mais illusoire : Hombourg ne retient des instructions que ce qui semble l’exhorter à prendre des initiatives : « [...] Mais ensuite il fera sonner la charge. » À la fin de l’acte I, tout est en place pour qu’en résulte la plus grande confusion des temps, des actes et des valeurs.
Ce qui ne va pas manquer de se produire quand Hombourg, vexé de voir la victoire se remporter sans lui, lance sa cavalerie malgré les observations de son entourage. Il s’ensuit une émulation d’enthousiasme patriotique qui masque la faute, d’autant que l’évolution de la bataille donne un rôle de premier plan au prince. Il est au sommet de son orgueil individualiste et de ses illusions : il se voit déjà l’époux de Natalie et le protecteur du Brandebourg :
Ô divin César ! / J’appuie mon échelle contre ton étoile4 !
Il va déchanter très vite sans perdre de sa superbe. Apparaissent alors pour la première fois, dans la bouche de l’Électeur, les deux conceptions opposées de l’action : elle ne peut résulter de la volonté arbitraire d’un individu mais doit découler d’une rationalité supérieure incarnée par la Loi. La loi d’obéissance aux ordres est le garant de l’existence de l’État, la guerre ne se fait pas à coups d’impulsions en misant sur un hasard heureux. Pour le prince c’est là une conception non seulement injuste dans ses conséquences en ce qui le concerne (il se fait dépouiller de son épée et mettre aux arrêts) mais incompréhensible. Il ne parvient pas à distinguer la personne de l’Électeur de l’impersonnalité de la Loi et, devenant « fou », il insulte l’Électeur en le caricaturant en Brutus, tueur de ses fils. Il n’est pas, comme Kleist, imprégné de la lecture de Kant et le concept d’impératif catégorique lui est insaisissable. À sa décharge, il faut reconnaître que les nature et fonction des uns et des autres sont dangereusement imbriquées : l’Électeur est à la fois chef d’armée et protecteur paternel du prince ; Natalie, à la fois colonel d’un régiment de dragons et jeune fille à marier ; Frédéric, général de cavalerie et lié par des liens d’affection et de famille à l’Électeur, à l’Électrice et à Natalie.
Il y a plus dans cet éclat spasmodique de révolte : l’affirmation d’une autre conception du rapport de vassalité. Hombourg en appelle à une vieille tradition allemande fondée sur la générosité et l’amour, ciment essentiel de la communauté. Cette notion de communauté est partagée par Kleist5. Elle n’est évoquée que très brièvement à cet instant de la pièce ; elle sera développée tout au long lors des « plaidoiries » de Natalie (acte IV, scène 1) et de Kottwitz (acte V, scène 5). Pour le moment, à la fin de l’acte II, devant les coups de boutoir de Hombourg et les timides mais visibles protestations de son état-major, l’Électeur fait le sourd.
Les choses ne s’arrangent guère pour le prince à l’acte III : la confusion qu’il persiste à entretenir sur la nature et la fonction de l’Électeur le rassure sur l’issue de sa disgrâce présente. Attentif comme un père à l’éclosion de sa jeune carrière, l’Électeur ne peut pas lui vouloir de mal. La machine judiciaire n’a été mise en marche, pense-t-il, que pour respecter les formes : c’est une mise en scène sans effet et Hombourg est habile à trouver des arguments pour expliquer la conduite pour le moins mystérieuse de l’Électeur. Il faut toute l’insistance de Hohenzollern pour qu’il prenne la mesure du danger qui le menace. Mais, même alors, il ne parvient pas à raisonner en termes kantiens : si l’Électeur lui en veut, c’est pour une raison familiale et personnelle tout autant que politique. C’est donc bien toujours en tant qu’individu qu’Hombourg réagit, jugeant que l’espoir de lien matrimonial qu’il nourrissait peut se gommer, la politique étant par définition l’art du contingent et de l’adaptation aux circonstances. La notion de Loi lui est toujours aussi étrangère.
Il compte sur le cœur (Herz) de l’Électeur pour contrebalancer le poids du devoir. L’entente tacite supposée de l’Électeur et du prince tient à l’identité de leurs sentiments : « Et sur quoi se fonde ton assurance ? » demande Hohenzollern. « Sur le sentiment que j’ai de lui ! », répond Hombourg, incrédule aux informations de plus en plus inquiétantes de son ami qu’il réfute : « Il pourrait — non ! rouler dans son cœur / De si monstrueuses décisions ? » Quand il ouvre enfin les yeux (sur les fausses raisons de sa disgrâce !), l’affolement s’empare de lui : « Au secours, sauve-moi ! Je suis perdu » (acte III, scène 1).
On sort alors du tragique, où les exigences de la Loi sont inconciliables avec celles de l’individu, pour entrer dans le drame, genre ouvert aux marchandages et aux compromis de la vie réelle. Le prince ne connaît encore que deux états : celui du rêve et celui d’une réalité factice (la gloire de la victoire, l’amour de Natalie) qui paraît confirmer le rêve. Il ignore encore ce qui fera à nouveau de lui un héros tragique, haussé au-dessus de l’humanité, mais selon un cheminement qui doit tout à la personnalité de Kleist et rien à une conception à l’antique ou à la prussienne de l’héroïsme.
Il se précipite au château pour supplier l’Électrice d’intercéder en sa faveur6. En chemin, il a été terrorisé par la vue de la tombe qu’on est en train de creuser pour recevoir sa prochaine dépouille. On assiste alors à la scène la plus intolérable, la plus lamentable de toute l’existence d’un homme. Dans la débandade intérieure dont ses attitudes et ses paroles donnent le triste spectacle, la déréliction n’est pas du tout compensée par la conviction intime de son bon droit. Submergé d’émotions, il est réduit à rien, sans arguments. Il fait honte à l’Électrice et à Natalie en renonçant à elle avec une lâcheté aussi brutale qu’avait été subite la déclaration de sa passion, n’attendant plus de salut que de l’intervention de celle qu’il bafoue.
Mais de ce moment de dramatisme exacerbé l’héroïsme tragique va naître, plus tard, en deux étapes : à la dernière scène de l’acte IV et à la scène 7 de l’acte V. La pièce paraît donc suivre une sinusoïde : elle part d’une situation romanesque de conte, passe par l’épique, tombe dans le dramatique, frôle la comédie (tant les quiproquos et les démonstrations de désespoir sont inattendus) et fait rejaillir le tragique hors du drame, après un long temps, quand Hombourg se reconstruit en héros solitaire et libre. Déjà les prémices en apparaissent à la fin de l’acte III. On sent que le sort du prince se joue entre trois conceptions de la mort : la mort, sanction d’une faute ; la mort-compensation, ouvrant accès à l’autre monde ; la mort héroïque, trouvée à la fois dans la bataille et dans l’acceptation de la Loi. C’est Natalie, elle-même héroïque, qui le dit :
Hombourg est encore en retrait puisqu’il attribue de faux motifs à sa condamnation : il croit toujours s’adresser, individu, à un autre individu, espérant qu’un sentiment (de pitié) peut effacer un autre sentiment (de colère) ; il croit aussi que l’Électeur agit non par soumission à la Loi mais par stratégie politique : le choix du mariage éventuel de Natalie avec le roi de Suède prouve bien que cette Loi n’a rien d’absolu et que c’est un homme qui la module à son gré.
Plus on avance dans la pièce, plus les faits relèvent du dramatique (les protestations des officiers, la tactique envisagée par Natalie), plus leur explication relève de motifs d’un autre ordre. Les arguments développés tant par Natalie que par Kottwitz puis par Hohenzollern aux actes IV et V sont de même nature que ceux qu’esquissait Hombourg à la fin de l’acte III, mais ils sont alors enrichis des réponses de l’Électeur, mis pour ainsi dire en accusation pour décision arbitraire. Or l’arbitraire émane du sentiment, auquel les susnommés défenseurs du prince opposent un autre sentiment, celui qui défend les raisons du cœur contre la fallacieuse raison d’État. D’un côté l’humanité du sentiment, de l’autre, inconciliable, l’application de la Loi. La voie moyenne, qui offrirait une issue de secours, serait de concilier les deux en appliquant la loi, mais avec souplesse :
Dès lors serait atteinte une harmonie supérieure soudant la communauté (Gemeinschaft) des patriotes, leurs erreurs éventuelles étant à juger avec le sens de la relativité. L’Électeur, conscient de n’avoir rien fait d’autre que son devoir, est néanmoins troublé (verwirrt). Habilement, il propose de rendre Hombourg lui-même juge de son cas. C’est une mise à l’épreuve qui ressemble à « l’épreuve qualifiante » qui, dans les contes médiévaux et populaires, transforme le jeune premier en héros9. Dans Le Prince de Hombourg, il y va de la vie de Frédéric Arthur et de la conception que Kleist se fait de la Loi. Sans doute, dans l’exaltation du débat intérieur qui le déchire, le prince prend-il, apparemment, le parti de l’honneur militaire. Mais c’est beaucoup plus son amour-propre qui le guide, son désir de recouvrer la liberté individuelle et anarchique de ses actes, fût-ce par la mort. L’on ne peut en effet estimer que la Loi et le devoir l’ont emporté sur l’individu si l’on scrute ces deux vers où le prince dissocie sa conduite de celle de l’Électeur en proclamant l’autonomie de sa décision :
Qu’il agisse comme il en a le droit,
Il m’appartient, à moi, d’agir comme je dois !
À cet instant Hombourg a conquis la gloire et l’amour : Natalie a rusé autant qu’elle a pu, elle s’est même livrée à une sorte de chantage à la lâcheté, mais elle se hausse alors, dans sa chair et son âme, à la hauteur du prince :
Prends ce baiser ! — Quand bien même douze balles
Devraient à présent te coucher dans la poussière, je ne pourrais
M’empêcher de me réjouir, de pleurer et de dire : tu me plais10 !
Ce paradoxe est plus proche de l’amour à mort celte dont Tristan et Yseut ont fixé l’image que de l’obéissance prussienne au devoir.
Tout n’est pas dit cependant à la fin de l’acte IV ; il reste à Kottwitz et à Hohenzollern de présenter une analyse plus précise et plus nuancée de la notion de communauté militaire ; et à Hombourg d’affirmer sa liberté, une nouvelle fois et définitivement. Kottwitz, en tant que soldat, prend le parti des hommes d’élite qui savent se fier à la chance, à l’occasion favorable11, quitte à désobéir. Car les soldats sont des hommes, non des robots ; ils sont attachés à leur chef par un lien affectif de dévouement total, non par une obligation mécanique d’obéissance :
Kottwitz met aussi en avant la liberté et l’indépendance du soldat ; ces deux mots (frei et unabhängig) apparaissent dans le même vers, à l’acte V, scène 5 :
Cette revendication d’indépendance, inquiétante pour la solidité d’une armée, émane directement de Kleist12. Elle est, d’évidence, destinée à justifier le comportement de Hombourg quand il a agi « sans concertation préalable13 », ce que ne sauraient admettre les lois de l’État. Mais Kottwitz les subordonne à l’esprit patriotique et à l’enthousiasme conquérant. Instinct contre raison, individu contre collectivité, fragilité de la volonté contre les mauvais coups du sort : insurmontable antinomie.
Hohenzollern succède à Kottwitz pour expliquer l’enchaînement des faits qui ont poussé Hombourg à la faute dès la première minute de sa rencontre avec l’Électeur. Celui-ci s’est joué de lui comme un dieu méchant, ce qui revient à distinguer la désobéissance, dont la responsabilité objective incombe au prince, de la culpabilité morale qui retombe sur l’Électeur. Cerné, pour ainsi dire, par sa nièce Natalie qui a, elle aussi, abusé de son autorité militaire ; par les arguments et les dragons de Kottwitz ; par les murmures désapprobateurs de son état-major ; par la dialectique serrée de son parent Hohenzollern, l’Électeur s’en sort par une pirouette mais il n’a guère d’autre issue que de pardonner.
Pardon que Hombourg refuse ! C’est sa volonté seule qui lui fait choisir la mort et, par elle, à la fois conquérir la gloire et exalter la Loi. Il est moins question d’obéissance que de victoire sur soi-même et sa propre démesure. En acceptant la sentence, il se libère de sa faute et d’une part de lui-même ; métaphoriquement, il libère son pays en lui traçant la voie d’un héroïsme affirmé une seconde fois : une fois guerrier à Fehrbellin, une fois mental devant le tribunal de l’Histoire. Triomphe sur soi-même et triomphe sur l’ennemi se succèdent sans transition dans sa tirade, comme si la liberté individuelle de Hombourg était la garantie de la liberté collective du Brandebourg. Dialectique parfaitement comprise par l’Électeur qui voit déjà le héros, tout mort qu’il sera, mener demain l’armée à la bataille. « Tu viens, vois-tu, de me donner la vie14 ! » réplique Hombourg : par cette équivalence — qu’il faut prendre au pied de la lettre — de la vie et de la mort, toute contradiction est désormais surmontée. Le prince a conquis une ipséité où, en recouvrant sa liberté, il se soumet à la Loi et vice versa. Il s’appartient désormais, pour lui seul, et sa monade n’a ni porte ni fenêtre : pas un mot pour Natalie15 ni pour ses compagnons de combat. Quand on le « tue » en le sacrant, il n’en tire aucune joie visible. Rien ne dit qu’il participe à l’exaltation générale16. Échappant à toute prise, il est définitivement ailleurs. Il retourne à la nuit.
« Est-ce un rêve ? » est son dernier mot. Ce qui ne veut pas dire : « C’est trop beau pour être vrai ; je n’en crois pas mes yeux », mais, possiblement : « Ce monde n’est pas le mien. » Le sien est celui-là même de Kleist qui, à la veille de son suicide, écrivait des lettres17 où, anticipant sur ce que dira plus tard André Breton, il laisse entendre qu’« il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire [...] cessent d’être perçus contradictoirement18 ». Factuellement, il y a bien reprise de la première scène de la pièce : même lieu, même nuit, mêmes attitudes, même cérémonial, même plaisanterie de mauvais goût qui consiste, d’un côté, à renvoyer le rêveur « au néant », de l’autre, à lui bander les yeux comme à un futur fusillé avant de le charger d’honneurs ! Quand « tous » sortent de scène pour aller en découdre avec les Suédois, dira-t-on qu’enfin rêve et réalité se sont rejoints et confondus dans une harmonie supérieure, acquise par le broyage de l’individu Hombourg ? À ce compte la pièce n’aurait servi qu’à déployer dans le temps la prophétie contenue et accomplie partiellement dans le geste suspendu de Natalie, geste saisi dans la réalité visible du mouvement et dans la virtualité invisible du rêve — et déjà une part de l’invisible s’était concrétisée avec le gant dérobé. Boucle bouclée alors ? Je ne le pense pas : entre l’une et l’autre scène une conversion irréversible a eu lieu : Hombourg a vu la mort, il s’est vu mort ; il s’est insurgé contre cette vision puis il l’a acceptée. Il se réalise, mais par le rêve seul, hors du monde, libre et solitaire. Il n’est plus question de communauté, ni amoureuse ni militaire :
À présent, ô Immortalité, tu m’appartiens tout entière ! [...]
Pour moi toute vie sombre dans le crépuscule : [...]
Et tout n’est plus à présent que brouillard sous mes pieds.
L’instabilité du réel et la préférence que Kleist accorde au monde du rêve, pris pour le seul vrai monde — avec les conséquences désastreuses que la surimpression des deux peut provoquer —, apparaît déjà dans Penthésilée, se marque davantage dans La Petite Catherine de Heilbronn et achève sa course dans Le Prince de Hombourg. Somnambule, Catherine finissait par être réintégrée dans la famille de l’Empereur par un heureux coup de la Providence ; somnambule, le prince ne parviendra pas à revenir dans la gens de l’Électeur, ni comme fiancé de Natalie ni comme général de cavalerie. C’est du moins l’hypothèse plausible que l’on peut dégager de son silence dans les dernières répliques de la pièce. Hypothèse renforcée par les confidences faites par le double de Hombourg, Kleist lui-même : il a décidé de façon nette et irréversible de tirer les conséquences de sa marginalité. Le suicide, pour lui, sanctionne — avec enthousiasme et non avec désespoir — son statut d’étranger à la vie. Si parcours initiatique il y a chez Hombourg, c’est d’initiation à l’absence définitive.
On peut tenir le moment de renversement de la pièce, à la scène 1 de l’acte IV, pour le point crucial qui fera comprendre à Hombourg que mourir est le prix à payer pour conquérir la liberté de vivre dans son monde à lui. L’Électeur déclare :
Que le verdict ne soit pas injuste et que la faute soit avérée, la scène 5 de l’acte I l’annonce avec insistance, tout autant que la scène 5 de l’acte V, symétriquement, le rappelle en détail par la bouche de Hohenzollern. De même les scènes 1 à 4 de l’acte I sont en symétrie précise avec les scènes 10 et 11 de l’acte V : même incapacité de faire le départ entre le vécu et le rêvé. Le « Est-ce un rêve ? », dernière réplique du prince, répond au : « Quel rêve étrange ai-je rêvé ?! » de la scène 4 de l’acte I. Deux moments sont à distinguer dans le comportement du prince : le rêve qu’il vit les yeux ouverts tout en dormant et le commentaire qu’ensuite, éveillé, il en fait. La deuxième fois le rêve ne s’enfuit ni ne s’efface. Mais le commentaire qu’il en donne est le même, deux fois. Sa question est même confirmée par la réponse de Kottwitz : « Un rêve, quoi d’autre ? »
Voilà le prince définitivement hors jeu : non pas exclu de la communauté militaire et de la réalisation de ses désirs amoureux, mais renvoyé dans son monde à lui où, par la mort seule, la volonté de rêver a les moyens de s’exercer librement. Peut-être, avec Le Prince de Hombourg, s’agit-il plus d’une expérience que d’une œuvre au sens de travail achevé qu’implique ce mot19. Illusoirement, Hombourg courait après son rêve à la scène 2 de l’acte I, comme s’il pouvait mélanger les deux mondes ; il n’avait alors saisi qu’un gant, forme vide d’une main. Il a vu ensuite ce qu’il lui en coûtait d’être au monde sans y être vraiment. Confusion quasi mortifère dont il ne sort vivant qu’en retournant à son rêve, mais virtuellement mort, comme il le confirme, en acceptant sa condamnation, par son : « Tu viens, vois-tu, de me donner la vie20 ! » et par son adresse à l’immortalité où il se voit déjà loin, très loin, de la vie. À s’en tenir strictement au texte, il est difficile de lire autrement le dénouement.
Désormais Frédéric se tait. Il ne redescendra plus sur terre. Comme Sisyphe, faut-il imaginer Frédéric, prince de Hombourg, heureux ? Pas même : insaisissable.
Jeux d’espaces et de temps
Le statut du prince, marginal et lourd de conséquences (malentendus, exclusion, erreurs de jugement...), résulte du fait qu’il ne vit pas, le plus souvent, dans le temps et l’espace des autres : il est absent, ailleurs ; il est absorbé par le passé ou par des visions virtuelles à l’heure où il lui faudrait partager le présent / futur de ses camarades de combat. Le heurt de ces deux niveaux inconciliables est alors producteur d’échecs ou pire. Une seule fois, au dénouement, mais sans que le prince y soit pour quelque chose, les deux ensembles temps / espace se confondront dans une perspective de futur heureux qui, comme par hasard, se réalisera au-delà du temps / espace de la pièce, qui est aussi le temps et l’espace des spectateurs. Ce qui, selon moi, interdit d’accéder à la dimension surhumaine de ce temps et de cet espace autres et d’en tirer quelque argument positif sur la réintégration de Hombourg dans l’armée et dans le quotidien des affects.
Les temps et les espaces, vécus par le prince d’une part et tous les autres d’autre part, divergent presque constamment. Ceux de l’armée (état-major, troupe sur le champ de bataille) sont ceux du présent et de la présence. Le prince y contrevient en étant ailleurs dans son rêve ou en se projetant, par sa vision de gloire, dans ce qui se révélera futur. Les deux temps se rapprochent, une fois, avec les gestes de l’Électeur maniant la couronne, puis se séparent brutalement, laissant cependant une trace (le gant) qui, étant venue du passé récent, va gangrener le présent de la réunion d’état-major. Un mot désigne assez bien, pendant tout l’acte I, la situation (au sens moral et physique) du prince : il est perdu. Il ne sait pas où il en est, il ne sait pas où il est. Tout le dialogue avec Hohenzollern à la scène 4 est rempli des questions d’un homme en perte totale de ses repères : « je ne sais où je suis », reconnaît-il. Non seulement il a perdu le sens de l’orientation mais sa mémoire lui fait défaut pour se souvenir de la « troisième » personne qui, élevant la couronne transmise par l’Électeur, « allait couronner un héros », lui-même bien sûr. L’espace du rêve n’obéit pas à la géométrie, il s’effiloche et se dissout. Quant aux deux temps, ils seraient sur le point de coïncider à la fin de cette scène 4 : Hombourg tient à la main le gant qu’il vient de saisir à « la douce créature de rêves » mais, malignement, Hohenzollern, au lieu de lui dire la vérité, le renvoie en arrière en lui suggérant que ce gant est le reste d’un « rendez-vous galant, en réalité passé » qu’il a eu avec quelque fille légère, la Platen ou la Ramin. Lequel Hohenzollern enfonce encore davantage le prince dans la confusion en lui disant que l’Électrice et sa nièce sont « parties depuis longtemps » alors qu’elles étaient là à l’instant.
En somme, le malheureux prince est victime de son instabilité mentale tout autant que de ceux (l’Électeur et Hohenzollern) qui se jouent de lui dans ses rapports au temps et à l’espace, dès la première scène de la pièce. La scène 5 ne fait qu’aggraver le divorce entre les deux perceptions spatio-temporelles. L’état-major prépare la bataille du lendemain et tout le monde répond : « Présent ! » Seul Hombourg le fait avec un temps de retard ; il est manifestement « ailleurs », ce que tous les officiers constatent et commentent. Avec le gant il est dans le passé (des scènes 1 et 4 de l’acte I) qu’il rapproche de la présence de Natalie, ce qui mobilise son esprit tout entier. La fin de l’acte I (scène 6) confirme que le prince est complètement désaxé, se préparant non à bousculer les ennemis mais à renverser « la corne d’abondance » de la Fortune pour y puiser des trésors à lui seul destinés. Curieuse perspective pour un chef de guerre !
À l’acte II, rien ne va mieux lors de la mise en place des corps d’armée : Hombourg croit à gauche ce qui est à droite et vice versa. Confusion sans gravité : la bataille s’engage. Le prince commet alors une grave faute de temps : comme en musique, il part trop tôt, ce qui crée la cacophonie, le désordre dans le bon tempo de la bataille, telle que l’avait conçue l’Électeur. Il avait programmé d’en faire une victoire décisive ; elle ne donnera lieu qu’à une réussite partielle et à... une promesse de passage en cour martiale pour le contrevenant. Indépendamment du cas de Hombourg, il faut apprécier combien le militaire de carrière qu’a été Heinrich von Kleist sait, par teichoscopie21, faire voir l’invisible (la rivière, le village et son clocher, les retranchements, le vallon, les mouvements des troupes ennemies), sans parler des bruits de la canonnade, du feu et des fumées. Point n’est besoin de prolonger davantage la scène : le prince est sorti du temps ordonné pour entrer dans le temps de l’emportement passionnel ; de ce temps aussi on peut dire qu’il est out of joint22.
Chose remarquable dans la composition : Kleist ménage un temps de repos et de répit dans un espace hors jeu (une maison paysanne) pour permettre à Hombourg de construire son château en Espagne, en l’occurrence son prochain mariage avec Natalie et, qui sait, sa probable promotion au rang d’Électeur... puisque l’Électeur en titre vient de mourir, annonce-t-on. Le fait que cette maison soit hors de l’espace aristocratique et de ses occupants habituels favorise le décrochage temporel et l’accélération du rêve. L’Électrice s’y prête avec réticence, Natalie avec enthousiasme (scènes 3 à 6 de l’acte II). Même si le prince parle au conditionnel (« Je vous dirais »), il exprime néanmoins un souhait qui est presque un ordre (« Enlacez vos rameaux... »). Le futur est déjà là : « je serai / L’exécuteur de sa [de l’Électeur] dernière volonté. »
Le temps de la réalité ne convient guère à Hombourg : manifestement il est en retard (son rêve d’amour en est la cause) d’une information (armistice, négociations de paix) et il continuera à l’être puisqu’il se voit déjà escalader les étoiles (scènes 7 et 8). Non seulement, à la scène 10, il déchante devant l’attitude hostile de l’Électeur, mais il ne comprend pas. Alors que l’Électeur s’appuie sur l’intemporalité de la Loi qui s’impose en toutes circonstances (scène 9), lui s’en tient aux conséquences présentes (les drapeaux ennemis saisis) de la charge (passée) de sa cavalerie, liant deux temps vécus qui ne peuvent s’accorder avec le hors-temps de la Loi. Voyant son temps vivant réduit à néant par un Électeur qui, volontairement, s’absente à lire son courrier, le prince ne peut que lancer : « Est-ce un rêve ? Suis-je éveillé ? », comme pour effacer ce qu’il vient de subir et, pas du tout comme à l’acte I, pour anticiper sur sa gloire prochaine. Sa faute de temps efface sa victoire, ce qu’il ne peut ni concevoir ni accepter ; d’où sa tirade vengeresse et destructrice contre le nouveau Brutus qu’est l’Électeur. Ils ont beau être dans le même espace, leurs temps sont trop éloignés pour que Hombourg trouve, pour situer son « cousin Friedrich », une autre référence que l’antiquité mythique des vertus inhumaines.
Le divorce entre l’espace / temps de l’armée brandebourgeoise et celui du prince est à son comble un long moment au début de l’acte III : en prison et déjà condamné à la peine capitale, donc enfermé dans un espace et un temps clos, il se croit seulement mis par l’Électeur en réserve de l’État, dans un abri discret, le temps qu’on satisfasse à la légalité, sans rien retrancher de l’admiration qu’on lui porte. Quand il est désillusionné par Hohenzollern, le plus étrange est qu’il reste encore victime de la même erreur d’accommodation spatio-temporelle : il se croit coupable d’un agissement (sa prétention à la main de Natalie) sans rapport avec l’espace et le temps de sa faute militaire. Et quand il se précipite chez l’Électrice, c’est pour effacer ce passé et pas du tout ce qui est la cause de sa condamnation : il se sent victime d’une disgrâce alors qu’il est coupable d’un crime. Il suffit de citer la phrase de l’Électrice lorsque le prince surgit chez elle : « Prince ! Que cherchez-vous ici ? » pour prendre toute la mesure du malentendu spatial et, peu de répliques plus loin, temporel :
Autrement dit, tout le passé amoureux qui le liait à Natalie est, pour lui et par lui, aboli. Quant à l’avenir qu’il se propose, c’est celui d’un autre Frédéric, métamorphosé en fermier. On peut même dire que l’avenir qu’il envisage pour Natalie ressortit au même délire (acte III, scène 5). Comme il a l’assurance (et il ne se trompe pas !) que Natalie est la personne la mieux placée pour amadouer l’Électeur et le détromper quant à ses relations avec lui, Frédéric Arthur, il se place, en attendant le résultat de sa démarche (scène 3 de l’acte IV), en état de vacance : il flotte dans un entre-deux d’espace et de temps, à mi-distance du ciel et du tombeau, sceptique à l’égard des « champs plus colorés » que le soleil illumine. Scène cruciale et unique, où le prince apparaît désancré, en suspens, dans une sorte d’immobilité spatio-temporelle faite de ni..., ni... Point d’équilibre et de neutralité évidemment fragile. L’arrivée de Natalie fait tout basculer.
Après que, en amante rusée, Natalie est venue lui annoncer la bonne nouvelle de sa libération en lui cachant aussi longtemps que possible un codicille qui remet tout en question, Hombourg reconnaît le bien-fondé de sa condamnation. S’il le fait, c’est sans doute qu’en remontant le temps, il se remet dans l’état d’esprit de la bataille de Fehrbellin où, emporté par l’orgueil, il balayait toute contrainte. C’est par orgueil23 encore et avec la même liberté de décision qu’il accepte d’être fusillé. C’est en vainqueur de Fehrbellin qu’il mourra. On assiste alors au climax de l’héroïsme partagé : Hombourg adhère au temps et à l’espace de la bataille et de l’armée brandebourgeoise et l’Électeur est censé se mettre au même niveau. Quant à Natalie, elle retrouve son aimé tel que son image grandiose s’est fixée en elle lors de la scène amoureuse d’engagement mutuel (scène 6 de l’acte I). Nul obstacle spatio-temporel ne la séparant plus de lui, elle adhère à son choix et lui lance ce mot d’amour charnel : « tu me plais ! »
À une lecture rapide, l’acte V, dans ces conditions, peut donner le sentiment d’être superfétatoire dans la symétrie très exacte qu’il établit avec l’acte I. Néanmoins le rêve de gloire qui, à la scène 1 de l’acte I, était chimérique prend corps pour le prince, dût-il le payer de sa vie. Hombourg revient au régime nocturne qui lui convient le mieux et y attire le régime diurne de l’Électeur et de sa cour. Comme on vient de lui donner « la vie » en le mettant, fantôme, à la tête des armées ; comme on vient de lui assurer que Natalie ne sera pas vendue aux Suédois, il devient non seulement l’arbitre du destin de son aimée mais le maître de l’avenir du Brandebourg, dans son espace et son temps à lui, où il avance seul. Par l’immortalité qui l’attend, il échappe au temps pour s’installer dans un présent permanent de chef de guerre et de fiancé de Natalie : « [...] elle est la fiancée du prince von Homburg », déclare l’Électeur au moment où tout un chacun s’attend à l’exécution prochaine de Frédéric.
La victoire du prince n’est pas de ce monde : son espace est celui de la liberté et son temps celui de l’éter-nité. Il quitte la sphère théâtrale dont les paramètres majeurs de l’espace et du temps déterminent le volume et la durée : libre à chacun de suivre Hombourg en imagination, après la chute du rideau, ou de l’abandonner à son rêve.
MICHEL CORVIN
1. À son éditeur Andreas Reiner, dans une lettre du 21 juin 1811, il parle d’un « drame patriotique (à bien des égards) » et, dans une lettre à Friedrich de La Motte-Fouqué, le 15 août 1811, il manifeste le désir de lui « soumettre une pièce patriotique, intitulée Le Prince de Hombourg ».
2. Natalie n’est pas (encore) la fiancée du prince. Même si on ne connaît pas ses rapports antérieurs avec lui, d’évidence leurs liens sont jusqu’alors de simple cousinage.
3. En allemand les deux mots Scherz (plaisanterie) et Schuld (faute) forment une allitération significative.
4. Acte II, scène 8.
5. Kleist en a exposé les principes dans le tome I des Œuvres complètes, Petits écrits (Essais, chroniques, anecdotes et poèmes), Gallimard, Le Promeneur, 1999 (Écrits politiques de l’année 1809 : « Quel est l’enjeu de cette guerre ? », p. 118-120).
6. Cette fois-ci à contresens de la scène 10 de l’acte II.
7. Acte III, scène 5.
8. Acte IV, scène 1.
9. Sur ce sujet on se référera à la Morphologie du conte (1928) de Vladimir Propp, Seuil, 1965.
10. Acte IV, scène 4.
11. C’est le kairos grec, instant qu’il faut saisir aux cheveux et qui peut renverser une situation.
12. Kleist le dit clairement dans les lettres où il annonce sa démission de l’armée (lettre à Christian Martini, du 19 mars 1799) ; voir la Notice, p. 204.
13. C’est le sens exact du mot eigenmächtig, acte V, scène 5.
14. Acte V, scène 7.
15. Le mot hinweg signifie à la fois « arrière ! » et « partons ! ».
16. Le premier « Tous » de la dernière scène ne l’inclut pas. Pourquoi faudrait-il qu’il participe au second ?
17. Voir la Notice, p. 207-207.
18. André Breton, Deuxième manifeste du surréalisme (1929), NRF Idées, 1963, p. 76-77.
19. Dans une lettre à Marie von Kleist de l’été 1811, l’auteur du Prince s’explique sur la tournure de son esprit qui l’empêche de fixer ses représentations de façon nette : « Aussi active que soit mon imagination en face du papier blanc, aussi nets dans leur contour et leur couleur que soient les personnages qu’elle fait alors surgir, autant j’ai de difficulté, voire régulièrement de douleur, à me représenter ce qui est réel. C’est comme si cette lucidité de mon instinct créateur, déterminée dans toutes ses prémisses, m’entravait au moment de passer à l’acte. Je ne peux, troublé par une profusion de formes, parvenir à aucune clarté dans la vision intérieure ; l’objet, je ne cesse de le sentir, n’est pas un objet de l’imagination ; c’est avec mes sens que je voudrais, dans sa présence véritable et vivante, le pénétrer et le saisir », Correspondance, Œuvres complètes, tome V, Gallimard, Le Promeneur, 2000, p. 448. Rendre compte d’expériences est le propre du roman, non du théâtre.
20. Acte V, scène 7.
21. La teichoscopie est un procédé d’écriture théâtrale qui permet de visualiser ce qui est invisible et se passe au moment même où le récit en rend compte.
22. Réflexion d’Hamlet sur « le temps disloqué » (trad. de Jean-Michel Déprats, Gallimard, Folio théâtre) qu’il est en train de vivre (acte I, scène 5).
23. Généralement, l’idée d’orgueil est prise par le prince en bonne part. Or, à l’acte V, scène 7 (p. 184), le mot « orgueil » est pris en mauvaise part. C’est pourquoi nous proposerions, pour éviter une ambiguïté, de traduire Übermut plutôt par « exubérance », « emportement », défauts que le prince assume et dont il entend se débarrasser, tandis qu’il tient à son orgueil comme composante essentielle de sa personnalité et comme condition de sa gloire.