Les Sœurs de charité1

      Le jeune homme dont l'œil est brillant, la peau brune,

      Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu,

      Et qu'eût, le front cerclé de cuivre, sous la lune

   4  Adoré, dans la Perse un Génie2 inconnu,

 

      Impétueux avec des douceurs virginales

      Et noires, fier de ses premiers entêtements,

      Pareils aux jeunes mers, pleurs de nuits estivales

   8  Qui se retournent sur des lits de diamants ;

 

      Le jeune homme, devant les laideurs de ce monde

      Tressaille dans son cœur largement irrité

      Et plein de la blessure éternelle et profonde,

  12  Se prend à désirer sa sœur de charité.

 

      Mais, ô Femme, monceau d'entrailles, pitié douce,

      Tu n'es jamais la Sœur de charité, jamais,

      Ni regard noir, ni ventre où dort une ombre rousse

  16  Ni doigts légers, ni seins splendidement formés.

 

      Aveugle irréveillée aux immenses prunelles

      Tout notre embrassement n'est qu'une question :

      C'est toi qui pends à nous, porteuse de mamelles ;

  20  Nous te berçons, charmante et grave Passion.

 

      Tes haines, tes torpeurs fixes, tes défaillances

      Et les brutalités souffertes autrefois

      Tu nous rends tout, ô Nuit pourtant sans malveillances,

  24  Comme un excès de sang épanché tous les mois.

 

      – Quand la femme, portée un instant, l'épouvante,

      Amour, appel de vie et chanson d'action

      Viennent la Muse verteet la Justice ardente3

  28  Le déchirer de leur auguste obsession.

 

      Ah ! sans cesse altéré des splendeurs et des calmes,

      Délaissé des deux Sœurs implacables, geignant

      Avec tendresse après la science aux bras almes4

  32  Il porte à la nature en fleur son front saignant.

 

      Mais la noire alchimie et les saintes études

      Répugnent au blessé, sombre savant d'orgueil ;

      Il sent marcher sur lui d'atroces solitudes.

  36  Alors, et toujours beau, sans dégoût du cercueil,

 

      Qu'il croie aux vastes fins, Rêves ou Promenades

      Immenses, à travers les nuits de Vérité

      Et t'appelle en son âme et ses membres malades

  40  Ô Mort mystérieuse, ô Sœur de charité.5

Juin 1871.