Lettre à Paul Demeny1

comprenant
Les Poètes de sept ans, Les Pauvres à l'Église
et Le Cœur du pitre

Charleville, 10 juin 1871.
À M. P. DEMENY.

Les Poètes de sept ans1

       Et la Mère, fermant le livre du devoir,2

       S'en allait satisfaite et très fière, sans voir,

       Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences,

       L'âme de son enfant livrée aux répugnances.

 

   5  Tout le jour il suait d'obéissance ; très

       Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits,

       Semblaient prouver en lui d'acres hypocrisies.

       Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,

       En passant il tirait la langue, les deux poings

  10  À l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.

       Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe

       On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,

       Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été

       Surtout, vaincu, stupide, il était entêté

  15  À se renfermer dans la fraîcheur des latrines :

       Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.

       Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet

       Derrière la maison, en hiver, s'illunait3,

       Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne

  20  Et pour des visions écrasant son œil darne4,

       Il écoutait grouiller les galeux espaliers.

       Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers

       Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue,

       Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue

  25  Sous des habits puant la foire et tout vieillots5,

       Conversaient avec la douceur des idiots !

       Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,

       Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes,

       De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.

  30  C'était bon. Elle avait le bleu regard, – qui ment !6

 

       À sept ans, il faisait des romans, sur la vie

       Du grand désert, où luit la Liberté ravie7,

       Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s'aidait

       De journaux illustrés où, rouge, il regardait

  35  Des Espagnoles rire et des Italiennes.

       Quand venait, l'œil brun, folle, en robes d'indiennes,

       – Huit ans, – la fille des ouvriers d'à côté,

       La petite brutale, et qu'elle avait sauté,

       Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,

  40  Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,

       Car elle ne portait jamais de pantalons ;

       – Et, par elle meurtri des poings et des talons

       Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.

 

       Il craignait les blafards dimanches de décembre,

  45  Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,

       Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;

       Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve.

       Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve,

       Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg8

  50  Où les crieurs, en trois roulements de tambour,

       Font autour des édits rire et gronder les foules.

       – Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles

       Lumineuses, parfums sains, pubescences9 d'or,

       Font leur remuement calme et prennent leur essor !

 

  55  Et comme il savourait surtout les sombres choses10,

       Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,

       Haute et bleue, âcrement prise d'humidité,

       Il lisait son roman sans cesse médité,

       Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées11,

  60  De fleurs de chair aux bois sidérals déployées12,

       Vertige, écroulements, déroutes et pitié !

       – Tandis que se faisait la rumeur du quartier,

       En bas, – seul, et couché sur des pièces de toile

       Écrue, et pressentant violemment la voile !

A.R. 26 Mai 1871.

Les Pauvres à l'Église

       Parqués entre des bancs de chêne, aux coins d'église

       Qu'attiédit puamment leur souffle, tous leurs yeux

       Vers le chœur ruisselant d'orrie et la maîtrise1

   4  Aux vingt gueules gueulant les cantiques pieux ;

 

       Comme un parfum de pain humant l'odeur de cire,

       Heureux, humiliés comme des chiens battus,

       Les Pauvres au bon Dieu, le patron et le sire,

   8  Tendent leurs oremus risibles et têtus.

 

       Aux femmes, c'est bien bon de faire des bancs lisses,

       Après les six jours noirs où Dieu les fait souffrir !

       Elles bercent, tordus dans d'étranges pelisses,

  12  Des espèces d'enfants qui pleurent à mourir.

 

       Leurs seins crasseux dehors, ces mangeuses de soupe,

       Une prière aux yeux et ne priant jamais,

       Regardent parader mauvaisement un groupe

  16  De gamines avec leurs chapeaux déformés.

 

       Dehors, le froid, la faim, l'homme en ribote :2

       C'est bon. Encore une heure ; après, les maux sans noms !

       – Cependant, alentour, geint, nazille, chuchote

  20  Une collection de vieilles à fanons :

 

       Ces effarés y sont et ces épileptiques

       Dont on se détournait hier aux carrefours ;

       Et, fringalant du nez dans des missels antiques3,

  24  Ces aveugles qu'un chien introduit dans les cours.

 

       Et tous, bavant la foi mendiante et stupide,

       Récitent la complainte infinie à Jésus

       Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide,

  28  Loin des maigres mauvais et des méchants pansus,

 

       Loin des senteurs de viande et d'étoffes moisies,

       Farce prostrée et sombre aux gestes repoussants4  ;

       – Et l'oraison fleurit d'expressions choisies,

  32  Et les mysticités prennent des tons pressants,

 

       Quand, des nefs où périt le soleil, plis de soie

       Banals, sourires verts, les Dames des quartiers

       Distingués, – ô Jésus ! – les malades du foie

  36  Font baiser leurs longs doigts jaunes aux bénitiers.

A. Rimbaud
1871

      Voici, – ne vous fâchez pas, – un motif à dessins drôles : c'est une antithèse1 aux douces vignettes pérennelles où batifolent les cupidons, où s'essorent les cœurs panachés de flammes, fleurs vertes, oiseaux mouillés, promontoires de Leucade, etc. – Ces triolets, eux aussi, du reste, iront

         Où les vignettes pérennelles,

          Où les doux vers.

      Voici : – ne vous fâchez pas ! –

Le Cœur du pitre

       Mon triste Cœur bave à la poupe,

       Mon cœur est plein de caporal :

       Ils y lancent des jets de soupe,

   4  Mon triste Cœur bave à la poupe :

       Sous les quolibets de la troupe

       Qui pousse un rire général,

       Mon triste cœur bave à la poupe,

   8  Mon cœur est plein de caporal !

 

       Ithyphalliques et pioupiesques

       Leurs insultes l'ont dépravé :

       À la vesprée, ils font des fresques

  12  Ithyphalliques et pioupiesques :

       Ô flots abracadabrantesques,

       Prennez [sic] mon cœur, qu'il soit sauvé

       Ithyphalliques et pioupiesques

  16  Leurs insultes l'ont dépravé !

 

       Quand ils auront tari leurs chiques,

       Comment agir, ô cœur volé ?

       Ce seront des refrains bachiques

  20  Quand ils auront tari leurs chiques :

       J'aurai des sursauts stomachiques

       Si mon cœur triste est ravalé :

       Quand ils auront tari leurs chiques,

  24  Comment agir, ô cœur volé ?

A. R.
Juin 1871.

Voilà ce que je fais – J'ai trois prières à vous adresser : brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d'un mort, brûlez tous les vers2que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai : ayez la bonté de m'envoyer, s'il vous est possible et s'il vous plaît, un exemplaire de vos Glaneuses3, que je voudrais relire et qu'il m'est impossible d'acheter, ma mère ne m'ayant gratifié d'aucun rond de bronze depuis six mois, – pitié ! – : enfin, veuillez bien me répondre, quoi que ce soit, pour cet envoi et pour le précédent.

Je vous souhaite un bon jour, ce qui est bien bon.
Écrivez à : M. Deverrière, 95 sous les Allées, pour : A. Rimbaud.