Lettre à Théodore de Banville1

Comprenant
Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs

Charleville, Ardennes, 15 août 1871

À MONSIEUR THÉODORE DE BANVILLE


Ce qu'on dit au Poète
à propos de fleurs1

I

       Ainsi, toujours, vers l'azur noir

       Où tremble la mer des topazes,

       Fonctionneront dans ton soir

   4  Les Lys, ces clystères d'extases !2

 

       À notre époque de sagous3,

       Quand les Plantes sont travailleuses,

       Le Lys boira les bleus dégoûts

   8  Dans tes Proses religieuses4  !

 

       – Le lys de monsieur de Kerdrel5,

       Le Sonnet de mil huit cent trente6,

       Le Lys qu'on donne au Ménestrel

  12  Avec l'œillet et l'amarante7  !

 

       Des lys ! Des lys ! On n'en voit pas !

       Et dans ton Vers, tel que les manches

       Des Pécheresses aux doux pas,

  16  Toujours frissonnent ces fleurs blanches !

 

       Toujours, Cher, quand tu prends un bain,

       Ta Chemise aux aisselles blondes

       Se gonfle aux brises du matin

  20  Sur les myosotis immondes8  !

 

       L'amour ne passe à tes octrois

       Que les Lilas, – ô balançoires !

       Et les Violettes du Bois,

  24  Crachats sucrés des Nymphes noires !…

II

       Ô Poètes, quand vous auriez

       Les Roses, les Roses soufflées,

       Rouges sur tiges de lauriers,

  28  Et de mille octaves enflées9  !

 

       Quand BANVILLE en ferait neiger,

       Sanguinolentes, tournoyantes,

       Pochant l'œil fou de l'étranger

  32  Aux lectures mal bienveillantes !

 

       De vos forêts et de vos prés,

       Ô très-paisibles photographes !

       La Flore est diverse à peu près

  36  Comme des bouchons de carafes10  !

 

       Toujours les végétaux Français,

       Hargneux, phtisiques, ridicules,

       Où le ventre des chiens bassets

  40  Navigue en paix, aux crépuscules ;

 

       Toujours, après d'affreux desseins

       De Lotos bleus ou d'Hélianthes11,

       Estampes roses, sujets saints

  44  Pour de jeunes communiantes !

 

       L'Ode Açoka cadre12 avec la

       Strophe en fenêtre de lorette13  ;

       Et de lourds papillons d'éclat

  48  Fientent sur la Pâquerette.

 

       Vieilles verdures, vieux galons !

       Ô croquignoles végétales14  !

       Fleurs fantasques des vieux Salons15  !

  52  – Aux hannetons, pas aux crotales,

 

       Ces poupards végétaux en pleurs

       Que Grandville eût mis aux lisières16,

       Et qu'allaitèrent de couleurs

  56  De méchants astres à visières !

 

       Oui, vos bavures de pipeaux

       Font de précieuses glucoses !

       – Tas d'œufs frits dans de vieux chapeaux,

  60  Lys, Açokas, Lilas et Roses !…

III

       Ô blanc Chasseur, qui cours sans bas

       À travers le Pâtis panique,

       Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas

  64  Connaître un peu ta botanique ?

 

       Tu ferais succéder, je crains,

       Aux Grillons roux les Cantharides,

       L'or des Rios au bleu des Rhins,

  68  Bref, aux Norwèges les Florides :

 

       Mais, Cher, l'Art n'est plus, maintenant,

       – C'est la vérité, – de permettre

       À l'Eucalyptus étonnant

  72  Des constrictors d'un hexamètre ;

 

       Là !… Comme si les Acajous

       Ne servaient, même en nos Guyanes,

       Qu'aux cascades des sapajous,

  76  Au lourd délire des lianes !

 

       – En somme, une Fleur, Romarin

       Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle

       Un excrément d'oiseau marin ?

  80  Vaut-elle un seul pleur de chandelle17  ?

 

       – Et j'ai dit ce que je voulais !

       Toi, même assis là-bas, dans une

       Cabane de bambous, – volets

  84  Clos, tentures de perse brune, –

       Tu torcherais des floraisons

       Dignes d'Oises extravagantes !…

       – Poète ! ce sont des raisons

  88  Non moins risibles qu'arrogantes !…

IV

       Dis, non les pampas printaniers

       Noirs d'épouvantables révoltes,

       Mais les tabacs, les cotonniers !

  92  Dis les exotiques récoltes !

 

       Dis, front blanc que Phébus tanna,

       De combien de dollars se rente

       Pedro Velasquez, Habana18  ;

  96  Incague la mer de Sorrente19

 

       Où vont les Cygnes par milliers ;

       Que tes strophes soient des réclames

       Pour l'abatis des mangliers

 100  Fouillés des hydres et des lames !

 

       Ton quatrain plonge aux bois sanglants

       Et revient proposer aux Hommes

       Divers sujets de sucres blancs,

 104  De pectoraires et de gommes !

 

       Sachons par Toi si les blondeurs

       Des Pics neigeux, vers les Tropiques,

       Sont ou des insectes pondeurs

 108  Ou des lichens microscopiques !

 

       Trouve, ô Chasseur, nous le voulons,

       Quelques garances parfumées20

       Que la Nature en pantalons

 112  Fasse éclore ! – pour nos Armées !

 

       Trouve, aux abords du Bois qui dort,

       Les fleurs, pareilles à des mufles,

       D'où bavent des pommades d'or

 116  Sur les cheveux sombres des Bufles !

 

       Trouve, aux prés fous, où sur le Bleu

       Tremble l'argent des pubescences,

       Des Calices pleins d'Œufs de feu

 120  Qui cuisent parmi les essences !

 

       Trouve des Chardons cotonneux

       Dont dix ânes aux yeux de braises

       Travaillent à filer les nœuds !

 124  Trouve des Fleurs qui soient des chaises !

 

       Oui, trouve au cœur des noirs filons

       Des fleurs presque pierres, – fameuses ! –

       Qui vers leurs durs ovaires blonds

 128  Aient des amygdales gemmeuses21  !

 

       Sers-nous, ô Farceur, tu le peux,

       Sur un plat de vermeil splendide

       Des ragoûts de Lys sirupeux

 132  Mordant nos cuillers Alfénide22  !

V

       Quelqu'un dira le grand Amour,

       Voleur des Sombres Indulgences23  :

       Mais ni Renan, ni le chat Murr24

 136  N'ont vu les Bleus Thyrses immenses25  !

 

       Toi, fais jouer dans nos torpeurs,

       Par les parfums les hystéries ;

       Exalte-nous vers des candeurs

 140  Plus candides que les Maries…

 

       Commerçant ! colon ! médium !

       Ta Rime sourdra, rose ou blanche,

       Comme un rayon de sodium,

 144  Comme un caoutchouc qui s'épanche !

 

       De tes noirs Poèmes, – Jongleur !

       Blancs, verts, et rouges dioptriques26,

       Que s'évadent d'étranges fleurs

 148  Et des papillons électriques !

 

       Voilà ! c'est le Siècle d'enfer !

       Et les poteaux télégraphiques

       Vont orner, – lyre aux chants de fer,

 152  Tes omoplates magnifiques !

 

       Surtout, rime une version

       Sur le mal des pommes de terre !

       – Et, pour la composition

 156  De Poèmes pleins de mystère

 

       Qu'on doive lire de Tréguier27

       À Paramaribo, rachète28

       Des Tomes de Monsieur Figuier29,

 160  – Illustrés ! – chez Monsieur Hachette !

Alcide Bava1.
14 juillet                                        A. R.


Monsieur et Cher Maître,

Vous rappelez-vous avoir reçu de province, en juin 1870, cent ou cent cinquante hexamètres mythologiques intitulés Credo in unam ? Vous fûtes assez bon pour répondre2  !

C'est le même imbécile qui vous envoie les vers ci-dessus, signés Alcide Bava. – Pardon.

J'ai dix-huit ans. – J'aimerai toujours les vers de Banville.

L'an passé je n'avais que dix-sept ans !

Ai-je progressé ?

Alcide Bava.
A. R.

Mon adresse :
Mr Charles Bretagne3,
Avenue de Mézières, à Charleville,
pourA. Rimbaud.