Rimbaud à Ernest Delahaye1
Parmerde, Jumphe 722.
Mon ami,
Oui, surprenante est l'existence dans le cosmorama Arduan3. La province, où on se nourrit de farineux et de boue, où l'on boit du vin du cru et de la bière du pays, ce n'est pas ce que [je] regrette. Aussi tu as raison de la dénoncer sans cesse. Mais ce lieu-ci : distillation, composition, tout étroitesses ; et l'été accablant : la chaleur n'est pas très constante, mais de voir que le beau temps est dans les intérêts de chacun, et que chacun est un porc4, je hais l'été, qui me tue quand il se manifeste un peu. J'ai une soif à craindre la gangrène5 : les rivières ardennaises et belges, les cavernes, voilà ce que je regrette.
Il y a bien ici un lieu de boisson que je préfère. Vive l'académie d'Absomphe6, malgré la mauvaise volonté des garçons ! C'est le plus délicat et le plus tremblant des habits, que l'ivresse par la vertu de cette sauge de glaciers, l'absomphe. Mais pour, après, se coucher dans la merde !
Toujours même geinte7, quoi ! Ce qu'il y a de certain, c'est merde à Perrin8. Et au comptoir de l'Univers9, qu'il soit en face du square ou non. Je ne maudis pas l'Univers, pourtant. – Je souhaite très fort que l'Ardenne soit occupée et pressurée de plus en plus immodérément. Mais tout cela est encore ordinaire.
Le sérieux, c'est qu'il faut que tu te tourmentes beaucoup, peut-être que tu aurais raison de beaucoup marcher et lire. Raison en tout cas de ne pas te confiner dans les bureaux et maisons de famille. Les abrutissements doivent s'exécuter loin de ces lieux-là. Je suis loin de vendre du baume, mais je crois que les habitudes n'offrent pas des consolations, aux pitoyables jours.
Maintenant c'est la nuit que je travaince. De minuit à 5 [heures] du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Mr-le-Prince10, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. À 3 heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. – Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. À 5 heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à 7 heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été, et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici11.
Mais, en ce moment, j'ai une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de 3 mètres carrés. – La rue Victor-Cousin fait coin sur la place de la Sorbonne par le café du Bas-Rhin, et donne sur la rue Soufflot, à l'autre extrém[ité]. – Là, je bois de l'eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j'étouffe. Et voilà.
Il sera certes fait droit à ta réclamation ! N'oublie pas de chier sur La Renaissance12, journal littéraire et artistique, si tu le rencontres. J'ai évité jusqu'ici les pestes d'émigrés Caropolmerdés13. Et merde aux saisons. Et colrage.
Courage.
A. R.
Rue Victor-Cousin, Hôtel de Cluny.