– Après la perte de votre père, Lama la, vous avez dit avoir expérimenté nombre de difficultés. Quelles furent-elles ?
– Alors que j’avais presque sept ans, mon père, Mila Shérab Gyaltsen, fut pris d’un mal terrible. Prédisant qu’il ne s’en sortirait pas, médecins et guérisseuses l’abandonnèrent. La famille et les amis comprirent qu’il ne survivrait pas. Lui-même paraissant se résigner à mourir, des alliés proches ou lointains, des gens du pays qui l’estimaient, des notables du voisinage se rassemblèrent autour de l’oncle et de la tante. Père leur confia la responsabilité de sa famille et de ses biens, puis il fit par écrit un testament détaillé qui stipulait que son fils hériterait plus tard du patrimoine. Et pour que chacun entende, il dit bien haut :
« Pour conclure verbalement : je ne me débarrasserai pas de cette maladie et mon fils est encore très jeune. Je demande à la famille, aux relations, et en premier lieu à l’oncle et à la tante, d’assurer la gestion de mes biens. Dans la vallée haute, je leur confie yaks, chevaux et moutons ; au bas de la vallée : le Triangle de Worma, mon champ principal, et quelques autres terres à ne pas mettre sous l’œil des mendiants ; le bétail sous la maison : bœufs, chèvres et ânes ; dans les étages supérieurs : les ustensiles et les effets d’or, d’argent, de cuivre, de fer, de turquoise, comme les habits de soie et la réserve de grains. En bref, ces richesses sont miennes. Il est inutile de les convoiter. Consacrez une partie de ces biens à ma mémoire. Vous tous qui êtes ici réunis, je vous charge du reste tant que mon fils n’est pas établi. J’en confie particulièrement la responsabilité à son oncle et à sa tante. Mon fils a la capacité de tenir une maison avec Dzessé car les familles se sont accordées pour les marier. Accueillez cette belle-fille et laissez alors mon fils en possession de son héritage. Que tous les biens sans exception lui soient restitués en pleine propriété ! Jusque-là, que toute la parentèle, et principalement l’oncle et la tante, comprenne les joies et les peines de mes enfants et de leur mère. Ne les rendez pas malheureux ! Une fois mort, je vous verrai depuis ma sépulture. »
Il expira après avoir ainsi parlé. Puis, les dons rituels pour mon défunt père une fois accomplis, tout le monde discuta des biens restants.
« Que Nyangtsa Kargyen les administre ! dirent-ils. Qu’elle fasse ce qui lui semble bien, nous la soutiendrons tous si nécessaire. »
Mais l’oncle et la tante ajoutèrent :
« Les gens peuvent bien être proches, nous sommes les vrais proches et nous ne laisserons pas une mère et ses enfants dans le malheur. Selon le testament, les propriétés, c’est nous qui en prendrons soin. »
Ignorant les arguments de mon oncle maternel et ceux de la famille de Dzessé, l’oncle paternel prit les biens masculins, la tante1 se chargea des biens féminins. Le reste, ils se le partagèrent.
« Vous nous servirez maintenant en alternance », dirent-ils.
Au point que, mère et enfants, nous perdîmes tout pouvoir sur notre patrimoine. Nous servions de domestiques à l’oncle en été, pour les travaux des champs, à la tante en hiver, pour le travail de la laine. Nous trimions comme des ânes pour une nourriture à jeter aux chiens. Sur les épaules, nous portions des guenilles, à la ceinture une corde de chanvre. Comme il nous fallait peiner sans relâche, nos membres se couvrirent de crevasses et notre chair, desséchée par ces mauvais traitements, devint grise. Nos longs cheveux, jadis ornés d’or et de turquoises, désormais raides, terreux, n’abritaient plus que poux et lentes. Tous les honnêtes gens qui nous voyaient ou qui entendaient parler de nous en pleuraient. L’on chuchotait bien que l’oncle et la tante molestaient une mère et des orphelins, mais ces deux-là n’en rougirent jamais. Ma mère remarqua :
« Elle n’est pas Khyungtsa Peldren, Émule du Sublime, mais plutôt Düdmo Tagdren, Démone Émule du Tigre. »
Et ce nom, la tante le garda.
A cette époque, un proverbe populaire disait : « L’on se croit le maître, un autre vous jette à la porte tel un chien. » C’est ce qui nous arriva. Autrefois, du temps de mon père, Mila Shérab Gyaltsen, noble ou pauvre, chacun observait nos visages, nos sourires ou nos airs sombres. Plus tard, l’oncle et sa sœur devenus riches comme des rois, ce sont leurs mines que l’on surveillait. De ma mère, les gens disaient en secret : « A riche mari, épouse avisée. A laine douce, beau tissu. On a bien raison de le dire. Quand il n’y a plus de tête pour décider, il en est comme dans le proverbe. Quand un bon mari la protégeait, Nyangtsa Kargyen était intrépide et sage, on lui trouvait la main pleine d’énergie. Elle oscille désormais entre prudence et faiblesse. »
« Quand arrive le malheur, viennent les commérages », dit la maxime. Tous ceux qui étaient nos inférieurs se moquaient derrière notre dos. Les parents de Dzessé m’offrirent des bottes neuves et des habits en me disant :
« Ses richesses une fois perdues, l’homme ne doit pas penser qu’il ne possède plus rien, car les biens sont aussi éphémères que la rosée sur l’herbe. A l’origine, tes ancêtres paternels n’ont connu la fortune que tardivement. Pour vous aussi le temps viendra d’être riches. »
Et leurs paroles nous réconfortaient.
Puis vint l’époque de mes quinze ans. Ma mère possédait en propre un champ qui lui avait été donné par ses parents. Malgré son nom déplaisant de Pauvre Tapis de Grains, il produisait de superbes récoltes d’automne. L’orge y était cultivée par le frère de ma mère. Celui-ci fit tout ce qu’il fallait pour en augmenter le rendement et, en cachette, il accumula assez d’excédents pour acheter de la viande en quantité. Avec l’orge blanche on fit de la farine ; brassée, l’orge noire donna du tchang. Aussi disait-on que Nyangtsa Kargyen allait demander ses biens et ceux de ses enfants. Des tapis furent empruntés puis étendus dans notre maison Quatre Piliers Huit Poutres. L’on convoqua l’oncle et la tante, à la tête de la parenté, les amis, les relations, les habitants du voisinage, et plus particulièrement ceux qui connaissaient le testament écrit lors du trépas de mon père, Mila Shérab Gyaltsen. Une entière carcasse de viande fut déposée devant l’oncle et la tante, des invités reçurent un quartier de mouton, d’autres en eurent un simple morceau. Tous furent conviés à prendre part au banquet, et l’on servit du tchang dans des coupes de porcelaine. Ma mère alors se leva au centre de l’assemblée.
« C’est bien ainsi, dit-elle. Il faut donner un nom au nouveau-né. Il faut un discours quand la bière est servie. J’ai aussi quelques mots à prononcer. A l’heure où Mila Shérab Gyaltsen a quitté son corps, vous, nobles vieillards, et vous, oncle et tante, vous avez entendu ses dernières volontés. Vous tous qui êtes présents en ces rangs, je vous prie de bien vouloir écouter. »
Après cette adresse, mon oncle maternel lut le testament écrit.
« Je n’ai pas besoin de m’étendre sur le sens de ces mots, reprit ma mère, car ils sont clairs pour les anciens assis en ce lieu. Jusque-là, l’oncle et la tante nous ont parfaitement protégés et ils ont pris soin de nous trois. Aujourd’hui, mon fils et Dzessé peuvent tenir leur maison. Accueillez Dzessé comme une bru et rendez-leur nos biens en tutelle. Laissez à mon fils le droit sur son héritage, comme le testament de son père le demande. »
Bien qu’ils ne fussent d’accord sur rien, l’oncle et la tante se retrouvaient dans la voracité. Et j’étais fils unique, tandis que l’oncle avait plusieurs fils. D’une seule voix, lui et la tante répliquèrent :
« Vos biens ? Où se trouvent-ils donc ? Du temps où Mila Shérab Gyaltsen jouissait d’une bonne santé, nous lui avions prêté maison, champ, or, turquoise, bœufs, chevaux, yaks et brebis. A l’heure de sa mort il a rendu ces biens à leurs propriétaires. Aviez-vous au début un seul grain d’or en propre ? Une simple poignée d’orge ? Un unique morceau de beurre ? Aviez-vous seulement un vague habit de soie ? De nos yeux nous n’avons pas même vu alors un seul animal vivant, et aujourd’hui vous parlez ainsi. Qui l’a écrit, ton testament ? Moi qui fus assez bon pour vous soigner, pour éviter à de malheureux orphelins de mourir de faim… Quand on leur en donne le pouvoir, on dit bien que les gens avides finissent par vous mesurer l’eau. »
Les narines pincées ils se levèrent soudainement, claquant les doigts d’indignation, secouant leurs robes et tapant du pied d’impatience.
« D’autant plus que cette maison aussi m’appartient. Hors d’ici, tous les trois ! » cria l’oncle.
Et il assena une gifle à ma mère. Nous deux, frère et sœur, il nous souffleta de ses longues manches. Ma mère à ce moment-là supplia :
« Ô Mila Shérab Gyaltsen ! Vois quel est le destin d’une mère et de ses enfants ! Tu avais averti : “Je vous verrai depuis ma sépulture.” Le temps est venu de nous regarder. »
En sanglotant elle s’effondra et resta au sol, secouée par la douleur. Nous deux, nous pleurions sans pouvoir l’aider. Le frère de ma mère n’osa pas chercher querelle car il craignait les nombreux fils de mon oncle. Quant aux voisins loyaux envers nous, ils exprimaient leur compassion et il n’y en avait pas un qui ne pleurât. D’autres gens encore soupiraient et gémissaient.
« Vous nous demandez vos biens, dirent l’oncle et la tante, mais vous les avez pourtant, pour préparer un tel banquet et offrir sans compter de la viande et de la bière aux voisins. Votre fortune ? Ce n’est pas moi qui en profite, insista l’oncle. D’ailleurs, si je la possédais, je ne la rendrais pas. Déclarez-nous la guerre si vous vous trouvez assez nombreux ! Si vous vous sentez faibles, ayez recours à la magie ! »
Et, cela étant dit, ils sortirent, suivis de leurs affidés. Ma mère ne cessait de sangloter. Son frère, la famille de Dzessé, tous nos fidèles restèrent afin de la réconforter. Buvant ce qui restait de tchang, ils lui dirent :
« Ne pleure plus, maintenant. Pleurer ne sert à rien. Demande un simple don à tous ceux qui étaient présents au banquet d’aujourd’hui. Chacun de nous ici contribuera de son mieux. L’oncle et la tante te donneront eux aussi quelque chose de bien.
– Fais cela, renchérit mon oncle maternel. Envoie le garçon étudier quelque discipline, puis, toi et ta fille, habitez chez moi et travaillez aux champs. Faisons tout ce qui peut aider, il n’y a rien de mieux. Quoi qu’il en soit, vous ne devez pas avoir à rougir face à l’oncle et la tante.
– Je n’élèverai pas mes enfants avec des biens que j’ai mendiés ou qui ne m’appartiennent pas en propre, lui répondit ma mère. Ceci, même si l’oncle et la tante nous rétrocédaient une part de notre fortune, car je ne cherche pas la charité. Mais j’enverrai de toute façon mon fils étudier. Alors qu’ils n’ont pas même protégé la dignité d’une veuve et de ses orphelins, nous faisant courir du lever des fumées jusqu’aux coups de tambour2, leurs desseins sont manifestes. Je préfère travailler la terre. »
A Mithöd Guekha de Tsa vivait un tantriste, un instructeur de la tradition nyingmapa nommé Lougyé Khen. C’était un officiant très demandé, et l’on m’envoya auprès de lui pour apprendre à lire. A cette époque, ceux de notre parenté donnèrent tous quelque chose. Le père et la mère de Dzessé en particulier m’envoyèrent des provisions, de l’huile et du bois pour le feu. Ils dépêchèrent aussi plusieurs fois leur fille là où j’étudiais afin qu’elle me réconforte. Mon oncle maternel nourrit un temps ma mère et ma sœur pour qu’elles n’aillent pas quémander de l’ouvrage. Comme son frère lui évitait d’avoir à mendier, ma mère assumait un jour le travail du filage, un jour celui du tissage, et elle faisait tout pour accumuler des biens qui profiteraient à ses enfants. Ma sœur servait les autres de toutes les façons possibles, elle courait de l’aube au crépuscule, trouvant ainsi à manger et à s’habiller. Mal nourris, en haillons, mentalement défaits, nous n’avons pas connu de joies, dit Milarépa.
A ce moment-là, la tristesse et le dégoût du monde firent verser des larmes à tous ceux qui écoutaient, et chacun resta un temps silencieux.
L’expérience de la vérité extrême de la douleur, telle est la deuxième œuvre.