3

Les ennemis anéantis


Rétchungpa reprit :

– Jetsün la, vous avez raconté avoir d’abord commis de noires actions. Comment avez-vous agi ?

– En me servant de la magie et des orages de grêle, j’ai accumulé les méfaits.

– En quelles circonstances avez-vous étudié la magie noire, Vénérable ?

– Quand j’apprenais à lire à Mithöd Guekha dans le Bas-Tsa, un grand banquet de bière avec des divertissements fut organisé. J’y allai pour servir mon instructeur, qui avait été invité à présider l’assemblée. Bien que mon maître évitât l’excès de boisson, ce jour-là, pressé qu’il était par tout le monde de boire encore un peu plus, il se retrouva ivre. Il me chargea des présents qu’il avait reçus et m’envoya en avant. J’étais très excité par le tchang, avec des chansons plein la tête, et l’envie me prit moi aussi de chanter. J’avais une voix agréable et je marchai en chantant. La route passait juste devant ma maison et j’arrivai droit sur la porte alors même que je m’époumonais. Occupée à griller de l’orge à l’intérieur, ma mère m’entendit.

“Qu’est-ce que c’est ? On dirait la voix de mon fils, pensa-t-elle. Il n’y a pas d’êtres plus malheureux que nous sur terre, et lui il chante.”

Incrédule, elle regarda. Comprenant qu’il s’agissait bien de moi, elle resta stupéfaite. Elle lâcha les pincettes à sa droite, la spatule à sa gauche, et laissant les graines brûler elle prit une badine dans la main droite, une pleine poignée de cendres dans la gauche, dévala les grandes marches, sauta les plus petites, puis surgit à l’extérieur. Après m’avoir jeté les cendres au visage et cinglé plusieurs fois la tête de la badine, elle s’écria :

« Ô Mila Shérab Gyaltsen, c’est à vous qu’un tel fils est né ! Votre lignée s’est brisée. Voyez la destinée de votre famille. »

Ma mère perdit connaissance un moment et c’est alors qu’elle tombait à terre que ma sœur à son tour sortit.

« Vois notre mère et réfléchis, frère », dit-elle.

“C’est vrai”, pensai-je tandis qu’elle pleurait, et moi aussi j’éclatai en sanglots. Pleurant tous deux, frère et sœur, nous appelions notre mère tout en lui frottant les mains. Elle sortit enfin de son évanouissement et se releva. Avec la face baignée de larmes, elle me regarda fixement.

« Fils, personne n’est plus misérable que nous sur terre, et toi, tu chantes. As-tu toute ta conscience ? Moi, ta vieille mère, j’en viens à penser qu’il ne me reste que les larmes et le désespoir. »

Et nous pleurâmes encore tous trois en nous lamentant. Puis je dis :

« C’est vrai. Mais que ma mère ne se rende pas si malheureuse. Je ferai tout ce qu’elle souhaite.

– Je voudrais que tu portes un épais manteau et que les étriers de ton cheval écorchent et trouent la nuque de nos ennemis. Mais comme cela n’est guère faisable, un artifice supérieur conviendrait mieux. Si tu apprenais parfaitement la magie, la destruction et l’art de faire tomber la grêle, je désirerais que pour neuf générations1 tu interrompes les lignées de tous ceux qui ont porté le malheur sur une mère et sur ses enfants : chacun des voisins et des gens de la vallée sous la coupe de l’oncle et de la tante. Vois si c’est faisable !

– Je verrai si je le peux, mère, répondis-je. Faites les préparatifs pour mes provisions et pour les cadeaux. »

En prévision de mon apprentissage de la magie, ma mère vendit la moitié de son champ Pauvre Tapis de Grains. Avec son prix, elle acheta une superbe turquoise que l’on appela Étoile Radieuse, un cheval blanc apprécié au pays et que l’on nommait Lion Débridé, et deux balles de teinture. Deux charges de mélasse furent acquises pour servir aux besoins immédiats.

Les préparatifs achevés, je restai plusieurs jours à l’auberge Lhundroup de Goung Thang, cherchant des compagnons de route. Cinq fils de famille arrivèrent qui disaient être de Ngari Döl et aller vers le Ü et le Tsang pour étudier la doctrine bouddhique et la magie. Comme j’allais moi aussi apprendre cet art, je leur proposai de me joindre à eux. Cela leur convint. Après les avoir conduits chez moi dans le Bas-Goung Thang, je les servis durant quelques jours. Ma mère, pendant ce temps, leur dit en se cachant de moi :

« Mon fils n’a jamais été persévérant. Vous qui êtes ses compagnons, stimulez-le ! Puisse-t-il étudier pour devenir un très savant magicien ! Le temps venu, avec l’hospitalité, je vous montrerai ma reconnaissance et ma joie. »

Puis les deux balles de teinture furent chargées sur le cheval et la turquoise carrément fixée sur ma peau. Quand nous nous mîmes en route, ma mère nous escorta un bon bout de chemin, jusqu’à l’endroit où il fut temps de boire le tchang de l’adieu. Ma mère adressa nombre de recommandations à mes compagnons puis elle m’attira à l’écart. Elle supportait mal la séparation d’avec son fils unique, elle s’accrochait à ma main, la serrant à n’en plus finir. Le visage noyé de larmes, elle me parla avec des sanglots dans la voix :

« Fils, regarde notre infortune et fais en sorte de donner une preuve de ton pouvoir magique dans le pays. Notre besoin de magie et celui de tes amis n’ont rien de commun. Eux, ce sont des enfants choyés qui pour leur bon plaisir veulent en tirer fierté. Nous, nous en avons besoin comme tous ceux qui vivent dans le malheur. Puisses-tu te montrer persévérant ! Si tu revenais au pays sans avoir manifesté ta puissance, fils, moi, ta vieille mère, je me tuerais et mourrais devant toi. »

Elle prit haut et fort cet engagement et nous nous sommes alors séparés, mère et fils. Mon attachement excessif pour elle me faisait pleurer abondamment et jeter encore et encore des regards en arrière. Ma mère aussi, qui portait en son cœur son fils unique, resta immobile en pleurant, le regard fixé sur moi tout le temps que nous l’aperçûmes. Par excès d’amour pour ma mère je pensai : “Pour la retrouver rien qu’un moment, puis-je faire demi-tour ? M’en retourner vers elle ?” J’avais le pressentiment que nous ne nous reverrions plus jamais.

Quand elle ne me distingua plus, ma mère rentra en pleurant au village. Quelques jours plus tard, la rumeur partout courut que le fils de Nyangtsa Kargyen était parti étudier la magie noire.

Avançant sur la route de Ü et Tsang, nous avons atteint Yakdé du Tsangrong. Là, je vendis mes teintures et le cheval à un homme riche qui m’en paya le prix en or. Je le portai à même la peau. Après avoir traversé le fleuve Tsangpo nous allâmes droit vers le Ü, où, dans un lieu nommé Thönlouk Rakha, nous rencontrâmes plusieurs vénérables moines de cette province. Comme je leur demandai s’ils savaient par ici le nom d’un maître dans l’art de la magie, de la destruction et de la grêle, un des moines répondit :

« Au village de Kyorpo dans le Yarlung, habite le lama Youngtön Trogyel de Nyak, il détient les pouvoirs ultimes des incantations terrifiantes ainsi que la puissance de conjuration. »

Ce moine était un de ses disciples. Marchant directement vers le lama Youngtön Trogyel, nous avons atteint le bourg de Kyorpo dans le Yarlung. Quand nous vîmes le lama, mes compagnons ne lui donnèrent que quelques présents. Je lui offris tout, or et turquoise.

« Je fais aussi offrande du corps, de la parole et de l’esprit, lui dis-je. Quelques-uns de mes voisins de la vallée m’ont privé de tout bonheur. Par compassion, je vous prie de me dispenser le meilleur des pouvoirs magiques car il faut que le village en reçoive l’évidente preuve. Par miséricorde, accordez-moi aussi les vivres et le vêtement, demandai-je.

– Je prendrai en considération tes paroles », répondit le lama en souriant.

Mais nous n’apprîmes rien des profondeurs de son art. Juste quelques incantations dont il vantait le pouvoir pour agiter en surface le ciel et la terre. Après qu’il nous eut aussi accordé de simples instructions bienfaisantes accompagnées d’exercices, un an avait passé et tous mes compagnons se préparèrent à rentrer. Le maître offrit à chacun d’entre nous un bel habit de fine laine, cousu pour la circonstance.

Quant à moi, je restais incrédule. Je sentais la difficulté de donner une preuve au pays avec ces moyens-là. Sans un signe visible de mes pouvoirs magiques, je pensais que je ne reviendrais chez moi que pour assister à la mort de ma mère. Aussi, je ne fis aucun préparatif.

« Ne viens-tu pas, Thöpaga ? demandèrent mes amis.

– Je partirais quand je n’ai rien appris… dis-je.

– Si chacun savait les rendre efficientes, ces instructions seraient vraiment profondes. Puisque le lama lui-même affirme qu’il n’en possède pas de meilleures, nous ne doutons pas de notre pouvoir de magie. Vois s’il t’en donnera plus ! »

Ils se prosternèrent, remercièrent le lama puis se mirent en route. Portant moi aussi l’habit offert par le maître, je les escortai durant une matinée. Nous échangeâmes des vœux de bonne santé puis ils repartirent pour leur pays.

En rentrant chez le lama, je ramassai sur la route le fumier d’âne et de cheval, les bouses de vache et même les crottes de chien. J’en trouvai assez pour remplir les pans de ma robe. Puis je cachai cet engrais dans un trou creusé au bord du champ qui nourrissait mon maître. Celui-ci m’observait depuis la terrasse de sa résidence et il dit à quelques moines :

« Tant de disciples sont déjà venus vers moi, mais aucun d’aussi aimant que celui qui est en bas. Il n’en viendra plus. Ce matin, je ne l’ai pas vu me présenter ses vœux d’adieu, cela prouvait qu’il reviendrait. Même au tout début, quand il est arrivé près de moi et qu’il m’a dit : “Comme j’ai des voisins qui m’ont enlevé le bonheur, j’offre corps, parole et esprit, et je vous prie de m’enseigner la magie”, on l’aurait pris pour un idiot. S’il avait parlé vrai, ce serait pitié de ne pas lui donner le pouvoir de magie. »

Un moine m’ayant répété ces paroles, je me réjouis en pensant que j’obtiendrais le reste des instructions, celles qui comptaient. Quand je fus en sa présence, le lama me demanda :

« Pourquoi n’es-tu pas parti, Thöpaga ? »

Je me prosternai, lui offris le vêtement qu’il m’avait lui-même donné, posai son pied sur ma tête et lui répondis :

« Lama rinpoché, quelques personnes de notre vallée, menées par un oncle et une tante, sont devenues nos ennemis, à nous trois, ma mère, ma sœur et moi. En se conduisant de manière ignoble, elles nous ont jetés dans la misère. Sans force pour se défendre, ma mère m’a envoyé étudier l’art de la magie. Si je rentrais au pays sans avoir manifesté un signe de mon pouvoir, elle se tuerait devant moi. Aussi ne suis-je pas parti. C’est à cause de tout cela que je vous prie de m’accorder les instructions complètes. »

Sitôt ma requête énoncée, je fondis en larmes.

« Comment ces gens t’ont-ils porté tort ? »

Je lui racontai en pleurant tous les détails, comment était mort mon père, Mila Shérab Gyaltsen, et comment l’oncle et la tante nous avaient maltraités. Le lama lui aussi versait des larmes.

« Si telle est la vérité, dit-il, elle est excessivement injuste. La magie que je pratique suffira, mais ne la déchaînons pas hâtivement. Depuis les trois districts du Ngari, par cent et par mille on m’offre de l’or et des turquoises pour ma puissance magique. Depuis le Kham et l’Amdo, par cent et par mille on m’offre des soieries et du thé. Depuis les quatre bannières de Ü et Tsang, par cent et par mille on m’offre du lainage, du beurre et de l’orge. De Djarpo, Dakpo et Kongpo, par cent et par mille on m’offre des dzos, des chevaux, des yaks et des moutons. Il n’est venu que toi pour m’offrir ton corps, ta parole et ton esprit. Il me faut vite enquêter sur tes dires. »

Le lama avait à cette époque un disciple qui courait plus vite qu’un étalon et dont la force était plus grande que celle d’un éléphant. Il l’envoya chez moi en observation. Le messager revint très vite et assura :

« Lama rinpoché, Thöpaga dit vrai, il faut lui accorder les pouvoirs magiques.

– Si je t’avais hâtivement donné la puissance, me dit le lama, j’aurais craint de m’en repentir car tu semblais idiot. Je connais maintenant la vérité, aussi tu dois te rendre dans un autre lieu pour apprendre la magie. J’ai une formule secrète appelée Planète à Face Rouge et Noire dont le Phat précipite dans l’inconscience et dont le Hum provoque la mort. Je l’ai donnée au lama Yönten Gyatso Khouloungpa à Noub Khouloung de Tsangrong. Celui-ci détient le savoir des incantations et de la médecine et, en retour, il m’a donné l’instruction pour diriger les orages de grêle avec le doigt. Nous avons ensuite conclu un traité d’amitié : tous ceux qui viennent à moi pour étudier la magie, je les envoie chez lui, et tous ceux qui vont à lui pour apprendre la grêle, il me les adresse. C’est pourquoi je t’envoie chez lui accompagné de mon fils. »

Ce fils aîné portait le nom de Darma Wangchouk, et le lama nous dépêcha, accompagnés de cadeaux et d’une introduction manuscrite. Pour nous deux, il chargea un dzo de serge et de lainage de Ü comme marchandises pour le voyage. Arrivés à Noub Khouloung de Tsangrong, nous rencontrâmes le lama et lui offrîmes chacun une pièce de tissu entière avec les présents et la lettre de notre maître. Je racontai de nouveau mon histoire en détail.

« Je vous prie de vous souvenir des instructions conférant la puissance magique, lui dis-je.

– L’empreinte des paroles de mon ami reste nette et durable, me répondit-il. Je vous dispenserai à tous deux les instructions, aussi, sur la montagne en contrebas, construisez une retraite que la main humaine ne puisse menacer. »

Nous lui donnâmes trois niveaux en sous-sol, un seul étage avec de belles poutres serrées les unes contre les autres. Tout autour, des rochers aussi gros que des carcasses de yaks formaient une clôture sans ouverture. Personne ne pouvait découvrir l’entrée de l’ermitage, il restait introuvable pour l’homme. Puis le lama nous accorda les instructions de la magie. Sept jours passèrent à les pratiquer et le lama revint.

« Autrefois, sept jours suffisaient. Cela suffira aussi pour cette fois, dit-il.

– Il s’agit d’un sortilège sur longue distance, je demande à pratiquer sept jours de plus », répondis-je.

Le lama revint au déclin du quatorzième jour et annonça :

« Ce soir, autour du cercle d’offrandes, se manifestera un signe de la puissance magique. »

Cette nuit-là, les farouches gardiens de la doctrine liés par leurs vœux apportèrent trente-cinq têtes et cœurs humains avec leurs liqueurs sanguinolentes.

« Depuis hier tu invoques, tu cries, et nous répondons à ton appel. Voilà ce que tu désirais », dirent-ils.

Et ils amoncelèrent le butin autour du cercle sacrificiel. Le lama revint le lendemain matin.

« Il y en a encore deux à sacrifier, dit-il. Faut-il les éliminer ?

– Je me contenterai de cela, lui répondis-je. Je vous prie de les laisser pour témoigner que justice fut rendue. »

Ainsi l’oncle et la tante furent-ils épargnés. Après avoir offert des libations pour remercier les divinités protectrices, je sortis de ma réclusion. (Aujourd’hui encore, à Khouloung, il reste des traces de l’ermitage.)

Pendant ce temps, voici comment se manifesta le signe de ma puissance dans mon pays de Kyanatsa. Ce fut à l’endroit où se tenait le banquet de mariage du fils aîné de mon oncle. Avec ses fils, ses belles-filles et ses affidés qui nous haïssaient, ma mère, ma sœur et moi, trente-cinq personnes parmi les premiers conviés se trouvaient réunies dans la maison. D’autres invités, parmi nos fidèles, causaient le long de la route qui les amenait.

« Celui qui se veut le maître jette le vrai maître dehors comme un chien. Bien que les sortilèges de Thöpaga n’aient pas encore frappé les gens sans cœur qui agissent comme le dit le proverbe, la force de vérité des Trois Précieux Joyaux se présente toujours pour celui d’ici-bas », chuchotaient-ils.

Ce groupe qui arrivait n’eut pas le temps d’entrer dans la maison. Tandis que l’oncle et la tante se tenaient à l’extérieur pour répondre aux compliments et offrir des victuailles, une de mes anciennes servantes, qui par la suite devint celle de mon oncle, descendit puiser de l’eau.

C’est alors qu’elle ne vit plus les nombreux chevaux attachés au rez-de-chaussée2, mais des scorpions, des serpents, des crapauds et des têtards qui emplissaient l’écurie. Elle vit un scorpion aussi gros qu’un yak d’un an qui plantait son aiguillon dans les piliers et tentait de les arracher. Terrorisée, elle s’enfuit. Dès qu’elle fut sortie, les étalons assaillirent les juments en chaleur auprès desquelles ils avaient été attachés dans l’enclos. Tous les chevaux ruaient, se cabraient. En lançant leurs sabots contre les étalons, les juments frappèrent tant sur les piliers qu’ils s’effondrèrent. Sous la maison qui s’écroula, trente-cinq personnes périrent, les fils de mon oncle, ses brus et ses fidèles. Dans la maison il ne resta que des cadavres sous les tourbillons de poussière.

Au-dehors, tout baignait dans les larmes, et Péta, qui le vit, courut trouver ma mère.

« Mère ! Mère ! La maison de l’oncle s’est effondrée. Il y a de nombreux morts. »

Et elle racontait en criant.

« Regarde donc ! »

Ma mère, dans l’excès de sa joie, se demanda si c’était bien vrai. Elle se leva et regarda. Un nuage de poussière s’élevait de la maison de l’oncle et le village était en proie aux lamentations. Dans son étonnement, et toute au plaisir de cette vision, ma mère fixa un lambeau de tissu à la pointe d’un bâton et le brandit en criant d’une voix forte :

« Louanges et salutations aux Lamas et aux Trois Précieux Joyaux ! C’est lui. Hé ! Vous tous, gens du voisinage ! Est-ce le fils engendré par Mila Shérab Gyaltsen ? Regardez bien ! Moi, Nyangtsa Kargyen, j’ai porté des guenilles et mangé des rebuts afin d’assurer les provisions de mon fils, n’est-ce pas ? Jadis, l’oncle et la tante ont dit : “Si vous êtes assez nombreux, engagez la guerre ! Si vous vous croyez faibles, ayez recours à la magie !” Ainsi avons-nous fait. Les pouvoirs magiques de quelques-uns valent décidément mieux que la guerre d’un grand nombre. Regardez les hommes à l’étage, le bétail au-dessous ! Voyez tous leurs biens au milieu ! Le moment est enfin venu de ce spectacle préparé par mon fils alors que je suis encore en vie. Imaginez si désormais Nyangtsa Kargyen profitera de son bonheur ! »

Tous ceux qui n’étaient pas rentrés chez eux entendirent ces cris de vengeance et de satisfaction.

« Elle a raison, dirent certains.

– C’est la vérité vraie, dirent les autres, mais pour le coup ses paroles sont excessives. »

Entendant que des hommes avaient péri à cause de la force de son fils, tout le monde se réunit.

« Il ne lui suffit pas d’avoir été l’instigatrice de cette catastrophe, elle crie encore son contentement. C’est trop inconvenant. Puisqu’elle a provoqué ces calamités, il faut lui ôter le sang du cœur.

– A quoi servirait de la tuer ? dirent les plus vieux. Son fils agirait de la même façon avec chacun de nous, c’est certain. Cherchons d’abord le fils et, autant que possible, tuons-le de nos mains. Il deviendra ensuite facile de l’éliminer, elle. »

Et l’on approuva leurs paroles.

« Moi qui n’ai plus de fils ou de fille à sacrifier, dit l’oncle, qui avait entendu, il me plairait de mourir. »

Les gens du pays le retinrent car il partait tuer ma mère.

« C’est parce que vous n’avez pas tenu votre parole qu’un désastre a frappé ce pays, lui dirent-ils. Nous vous empêcherons désormais de commettre cette action avant que le fils ne soit supprimé. »

L’oncle resta impuissant. Puis, comme les gens du pays s’étaient mis d’accord pour me faire assassiner, mon oncle maternel vint trouver ma mère et lui adressa de sévères reproches :

« Après ta conduite et ton discours d’hier, les gens veulent te tuer, et ton fils avec toi. De quel pouvoir disposes-tu ? La manifestation de la magie destructrice était bien suffisante.

– Mon frère, lui, n’a rien subi personnellement. Je les comprends, mais la façon dont ils m’ont dépossédée était vraiment difficile à supporter. »

Et, ne répliquant plus, elle pleura.

« Tu dis la vérité, reprit mon oncle, mais je redoute maintenant que les tueurs ne viennent. Tiens les portes bien fermées. »

Et il sortit. Les portes du haut barricadées, ma mère prit alors le temps de réfléchir.

La servante de l’oncle paternel, celle-là même qui avait été la nôtre jadis, entendit les gens comploter et ne put se taire car elle restait très attachée à notre famille. Elle envoya cette information : Faites attention à la vie de votre fils. Voici ce qu’ils ont décidé… Ma mère pensa : “Leur conspiration met fin à ma félicité.” Pour le prix de sept onces d’or elle vendit l’autre moitié de son champ Pauvre Tapis de Grains. Elle ne pouvait m’envoyer quelqu’un du pays et aucun autre messager ne se présenta. Alors que ma mère songeait à venir elle-même pour m’avertir et me fournir des provisions, un yogi de la région de Ü, qui rentrait d’un pèlerinage au Népal, demanda l’aumône en passant. Elle lui fit raconter son histoire et décida que ce messager conviendrait.

« Restez ici quelques jours, lui dit-elle. J’ai un fils du côté de Ü et Tsang, je lui enverrai des nouvelles. En attendant de lui délivrer mon message, vous jouirez ici d’un service agréable. »

Ma mère alluma une lampe à beurre et formula cette prière : “Que tous les protecteurs de la doctrine et le lama de Thöpaga fassent que cette flamme brille longtemps si tout se passe selon mon intention ! Qu’elle s’éteigne si je ne réussis pas !” La lampe brûla un jour et une nuit. Certaine de sa réussite, ma mère dit :

« Pour parcourir le royaume, yogi, les bottes et les vêtements sont essentiels. Rapièce donc tes semelles ! »

Et elle lui fournit du cuir en lanières pour ses bottes. Ma mère cousit ensuite elle-même une pièce au-dedans du vieux manteau qu’il possédait. Sans prévenir le yogi, elle y cacha les sept onces d’or et plaça sur le dessus un carré de tissu noir. Au milieu elle broda un bouquet d’étoiles avec du gros fil blanc et lui donna la forme des Pléiades. Bien aplati, cela restait invisible de l’extérieur. Offrant une bonne récompense au voyageur, elle le renvoya chargé d’une lettre cachetée en langage codé.

Puis ma mère pensa : “Comme je ne sais pas ce que feront les voisins après leurs conciliabules, je dois paraître menaçante.” Elle fit la leçon à Péta, lui disant de proclamer partout que son frère avait confié une lettre au yogi de passage, puis elle la rédigea comme si je l’avais envoyée.

 

Ma mère et ma sœur, jouissant d’une bonne santé, ont probablement vu un signe de mes pouvoirs magiques. Au cas où certains se montreraient encore agressifs envers vous deux, envoyez-moi leurs noms de famille par écrit. Grâce à la magie noire, ravir une vie humaine est plus facile pour moi que d’offrir les prémices3. Je peux aussi interrompre leurs lignées pour neuf générations. Si le pays entier se montrait hostile, venez toutes deux par ici car j’anéantirais cette vallée et j’en détruirais jusqu’au moindre vestige. Je vis dans le confort, sans aucun problème. Comme je pratique dans la réclusion, ne vous inquiétez pas pour moi.

 

La lettre écrite, ma mère la marqua d’un sceau. Elle la montra d’abord à mon oncle maternel puis à nos fidèles, puis remit la missive à son frère, qui la fit voir à tout le monde. Après discussion, les gens abandonnèrent leurs intentions vengeresses et, arrachant des mains de l’oncle le Triangle de Worma, rendirent le champ à ma mère.

Le yogi cependant était parti à ma recherche. Ayant entendu dire que je me trouvais à Noub Khouloung, il arriva jusqu’à moi. Il me donna des nouvelles détaillées du pays, de ma mère et de ma sœur. Je lus à l’écart la lettre qu’il me portait :

 

Tu dois être en bonne santé, Thöpaga. Ta vieille mère a un fils, ainsi ses volontés sont faites. Il tient de la lignée de son père, Mila Shérab Gyaltsen. Ta puissance s’est manifestée au pays, trente-cinq personnes sont mortes sous les décombres d’une maison. C’est pourquoi on ne nous fait pas vraiment bonne figure. Provoque un orage de grêle, qu’il y en ait sur une hauteur de neuf couches de pisé ! Avec cela, les vœux de ta vieille mère seront complètement exaucés. Les gens d’ici partent à ta recherche, ils disent qu’après t’avoir tué ils me tueront moi aussi. Chacun de nous, mère et fils, doit prendre grand soin de sa vie. Si tu viens à bout de tes réserves, regarde la vallée ouverte au nord : un nuage noir y flotte et sous la constellation des Pléiades se trouvent un village et sept de nos parents. Prends-y autant de provisions que tu le désires. Le yogi en personne demeure dans cette vallée et tu n’as pas à poser de questions à quelqu’un d’autre si tu ne trouves rien.

 

Je ne compris pas le sens de cette lettre et songeai à ma mère et à mon pays. A court de vivres, cette vallée et ces cousins me restaient inconnus alors que je vivais en un besoin extrême. J’en pleurai longtemps. Je questionnai le pèlerin :

« La vallée où j’ai de la famille, que vous connaissez, laquelle est-ce ?

– Il s’agit du Ngari Goung Thang, me répondit-il.

– N’en connaissez-vous aucune autre ? Et où se trouve votre pays ? lui demandai-je encore.

– J’en connais effectivement beaucoup d’autres, mais pas celle de tes cousins. Je suis de la province de Ü.

– Alors restez ici, assis un petit moment, ajoutai-je, je reviens aussitôt. »

Je présentai la lettre à mon lama et lui racontai toute l’histoire. Il parcourut la missive et me dit :

« Thöpaga, ta mère manifeste bien de la haine ! Tant d’hommes sont morts et pourtant elle demande encore que tu fasses tomber la grêle. A quoi ressemblent donc ces parents que tu as au nord ?

– Je n’ai jamais entendu parler d’eux. C’est la lettre qui les mentionne. J’ai interrogé le yogi mais, pour les informations, il répond qu’il n’en a point. »

La noble épouse de mon lama, qui possédait tous les signes des dakinis de sagesse, lut alors la lettre tout haut.

« Fais entrer ce yogi ! » ordonna-t-elle.

Je l’appelai. On fit un grand feu et une bière délicieuse fut servie. Ma maîtresse se couvrit du manteau enlevé des épaules du pèlerin.

« Porter un pareil manteau rend bienheureux un homme qui parcourt le royaume », lui dit-elle en marchant avec de long en large.

Puis elle monta sur le toit de la maison, sortit l’or du manteau et replaça la pièce de tissu comme avant. Elle vint recouvrir le yogi de sa pelisse et, après lui avoir servi le repas du soir, elle le raccompagna dans sa chambre.

« Thöpaga, viens près du lama ! » me dit ensuite la maîtresse.

J’y allai et elle me donna les sept onces d’or. Comme je demandais d’où elles venaient, elle me répondit :

« Elles se trouvaient dans le manteau du yogi. Tu as une mère avisée, Thöpaga, car de la même façon qu’une vallée qui s’ouvre au nord ne voit pas le soleil, la lumière n’éclaire pas le manteau du yogi, à l’intérieur. Le nuage noir suspendu indiquait la pièce noire et carrée, les points brodés de gros fil blanc dessinaient la constellation des Pléiades, et les sept cousins du village au-dessous désignaient les sept onces d’or. N’interroge personne d’autre si tu ne trouves pas, disait la lettre, car le yogi habite cette vallée. Tu n’avais pas compris : comme le pèlerin cachait l’or dans son manteau, tu n’avais pas à le chercher ailleurs.

– Vous les femmes ! On vous dit perspicaces et c’est bien vrai », assura le lama en jubilant.

Le yogi aussi parut content puisque je lui donnai un dixième d’once d’or. J’en offris sept dixièmes à la maîtresse de maison et, après en avoir présenté trois onces à mon maître, je lui demandai :

« Ma vieille mère m’écrit qu’il lui faut encore un orage de grêle. Je vous prie de vous rappeler des instructions.

– Si tu veux la grêle, rends-toi chez le lama Youngtön Trogyel », me répondit-il.

Avec une lettre et les présents dont il me chargea, je repartis vers Kyorpo, le village du Yarlung. Je rencontrai le lama, lui offris d’emblée trois onces d’or, la lettre et les cadeaux, puis je lui racontai pourquoi il me fallait maîtriser la grêle. Il me demanda :

« La magie t’a-t-elle rendu service ?

– Elle m’a profité. Trente-cinq hommes ont péri, mais j’ai reçu une lettre me demandant de faire tomber la grêle. Je vous prie de vous remémorer les formules.

– Faisons ainsi ! » conclut-il.

Il m’accorda les instructions et je les pratiquai dans mon ancien ermitage. Après sept jours, les nuages s’amoncelèrent dans l’orifice magique. Il y eut des éclairs. Aux grondements du tonnerre et de la planète Rahula, je pensai enfin pouvoir diriger la grêle du geste.

« Avant d’envoyer l’averse, dis-moi quelle est maintenant la hauteur des céréales dans ton pays ? demanda le lama.

– Il est à peine temps de sarcler, répondis-je. Les pousses couvrent juste les pigeons, lui assurai-je une autre fois.

– C’est un peu tôt », dit le lama.

Puis, un jour :

« Où en est-on maintenant ?

– Les épis sont formés.

– Alors il est temps de partir lancer la grêle », assura-t-il.

Pour m’assister, il envoya celui qui jadis avait été son messager. Nous partîmes tous deux, accoutrés comme des ascètes errants.

Au pays, les vieux ne se souvenaient pas d’une aussi belle année. Il existait ici une loi qui interdisait de faire la récolte individuellement, et nous arrivâmes alors que l’on devait moissonner partout le lendemain et le surlendemain. Dans le haut de la vallée, je préparai les substances magiques et débitai les incantations, mais j’eus le déplaisir de ne voir au ciel qu’un nuage de la taille d’un moineau. J’invoquai par leurs noms les terribles divinités protectrices, criai la vérité sur la façon dont les gens du pays nous avaient jetés dans la misère et, frappant le sol de mon manteau, je pleurai amèrement. Soudain, d’innombrables nuages d’orage se bousculèrent, le ciel devint tout noir et, dans l’instant, la grêle tomba sur trois hauteurs de couches de pisé, n’épargnant pas une seule graine dans la vallée. De vrais torrents ravinèrent les montagnes. Les habitants, qui n’apercevaient plus la moindre tige, pleuraient en hoquetant. Le vent ensuite apporta des bourrasques de pluie.

Glacés tous les deux, nous nous sommes installés dans une grotte exposée au nord et avons allumé un feu de branchages. Des hommes partis chasser des antilopes pour célébrer la fête de remerciement après la moisson rentraient en disant :

« Personne n’a infligé autant de mal au pays que ce Thöpaga. Il a déjà tué tant d’êtres humains, et désormais l’on ne voit plus rien de l’excellente récolte de cette année. S’il tombait vivant entre nos mains, il faudrait lui arracher le cœur, proposer à chacun une goutte de son sang, un morceau de sa chair. Mais cela n’apaiserait même pas notre rancœur. »

C’est en redescendant qu’ils passèrent en face de notre grotte.

« Silence ! dit un vieux. Silence ! Parlez bas ! Une fumée sort de la grotte là-haut. Qui est-ce ?

– Thöpaga, sûr que c’est lui, répondirent les jeunes, et il ne peut pas nous voir. Si les villageois ne se décident pas à l’attaquer pour le tuer, il continuera de ruiner la vallée. »

Et ils s’en allèrent en toute hâte.

« Va-t’en d’ici le premier, me conseilla mon compagnon. Je ferai comme si j’étais toi et ne partirai qu’une fois content. »

Nous avons alors convenu de nous retrouver à l’auberge de Dingri le soir du quatrième jour. Il resta là sans appréhension car il se savait très habile. En cet instant, je croyais encore revoir ma mère mais, par crainte de mes ennemis, je filai en vitesse, contournant Nyanang. Un chien me mordit à la jambe et j’arrivai en retard à notre rendez-vous.

Encerclé par toute une troupe d’individus, mon ami se fraya un passage en se ruant au milieu d’eux. Quand ils se rapprochaient de lui, il accélérait sa course. Quand ils tardaient, lui, il ralentissait. Aux flèches qu’on lui décochait, il répondait en lançant autant de grosses pierres.

« J’exercerai mes pouvoirs contre ceux qui se risquent à m’attaquer, leur criait-il en fuyant. N’ai-je pas la satisfaction d’avoir déjà éliminé pas mal de gens ? La superbe récolte de l’année, vos yeux n’en voient plus une graine. Ai-je obtenu réparation ? C’est ainsi, et si vous restez incorrects envers ma mère et ma sœur, je dévasterai toutes les hautes terres et frapperai la vallée basse de malédiction. Les survivants, s’il s’en trouve, perdront tout espoir de descendance pour neuf générations. Si la ruine, la désolation et la mort ne condamnaient pas ce pays, ce ne serait pas de mon fait. Attention ! Méfiez-vous ! »

Ils en tremblaient de peur, s’accusant les uns les autres : « C’est à cause de toi, à cause de toi… » Ils rebroussèrent chemin, se répandant en récriminations.

Mon ami atteignit Dingri avant moi. Il demanda à l’aubergiste si était venu un yogi me ressemblant.

« Non, mais vous qui vous dites anachorètes, vous êtes de fiers buveurs. Un banquet de bière se tient dans le coin, allez-y donc ! Je peux vous prêter un bol si vous n’en avez pas. »

Il lui fournit un bol grisâtre, aussi large que la face du maître de la mort. Mon ami le prit et se rendit au lieu de la fête. J’étais assis à l’extrémité d’un rang et il s’approcha pour me demander :

« Tu n’es pas venu hier. Que s’est-il passé ?

– Tandis que je marchais en mendiant des aumônes, un chien m’a mordu à la jambe. Cela m’a ralenti. Mais peu importe le passé ! » lui dis-je.

De concert nous nous remîmes en route, regagnant le village de Kyorpo au Yarlung.

« Eh bien ! dit le lama, vous avez tous deux obtenu un franc succès.

– Personne ne nous a précédés. Qui vous l’a appris ?

– Les divinités gardiennes liées par leurs vœux sont venues, et elles me sont apparues juste comme la pleine lune. J’ai accompli l’action de grâces », dit le lama, qui semblait extrêmement joyeux.

A cause de tout cela, des moyens vengeurs que j’ai employés, j’ai accumulé les actions noires, dit Milarépa.

 

L’anéantissement des ennemis, telle est la troisième œuvre.


1.

L’expression traduit simplement une volonté de rupture définitive, irrémédiable.

2.

Le rez-de-chaussée des maisons est habituellement réservé aux animaux. La servante vient de l’étage et sort dans la cour en passant par l’étable-écurie.

3.

Aussi simple que de jeter en l’air une pincée de nourriture, offrande destinée aux êtres non humains.