– Je partis mendier un peu partout dans le haut et le bas du Lhobrag. Je recueillis vingt et une charges d’orge jaugées dans les grosses mesures de la vallée. Avec quatorze d’entre elles, j’achetai un chaudron de cuivre à quatre anses, sans défaut, dépourvu de rouille ou de suie aussi bien au-dehors qu’au-dedans. Je troquai une autre mesure contre de la viande et du tchang et versai six mesures dans un grand sac. Je posai ensuite la marmite au-dessus des provisions et j’emportai le tout. Quand j’arrivai à la résidence du lama, j’étais si fatigué qu’en jetant le chargement sur le sol je fis trembler la maison. Le lama, qui prenait son repas, se leva sous le choc.
« Voilà un petit bonhomme bien costaud, dit-il. Penserais-tu nous étouffer nous aussi sous les décombres avec ta poigne magique ? C’est trop insupportable. Sors-moi cette orge d’ici ! »
Et, comme il poussait le sac du pied, je dus moi-même le tirer au-dehors. “Le maître est d’un naturel irritable. En sa présence, il faut me bien conduire et le servir selon ses vues.” Cette réflexion mise à part, je ne me rebellai point. Je lui présentai ensuite la marmite de cuivre et me prosternai. Il s’en saisit, resta un moment pensif et de ses yeux mi-clos tombèrent quelques larmes.
« Les circonstances sont favorables. Je l’offre au penchen Naro », dit-il en élevant l’objet avec ses mains.
Il fit tinter les anses du chaudron puis le frappa de sa canne pour le faire résonner. Il l’apporta enfin dans le temple et le remplit avec le beurre clarifié qui servait aux lampes d’autel. En cet instant je me sentais abattu, tourmenté par le désir de recevoir l’enseignement, et je lui demandai encore de m’accorder les instructions et la doctrine. Le lama répondit :
« Un grand nombre de disciples fervents viennent vers moi depuis le Ü et le Tsang, mais les gens de Ling et ceux de Taglung au Yardrok les attaquent. Ni leurs provisions ni les cadeaux qu’ils me destinent ne sont en sécurité. Pars donc faire tomber la grêle en ces deux endroits, cela sera vraiment œuvre pie ; après, je te donnerai les instructions. »
Aussitôt, je provoquai une belle averse de grêle puis demandai l’enseignement.
« Parce que tu as amené trois misérables grêlons, il te faudrait la doctrine que j’ai eu tant de difficultés à rapporter de l’Inde ? Si tu la veux à tout prix… Les gens du col vers le Lhobrag attaquent mes disciples venant du Nyel Loro. Ils me ridiculisent. Toi qui te dis grand magicien, envoie tes sortilèges sur ces habitants des neiges. Je détiens les instructions du seigneur Naro qui mènent à l’éveil en un seul corps et en une seule vie. Je te les donnerai, si une preuve de tes pouvoirs me parvient. »
Je lançai alors mes imprécations et des rixes éclatèrent entre les montagnards. Quand il vit que nombre de ceux qui le gênaient s’étaient entre-tués au couteau, le lama me dit :
« C’est honnête de te dire grand magicien. »
Et il m’appela par la suite du nom de Grand Magicien.
« Je vous prie de m’accorder maintenant les instructions menant à l’éveil, dis-je.
– Eh bien, toi qui as accumulé les crimes, il te faudrait donc récompense ! Moi, je suis allé en Inde, sans me soucier de ma vie, sans me soucier de mes biens, offrant de l’or sans compter pour demander ces instructions. Elles sont l’haleine même des messagères célestes, et tu les voudrais ! C’est une plaisanterie. Une énorme plaisanterie, et qui me fait rire. Quelqu’un d’autre te tuerait pour cela. Maintenant, rends la récolte prise à ceux de Yardrok, pars guérir ceux des passes enneigées. Cela fait, je te donnerai les instructions. Sinon, ne reviens plus près de moi. »
Par cette rebuffade, j’eus l’impression qu’il m’avait frappé de ses propres mains. Terriblement découragé, je pleurai, et l’épouse du lama me consola. Celui-ci vint en personne le lendemain matin.
« Hier soir, me dit-il, je t’ai accablé de reproches. Ne désespère pas. Les instructions se donnent lentement, ne sois pas impatient. Toi qui es quelqu’un de dur à la tâche, aide-nous à construire une maison pour mon fils Darmadodé. Une fois l’ouvrage terminé, je t’accorderai les instructions. Je me chargerai aussi de te nourrir et de te vêtir.
– Entre-temps, si je mourais sans doctrine, comment ferais-je ? dis-je.
– Je te garantis que tu ne mourras point dans l’intervalle. Ma doctrine n’est pas simple jactance et tu es quelqu’un de très persévérant. Si tu sais méditer mes instructions personnelles, tu montreras si tu peux, oui ou non, gagner l’éveil en cette vie. Dans ma tradition, la transmission orale de la grâce ne ressemble en rien à celle des autres. »
J’étais heureux de l’entretien qu’il venait de m’accorder.
« Veuillez me dresser le plan du château », demandai-je.
Tous les membres du clan paternel de Marpa avaient jadis juré de ne jamais construire de maisons fortifiées1 sur des lieux de passage stratégiques. Marpa n’ayant point pris part à ce serment, il trouva à la fois un moyen de ruser avec l’interdit et un moyen de me laver de mes fautes.
« Construis un château comme ceci, sur le promontoire à l’est », ordonna-t-il.
J’élevai une tour, ronde. J’en avais dressé à peu près la moitié quand le lama vint et me dit :
« L’autre jour, je n’avais pas réfléchi. Démolis ces murs jusqu’à leur base, qu’il ne reste que la terre nue. Et remets chaque pierre à sa place. »
Ce que je fis. Puis, sur une éminence située à l’ouest, le lama me dit, en faisant comme s’il était ivre :
« Voici comment tu dois maintenant construire ce château. »
J’érigeai un bâtiment, en demi-lune. Là encore, la moitié de l’ouvrage déjà levé, le lama revint me dire :
« Ça ne va pas. Remets chaque pierre en place, qu’il ne reste que la terre nue. »
Ainsi fis-je. Nous nous sommes alors rendus au sommet d’une montagne, au nord, où le lama me dit :
« Grand Magicien, mon frère, l’autre jour le tchang m’avait enivré, je n’ai pas été de bon conseil. Bâtis maintenant une jolie tour ici même.
– Ces maisons érigées puis rasées n’apportent que ruine pour les biens du lama et que souffrance pour moi. Ne donnez vos ordres, je vous prie, qu’après en avoir vraiment délibéré », lui dis-je.
Il me répondit :
« Cette fois je ne suis pas ivre et j’ai mûrement réfléchi. Ce qui s’appellera la Tour du Tantriste doit être triangulaire. Construis-la ainsi, tu n’auras pas à la détruire. »
Je bâtis donc sur un plan en triangle. J’en avais élevé environ le tiers quand le lama revint :
« Pour qui est la maison que tu bâtis, Grand Magicien ? Qui t’en a donné l’ordre ?
– C’est le lama lui-même qui en a décidé, pour son fils, répondis-je.
– Je ne me souviens pas d’avoir voulu cela. Si ce que tu affirmes est vrai, ou j’étais fou, ou bien j’ai perdu la mémoire.
– Comme je craignais qu’une telle chose ne se produise, je l’ai signalée à votre attention et vous ai demandé de bien considérer vos ordres. Vous m’avez assuré avoir tout bien pesé et que je n’aurais plus rien à démolir. Vous paraissiez lucide, dis-je.
– As-tu seulement un témoin ? Tu espérais peut-être nous enfermer dans cette tour triangulaire pareille au triangle de feu du sacrifice et nous y jeter des sorts. Nous ne t’avons pas dépossédé de tes domaines. Nous n’avons pas englouti les richesses de ton père. Si je me trompe et si tu désires encore la doctrine bouddhique, remets en place les pierres et la terre car les maîtres du sol ont été mécontentés. Si tu veux le dharma, je te le donnerai. Si cela ne te convient pas, va-t’en ! »
Quand il manifesta sa colère, je ressentis une tristesse sans mesure, mais comme j’aspirais à l’enseignement j’obéis aux ordres du maître et remis en place les pierres et la terre de la tour triangulaire. A ce moment-là, j’eus le dos blessé par les charges que je portais. “Si je demande au lama de regarder mes plaies, je n’obtiendrai que réprimandes. Si je les montre à la maîtresse, j’aurai l’air de le blâmer pour le travail qu’il m’impose.” Je ne montrai rien mais, en pleurant, j’implorai le secours de la mère pour demander la doctrine. Elle se rendit chez le lama pour lui dire :
« Ces tâches de constructions inutiles se révèlent décidément épuisantes. Je vous le demande, par compassion, instruisez le Grand Magicien.
– Prépare un bon repas et conduis-le près de moi. »
Elle m’accompagna donc chez le lama, avec la nourriture. Celui-ci me dit alors :
« Grand Magicien, ne te montre pas aussi dur à propos de ce que j’aurais manqué de faire, hier. Si tu veux l’enseignement, je te le donne. »
Et il m’accorda les textes de la prise de refuge et de l’engagement moral. Puis il précisa :
« On appelle cela les “doctrines générales”. Si tu désires les instructions ésotériques, celles qui ne sont pas ordinaires, c’est ainsi que tu dois agir. »
Et il me résuma la vie de Naropa et me parla de sa conduite ascétique.
« Ce serait très difficile pour toi », ajouta-t-il.
C’est alors qu’une foi violente m’arracha des larmes. “Quoi que m’ordonne le lama, je dois l’accomplir”, pensai-je, et j’en formai le vœu.
Quelques jours ayant passé, le lama me demanda de marcher avec lui. Arrivés au lieu stratégique gardé par ses cousins paternels, il me dit :
« Maintenant, construis ici une maison fortifiée carrée, grise, avec neuf étages et des tourelles aux angles formant le dixième étage. Celle-là ne sera pas démolie. Le travail achevé, je te donnerai les instructions et pourvoierai aux provisions pour ta retraite.
– L’épouse du lama conviendrait-elle comme témoin de ces promesses ? demandai-je.
– Tout à fait », dit-il.
Et il marqua au sol l’emplacement des murs. J’y conduisis la mère. A l’endroit où ils se tenaient tous deux, je déclarai :
« J’ai déjà bâti et détruit trois tours. Pour la première, vous n’aviez pas réfléchi. Pour la deuxième, vous étiez ivre, avez-vous prétendu. Pour la troisième, vous étiez fou ou sans mémoire. Vous ne vous souveniez plus de rien. Tandis que je m’interrogeais sur vos modes de décision, vous m’avez demandé : “Qui est ton témoin ?” Alors pour cette fois, en garant de vos assurances, j’ai invité l’épouse du lama. Veuillez être mon témoin », demandai-je à la mère.
Celle-ci me répondit :
« Il m’est possible de témoigner, mais le lama est autoritaire et il en fera peu de cas. De plus, il construit sans raison et n’a pas plus de motif de démolir. Enfin, nous exceptés, tout le monde a pris un engagement à propos de ce terrain et il deviendra source de querelles. Quant à ce que je dis, le lama ne l’entend pas. »
Marpa dit pourtant à son épouse :
« Accepte la charge de témoin qu’il t’a confiée. Moi, j’agirai comme je l’ai promis. Ne soulève pas tant de problèmes et rentre ! »
Je délimitai alors les fondations d’une bastille carrée et commençais l’ouvrage lorsque Ngogtön Chödor de Shoung, Tsourtön Wangné de Döl et Métön Tsönpo de Tsangrong arrivèrent en roulant une énorme pierre avec laquelle ils s’amusaient. Ils la placèrent à la base d’un mur. J’avais élevé à peu près deux étages autour de la porte centrale quand Marpa survint. Il regarda tout, inspectant avec minutie, puis il pointa le doigt vers la pierre amenée par ses trois disciples aînés et demanda :
« Grand Magicien, d’où vient cette pierre ?
– Ce sont vos grands fils spirituels qui prenaient de l’exercice et qui l’ont apportée, dis-je.
– Leur pierre n’est pas utile à ta construction. Retire-la et remets-la à sa place initiale, ordonna-t-il.
– Vous aviez promis que cette tour ne serait pas démolie.
– Bien sûr. Sauf que je n’ai pas mis à ton service des méditants, yogis des deux étapes de la voie, mes disciples. Il ne s’agit pas de tout araser. Sors juste cette pierre et rapporte-la où elle était. »
Alors je ruinai tout depuis le sommet et remis la pierre en place.
« Dresse à nouveau cette pierre dans les fondations ! » ordonna Marpa.
Je la repris et dus à moi seul trouver la force des trois disciples. Bien que j’en fusse l’unique artisan, cette construction fut connue sous le nom de Pierre du Géant.
Dès que le tracé des murs avait été dessiné sur la colline, les membres du clan de Marpa en avaient discuté :
« Sur la montagne qui nous lie par serment, Marpa construit une tour. Il faudrait le lui interdire.
– Marpa est devenu fou, disaient certains. Il a un jeune novice d’une force terrible venu de Latöd. Sans rien connaître du métier, il construit des maisons sur tous les monticules et sur tous les promontoires. Sitôt les murs à mi-hauteur, Marpa lui commande de les détruire et de remettre la terre et les pierres en place. Il démolira celle-la aussi. Sinon, nous serons en droit d’intervenir. Nous verrons bien s’il détruit ou pas. »
Je continuai au contraire ma tâche de bâtisseur. Parvenu au septième étage, j’eus une plaie sur les reins. Les cousins de Marpa constatèrent soudain :
« Il ne démolira plus rien, maintenant. C’était une vulgaire ruse pour bâtir ici, que d’avoir rasé les tours précédentes. Nous allons devoir détruire ça nous-mêmes. »
Et ils se préparèrent à l’assaut. Alors le lama créa des émanations physiques de soldats portant des armures qui se postèrent au-dehors comme au-dedans du château.
« Où Marpa le Traducteur a-t-il levé autant d’hommes ? » dirent ceux de son clan.
Pris de peur, les cousins n’osèrent pas engager le combat. Chacun pour soi, ils envoyèrent secrètement suppliques et présents. Tous devinrent ainsi les sujets et les soutiens de Marpa.
C’est à ce moment-là que Métön Tsönpo du Tsangrong demanda la grande initiation de Demchog.
« Fais en sorte d’obtenir toi aussi l’initiation », me dit l’épouse du lama.
J’imaginai que le lama m’accorderait la transmission de pouvoir puisque j’avais construit une pareille tour et que personne ne m’avait aidé à transporter une seule pelletée de mortier, un seul baquet d’eau, un seul panier de terre, ni même une pierre simplement grosse comme une tête de chèvre. Après m’être prosterné, j’allai m’asseoir parmi les autres.
« Grand Magicien, qu’apportes-tu comme présent d’initiation ? demanda le maître.
– J’ai accompli ma tâche et construit une maison pour le fils du lama, et comme le lama s’est engagé à me donner instructions et pouvoirs, espérant les recevoir, je me suis assis.
– Tu as bâti une tourelle de la grosseur de mon bras : avec cela tu n’obtiendras pas les pouvoirs que j’ai rapportés d’Inde au milieu des pires difficultés. Si tu as les présents d’initiation, amène-les. Sinon, ne reste pas dans les rangs d’une transmission des pouvoirs tantriques. »
Ayant dit, il me gifla, me prit par les cheveux et me jeta dehors. “Je mourrais dans l’instant que j’en serais heureux”, pensai-je, restant toute la nuit à pleurer. La mère vint me parler :
« Le lama m’a dit : “Ces enseignements reçus en Inde, je les ai rapportés dans l’espoir d’aider toutes les créatures vivantes.” Même si un chien se présentait à lui, il lui exposerait la doctrine et dédierait les mérites ainsi acquis. Je ne sais pourquoi il te tient à distance. Cependant, ne te révolte pas. »
Elle réussit à me consoler. Le lama vint me dire le lendemain matin :
« Grand Magicien, interromps la construction de la maison fortifiée pour un temps. Au pied de celle-ci, bâtis un sanctuaire avec une cour bordée d’une galerie à douze piliers. Cela une fois achevé, je te donnerai instructions et pouvoirs. »
Posant les fondations de la cour-galerie, je travaillai de nouveau. La mère me préparait toujours de bons repas, me procurant la chaleur des épices et la griserie de la bière. Son affection me réconfortait. Je commençais d’ériger la galerie quand Tsourtön Wangné de Döl demanda la grande initiation du panthéon tantrique, Guyasamaja.
« Cette fois, me dit la mère, de quelque façon que ce soit, j’obtiendrai la transmission pour mon fils. »
Elle me donna un petit pot de cuivre, un rouleau de tissu de laine et une charge de beurre. Je les offris d’emblée puis je m’assis dans le rang.
« Grand Magicien, me dit le lama, toi qui t’installes parmi nous, quels sont tes présents pour l’initiation ?
– J’ai du beurre, un pot de cuivre, du lainage, dis-je.
– Ce sont des biens qui m’ont été offerts par tel ou tel de mes bienfaiteurs. Ce ne sont pas mes propres richesses qui serviront à ton initiation. Apporte celles que tu possèdes en propre, sinon, ne reste pas dans nos rangs. »
Il se leva et, après m’avoir sévèrement insulté, il me chassa à coups de pied. J’aurais aimé rentrer sous terre. Je pensai alors : “J’ai formulé des imprécations et nombre d’hommes ont péri, des récoltes ont été anéanties par la grêle. Le fruit de mes actes vient-il à maturité ? Le lama sait-il que je ne mérite pas la doctrine ? Manque-t-il de compassion pour me l’accorder ? De toute façon, un homme sans religion, que peut-il faire de tant de fautes accumulées ? Se tuer ?” Tandis que je pensais au suicide, la mère m’amena une part des offrandes consacrées et partit après m’avoir consolé de son mieux. Pourtant, je n’eus pas envie d’y goûter et passai la nuit à pleurer. Le lama vint au matin.
« Mène pour lors à son terme la construction de la cour et des balcons supérieurs, ensuite je te donnerai instructions et initiations », me dit-il.
Je me remis à la tâche. Je finissais la cour lorsque je me blessai à nouveau avec les charges que je portais. La blessure s’ouvrit en trois endroits et du pus sanguinolent se mit à suinter. Mon dos n’était plus qu’une plaie. J’allai montrer cela à l’épouse du lama et la suppliai d’intercéder en ma faveur pour demander au maître la doctrine, après lui avoir remémoré ses promesses du temps des fondations de la tour carrée. La mère regarda mon dos et pleura. Elle m’assura :
« J’en parlerai au lama. »
Elle se rendit chez lui.
« Le Grand Magicien a tant travaillé que ses membres ne sont plus que plaies et crevasses, lui dit-elle. Du pus et du sang coulent des trois blessures de son dos. C’est inimaginable. J’avais entendu dire que des chevaux ou des ânes de bât avaient l’échine en sang et je l’avais vu quelquefois. Mais que des hommes soient blessés sous leurs charges, je ne l’avais ni vu, ni même entendu dire. S’il arrivait que d’autres gens voient ou apprennent pareille chose, j’en rougirais de honte. Ce serait une réelle disgrâce, car mon époux est un grand lama. Prenez pitié de ce garçon, je vous en prie, accordez-lui l’enseignement. Vous aviez assuré que vous lui donneriez l’instruction dès qu’il aurait érigé ce château.
– C’est ce que j’ai dit. J’ai dit que je l’instruirais s’il achevait les dix étages. Où sont-ils ?
– Il a construit bien plus que dix étages, répondit-elle. Il a construit une cour, avec une galerie et des balcons tout autour.
– Inutile de rabâcher. Qu’il monte les dix étages et je lui donnerai la doctrine. A-t-il réellement une plaie ?
– Ainsi en a décidé le pouvoir de mon époux, il peut être pleinement satisfait. Non seulement il a les reins blessés mais la plaie a gagné le dos entier. »
Après avoir ainsi décrit mes soufrances, elle se hâta de venir me dire :
« Monte ! »
J’allai en pensant : “M’accordera-t-il la doctrine ?”
« Montre ta blessure, Grand Magicien ! » ordonna le lama.
Je la découvris. Quand il l’eut bien observée, il reprit :
« Avec douze épreuves majeures, douze épreuves mineures, vingt-quatre différentes macérations physiques, mon seigneur Naropa éprouva une douleur beaucoup plus grande que la tienne. Et moi aussi, je me suis attaché au seigneur Naropa sans me soucier des risques pour ma vie ou des richesses que je dépensais. Si tu désires donc la loi bouddhique, ne fais pas le fier et poursuis ton œuvre de bâtisseur. »
“C’est la vérité”, pensai-je. Dans un vieux vêtement, le lama arrangea une protection contre les charges.
« On pratique ainsi pour les chevaux et les ânes. Transporte la terre et les pierres en te servant de ce rembourrage », conseilla-t-il.
Je demandai :
« A quoi sert ce coussinet quand mon dos n’est qu’une plaie ?
– Il empêchera au moins la terre de s’infiltrer », dit-il.
Je pris cela comme un ordre et charriai dès lors les couffins de terre en les portant par-devant. Me voyant faire du crépi, le lama pensa : “L’homme qui accomplit tous les commandements de son maître est extraordinaire !” Et Marpa pleura secrètement.
Mes plaies infectées me rendirent vraiment malade. Je le dis à la mère, qui demanda au lama de me donner l’enseignement ou au moins de me laisser immobile tant que mes blessures ne seraient pas cicatrisées.
« Tant que la bâtisse n’est pas finie, il n’aura pas le dharma. S’il peut travailler, qu’il fasse son possible. S’il en est incapable, qu’il reste assis.
– Tant que ton dos n’est pas guéri, me dit la maîtresse, reste là sans travailler. »
Pendant que je me reposais, elle me porta une nourriture abondante et fortifiante. Mis à part l’inquiétude de ne pas avoir obtenu l’enseignement, je fus heureux quelques jours. Mes plaies cicatrisèrent à merveille. Sans parler en rien de la doctrine, le lama me dit :
« Grand Magicien, il est temps de reprendre le travail. »
Je me préparais à le faire quand la maîtresse proposa :
« Trouvons tous les deux le moyen d’obtenir l’enseignement. »
Après en avoir délibéré ensemble, j’attachai un livre et des objets insignifiants sur un petit sac de farine et, faisant semblant de m’en aller, je criai depuis un endroit d’où le lama pouvait me voir :
« Laissez-moi partir !
– J’en parlerai au lama, tu finiras par être instruit, répondit la mère. Tu dois rester, de toute façon. »
Le lama la vit, qui faisait mine de me retenir. Il appela son épouse :
« Dagméma ! Qu’êtes-vous en train de me jouer tous les deux ?
– Le Grand Magicien est venu de très loin trouver le lama, uniquement tourné vers la doctrine. Au lieu de cela, il n’a obtenu que des insultes et des coups de pied. Comme il craint de mourir sans religion, il dit qu’il part chercher un autre maître. Il se met en route et, pour l’en empêcher, je lui assure que j’intercéderai, me portant responsable de son instruction.
– Je comprends », dit Marpa.
Et il sortit pour m’assener plusieurs gifles.
« Aussitôt arrivé chez moi, tu m’as offert ton corps, ta parole et ton esprit, en totalité. Alors où irais-tu maintenant ? Tu n’es pas encore parti, et ton corps, ta parole, ton esprit restent en mon pouvoir. Même découpés en cent morceaux, j’en suis le maître absolu. N’importe comment, explique-moi pourquoi tu emmènes ma farine. »
Il me jeta au sol, me frappa, m’arracha la farine, l’emporta dans la maison. J’étais anéanti, l’esprit pareil à celui d’une mère qui voit mourir son fils unique. Je pris conseil de la maîtresse, puis, incapable de résister à l’empire du lama, je rentrai pour pleurer.
« Nous pourrons bien employer tous les moyens, me dit-elle, il ne te donnera pas la doctrine. Un jour viendra pourtant où tu l’auras. En attendant, c’est moi qui t’instruirai. »
Elle m’accorda la méthode de méditation de la déesse Dordjé Pagmo. Même sans engendrer de grandes expériences, cela m’aida beaucoup et diminua mon trouble. Puisqu’elle était l’épouse du lama, je supposai que mes fautes en seraient lavées et je lui montrai ma gratitude. Plutôt petit, je lui servais de tabouret, l’été, quand elle trayait les vaches ou près du foyer quand elle grillait de l’orge. Je lui rendais service.
A cette époque je pensais qu’il me fallait chercher un autre lama. J’y ai vraiment bien réfléchi. Mais je me convainquis qu’il n’existerait pas d’autre maître spirituel pour me donner les instructions permettant de gagner l’éveil en une seule vie, avec un seul corps. Et si je n’obtenais pas la bouddhéité pour cette fois, j’avais au moins cessé d’accumuler des actes m’entraînant à renaître dans les mondes infernaux. “Quelle joie éprouvera le lama quand j’aurai enduré pour la doctrine autant d’épreuves que Naropa ! Après avoir médité les instructions qu’il m’aura accordées, il me faudra atteindre à l’éveil en cette existence”, pensai-je, charriant toujours des pierres et de la terre.
Tandis que je continuais à crépir la cour et la pièce du culte, Ngogtön Chödor de Shoung, accompagné d’une suite et chargé de présents, vint demander la grande initiation de Hevajra.
« Si les bijoux plaisaient au père et s’il ne se contentait pas de ton travail de bâtisseur, risqua la maîtresse, un présent pourrait cette fois t’obtenir l’initiation. Offre ceci et demande le premier. S’il n’accepte pas, je parlerai moi aussi. »
La mère me confia une grosse turquoise de la plus belle eau qui lui appartenait secrètement. J’offris la pierre et dis au lama :
« Je vous prie de m’accorder aussi l’initiation d’aujourd’hui. »
Je m’assis dans les rangs. Il regarda la turquoise, la retourna puis demanda :
« D’où te vient ceci, Grand Magicien ?
– C’est un don de l’épouse du lama.
– Appelle Dagméma », dit-il avec un sourire.
J’invitai la mère à se présenter.
« Dagméma, d’où nous vient cette turquoise ? » lui demanda Marpa.
La mère salua plusieurs fois et lui répondit :
« Cette turquoise n’a jamais appartenu à mon époux. Mon père et ma mère me l’ont remise quand je fus envoyée près de lui. Le lama montrait un tempérament coléreux, aussi mes parents m’ont-ils dit : “Au cas où vous cesseriez de vivre ensemble, tu en auras besoin. Ne la montre à personne. Mets-la de côté.” Ils m’ont offert ce bijou en secret, pourtant, je ressens trop de compassion pour ce fils et je lui en fais don. De grâce, acceptez cette turquoise et accordez l’initiation au Grand Magicien, car il a déjà éprouvé trop de désespoir après avoir été chassé des assemblées. Vous et votre entourage, Lama Ngogpa, en ce jour soutenez-moi dans ma requête. »
Elle se prosterna plusieurs fois. Ngogpa et sa suite n’osèrent pas insister, connaissant l’humeur irascible de Marpa.
« D’accord », dirent-ils.
Et, comme la mère, ils se prosternèrent.
« Avec les façons de faire de Dagméma, nous avons failli perdre une belle turquoise, dit le lama en mettant la pierre à son cou. Réfléchis un petit peu, Dagméma, ajouta-t-il. Si j’ai un pouvoir complet sur toi, j’ai sans aucun doute pouvoir sur cette turquoise. Si tu possèdes un bijou en propre, Grand Magicien, apporte-le et reçois l’initiation. Cette turquoise est mienne, sans conteste. »
Je pensai : “Ardente comme elle s’est montrée, la mère renouvellera-t-elle sa prière ?” Et je restai assis. Le lama s’en offusqua et se leva brusquement en criant :
« Je t’ai dit de sortir et tu ne t’en vas pas. Quelle fierté as-tu donc ? »
Je me retrouvai jeté au sol face contre terre et tout devint noir, puis, quand je fus retourné sur le dos, il me sembla que c’était l’aurore. Enfin le lama prit une trique, et pendant que Ngog se saisissait de lui, terrifié, je sautai au-dehors et me retrouvai sur la terrasse. Le lama feignait la colère alors même qu’il éprouvait du chagrin. Le saut me laissa indemne mais je souffrais trop et pensais à me suicider.
La mère vint, pleurant elle aussi.
« Ne sois pas triste, Grand Magicien. Il n’existe pas de disciple plus aimant et plus attachant que toi. Il faudrait demander la doctrine à un autre lama. J’organiserai votre rencontre et pourvoierai à tes provisions ainsi qu’aux présents d’usage », me dit-elle pour me réconforter.
D’habitude, l’épouse du lama devait assister à toutes les cérémonies d’offrandes sacrificielles, mais ce soir-là elle resta pleurer avec moi la nuit entière. Le lama me fit appeler au matin. J’y allai en m’interrogeant : “Me donnera-t-il la doctrine ?”
« Hier soir, me dit-il, mécontent que je n’aie pas accepté de t’initier, n’étais-tu pas intérieurement révolté ?
– Cela n’a pas altéré ma foi pour le lama. J’ai supposé que c’était le résultat de trop graves méfaits. J’ai moi-même provoqué ma misère, répondis-je en pleurant.
– Ne me poursuis pas de tes larmes. Sors d’ici avec ton air de me blâmer ! »
Une fois dehors, dans un état de douleur proche de la colère, je me fis ces réflexions : “Quand je me livrais au mal, je recevais des récompenses matérielles, mais quand je pratique la pure doctrine je ne récolte pas la moindre richesse. Si j’avais simplement gardé la moitié de l’or de mon époque criminelle, j’aurais acquis les instructions et les pouvoirs. Ce lama ne m’accordera pas l’enseignement sans présents. Où que j’aille, d’ailleurs, il n’en existe pas qui ne veuille de présents. Je n’ai pas de biens, donc je n’aurai pas la doctrine. Privé de religion, chargé de fautes, je préférerais en finir avec la vie. Que faire désormais ? Que faire ? Devenir le domestique d’un homme riche ? Les gages économisés me procureront-ils le nécessaire pour demander la doctrine ? Je pourrais rentrer au pays, puisque j’ai exercé mes pouvoirs magiques, et ma mère se réjouirait de me revoir. Il se pourrait que je m’y enrichisse. Cependant, que ce soit pour chercher l’instruction ou pour chercher de l’argent, il me faut partir. Emporter la farine du lama ne susciterait que son courroux”, pensai-je. Je pris donc mes livres et, sans même le dire à la mère, je m’en allai.
En marchant, je me remémorai sa bonté et sentis combien je lui étais attaché. J’avais parcouru une demi-étape depuis la vallée du Drowo quand il fut temps de me restaurer. Je mendiai d’abord de la tsampa puis j’empruntai un pot. Je rassemblai de l’eau, du bois pour le feu, je fis chauffer la nourriture et mangeai. La journée était déjà bien avancée. Je songeai que la moitié des travaux dont je me chargeais, je les devais au service du lama. L’autre moitié payait le prix de ma nourriture. Au regard des difficultés du seul repas de ce matin, la mère me fournissait quotidiennement des plats chauds accompagnés de légumes bien cuisinés. Et, ce matin, je ne lui avais pas même souhaité de se bien porter. J’étais quelqu’un de vil. Je pensai m’en retourner mais n’osai rebrousser chemin. Quand j’allai rendre les récipients, un vieillard m’interpella :
« Tu parais apte au travail, jeune homme. Si tu sais lire, dis les Écritures dans les maisons plutôt que de mendier. Si tu ne sais pas, deviens serviteur, et tu seras nourri et habillé au moins. Sais-tu lire ?
– Je n’ai pas toujours été mendiant. Je sais lire, répondis-je.
– Ça me va tout à fait. Alors lis quelques jours chez moi et je te donnerai une bonne récompense.
– Ça me convient », lui dis-je, tout content.
Je restai là et lus les Huit Mille Vers2. J’y découvris l’histoire de Tagtou Ngou, Celui qui pleure toujours. Sans argent, comme moi, il avait su renoncer en esprit à la vie pour la doctrine. Il s’était résolu à vendre son propre cœur alors que, s’il se l’était arraché, il n’aurait rien eu à attendre d’autre que la mort. En considérant cela, je n’avais quant à moi jamais éprouvé tant de rigueurs pour la doctrine.
“Le lama peut me donner l’enseignement. S’il ne le faisait pas, la mère a promis de me présenter un autre maître”, pensai-je. Je trouvai le courage de rentrer et me mis en route.
Après mon départ, son épouse avait dit à Marpa :
« L’ennemi indomptable du père nous a quittés. En est-il heureux ?
– Qui ? demanda-t-il.
– Celui que le père tourmentait et qu’il traitait en ennemi, n’était-ce pas le Grand Magicien ? »
Le visage de Marpa vira au noir et il laissa échapper des larmes.
« Ô lamas kagyü, messagères célestes, protecteurs de la doctrine ! Retrouvez-moi mon disciple élu ! » supplia-t-il.
Puis il se couvrit la tête et resta immobile.
Quand j’arrivai devant la mère, je la saluai. Elle me parut très heureuse.
« Cela vaut vraiment mieux, dit-elle. Le lama semble maintenant vouloir t’accorder l’enseignement. Quand je lui ai annoncé ton départ, il a dit : “Retrouvez-moi mon disciple élu”, et il a pleuré. C’est la compassion du lama qui t’a ramené. »
“La mère veut me consoler, pensai-je en moi-même. S’il a vraiment versé des larmes en m’appelant son disciple d’élection, je m’en réjouirai. Mais s’il a demandé mon retour pour continuer de me refuser les instructions et les initiations, je serai définitivement un infortuné. Je n’ai nulle part où aller. Resterai-je ici, tel un malheureux interdit de religion ?”
« Le Grand Magicien ne nous a pas oubliés, il est revenu, dit la mère au lama. Lui permettez-vous de venir vous saluer ?
– Ce n’est pas à nous qu’il n’a pas renoncé, c’est à lui, répondit-il. Laisse-le entrer ! »
Je vins lui présenter mes respects et il me dit :
« Grand Magicien, si tu désires ardemment la doctrine, c’est à ta propre vie que tu devrais renoncer au lieu de t’agiter et de faire tous ces plans. Consacre-toi aux trois derniers étages de la tour puis je te donnerai les instructions. Autrement, je ne gaspillerai pas de nourriture pour toi, et puisque tu sais où aller, vas-y ! »
Je sortis, incapable de lui répondre. Je confiai à l’épouse du maître :
« J’ai la nostalgie de ma mère et le lama ne m’instruira pas. S’il m’accordait la doctrine une fois la construction achevée, à ce prix-là je resterais. Mais, ma tâche terminée, il trouvera tous les prétextes pour ne pas m’instruire. Ses raisons me paraissent gratuites, aussi, je demande à rentrer au pays. Je forme des vœux pour que le maître et la maîtresse restent en bonne santé. »
Je me prosternai et pris mes livres. J’allais partir quand elle parla :
« C’est vrai, fils. Selon la promesse que je t’ai faite, je trouverai le moyen pour que tu obtiennes la doctrine de Ngogtön. Il possède les instructions et c’est un grand disciple du lama lui-même. Reste un peu ici et fais comme si tu travaillais. »
Trop heureux, je restai et travaillai. Le penchen Naropa consacrait toujours le dixième jour du mois à un vaste sacrifice d’offrandes. Par la force des choses, Marpa fêtait aussi ce dixième jour. Cette fois-ci, la mère tira trois grandes mesures de bière d’une seule charge d’orge. Elle en brassa de la forte, de la simple et de la très légère. Elle fit envoyer la bière forte aux moines et leur suggéra de montrer leur révérence au lama en lui proposant de boire sans cesse le premier. La mère et moi lui en servîmes aussi beaucoup. Les moines eux-mêmes burent la bière simple, et la mère consomma très peu, trempant juste ses lèvres dans le breuvage léger. Je fis comme elle et restai lucide. Les moines finirent par être grisés. Quant au lama, que nombre de solliciteurs avaient engagé à boire les premières gorgées, il s’enivra terriblement et sombra dans un profond sommeil.
Son épouse prit alors dans sa chambre le sceau de Marpa, le rosaire de rubis de Naropa ainsi que ses ornements. Sur une lettre qu’elle avait déjà préparée, rédigée comme un commandement du lama, la mère apposa le sceau personnel de celui-ci. Puis, enroulant les présents dans une belle étoffe qu’elle ferma de cire cachetée, elle me les donna.
« Fais comme s’ils étaient envoyés par le père, me recommanda-t-elle. Offre-les au lama Ngogpa et demande la doctrine. »
Et elle me dépêcha à Shoung. J’y allai donc me confier au lama Ngogpa. Deux jours passèrent avant que Marpa s’enquît de moi.
« Que fait le Grand Magicien en ce moment ?
– Il est parti, lui répondit son épouse.
– Où donc ?
– Il m’a dit en partant : “Malgré tous mes travaux de construction, je n’ai reçu que coups et insultes à la place de l’enseignement attendu. Je vais chercher un autre maître.” J’ai pensé que si j’en parlais au père il n’en tiendrait pas compte et qu’il le frapperait encore sans éprouver la moindre compassion. Aussi, je n’ai rien dit. J’ai tout fait pour le retarder mais il est parti sans se laisser retenir. »
Le visage plombé, Marpa demanda :
« Est-il loin ?
– Il s’en est allé hier. »
Après un moment de réflexion, il dit :
« Mon fils n’est pas encore trop loin. »
Je gagnai pendant ce temps le Mont Khyungding de Shoung.
Le lama Ngogpa était en train d’expliquer la Double Analyse à de nombreux moines et, au moment où j’arrivai, il s’interrompit sur ces mots :
Je suis le commentateur, je suis la doctrine
Je suis l’auditeur, je suis l’assemblée
Moi le pratiquant, moi celui qui enseigne au monde
Moi le monde qui suis au-delà du monde
Je suis la nature de la joie innée…
Je le saluai de loin. Otant son chapeau, le lama me rendit la politesse. Il remarqua :
« Il a salué de loin, selon la tradition des disciples de Marpa, et son arrivée à ce moment-là du texte est de très bon augure. Allez lui demander qui il est car il deviendra maître de toutes les doctrines. »
Un moine vint me trouver, qui me reconnut.
– Je suis venu demander la doctrine car le lama Marpa est trop occupé, il n’a pas l’occasion de m’instruire tout seul. Comme présents, il m’a confié les ornements de Naropa et son rosaire de rubis. »
Le moine retourna auprès de son maître lui assurer que j’étais le Grand Magicien et il présenta ma requête. Le lama Ngogpa se réjouit grandement.
« Les emblèmes du seigneur Naropa, et son chapelet, sont aussi rares et extraordinaires chez moi que la fleur Oudoumbara, dit-il. Il faut aller les accueillir. Interrompons l’enseignement présent sur ce passage propice. Allez, moines ! Apportez vite l’ombrelle, la bannière et les instruments de musique ! Inclinez-vous devant le Grand Magicien, votre frère. »
J’étais resté à la même place jusqu’à ce qu’un disciple vînt me prévenir. Cet endroit d’où j’avais salué fut célèbre plus tard comme le Tertre du Salut. Aussitôt, je me joignis à la procession venue m’accueillir, portant bannière et parasol et qui jouait une incroyable musique. Parvenu aux appartements du maître, je me prosternai et lui offris la lettre avec les présents. En pleurant il les posa sur sa tête, réclamant leur bénédiction, puis il les plaça sur l’autel où ils formèrent les offrandes principales d’un hommage. Le lama lut ensuite la lettre :
Par le corps de vérité adamantin, Ngog, je suis entré ici dans une stricte retraite et le Grand Magicien s’impatiente. Je l’ai envoyé te demander l’enseignement. Accorde-lui les instructions et transmissions de pouvoir. Je te fais parvenir les emblèmes de Naropa et son rosaire de rubis, en signe de ma permission.
Le lama Ngogpa me dit :
« Ce sont les ordres de mon maître spirituel et vous serez de toute façon instruit et initié. Je pensais d’ailleurs qu’il me fallait vous appeler, et votre présence est un effet de la compassion du lama. Depuis le Kham, le Dagpo, le Kongpo, le Yarlung, beaucoup de disciples viennent vers moi, mais de sales individus des villages Yépo et Yémo de Döl ne les laissent jamais garder leurs provisions. Envoie-leur donc une averse de grêle ! Ensuite je t’instruirai et t’initierai. »
“Je suis devenu indissociable des actions misérables, pensai-je. Je viens pour la noble doctrine et je vais faire tomber la grêle. J’arrive et cela devient un acte malfaisant. Si je ne m’y livrais pas, je négligerais les ordres de mon maître et je n’obtiendrais pas l’enseignement. Il n’y a pas moyen d’éviter d’envoyer l’orage.” Je réunis mes effets, emportai les matières à disperser avec les incantations, puis partis pour cette vallée. Je préparai le travail et, quand tout fut prêt, je m’abritai de la pluie chez une vieille femme de Yépo qui me logeait. Il y eut des éclairs, des masses de nuages noirs, le grondement du tonnerre, puis des grêlons, un par un, puis deux par deux.
« Quand la grêle aura écrasé la récolte, qu’est-ce que je mangerai ? » s’écria la vieille en pleurant.
Je songeai que j’avais commis une réelle infamie.
« Hôtesse, lui dis-je, vite, dessine-moi ton champ. A quoi ressemble-t-il ?
– Voilà comment il est », me répondit-elle.
Et elle traça un triangle à long bec. J’usai alors de mon regard puissant et recouvris la forme d’une bassine en fer. L’extrémité du bec dessiné, qui n’avait pu être recouverte, fut totalement détruite par la tempête. L’orage enfin passé, j’allai voir. Les montagnes enserrant les deux contrées avaient été ravinées par les flots et il ne restait rien des champs. Seul celui de la vieille femme n’avait pas souffert, il demeurait lisse et brillant, excepté la pointe du bec qui avait été touchée et noyée. On dit que sur ce champ, plus tard, la grêle ne tombant plus, l’aïeule n’eut plus à payer la dîme sur la grêle, sauf pour ce qui est de la pointe, qui avait été inondée.
Sur la route, en rentrant, je croisai un jeune et un vieux bergers dont les troupeaux avaient été emportés par les flots. Je leur dis :
« C’est moi le responsable. Ne vous attaquez plus aux adeptes du lama Ngogpa. Si vous recommenciez, toujours la grêle vous frapperait en représailles. »
Ils rapportèrent ce message et les deux villages se soumirent respectueusement, certains bienfaiteurs venant même plus tard servir le lama.
Je trouvai quantité de moineaux morts sous un buisson d’épineux. Ensuite, en cheminant, je ramassai les dépouilles des oiseaux et des mulots. J’en remplis la capuche et les pans de ma pèlerine. En les déposant aux pieds du lama, je lui dis :
« Lama très précieux, j’étais venu vers la noble doctrine, mais il n’en résulte que des crimes. Je vous prie de regarder un grand pécheur avec compassion. »
En lui parlant je me mis à pleurer.
« Grand frère magicien, ne vous effrayez pas ainsi ! Dans la lignée de Naro et Métri, nous avons des instructions qui purifient les grands criminels par des méthodes sévères, aussi efficaces qu’une pierre qui chasse cent oiseaux à elle seule. Toutes les créatures vivantes qui ont été tuées par la grêle à cette occasion renaîtront tout près de vous dans le monde d’éveil de la parfaite illumination. En attendant, grâce à mes pouvoirs, ils ne renaîtront pas dans les trois mondes de douleur. Réjouissez-vous donc ! Si vous n’êtes pas convaincu, voici comment je m’y prends. »
Il resta un moment en réflexion puis, sur un simple claquement de ses doigts, tous les cadavres soudain se ranimèrent. A l’instant, chacun regagna son séjour, certains volant au ciel, d’autres filant dans leur trou. Je vis le lama tel un authentique bouddha. “Chacun pourrait se réjouir que de nombreux animaux aient péri en cette occasion”, pensai-je, me sentant satisfait.
Après avoir reçu les instructions et l’initiation dans le mandala de Hevajra, j’aménageai une grotte tournée vers le sud d’où je pouvais voir, grâce à une faille, la résidence de mon lama. J’en bouchai l’entrée avec de l’argile, laissant juste un petit orifice pour recevoir l’enseignement du maître. Je méditai sans distraction, mais, privé de la permission de Marpa, je n’engendrai pas la moindre expérience. Le lama me dit une fois :
« Grand Magicien, mon frère, avez-vous reçu un signe, une preuve quelconques ?
– Rien de rien, lui répondis-je.
– Que me dites-vous là ? A moins qu’il n’y ait perversion de l’engagement solennel, dans ma tradition on est capable de susciter rapidement expériences et réalisations. Vous êtes venu vers moi avec foi, et si votre lama n’y avait pas consenti, pourquoi vous aurait-il confié une lettre de sa main ? De toute façon, méditez avec énergie. »
Je frissonnai de peur. Je me demandai si je devais clairement parler, mais n’osai m’y risquer. Je pensai quoi qu’il en soit qu’il me faudrait regagner le cœur de mon guru Marpa.
Pendant que je persistais à méditer, Marpa poursuivait la construction du château de son fils. Il envoya une lettre chez Ngogpa :
Pour la maison de mon fils, ici, il me faudrait des tiges de tamaris pour les bandeaux à placer en bordure des toits. Faites envoyer autant de charges de bois que vous pouvez. Ces frises et la corniche une fois posées, nous organiserons en même temps la consécration du bâtiment et la fête pour la majorité de Dodéboum. Venez donc à ce moment-là et amenez aussi à cette occasion le méchant individu qui est à moi.
Comme il s’agissait d’un ordre, le lama Ngogpa vint me montrer la missive par l’ouverture de la grotte.
« Pour moi, il en est comme l’affirme cette lettre, précisa-t-il. Cette façon qu’il a de parler d’un sale individu indiquerait que ton lama ne t’avait pas donné sa permission.
– Je n’ai pas le consentement personnel du lama, mais son épouse m’a chargé de la lettre et des présents avant de me dépêcher ici, répondis-je.
– Eh bien ! A cause de cela, nous nous sommes tous deux livrés à un travail inutile. Sans l’encouragement du lama, il n’y a rien à tenter, aucun talent ne vient au jour. Il vous ordonne de venir. Irez-vous, oui ou non ?
– Je demande à m’y rendre comme votre serviteur, dis-je.
– Alors, après l’envoi des tiges de tamaris, nous aurons une certitude quant à la date. En attendant, fais retraite ! » dit Ngogpa.
Lorsque l’homme qui était parti arranger les dates rentra, il vint près de ma lucarne me relater très précisément les discussions sur la façon de fêter la majorité du fils de Marpa et la consécration de la maison fortifiée.
« Que raconte-t-on sur moi ? lui demandai-je.
– La mère a dit : “Que devient mon garçon ? – Il reste dans une stricte retraite”, lui ai-je répondu. Elle a insisté : “A part ça, que fait-il ?” J’ai dit : “Il vit simplement, dans un endroit désert.” Alors elle a ajouté : “Il a laissé ceci, qui est à lui. Quand il vivait ici, il jouait avec. Donne-le-lui.” Et elle me confia ce présent », dit l’homme.
Il déroula le tissu ceignant sa taille et me remit un dé d’argile. “La mère l’a touché de sa main”, me dis-je, et je le portai à mon front. L’homme parti, j’éprouvai le désir de lancer le dé et je m’y amusai, me faisant ces réflexions : “Je ne jouais pourtant jamais aux dés, avant, près de la mère… Elle n’éprouve probablement plus trop de compassion pour moi, maintenant… C’est à cause du jeu de dés que mes ancêtres paternels furent forcés de quitter leur pays, jadis…” Je lancai le dé au-dessus de ma tête, il roula à terre et se cassa. Sur un papier échappé aux débris, je lus : Désormais, fils, le lama est prêt à t’accorder instructions et transmissions de pouvoir. Tu dois accompagner le lama Ngogpa. Je sautai et dansai dans l’excès de ma joie, m’élançant d’un bout à l’autre de la grotte. Le lama Ngogpa vint ensuite m’ordonner :
« Frère Grand Magicien, fais les préparatifs du départ. »
Je m’exécutai. Ngogpa, quant à lui, hormis les présents bénis qu’il avait reçus de Marpa en personne, emporta toutes les figures, tous les livres et reliquaires sacrés qu’il possédait. Il emporta l’or, les turquoises, les habits de soie, les ustensiles de la maison. Seule une vieille chèvre à la patte cassée qu’il m’ordonna de laisser ne suivit pas le troupeau de bétail. Il était sur le point de se mettre en route, avec tous ses biens, toutes les richesses du dehors et du dedans, toutes sauf la chèvre boiteuse, quand il me dit encore :
« Puisque tu m’as rendu service, quand tu reverras ton maître Marpa, fais-lui un cadeau. »
Et il me donna un coupon de soie. L’épouse de Ngogpa elle aussi me dit :
« Fais un cadeau à Dagméma, la mère, lors de vos retrouvailles. »
Et elle me donna un sac de fromage. Puis le cortège du lama Ngogpa et de son épouse s’ébranla. Parvenu au bas de la vallée, il me dit :
« Pars en avant, Grand Magicien mon frère. Dis à la mère que nous arrivons. Vois si elle compte nous offrir le tchang de bienvenue. »
Je partis et rencontrai la mère en premier. Je la saluai, offris le fromage et lui dit :
« Le lama Ngogpa arrive, je vous prie de bien vouloir l’accueillir avec de la bière.
– Le maître se trouve dans ses appartements privés, va le lui dire », me répondit-elle, très heureuse.
J’allai me présenter à lui. Le lama se tenait sur la terrasse, plongé dans sa méditation, le visage tourné vers l’est.
Je le saluai, lui offris le rouleau de soie, mais il se tourna vers l’ouest. Je me prosternai à l’ouest mais il regarda aussitôt vers le sud.
« Lama la, suppliai-je, vous n’acceptez pas mon salut pour bien montrer votre courroux envers moi, mais le lama Ngogpa arrive en ce moment, apportant pour vous l’offrir tout ce qu’il possède. Il amène des chevaux, des dzos, de l’or, des turquoises et les objets d’adoration du corps, du verbe et du cœur des divinités. Il semble espérer le tchang de bienvenue, je vous prie de le lui accorder. »
Il se mit soudain en colère et, faisant claquer ses doigts, il cria :
« Quand je suis rentré d’Inde, il n’y eut pas même un oiseau estropié pour venir à ma rencontre. J’apportais pourtant les suprêmes instructions, l’essence des quatre classes de tantras extraits de la corbeille des innombrables écrits sacrés. Lui, il vient, conduisant ici quelques bêtes faméliques, et moi, un grand traducteur, je devrais aller à sa rencontre ! Qu’il s’en retourne plutôt ! »
Je répétai à la mère les mots du lama.
« Il s’est échauffé en te répondant, mais Ngogpa est un homme important, il nous faut aller l’accueillir. Partons-y tous les deux, mère et fils.
– Il n’attend pas que vous marchiez vers lui avec le maître, dis-je, il demande qu’on lui accorde une première offrande. J’irai la porter. »
Mais la mère chargea quelques moines de bière et partit accueillir l’hôte.
Beaucoup d’habitants de la vallée du Lhobrag s’étaient rassemblés pour participer aux festivités de la majorité de Dodéboum et à la consécration de sa résidence personnelle. Présent parmi eux, le lama Marpa chanta pour la réussite des célébrations :
Je supplie le lama plein de bonté.
Que la précieuse lignée qui est mienne
Reste prospère, sans faute et sans tache.
Que cette prospérité soit notre chance !
Que la voie rapide des instructions ésotériques
Reste prospère et ne dévie point.
Que cette prospérité soit notre chance !
Que la prospérité de l’essence du mysticisme
Reste sur moi, Marpa Lotsa.
Que cette prospérité soit notre chance !
Messagères, divinités tutélaires, maîtres spirituels,
Que leur grâce et leurs pouvoirs divins prospèrent.
Que cette prospérité soit notre chance !
Que les disciples et fils qui m’entourent
Restent prospères dans la foi et l’engagement.
Que cette prospérité soit notre chance !
Que les nécessités favorisent les mérites
Des gens de la vallée, bienfaiteurs proches ou lointains.
Que cette prospérité soit notre chance !
Que les dieux et démons du monde visible
Restent prospères dans leur strict engagement.
Que cette prospérité soit notre chance !
Les hommes et les dieux de cette assemblée,
Puissent-ils rester prospères et bienheureux.
Que cette prospérité soit notre chance !
Après que Marpa eut ainsi chanté, Ngogpa offrit tous ses présents, disant :
« Maître très précieux, mon corps, ma parole, mon esprit restent sous l’emprise du lama et je lui présente tous les biens en ma possession, sauf une vieille chèvre à poils longs. C’est l’ancêtre de toutes mes chèvres et, comme elle a une patte cassée, elle ne peut marcher. Je l’ai donc laissée au pays. Par compassion, je vous prie de m’accorder les enseignements des parchemins de la transmission orale secrète, les instructions ésotériques et les initiations. »
Et il se prosterna. Marpa semblait content.
« Bien ! répondit-il. Les instructions et les pouvoirs profonds que je détiens forment la généralité de la voie fulgurante du véhicule adamantin, celle qui, sans attendre des âges incalculables, mène à l’éveil en une seule vie. Plus précisément, les instructions sur les rouleaux de parchemin restent des préceptes secrets sous la garde des dakinis et du lama, mais si tu n’offres pas ta chèvre à la patte cassée, même vieille et boiteuse, ce sera difficile. Hormis cela, je t’ai déjà accordé tous les autres enseignements. »
Les gens de l’assemblée éclatèrent alors de rire. Le lama Ngogpa reprit :
« Si j’amenais ma chèvre aux longs poils, accepteriez-vous de me dévoiler les préceptes secrets ?
– Si c’est toi qui vas la chercher et qui me l’offres, ça ira », dit Marpa.
La foule se dispersa et, le lendemain matin, Ngogpa partit seul. Il ramena la chèvre sur son dos et l’offrit à son maître, qui s’écria avec allégresse :
« Le disciple de la tradition tantrique doit être lié par son engagement. On peut dire qu’il te ressemble. Je n’avais pas vraiment besoin de cette chèvre, je voulais insister sur l’importance de la doctrine. »
Et Marpa lui accorda plus tard les préceptes et les pouvoirs promis.
Un jour où des moines venus de loin et quelques intimes s’étaient réunis pour une cérémonie d’offrandes, Marpa, qui se trouvait parmi eux, avait posé à ses côtés un long bâton d’acacia. Fixant sur Ngogpa des yeux inquisiteurs, il pointa sur lui son index et cria :
« Ngogtön Chödor, tu as initié un méchant personnage appelé Thöpaga. Pourquoi lui as-tu accordé les instructions ? »
Comme il restait les yeux baissés sur son bâton, le lama Ngogpa, affolé, répondit en témoignant du plus grand respect :
« Rinpoché, c’est le lama lui-même qui dans une lettre signée de sa main m’a demandé d’initier le Grand Magicien. Le lama m’ayant envoyé les emblèmes de Naropa et son rosaire de rubis, j’ai exécuté ses ordres… Aussi, je n’éprouve ni honte ni remords. Vous me savez sans reproche et sans impudence », dit Ngogpa avec de l’anxiété au fond des yeux.
Dirigeant vers moi un doigt menaçant, Marpa cria :
« Où as-tu obtenu tout cela ? »
Je souffrais comme quelqu’un à qui l’on arrache le cœur. Terrorisé, incapable d’articuler un mot, j’avouai pourtant d’une voix tremblante :
« La mère me les a donnés. »
Il se dressa soudainement et, brandissant son bâton, se préparait à taper sur son épouse quand la mère, prévoyante, se leva et s’éloigna. Elle s’enfuit dans le temple et s’y enferma. Après avoir secoué la porte plusieurs fois, le lama vint se rasseoir sur son siège.
« Ngogtön Chödor, toi qui fais ce dont tu n’es pas chargé, pars tout de suite chercher le rosaire et les ornements de Naropa qui m’appartiennent », ordonna-t-il.
Puis il se couvrit la tête et resta immobile. Aussitôt, Ngogpa se prosterna et se mit en route pour ramener les reliques. J’avais fui moi aussi en même temps que la maîtresse et je réfléchissais et pleurais en cachette quand je vis Ngogpa. Je le suppliai de me prendre comme serviteur.
« Je pourrais t’emmener, dit-il, mais sans l’assentiment de Marpa ce sera pareil qu’aujourd’hui, aussi désagréable pour nous deux. Reste là. Plus tard, si je suis sûr qu’il ne te retient pas, et s’il y consent, je ferai tout mon possible pour t’aider.
– Alors, lui dis-je, puisque la masse de mes fautes a causé tant de difficultés à la mère et au lama, puisque ce corps chargé de tant de crimes ne peut obtenir la doctrine pure, il ne lui reste qu’à périr. Je demande la miséricorde de pouvoir renaître dans un corps apte à recevoir l’enseignement. »
Sur le point de me suicider, je fus retenu par le lama Ngogpa, en pleurs.
« Grand Magicien, mon frère, ne fais pas ça ! Dans la tradition tantrique, finalité des paroles du Bouddha, le corps en totalité, avec ses facultés, ne saurait échapper à sa nature divine. Même en pratiquant le transfert de conscience, quand le temps n’est pas venu de mourir, l’on serait bien coupable d’assassiner la divinité. En se tuant, l’on commet la pire des fautes. Dans la tradition des sutras aussi, il n’existe pas de pire souillure que d’interrompre sa propre vie. Comprends bien cela et abandonne tes funestes projets. Il est encore possible que Marpa t’accorde la doctrine, autrement tu l’obtiendras sûrement d’un autre maître. »
Pendant qu’il me conseillait ainsi, d’autres moines à leur tour se tourmentaient pour moi. Quelques-uns montèrent voir si c’était le moment de parler au lama, quelques autres descendirent pour tenter de me consoler. Mais j’éprouvais une telle douleur que je pensais : “Mon cœur serait-il donc d’acier ? Sinon il éclaterait et je mourrais sur-le-champ.”
J’endurais de pareilles tortures pour demander l’enseignement parce que j’avais commis de terribles fautes dans la première partie de ma vie, dit Milarépa.
A cet instant du récit, il n’y avait pas un auditeur qui ne versât des flots de larmes. Quelques personnes s’évanouirent même, suffoquées par la tristesse et le repentir.
La purification par l’épreuve et la douleur, telle est la deuxième des œuvres excellentes.
Ces maisons fortifiées du Tibet, véritables bastilles, avaient la hauteur des tours, mais elles étaient de formes diverses : rondes, carrées ou rectangulaires.
Version abrégée de la Prajnaparamita, texte qui forme la troisième partie du Kangyur (bka’-’gyur), volumes des Écritures du bouddhisme tibétain.