– En quelles circonstances le lama Marpa vous a-t-il accepté comme disciple, Vénérable ?
– Quand les moines eurent effectué maints allers et retours entre le haut et le bas, reprit Milarépa, Marpa sortit de ses réflexions. Tout à fait calme, il appela :
« Faites venir Dagméma ! »
On alla prévenir la maîtresse.
« Où sont partis Ngog Chökou Dordjé et les autres moines ? demanda-t-il.
– Le maître a lui-même commandé au lama Ngogpa d’aller chercher les reliques de Naropa. Selon vos ordres il se mettait en route mais, parvenu au portail extérieur, le Grand Magicien lui a parlé et Ngogpa l’a conseillé. Ils sont encore là », dit la mère, lui racontant tout en détail.
Marpa pleurait. Il dit :
« Il faut souhaiter de pareils disciples dans la tradition tantrique. Puisqu’ils sont ainsi, par compassion, qu’on les appelle tous maintenant. »
Un moine partit inviter le lama Ngogpa à se présenter.
« Le maître s’est calmé. Il m’a envoyé vers vous, aussi, je vous prie de venir.
– Les hommes qui profitent des mérites acquis sont bienheureux, dis-je. Le malfaiteur que je suis n’a aucune chance de se rendre près du lama, même s’il s’est apaisé. Je pourrais y aller, mais je ne récolterais que des reproches et des coups. »
Je restai donc là à pleurer. Sans bouger non plus, Ngogpa dit à l’envoyé :
« Raconte au lama ce qui se passe au sujet du Grand Magicien, vois s’il a oui ou non le droit de se présenter. Si je ne demeurais pas près de lui, il risquerait de faire n’importe quoi. »
Le moine fit une relation complète à Marpa.
« Jadis, ses craintes auraient été fondées, dit le lama, mais maintenant il n’est plus nécessaire d’agir ainsi car le Grand Magicien est le premier des hôtes que j’accueille en ce jour. Que Dagméma l’invite à venir ici ! »
La mère surgit, avec un sourire discret.
« Frère Grand Magicien, le lama semble pour lors t’accepter comme disciple. Pour preuve de sa profonde compassion, il a dit que tu étais aujourd’hui l’invité principal, qu’il fallait t’amener vers lui. Il ne m’a pas non plus adressé le moindre reproche. Réjouissons-nous et en avant ! »
Je pensai : “Est-ce fable ou vérité ?” Ressassant mes doutes, j’entrai et pris place sur les coussins. Alors le lama parla :
« A la réflexion, aucun de vous n’est à blâmer. De mon point de vue, les souffrances infligées au Grand Magicien étaient justes. Elles furent employées comme méthodes de purification. Si je l’avais incité à construire pour mon seul plaisir personnel, il m’aurait suffi de l’en convaincre avec aménité. C’est ma vérité. Dagméma s’est conduite comme se conduisent généralement les femmes. Il est vrai qu’elle n’a pas su résister, tant elle est généreuse, mais, avec la fausse lettre et les présents, elle a exagéré. Toi, Ngog Chökou Dordjé, tu as dit la vérité. Cela ne te dispense pas de rapporter ici les présents sacrés, je te les rendrai plus tard. Le Grand Magicien, lui, dans sa détresse, avait raison de se servir de tous les moyens possibles afin d’obtenir les enseignements désirés. Pour la lettre contrefaite expédiée à Ngogpa par Dagméma, je n’en ai rien su. Dans ces circonstances, Ngogtön accorda instructions et initiations au Grand Magicien, et je ne vois pas en quoi le blâmer. Bien que ma colère s’exprime souvent par un flot d’arguments de mauvaise foi, elle ne ressemble nullement à celle des êtres mondains. Tous les aspects que je manifeste sont un véhicule vers la doctrine bouddhique car je marche sur la voie naturelle de l’éveil. Que ceux qui ne comprennent pas cette loi ne perdent pas la foi ! Si mon fils avait eu à connaître par neuf fois un profond désespoir, il n’aurait plus désiré prendre forme humaine et aurait gagné l’éveil en totalité. Ça ne s’est pas passé ainsi. Il reste encore quelques traces de souillure car Dagméma a réagi avec trop de prudence. Cependant, huit épreuves majeures et plusieurs épreuves mineures l’ont purifié jusqu’à effacer ses crimes. Désormais, je l’accepte comme disciple et lui offre les instructions qui sont pareilles à mon cœur de vieil homme. Je me chargerai des provisions pour sa retraite et le placerai en méditation. Qu’il se réjouisse ! » dit Marpa.
Je pensai à part moi : “Est-ce que je rêve, est-ce la réalité ? Si je rêve, j’aimerais ne pas me réveiller.” A cette idée, une allégresse sans mesure m’envahit. Je me prosternai, pleurant de trop de bonheur. La mère, Ngogpa, l’entière assemblée, tous admirèrent le lama Marpa pour l’habileté de sa méthode quand il punissait et pour la grandeur de sa compassion quand il acceptait un disciple. Ils le virent alors tel un bouddha vivant et connurent une foi excellente. Par affection pour moi, ils pleuraient aussi et remerciaient le lama. Après avoir salué, tout le monde fit cercle en riant autour des offrandes.
Cette nuit-là, à l’endroit où s’était retrouvée la communauté, on disposa les hommages sur l’autel.
« Je te donne le vœu ordinaire de libération individuelle », dit Marpa.
On rasa mes cheveux. Quand je fus métamorphosé, Marpa raconta que, dans un rêve fait à l’époque de notre rencontre, Naro m’avait donné un nom. Il m’avait appelé Mila Dordjé Gyaltsen. Il me demanda d’observer l’engagement des cinq vœux du laïc1, et il m’accorda les préceptes de l’esprit du bodhisattva. Puis il bénit et investit de pouvoir la coupe aux libations. Tous virent distinctement le liquide bouillonnant émettre des lueurs de cinq couleurs. Rendant d’abord hommage à son maître et à la divinité tutélaire, Marpa lui-même but. Il me tendit ensuite la coupe crânienne et je la vidai entièrement.
« C’est de bon augure, annonça-t-il. Goûter à l’élixir de ma coupe vaut mieux que de parfaire les quatre initiations d’une quelque autre lignée, mais pourtant, à partir de demain, je te transmettrai le pouvoir d’amener à maturité les pratiques tantriques. »
Alors fut dressé le mandala de Demchog entouré des soixante-deux divinités. Tandis que le lama enseignait à propos du cercle mystique de l’initiation, il pointa son doigt sur le dessin de poudres colorées.
« Ceci est un mandala fait pour l’illustration, dit-il. Le sens de la parabole se trouve là. »
Et comme il levait son doigt vers le ciel, nous avons vu clairement Khorlo Dompa, assis sur une voie de lumière irisée. Le yidam était entouré des dakinis et des héros de ses vingt-quatre séjours, des trente-deux lieux de pèlerinage et des huit grands cimetières historiques. D’une seule voix, le lama et les divinités du mandala me donnèrent à ce moment-là mon nom initiatique : Pel Shépa Dordjé, Glorieux Vajra Souriant.
Après m’avoir accordé la lecture des traités tantriques, le maître m’enseigna comment mener avec succès les exercices et la pratique des instructions spirituelles. Puis, posant sa main sur ma tête, il me dit :
« Je savais depuis le début, fils, que tu serais un parfait disciple. La nuit précédant ta venue vers moi, j’ai fait un rêve qui m’apprit quel rôle serait le tien pour transmettre l’enseignement du Bouddha. Dagméma rêva aussi, et son rêve ressemblait au mien. Il y avait une femme qui gardait un temple. C’était une dakini qui deviendrait protectrice de notre doctrine. C’est pourquoi tu m’es apparu comme le disciple que m’accordaient les messagères célestes et mon maître. Je suis venu t’attendre, faisant semblant de retourner la terre. Tu as bu tout le tchang que je t’ai offert et c’est toi qui as terminé le labour. J’y ai vu la preuve que tu deviendrais le réceptacle des instructions et que tu les pénétrerais complètement. Les quatre anses du chaudron de cuivre que tu m’as offert annonçaient pour moi quatre disciples à l’immense réputation. L’absence de noir de fumée, sa propreté montraient le peu de souillure due aux passions en ton esprit et la capacité de la chaleur mystique en ton corps. La marmite était vide, signe que tu connaîtrais une quasi-famine durant ta pratique en solitaire. Mais afin qu’en tes fils héritiers tu profites de richesses au déclin de ta vie, pour que les meilleurs de tes disciples vivent comblés du nectar des instructions, j’ai rempli le chaudron avec le beurre destiné aux lampes d’autel. J’ai fait tinter le cuivre pour que tu obtiennes la renommée. Afin de te purifier de tes œuvres passées, je t’ai chargé de construire aux quatre horizons2. Je t’ai expulsé des initiations, infligé nombre d’épreuves incongrues, et tu ne t’es pas révolté. Aussi, tes fils héritiers seront de parfaits disciples, riches avant tout de foi, d’énergie, de sagesse et de compassion. Leur détachement des plaisirs de ce monde, ensuite, leur permettra d’endurer les austérités de la méditation dans les montagnes. Possédés finalement de l’amour, de la grâce et de l’expérience, ils deviendront simplement de parfaits maîtres spirituels. L’enseignement kagyü, la lignée de transmission orale, s’épanouira comme la lune montante. Réjouis-toi ! » prophétisa Marpa.
Il m’encouragea, m’inspira, me rendit joyeux. Ce fut le commencement du bonheur, dit Milarépa.
Telle est la troisième des œuvres excellentes, celle où il obtient les instructions et les initiations.
L’engagement de ne pas se livrer au meurtre, au vol, à la fornication, au mensonge, à l’ivresse (tib : dge-bsnyen gyi sdom-pa).
Traduction libre du tibétain : shi rgyas dbang drak. Ces adjectifs, « calme », « riche », « fort », « sauvage », sont, selon H. Jäschke, les caractères généraux de chacun des quatre continents. Décrits par les géographes anciens de l’Inde et du Tibet, ces continents sont respectivement en demi-lune, triangulaire, rond et carré. Ainsi que les quatre tours que dut bâtir Milarépa sur ordre de Marpa.