Rétchungpa demanda :
– Le Jetsün est-il parti pour la montagne sitôt entendues les instructions ? Ou bien est-il resté près du maître ?
– Le lama m’ordonna de montrer du courage dans la pratique, reprit Milarépa. Il m’installa avec tout ce dont j’avais besoin pour survivre dans la Grotte Tagnya du Lhobrag afin que j’y médite. J’allumai alors une petite lampe à beurre bien pleine et la posai sur ma tête. Tant qu’elle brûlait, je méditais, et les jours et les nuits s’égrenaient sans que je bouge. Onze mois passèrent ainsi. Puis le maître et son épouse vinrent me porter des provisions de nourriture consacrée.
« Fils, me dit le lama, je me réjouis de ta capacité à méditer onze mois sans que ton siège refroidisse. Détruis pour un moment la porte de ta grotte et viens te remettre des fatigues près de ton vieux père. Tu lui feras le récit de tes expériences. »
Je pensai : “Ma santé est bien assez bonne mais, puisque mon maître l’ordonne, je dois y aller.” Je commençai à démolir le mur d’argile quand, saisi par un sentiment de perte, n’osant plus continuer, je restai immobile.
« Viens-tu, fils ? dit la mère en s’approchant.
– Je ne puis ouvrir la grotte, répondis-je.
– Il n’y a pas de mal à ça. Mais les opportunités sont très importantes dans la pratique tantrique et le lama est en train de s’énerver. S’il était déçu, les bonnes conditions ne se présenteraient plus. Allons, vite, mettons ce mur à bas ! » dit la mère.
“Elle a raison”, pensai-je en ouvrant. J’allai près du lama et il dit :
« Méditons tous deux, père et fils, la compréhension pleine et claire. Dagméma, prépare le repas. »
Tandis que nous offrions le sacrifice, le lama demanda :
« Fils, à quelle certitude es-tu parvenu à propos des instructions ? Comment as-tu compris les expériences et les réalisations ? Explique-moi cela sans hâte. »
Dans mon adoration pour le maître, je m’agenouillai et joignis les paumes des mains. Les yeux brouillés de larmes, avant d’offrir le récit de mes expériences, je lui présentai en un chant un hommage à sept branches1 :
Je m’incline devant vous, ô seigneur,
Corps de félicité pour le cercle des êtres purifiés,
Vous qui prenez différentes formes
Pour convertir les incrédules.
Je salue la parole, de nature inséparable du vide,
Qui énonce dans le langage de chacun
La doctrine en ses quatre vingt-quatre mille aspects2,
Avec les soixante intonations de la voix de Brahma3.
Je salue l’esprit de l’immuable corps de vérité
Qui pénètre tous les objets de connaissance,
Tout comme l’absence d’ombre
Symbolise l’azur du dharmakaya.
Je me prosterne aux pieds de Dagméma,
La mère qui engendre les éveillés des trois temps,
Corps d’illusion inaltérable et parfait,
Elle habite le palais du royaume de vérité.
Les fils que vous avez réunis,
Les disciples qui agissent selon vos ordres,
Je les salue avec un respect sincère.
Tout ce qui est offrande dans l’univers entier,
Avec mon corps, je vous en fais don.
Chacune de mes fautes, je les reconnais.
J’aspire à faire tourner la roue de la doctrine
Et me réjouis des vertus qui apparaîtront.
Je prie pour que demeure le glorieux lama
Tant que le cycle des renaissances n’aura pas cessé.
Mes mérites, je les dédie aux créatures vivantes.
Ayant en prélude offert cet hommage, je dis :
« Comptant sur la bonté qui anéantit le samsara, sur le pouvoir de grâce d’une compassion sans mesure, sur les actes méritoires du maître, que rien ne distingue de Dordjé Tchang, sur ceux aussi de la mère et du fils, votre sujet présente l’infime compréhension du réel qu’il vient d’acquérir. Depuis la sphère de l’immuable et ultime réalité, je vous prie de me prêter un peu d’attention.
« J’ai compris tout d’abord qu’avec l’ignorance le corps matériel prenait forme, à la suite d’un enchaînement de causes à effets, qui sont douze facteurs dépendants les uns des autres. Une fois doté de chair et de sang, il accueille le principe conscient. Le corps humain devient le grand navire des méritants qui aspirent à la liberté, mais il entraîne également vers les mondes de douleur ceux qui accumulent les crimes et le vil karma. Il est à la croisée de chemins pour monter ou pour descendre. J’ai compris le risque extrême de perte ou de profit selon que le bien ou le mal était posé en principe sur la durée d’une vie. J’ai compris la difficulté de s’évader du samsara, le tourbillon des existences, source de toute souffrance. En me reposant sur votre force, seigneur, guide des créatures, je garde l’espoir de m’en échapper.
« Je sais qu’il faut prendre refuge dans les Trois Précieux Protecteurs, puis étudier selon les préceptes, mais c’est assurément le maître spirituel qui reste à l’origine de toutes les félicités. En accomplissant tous ses ordres, on ne viole pas le vœu sacré qui lie à sa personne. Cela, je l’ai compris : c’est le premier et le plus important des points à respecter.
« En réalisant ensuite combien il est rare d’obtenir le corps d’un être humain, l’esprit se trouve dominé par la pensée terrible des pièges de l’existence, par la loi de rétribution des actes, par l’idée de l’impermanence, de la mort, et il désire se libérer du cycle des renaissances. Il faut alors s’appuyer sur une morale et former le vœu de libération individuelle. Cela ressemble à la pose des fondations. A partir de cette base, on monte par étapes les voies de salut. L’engagement doit être protégé comme la prunelle de ses yeux, réactivé au cas où il dépérirait. La recherche de la paix et du bonheur personnel détourne vers le petit véhicule. C’est de la volonté de libérer la totalité des créatures vivantes des mondes infernaux que naît l’esprit du bodhisattva. Toutes les actions accomplies dès lors avec amour et compassion se vouent au bien du prochain. J’ai compris que c’était cela, l’esprit du grand véhicule. Une fois abandonnée la route de l’individualisme, on entre sur une voie supérieure.
« Aidé de la vue absolument pure, on entre sur la voie du vajrayana, l’insurpassable véhicule adamantin. Pour réaliser cette vue, il faut un lama aux qualités parfaites, qui détienne la méthode pour expliquer sans risque d’erreur le rituel complet des quatre initiations. L’initiation transmet le pouvoir de la vision profonde et l’on médite dès lors par degrés. Qui s’efforce de chercher l’absence de moi chez l’individu par la raison logique peut réfléchir en s’aidant des preuves et des exemples pris dans les Écritures et leurs commentaires. Comme il ne trouve pas d’ego, il réalise l’absence d’existence de la personnalité. N’ayant pas découvert de moi, il faut alors laisser l’esprit dans la contemplation, et quand il s’est installé dans cet état la course de l’imagination s’interrompt. L’esprit s’est libéré de son agitation. Combien de jours, de mois, d’années se sont-ils écoulés ? On ne le sait pas soi-même, c’est aux autres de les compter. Le calme mental est né, que l’on protège par la mémoire et l’attention, pour ne pas sombrer dans la torpeur. Dans leur clarté dénuée de toute sophistication, les apparences sont nues, authentiques. Cette pureté lumineuse, c’est shiné, l’expérience de la paix mentale.
« Là se saisit la vue pénétrante, dont la singularité n’apparaît pas à tout le monde. Je pense que l’on rencontre cette vision transcendante une fois parvenu au premier stade de la voie vers l’éveil. C’est pourquoi, en se livrant à la visualisation, on emprunte un mode de méditation formel. Les multiples visions du corps des divinités expérimentées dans l’état du calme mental restent vides de substance. Elles donnent juste la preuve de la méditation.
« Pour résumer, l’expérience d’un état mental apaisé mais pourtant vif, accompagné de la connaissance attentive et du pouvoir d’analyse, se révèle le seul moyen pour atteindre à la vue pénétrante. Je considère qu’il ressemble aux barreaux inférieurs d’une échelle. Que l’on médite sur la forme ou le sans-forme, en cette étape du calme mental, il faut au préalable avoir suscité toutes les marques de l’amour et de la compassion. Avec l’esprit de l’éveil, la méditation s’accomplit au profit de l’autre. Avec la vue parfaitement pure, on s’entraîne ensuite à ne rien visualiser. A la fin, depuis cette sphère vide de représentation, on forme des vœux pour dédier les mérites à autrui. J’ai compris qu’il s’agissait là de la meilleure des voies.
« Comprendre la nourriture n’aide pas l’homme affamé, il lui faut manger. Il en va de même pour la réalisation de la vacuité, en comprendre le sens ne suffit pas. J’ai appris qu’il fallait la méditer, et tout particulièrement afin de réaliser la vue pénétrante. Après des heures de méditation, il faut encore, sans distraction, s’efforcer à des exercices répétés.
« Pour simplifier, avec la pleine ouverture du vide, l’impartialité, l’absence de définition, la non-conceptualisation des phénomènes, le yogi met en pratique la théorie des étapes de la voie tantrique qui correspondent aux quatre initiations. Pour matérialiser ces perceptions, il doit les assumer physiquement, négliger le besoin de nourriture, poursuivre son chemin en chargeant l’esprit de tous les fardeaux, accepter n’importe quelle circonstance, et même la mort avec une parfaite équanimité.
« Je suis incapable de remercier le lama et la mère avec des offrandes matérielles, je n’en possède pas. Je leur fais hommage de ma méditation pour la durée de ma vie et demande à leur présenter mon ultime réalisation dans le paradis d’Ögmin.
Au grand Dordjé Tchang mon lama,
A Dagmé la mère qui engendre les éveillés,
A l’assemblée des fils de bouddhas,
J’ai donné à entendre quelques phrases
Que j’ai réalisées en l’esprit.
Veuillez excuser mes fautes,
Mes idées erronées, défaillantes, irréfléchies,
Et corrigez mes erreurs selon la doctrine.
Le mandala de votre cœur, ô seigneur !
Irradie les chauds rayons de la grâce.
Ainsi s’épanouit le lotus en mon esprit,
Se répand le parfum des expériences et des réalisations.
Comme je ne peux répondre à votre bonté
Je fais hommage d’une méditation constante.
Puissé-je aller aux limites de la pratique !
Que les fruits en soient bienfaisants pour tous les êtres !
Pardonnez votre sujet pour l’audace de sa requête. »
« J’espérais autant de toi, mon fils, et cet espoir est comblé, dit le lama, extrêmement réjoui.
– Je savais mon fils capable d’une telle force mentale », dit la mère, vraiment ravie.
Nous abordâmes de nombreux points de doctrine, puis père et mère repartirent tous deux chez eux. Je scellai ma porte avec de l’argile et méditai comme avant.
A cette époque, le lama Marpa se rendit dans la région centrale, au nord, afin de propager la doctrine. Un soir, après une cérémonie d’offrandes chez Marpa Golègs, des dakinis lui révélèrent le sens caché de paroles symboliques du penchen Naro qui lui étaient jadis restées obscures. Mon maître décida de s’en aller revoir Naropa et rentra dans la vallée du Drowo, où il demeura quelques jours. C’est à ce moment-là, une nuit, que je rêvai d’une femme couleur d’azur, ravissante dans sa robe de soie et ses ornements d’os. Elle m’apparut avec des cils et des sourcils d’or étincelants4. « Fils, me dit-elle, tu possèdes les six yogas de Naropa et Mahamudra, le Grand Symbole ; longtemps méditées, ces doctrines mènent sur la voie de l’éveil. Mais l’instruction du transfert de conscience, migration instantanée vers l’état de bouddha, tu ne la connais pas. Demande-la ! »
Elle partit et je m’interrogeai : “Cette femme portait les attributs des dakinis. Pourtant, est-ce bien une prophétie des messagères célestes ou un obstacle démoniaque ? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, mon lama le saura car il est un éveillé du passé, du présent et du futur. Depuis les plus hautes instructions permettant de gagner la bouddhéité jusqu’aux méthodes pour recoller la terre cuite, rien n’échappe à sa connaissance. Au cas où il s’agirait bien d’un avertissement des dakinis, je dois lui demander la doctrine du transfert de conscience.” Je démolis le mur de ma retraite et me rendis près de lui.
« Pourquoi es-tu venu ? dit le lama. En ne restant pas dans un strict isolement, tu cours le risque d’un accident. »
Je lui racontai quelle femme m’était apparue, ce qu’elle m’avait dit et le doute qui en avait résulté : était-ce un obstacle ou une révélation ?
« Mais s’il s’agit d’un message, je suis venu vous demander le transfert de conscience. Je vous prie de me l’accorder », dis-je.
Marpa demeura pensif.
« C’est à n’en pas douter une prophétie des messagères célestes, annonca-t-il. Quand j’allais pour quitter l’Inde, le penchen Naro me parla de l’enseignement du transfert, mais je n’ai pas le souvenir de l’avoir demandé. Nous lirons les traités indiens et nous le trouverons. »
Tous deux alors, maître et disciple, avons cherché nuit et jour le texte du transfert de conscience. Nous avons trouvé nombre de traités sur l’expulsion de conscience, mais pas le moindre mot sur le transfert. Le lama me dit :
« L’appel reçu dans le Centre m’exhortait à demander ce texte. Et puisque je ne sais pas quel est le sujet de cette instruction, j’irai m’en enquérir. »
J’avançai des arguments sur son âge et sa santé, mais tout ce que je tentai pour repousser ce voyage échoua. Le maître convertit en or les offrandes de ses disciples, en prit une pleine coupe de porcelaine et partit pour l’Inde.
Naropa avait touché au terme de son existence5. Sans considération pour sa propre vie, Marpa décida de se mettre en quête de son maître. De nombreux présages lui ayant donné l’assurance de le revoir, il pria, supplia et chercha. Il rencontra Naropa dans la profondeur d’une forêt, le conduisit au temple de Poulahari et lui demanda l’instruction du transfert de conscience.
« Y as-tu repensé ou en as-tu reçu la révélation ? lui demanda son maître.
– Je ne m’en souvenais pas et je n’ai pas eu de prophétie non plus. C’est mon disciple Thöpaga qui a reçu ce message des dakinis. Aussi, je suis venu demander cet enseignement, répondit Marpa.
– Extraordinaire ! Dans ce pays de ténèbres, le Tibet, il existe un être pareil au soleil qui paraît sur les montagnes enneigées. »
Et les deux mains jointes au-dessus de sa tête, Naropa déclama :
Je salue l’être noble
Appelé Thöpaga.
Tel un soleil il éclaire les neiges
Des noires ténèbres du Nord.
Ayant ainsi parlé, il ferma les yeux et inclina trois fois la tête. Les montagnes et les arbres de l’Inde se courbèrent trois fois eux aussi en direction du Tibet, et aujourd’hui encore, à Poulahari, ils gardent leur cime inclinée de ce côté.
Puis, après avoir pleinement accordé à son disciple les instructions reçues des messagères célestes de bouche à oreille, le penchen Naro interpréta une salutation effectuée par Marpa6. Il lui prédit que sa descendance familiale serait courte mais que, grâce à mes mérites, sa succession spirituelle serait aussi longue que le cours d’un fleuve.
Marpa rejoignit son siège au Tibet7. Un peu plus tard, mourut son fils Darmadodé, comme il en avait reçu la prophétie. Ce fut au cours d’un hommage pour l’anniversaire de la disparition de son fils que, parmi les rangs des moines et disciples rassemblés, les aînés s’adressèrent à Marpa.
« Lama très précieux, votre fils ressemblait au bouddha des trois époques et nos mérites étaient insuffisants. Quant au lama, il avance vers le grand âge. L’enseignement de la lignée kagyü, comment se propagera-t-il ? Nous vous prions de nous prédire comment nous, vos disciples, devrons agir dans notre œuvre de conversion. »
Marpa leur répondit :
« Moi et les descendants de Naro, nous avons autorité sur les rêves et leurs présages. Nous possédons aussi de sages prédictions du pandit Naro à propos de l’enseignement de la lignée de transmission orale. Vous, mes fils aînés, restez désormais attentifs à vos rêves ! »
Ainsi les grands disciples racontèrent-ils ceux qu’ils gardaient en mémoire. Tous firent quelques beaux rêves, mais sans portée révélatrice. Je rêvai une fois de quatre grands piliers et j’en offris ainsi le récit au lama :
Pour obéir aux ordres de Dordjé Tchang,
Je présente au lama un récit,
Celui de mon rêve de la nuit dernière.
Qu’il veuille bien écouter un moment !
Au nord de notre vaste continent,
J’ai rêvé que surgissait un massif enneigé.
La cime de la montagne touchait au ciel,
Lune et soleil lui tournaient tout autour.
J’ai rêvé que leur lumière pénétrait tout l’espace.
La base de la montagne couvrait toute la terre.
J’ai rêvé que des rivières coulaient dans les quatre directions,
Qu’elles contentaient toutes les créatures.
J’ai rêvé que leurs eaux couraient vers l’océan,
Faisant éclore des quantités de fleurs.
Voilà les traits généraux de mon rêve,
Je les dis au lama, bouddha des trois époques.
J’ai rêvé qu’un pilier se dressait
A l’est de ce haut massif enneigé.
Un lion se tenait assis au sommet,
La crinière de turquoise largement déployée,
Les griffes bien écartées sur les neiges.
J’ai rêvé qu’il portait son regard vers le ciel,
Qu’il déambulait sur les sommets glacés.
Je le dis au lama, bouddha des trois époques.
J’ai rêvé qu’un pilier au sud se dressait
Avec une tigresse rugissante au sommet.
J’ai rêvé du dessin éclatant de sa fourrure,
Des triples rayures de son poitrail.
Les pattes enfoncées dans la forêt,
Elle portait son regard vers le ciel.
J’ai rêvé qu’elle errait sous le couvert des grands arbres,
Parmi les rangées de cèdres.
Je le dis au lama, bouddha des trois époques.
J’ai rêvé qu’un pilier à l’ouest se dressait.
Au-dessus du sommet planait un garuda.
J’ai rêvé de ses immenses ailes déployées,
De ses cornes pointant vers l’azur.
Son regard dirigé vers le ciel,
J’ai rêvé qu’il s’élevait dans l’espace.
Je le dis au lama, bouddha des trois époques.
J’ai rêvé qu’un pilier au nord se dressait.
Au-dessus du sommet planait un vautour
Qui déployait ses ailes aux larges rémiges.
J’ai rêvé de son nid dans le roc.
J’ai rêvé qu’il héritait d’un fils,
Et du ciel qui s’emplissait de petits oiseaux.
Le vautour gardait les yeux levés,
J’ai rêvé qu’il partait vers le haut azur.
Je le dis au lama, bouddha des trois époques.
Je crois favorables les signes de ce rêve,
Ils me plaisent et me réjouissent.
Je vous prie de nous en révéler le sens.
« Le rêve est bon », dit le lama, enchanté.
Et à la mère il ordonna :
« Prépare les aliments pour le sacrifice rituel. »
Elle réunit le nécessaire, puis, les disciples une fois rassemblés pour la cérémonie d’offrandes, Marpa, qui se trouvait parmi eux, s’exclama :
« Quel rêve extraordinaire que celui de Mila Dordjé Gyaltsen !
– Veuillez nous en révéler le sens et la portée prophétique », demandèrent les fils aînés.
Alors, le Grand Traducteur, cet être excellent, dit un chant qui dévoilait les symboles du rêve pour ses disciples :
Je me prosterne aux pieds du penchen Naro,
Le bouddha des trois temps, protecteur des créatures.
Les présages d’un avenir étonnant
Annoncés par les signes de ce rêve,
Moi, votre vieux père, je vais les expliquer.
Écoutez bien, disciples qui êtes ici assis.
Cette terre au nord de notre continent,
C’est le Tibet où se diffuse la doctrine du Bouddha.
La montagne enneigée représente
Votre vieux père Marpa Lotsa
Et l’enseignement de la lignée kagyü.
La cime qui touche au ciel
Symbolise une philosophie sans égale,
Lune et soleil tournant autour du pic
Sont la lueur d’amour et de sagesse dans la méditation.
La lumière qui pénètre tout l’espace
Montre la compassion dissipant les ténèbres de l’ignorance.
La base de la montagne recouvre le sol
Car ainsi s’étendent sur terre les actes méritoires.
Des rivières coulent dans les quatre directions
Comme les instructions des quatre initiations.
Ces fleuves qui contentent toutes les créatures
Prédisent leur salut,
Et leur course vers l’océan symbolise la rencontre de la claire lumière
Comme de la mère avec le fils8.
Toutes les fleurs épanouies prophétisent
L’expérience du fruit sans tache.
Disciples et moines ici rassemblés,
Le rêve général n’est pas mauvais, il est favorable.
Le pilier qui se dresse à l’est
De ce haut massif enneigé
Représente Tsourtön Wangné de Döl
Et le lion qui se tient assis au sommet
Prouve que sa nature est bien celle du lion.
En sa crinière de turquoise largement déployée
Il rassemble les instructions de la transmission orale.
Ses griffes bien écartées sur la neige
Montrent qu’il détient quatre vertus démesurées.
Il porte son regard vers le haut
Car il prend congé de l’existence mondaine.
S’il déambule dans les solitudes glacées,
C’est qu’il marche vers la liberté.
Disciples et moines ici rassemblés,
Ce rêve de l’est n’est pas mauvais, il est favorable.
Le pilier qui se dresse au sud
Représente Ngogtön Chödor de Shoung
Et la tigresse rugissante au sommet
Prouve que sa nature est bien celle du tigre.
Dans le dessin éclatant de sa fourrure,
Se rassemblent les instructions de la transmission orale.
Les triples rayures de son poitrail
Montrent la réalisation des trois corps d’un bouddha.
Ses pattes sont enfoncées dans la forêt
Car les quatre devoirs ont été achevés.
Elle porte son regard vers le ciel
Et se détourne ainsi de l’existence mondaine.
Ses errances sous le couvert des grands arbres
Sont des marches vers la liberté
Prédisent la lignée des fils à sa suite.
Disciples et moines ici rassemblés,
Le rêve du sud n’est pas mauvais, il est favorable.
Le pilier qui se dresse à l’ouest
Représente Métön Tsönpo du Tsangrong
Et le garuda qui plane au sommet
Prouve que sa nature est celle du garuda.
Ses immenses ailes déployées
Montrent l’amplitude des instructions de la lignée orale.
Avec ses cornes pointant vers l’azur
Il évite les erreurs de la vue et de la méditation.
Son regard est dirigé vers le ciel
Car il a tourné le dos à l’existence mondaine.
En s’élevant vers le haut espace
Il s’élance vers la délivrance.
Disciples et moines ici rassemblés,
Le rêve de l’ouest n’est pas mauvais, il est favorable.
Le pilier qui se dresse au nord
Représente Milarépa du Goung Thang.
Et le vautour qui plane à son sommet
Prouve que sa nature est celle du vautour.
En ses ailes aux larges rémiges
Se déploient les instructions de la transmission orale.
Son nid s’accroche au rocher
Car sa vie sera plus résistante que le roc.
Comme il hérite d’un fils,
Un incomparable descendant lui est prédit9.
Le ciel empli de petits oiseaux
Annonce la diffusion de la doctrine kagyü.
Le vautour garde les yeux levés
Car il a quitté le cycle des renaissances.
En s’envolant vers le haut azur
Il part vers sa libération.
Moines et disciples ici rassemblés,
Le rêve du nord n’est pas mauvais, il est favorable.
Je suis votre vieux père et j’ai achevé ma tâche.
Voici venu le temps de mes disciples.
Si vous croyez à la parole d’un vieil homme,
L’enseignement de la lignée de la pratique
Se propagera dans les temps futurs.
Marpa ainsi chanta et l’assemblée éprouva une joie sans mesure. Le lama ensuite ouvrit à ses fils aînés le trésor des instructions personnelles et des enseignements. Il expliquait durant le jour, et la nuit les laissait méditer. Tous connurent le succès dans leurs pratiques spirituelles.
Un soir où il accordait l’initiation secrète de Dagméma, la mère sans ego10, Marpa pensa qu’il devait donner à tous ses disciples des directives précises afin de les charger d’enseigner chacun une doctrine particulière. “J’examinerai les présages du petit matin”, se dit-il. Et il observa ses fils aînés dans la lueur de l’aube. Ngogtön Chödor de Shoung étudiait les commentaires du tantra de Hevajra ; Tsourtön Wangné de Döl méditait l’expulsion de conscience ; Métön Tsönpo du Tsangrong méditait la claire lumière ; et il me vit pratiquer le yoga de la chaleur intérieure. Ainsi sut-il quelles seraient les directives et les tâches à fixer à chacun de nous. Il instruisit le lama Ngogpa sur la façon d’expliquer les traités tantriques par les quatre méthodes et les six manières qui s’enfilent telles des perles sur un fil. Il lui donna aussi les six ornements de Naropa, son rosaire de rubis, la longue cuillère pour sacrifier au feu et un livre de commentaires sanskrits.
« Efforce-toi d’expliquer pour œuvrer au bien d’autrui », lui ordonna Marpa.
Il instruisit Tsourtön Wangné de Döl sur l’expulsion de conscience, la maîtrise pareille à l’oiseau qui s’envole par l’ouverture d’un toit. Il lui donna aussi un ongle et une mèche de Naropa, des pilules d’ambroisie et le diadème des cinq familles de bouddhas.
« Pratique l’expulsion de conscience », lui ordonna Marpa.
Il instruisit Métön Tsönpo du Tsangrong sur la claire lumière, la maîtrise pareille à une lampe brûlant dans les ténèbres. Il lui donna aussi la clochette et le foudre-diamant de Naropa, son petit tambour à boules fouettantes et la coquille nacrée servant de coupe aux libations.
« Délivre-toi des affres du bardo », lui ordonna Marpa.
A moi, il donna l’excellente doctrine de la chaleur intérieure, pareille à la flambée d’un bois bien fendu. Je reçus aussi le chapeau de Métripa et l’habit de Naropa.
« Parcours les déserts de pierre et de neige et médite », m’ordonna Marpa.
Participant ensuite à la grande fête sacrificielle qui réunissait tous les disciples, le lama ajouta :
« Je vous ai donné les instructions qui s’accordaient aux présages, ainsi chacun de vous les transmettra-t-il à ses successeurs. Elles deviendront votre activité principale la plus profitable. Je n’ai plus Dodéboum, maintenant. Je vous confie les instructions de la lignée kagyü qui sont miennes, ainsi que l’héritage de leur grâce. Employez-y votre énergie, et les bienfaits pour les êtres se multiplieront. »
Chacun des grands disciples repartit ensuite pour son siège.
« Reste quelques années de plus chez moi, me dit Marpa. Je dois te donner encore des instructions et des initiations particulières. Il te faut affermir près de ton maître expériences et réalisations. Tiens-toi dans une stricte réclusion ! »
Je demeurai alors dans la grotte de Zangpouk qui avait été révélée par Naro. Le père et la mère m’envoyaient une part des offrandes rituelles, même un simple bol, et ils le faisaient d’un cœur aimant, dit Milarépa.
La naissance des expériences et des réalisations, grâce à la méditation près du lama, telle est la quatrième des œuvres excellentes.
Les sept branches de l’hommage se composent de la salutation, de l’offrande, de la confession, du bonheur des vertus, de l’incitation à prêcher, de la prière pour que s’accomplisse le vœu du bodhisattva, de la dédicace des mérites.
Aspects qui correspondent au nombre répertorié des illusions mentales et des fautes.
Intonations qui permettent de s’adresser à tous et de communiquer au mieux avec chaque individu selon son niveau.
The Life of Marpa the Translator raconte en détail ce rêve et les circonstances du troisième voyage de Marpa en Inde. Page 73, une traduction littérale du tibétain indique : eyebrows and moustache ; il nous paraît plus adapté aux canons de la beauté féminine de traduire par « cils et sourcils d’or étincelants ».
« Naropa était mort » traduit exactement J. Bacot. Mais, pour expliquer la rencontre, le lama Kazi Dawa Samdup (Jetsun-Kahbum, p. 189) écrit : « Selon quelques traditions, Naropa, étant un parfait yogi, ne mourut pas, mais entra simplement dans son corps subtil grâce à la transmutation directe du corps physique plus grossier. »
Marpa s’était prosterné devant son yidam personnel Hevajra avant de saluer son maître Naropa (The Life of Marpa, p. 92-99).
Après trois ans de séjour en Inde.
La rencontre de la claire lumière-mère avec le fils est un processus de fusion, d’unité totale de l’imagination et du vide des phénomènes. Comme les rayons du soleil font partie du soleil, le principe conscient est la claire lumière.
L’incomparable Gampopa.
En sanskrit : Narâtmyâ. Elle est la parèdre principale de Hevajra, divinité tutélaire de Marpa. Son nom tibétain : bDag-med-ma, est celui que porte l’épouse de Marpa.