7

La méditation dans la montagne


Rétchungpa reprit :

– En quel endroit le Jetsün s’est-il tout d’abord livré à la méditation et à l’ascétisme ?

– Le lendemain matin, poursuivit Milarépa, le fils de mon instituteur me dit :

« Voici des provisions pour soutenir votre retraite. Gardez-nous donc au cœur de vos pratiques spirituelles. »

Et je partis, emportant un plein sac de farine, du beurre et de la viande séchée. Je m’installai en méditation dans une belle grotte de la montagne située derrière ma maison. Comme j’économisais mes vivres je me sentais physiquement affaibli, mais je progressais dans mes exercices spirituels. Je tins ainsi quelques mois. Mes provisions achevées, je ne pouvais rester longtemps privé de toute nourriture. Je pensai alors : “Je mendierai des condiments chez les pasteurs du haut de la vallée et des céréales chez les fermiers du bas. Je dois continuer de méditer en soutenant ma monture juste ce qu’il faut.” J’allai donc chez les éleveurs. A l’entrée d’une tente noire, je dis :

« Un yogi demande l’aumône de quelques victuailles. »

J’étais tombé sur le campement de ma tante. Elle me reconnut et fut si contrariée qu’elle excita ses chiens contre moi. Je me protégeai d’eux avec ma canne, avec des pierres, mais elle, apportant un piquet de tente, cria :

« Toi qui fais honte à un noble père ! Boucher de ta propre famille ! Toi, le démon qui a ruiné ce pays, pourquoi es-tu venu ? Qu’un fils tel que toi soit né à un si bon père ! »

Je m’enfuis sous les coups, mais les mauvaises conditions de vie avaient amoindri mes forces et, quand mon pied heurta une pierre, je m’affalai au milieu d’une mare. J’aurais pu mourir, elle braillait encore. Je me relevai tant bien que mal et, appuyé sur mon bâton, pour la tante je chantai :

Je me prosterne aux pieds de Marpa mon père.

A Korön de Tsa, ce méchant pays,

Des parents firent la guerre à une mère et ses enfants.

Oncle et tante, nous avez-vous renvoyés

Comme un bâton éparpille un tas de pois ?

Souvenez-vous !

 

Pendant que j’errais aux confins de la terre

Ma mère mourut de misère et de chagrin,

Ma sœur émigra pour mendier et survivre.

Je n’ai pas cessé de les aimer toutes deux.

Quand je revins sur la terre de mon père,

J’étais pour toujours séparé de ma mère adorée.

Ma chère sœur vagabondait au loin.

Je me sentis soulevé d’indignation.

Cette souffrance d’une mère et de ses enfants,

N’étiez-vous pas tous d’accord pour nous l’infliger ?

 

Cet insupportable chagrin

M’a éclairé pour pratiquer la noble loi.

Quand je méditais sans arrêt dans la montagne

Les instructions du bienveillant Marpa,

Démuni de tout j’ai dû aller mendier

Pour soutenir ce corps illusoire.

Comme un insecte épuisé à l’entrée d’une fourmilière

Je me suis approché de la porte de ma tante.

Elle me dépêcha ses chiens féroces.

A bout de forces j’ai pourtant combattu.

 

Ses malédictions, ses vulgaires menaces

Suscitèrent un dégoût qui m’a levé le cœur.

Un piquet de bois en guise d’arme,

Elle a saoulé de coups mon pauvre corps.

J’en perdis presque une vie précieuse.

 

Mon irritation paraît justifiée

Mais j’agirai selon les ordres du lama.

Tante, renonce à ta vindicte !

Je mendie des vivres pour ma retraite.

Ô Marpa ! Seigneur de compassion et d’amour,

Bénissez votre sujet et calmez sa colère.

Ainsi, avec des sanglots dans la voix je chantai cette mélodie. La tante avait honte, et la jeune fille qui se trouvait derrière elle pleurait sans arrêt. Toutes deux rentrèrent, puis la fille me porta une bille de beurre et du fromage en poudre. Je mendiai auprès d’autres campements où je ne connaissais personne, mais les gens savaient qui j’étais. Après m’avoir regardé avec insistance, chacun d’eux me fit une aumône de la meilleure sorte et j’emportai le tout. Étant donné l’attitude de ma tante, j’imaginais bien celle de l’oncle, il me fallait éviter son voisinage. Mais tandis que je mendiais chez les paysans de la haute vallée de Tsa, j’atteignis l’entrée de la maison que mon oncle avait perdue autrefois. Il cria en me reconnaissant :

« Je suis vieux et pareil à un cadavre, mais j’ai ce qu’il te faut. »

Et il me lança une pierre capable de me tuer, dont je sentis le souffle passer. Comme je le connaissais bien, je décampai. Il me jeta autant de pierres que ses forces le lui permirent. Je m’enfuyais pourtant mais il sortit, tenant son arc et des flèches.

« Négociant de chair humaine ! Toi qui amènes la honte avec toi ! N’as-tu pas ruiné ce pays ? Villageois, nous avons l’ennemi à portée de main ! Venez vite ! Sortez tous ! » hurlait-il en me décochant des flèches.

Tandis que de jeunes garçons me jetaient aussi quelques pierres, j’eus l’idée de les menacer, car tous, sans exception, craignaient mes pouvoirs magiques.

« Ô lama kagyü ! Océan des divinités buveuses de sang ! Le yogi pratiquant de la doctrine fait face à des ennemis. Anéantissez ses poursuivants ! »

J’ajoutai :

« Moi je peux mourir, mais les protecteurs de la doctrine, eux, sont immortels. »

Terrifiés, les jeunes garçons se saisirent de l’oncle. Certains, qui avaient gardé une attitude neutre, servirent d’intermédiaires et les jeteurs de pierres firent des excuses. L’oncle ne consentit pas à donner la moindre aumône, mais tous les autres villageois se montrèrent généreux et j’emportai leurs dons.

“Rester maintenant, pensai-je, aggraverait leur inimitié. Je dois m’en aller.” Mais la nuit je rêvai que, si je demeurais là quelques jours de plus, un signe heureux se manifesterait. Je restai, et Dzessé ainsi eut vent de ma présence. Elle vint me voir, m’apportant des vivres et de la bière. Elle se serra contre moi en pleurant, puis me raconta comment ma mère était morte et comment ma sœur était partie. Terriblement triste, je pleurai moi aussi beaucoup. Je lui dis :

« Après tout ce temps, tu n’es pas encore mariée…

– Personne ne m’a demandée : ils craignaient tes protecteurs. Il y en aurait eu un que je n’y serais pas allée. Quel étonnement de te voir bouddhiste ! Comment feras-tu maintenant avec les champs et la maison ? »

Je compris ses intentions et pensai à part moi : “Si je ne mène pas la vie d’un homme marié, c’est grâce à la bonté du Traducteur Marpa. Selon les usages spirituels, il me suffirait de formuler des prières, mais selon les usages du monde, il lui faut savoir à quoi s’en tenir.”

« Si tu revois ma sœur, donne-les-lui. En attendant, garde la terre. S’il est certain que ma sœur est morte, prends pour toi le champ et la maison, lui dis-je.

– Tu ne les veux donc plus ?

– Je me priverai et chercherai ma nourriture comme les oiseaux ou les mulots, je n’ai pas besoin d’un champ. Je vivrai dans les grottes des lieux déserts, je n’ai pas besoin de maison. Si je possédais tout notre continent, il me faudrait bien le laisser au moment de mourir. Renonçant dès aujourd’hui, j’en aurai de la joie pour cette vie et pour les suivantes. C’est pourquoi mon comportement sera désormais contraire à celui des hommes. N’attends pas de moi que j’en sois encore un !

– Ta pratique va-t-elle donc à l’encontre de celle des autres religieux ? s’enquit Dzessé.

– Les autres ont des intentions qui restent souvent dans le cadre des honneurs mondains. Alors, ils apprennent à commenter quelques phrases sorties d’ouvrages simples et se réjouissent du triomphe de leur propre opinion sur celle d’autrui. Ils se donnent le nom de “religieux” et s’essoufflent à entasser des richesses, à devenir célèbres. Je m’oppose aux gens de cette sorte qui se contentent de porter l’habit jaune, j’agirai tout à l’inverse. A côté de ceux-là, il existe des pratiquants qui, malgré leur philosophie et leur habit différents des miens, ne partagent aucun principe avec les précédents. Si nous poursuivons la même vérité, je ne saurai me détourner d’eux. Sinon, nous n’aurons rien de commun.

– Ton allure est pire que celle d’un mendiant, je n’avais jamais imaginé une pareille dégaine, dit-elle. De quel grand véhicule est ce costume que tu portes ?

– Du meilleur de tous les véhicules. C’est le costume de la méthode appelée “Jeter au vent les huit préoccupations mondaines” pour atteindre l’éveil en cette vie. »

Elle dit :

« Puisqu’il y a selon toi contradiction entre vos comportements et vos allures, une des deux voies semble ne pas appartenir à la doctrine juste. Mais même si elles se valaient, c’est la leur que je préférerais.

– Moi je ne l’aime pas, cette doctrine qui te plaît à toi, créature mondaine. Et même ces religieux porteurs de la robe de moine avec lesquels je suis d’accord, il semble qu’ils possèdent encore quelques intérêts temporels. En admettant qu’il n’en soit rien, la différence entre nous se révèle inimaginable quand il s’agit de la vitesse de nos méthodes pour gagner l’éveil. Cela, tu ne le comprends pas. C’est pourquoi, pratique la doctrine bouddhique si tu le peux. Si tu ne le peux pas, garde le champ et la maison et va-t’en reprendre tes habitudes.

– Je n’ai pas besoin de tes propriétés, fais-en cadeau à ta sœur. Je pratiquerai une doctrine, mais je suis incapable de me livrer à la tienne », répondit Dzessé avant de s’en aller.

Ayant appris que je ne m’intéressais plus à mon domaine, la tante laissa passer quelques jours. “Comme il dit agir selon les ordres de son lama, voyons voir si j’obtiendrai le champ”, pensa-t-elle, et elle vint m’apporter de la tsampa, de la bière et des condiments. Elle me dit :

« L’autre jour, j’ai agi en ignorante. Que mon neveu me pardonne puisqu’il est un bon bouddhiste ! Désormais, votre tante sèmera votre terre et vous apportera de la nourriture.

– Que la tante alors me procure chaque mois un sac de farine d’orge, et qu’elle dispose de l’excédent, répondis-je.

– C’est ce que je ferai. »

Elle respecta l’accord environ deux mois et m’envoya l’orge. Puis elle revint se plaindre :

« Les gens prétendent que, si je cultive ce champ, les protecteurs de mon neveu exerceront leur pouvoir magique. Mais peut-être ne feront-ils aucun mal…

– Pourquoi useraient-ils de maléfices ? lui dis-je. Quand la tante travaille ce champ et m’amène des provisions, elle n’y gagne que des vertus.

– Très bien ! Si pour mon neveu c’est indifférent, la tante se réjouirait qu’il en fasse le serment. »

Je ne savais pas quelles étaient ses intentions à ce sujet, mais la doctrine étant aussi de faire plaisir aux autres, je jurai. Elle s’en retourna, enchantée.

Je méditai ensuite avec toutes mes facultés d’endurance, mais sans parvenir à susciter la moindre des qualités de la félicité corporelle. Alors que je m’en inquiétais, je rêvai une nuit que je labourais une terre compacte sans pouvoir l’entamer. Je pensais abandonner la tâche quand le vénérable Marpa apparut dans l’azur. « Fils, laboure avec courage et enthousiasme ! ordonna-t-il. C’est ainsi que tu ouvriras ce champ en dépit de sa résistance. » Guidé par Marpa je labourai, et cette terre, je rêvai qu’elle donnait une superbe récolte. Je me réveillai avec un sentiment de bonheur. “Même les idiots ne prennent pas pour vérité les traces illusoires d’un rêve. Serais-je plus débile encore ?” pensai-je. Je me dis pourtant que cela présageait de la naissance des talents grâce à une méditation continue. Dans ma joie, je chantai pour éclaircir le sens de ce rêve :

Cela énoncé, je pensai devoir partir méditer à Drakar Tasso, la Roche Blanche. C’est alors que la tante vint m’apporter trois sacs de farine d’orge, un manteau de peau retournée, un habit complet de beau coton et des condiments, beurre et graisse mélangés.

« Cela représente le prix d’achat du champ de mon neveu, dit-elle. Prenez-le, et qu’il vous serve à partir dans une région dont mes oreilles n’entendront pas parler et que mes yeux ne verront pas. Car tous les gens du pays m’ont avertie : “Après les malheurs que nous a déjà infligés Thöpaga, vous faites des affaires pour son compte. S’il tuait les survivants de ce village, nous vous mettrions à mort tous les deux.” Il paraît préférable que mon neveu s’en aille. S’il ne partait pas, cela n’aurait de toute façon aucun sens de me tuer, moi, mais ils n’hésiteraient pas à éliminer mon neveu, je le sais. »

Je pensai : “Les gens d’ici n’ont pas dit cela, je le sais bien. En supposant que je n’agisse pas selon la loi bouddhique, je n’ai pas pris l’engagement de ne pas exercer mon pouvoir magique contre ceux qui m’ont dépossédé. Et pour le yogi, un serment étant aussi illusoire qu’un rêve, je pourrais sans difficulté renvoyer la grêle sous leurs pieds. Pourtant, je n’agirai pas ainsi. Sur qui méditerais-je la patience si je n’avais aucun motif de colère ? Que ferais-je de ce champ et de ces choses périssables si je mourais cette nuit ? On dit que la patience est un excellent moyen pour gagner l’éveil. La tante sera la base de cette méditation. Grâce à l’oncle et à la tante, j’ai rencontré la noble doctrine, et comme je leur en suis très reconnaissant je formerai des vœux pour qu’en retour ils obtiennent l’état de bouddha dans leur vie future. En cette vie-là, je peux non seulement leur donner le champ, mais aussi la maison.” Je parlai à la tante en ce sens :

« Hormis les instructions du lama, je n’ai besoin de rien pour mon accomplissement spirituel. Que la tante prenne la terre, et la maison avec ! »

Et je chantai ainsi :

Ainsi ai-je chanté.

« Il semblerait que mon neveu agisse comme un bon bouddhiste, dit la tante. Je m’en réjouis. »

Et, satisfaite, elle s’en alla. J’eus un terrible accès de tristesse, provoqué par ces événements, mais la décision prise au sujet de la maison et de la terre m’apporta le repos de l’esprit. Je pensai alors partir méditer à la Roche Blanche selon mon vœu initial. Cette grotte, celle où j’avais ancré mes pratiques contemplatives, fut plus tard renommée comme la Grotte des Fondations.

Le lendemain matin, emportant les choses reçues pour prix du champ et le peu que je possédais par ailleurs, je partis pour Drakar Tasso sans que personne s’en aperçoive. Je trouvai la grotte agréable et je m’y installai. J’arrangeai une natte bien ferme pour méditer, qui me servit aussi de couche. Puis je m’engageai par ces mots à ne pas rejoindre les villages : “Tant que je n’aurai pas donné vie à des expériences et des réalisations sublimes, dussé-je mourir de faim dans ces montagnes désertes, je ne descendrai pas mendier auprès des croyants, ni me gaver des cendres du pain consacré des défunts1. Je ne descendrai pas pour me vêtir, dussé-je mourir de froid. Je n’accepterai ni distractions ni fêtes, dussé-je périr de tristesse. Je mourrai de maladie, mais je ne descendrai pas chercher de médecines. Je ne bougerai pas d’un pouce pour accomplir les tâches mondaines, mais je méditerai jusqu’à l’éveil, le corps, la parole et l’esprit attentifs. Ô lama ! Ô divinité tutélaire ! De grâce, permettez-moi de tenir ces engagements ! Que les messagères et les protecteurs du dharma m’aident à parfaire mon dessein ! Au cas où je transgresserais ces vœux, je préférerais mourir plutôt que de vivre hors de ma retraite. Que l’océan des divinités gardiennes prenne ma vie aussitôt que j’aurai violé mes vœux ! Que lama et yidam m’aident à retrouver la noble doctrine dans l’existence suivante en renaissant dans un corps humain capable de méditer !”

Après cette promesse, je chantai une prière d’engagement :

Fils héritier de Naropa, voie de la délivrance,

Bénissez le mendiant, qu’il reste dans les montagnes !

 

Loin de l’agitation de ce monde démoniaque,

Puissé-je développer ma profonde contemplation !

 

Sans me plaire aux eaux dormantes du calme mental,

Que paraissent les fleurs de la vision pénétrante !

 

L’impatience de l’activité volontaire évitée,

Les feuilles de la non-action puissent-elles s’épanouir !

 

Que l’incertitude ne gagne pas ma cellule

Et que viennent les fruits de l’expérience et de la réalisation !

 

Les démons et leurs obstacles neutralisés,

Puissiez-vous guider mon esprit vers la connaissance décisive !

 

En ne doutant pas de la voie de la méthode,

Puisse le fils suivre les traces de son père !

 

Ô seigneur compatissant de nature immuable,

Bénissez le mendiant, qu’il vive au désert !

Je formulai cette prière puis je méditai, soutenu par un gruau léger fait d’une misérable farine. J’avais acquis l’assurance mentale de Mahamudra, mais pourtant je ne pouvais pas contrôler mon souffle car j’avais perdu ma force physique. Comme la chaleur mystique ne brûlait jamais en mon corps, j’avais terriblement froid. J’adressai alors une prière unique au lama. Une nuit, dans une vision lumineuse, plusieurs femmes me furent envoyées, dirent-elles, par Lama Marpa. Elles firent cercle autour de superbes offrandes de nourriture et me parlèrent : « Si Milarépa ne trouve pas la chaleur intérieure, a dit Marpa, qu’il pratique la méthode d’assouplissement du corps, de la parole et de l’esprit. » Et elles me montrèrent les exercices de yoga à pratiquer. Avec la posture accroupie, reliant les six foyers internes, je cherchai la félicité corporelle. Avec la maîtrise du souffle de l’énergie vitale, je cherchai la dextérité de la parole. Je cherchai la souplesse de l’esprit avec l’attitude où les nœuds, naturellement, se défont. Tandis que je méditais, la chaleur de l’extase naquit en mon corps.

Une année environ passa et j’éprouvai un jour le désir d’aller me détendre. J’étais sur le point de partir quand je me souvins de ma promesse. Je me fustigeai alors moi-même dans un chant :

Je m’invectivai ainsi moi-même, puis je méditai nuit et jour. Pendant plus de trois ans je développai ma pratique spirituelle. Je m’étais alloué un sac de farine par an et j’avais épuisé mes réserves. J’allais vers la rupture au cas où je n’aurais plus rien du tout pour me soutenir. “Les êtres du monde se réjouissent d’acquérir une ou deux onces d’or et se désespèrent de les perdre, pensai-je. Leur souffrance, pourtant, ne vaut pas celle d’un être humain qui perd la vie sans avoir obtenu l’état de bouddha. Il est plus important pour un homme de se consacrer à l’éveil que d’entasser trois mille onces d’or. Transgresser mon vœu initial, ou continuer ma méditation jusqu’à la mort, comment choisir ? Je ne descendrai pas dans les villages car, fût-ce pour la doctrine, je ne violerai pas mon engagement. Je dois cependant me mettre à la recherche d’une nourriture frugale.”

J’avançai un peu sur le devant de ma grotte, là où le soleil chauffait, où l’eau était belle, où des orties avaient poussé. Le site était clair et dégagé, j’y émigrai dans la joie. En me soutenant d’un brouet d’orties, je continuai là mes pratiques. Sans vêtement, sans le moindre aliment fortifiant, mon corps devint squelettique et prit peu à peu la couleur de l’ortie. Quand sur ma peau les poils verdirent, je saisis le rouleau que m’avait donné le lama et je le posai sur ma tête. Je n’avais rien à manger mais je me sentis dès lors le ventre plein, et j’éructai même parfois de contentement. Alors que je pensais en briser le sceau, un signe m’avertit qu’il n’était pas encore temps de le lire. Aussi le laissai-je intact.

Une année environ passa. Des chasseurs du village de Kyirong qui n’avaient pas tué de gibier arrivèrent.

« C’est un démon ! » hurlèrent-ils avant de s’enfuir.

Je leur assurai que j’étais bien un homme, un ermite méditant.

« Il n’y ressemble guère, mais il faut y voir », dirent-ils.

Ils s’approchèrent et mirent la grotte à sac.

« Où se trouvent tes provisions de bouche ? Prête-les ! Nous te les rendrons plus tard et tu y gagneras. Si tu refuses, nous te tuerons. »

Comme ils me menaçaient, je leur dis :

« Je n’ai rien d’autre que des orties. Vous pourriez me soulever moi-même, je ne crains pas d’être dévalisé.

– Nous ne sommes pas des pillards. Que nous vaudrait de soulever l’ermite ?

– Des mérites, répondis-je.

– Alors soulevons-le ! »

Ils me prirent donc à bras-le-corps et me lâchèrent plusieurs fois. Les privations endurées m’avaient couvert de plaies, mais j’éprouvai une intolérable compassion pour eux et me mis à pleurer. Un des hommes, qui restait là sans participer aux violences, dit :

« Assez, vous autres ! Il s’agit d’un bouddhiste authentique. Quand bien même il ne le serait pas, il n’est pas très valeureux de traiter ainsi un homme aussi maigre. Nous sommes affamés, il n’est d’aucun secours. N’agissez pas ainsi ! »

Et il me demanda :

« Yogi admirable, puisque je ne vous ai pas tourmenté, placez-moi sous la protection de votre méditation. »

Les autres ajoutèrent :

« Puisque nous t’avons soulevé, protège-nous aussi. »

Le premier leur dit :

« Il existe différentes manières de protéger, je vous le garantis. »

Ils partirent en éclatant de rire. Bien que je n’aie conçu nulle vengeance magique, la punition vint des Trois Précieux Protecteurs. Le chef du pays infligeait un châtiment aux chasseurs. Ceux-ci furent pris, le meneur fut mis à mort et, hormis celui qui avait dit : « N’agissez pas ainsi ! », tous les autres eurent les yeux arrachés.

Un an de plus passa. Il ne me restait plus pour me couvrir que les haillons de la pelisse que m’avait donnée la tante pour prix du champ et les sacs de farine vides. Je pensai m’en confectionner une couche après avoir cousu ces morceaux de tissu ensemble, mais je me dis : “Si je mourais cette nuit, il ne me servirait à rien de coudre ; plutôt méditer, c’est plus réjouissant.” Les restes du manteau une fois étendus sur le sol, je m’en recouvris tout le bas du corps, puis je m’enveloppai le haut avec les morceaux de sacs. Ainsi je fis face. Quand ces guenilles ne me couvrirent plus du tout, je pensai que mon renoncement était excessif et qu’il me fallait coudre. Ne disposant ni de fil ni d’aiguille, je dus nouer et enrouler trois morceaux de sacs autour de moi puis les attacher par leurs extrémités autour de ma taille. Ce fut tout ce que j’arrangeai pour le jour. J’étendis mes habits en loques sur ma couche. Ce fut tout ce que j’arrangeai pour la nuit. Et je méditai.

Un an plus tard environ, arriva l’écho de plusieurs voix d’hommes. Je vis des chasseurs transportant quantité de viandes qui arrivaient à l’entrée de ma grotte. A ma vue, ils s’écrièrent :

« C’est un démon ! »

Les premiers s’enfuirent mais ceux qui suivaient leur dirent :

« Il n’y a pas à craindre les démons durant le jour. Retournez regarder tranquillement. Est-il encore là ?

– Il y est toujours », leur répondit-on.

Même les plus vieux chasseurs, qui arrivaient derrière, éprouvaient de la peur.

« Je ne suis pas un démon, leur dis-je. Je suis un renonçant qui médite sur cette montagne. Je n’ai plus rien à manger, ce qui explique mon allure. »

Et je leur racontai mon histoire. Ils entrèrent dans la grotte en disant :

« Nous verrons bien s’il ment. »

Ils ne trouvèrent que des orties. Dans leur foi, ils m’offrirent leur surplus de farine et une bonne part du gibier.

« Comme votre conduite est extraordinaire ! Les créatures vivantes que nous avons tuées, guidez-les vers une renaissance supérieure ! Et lavez-nous de nos fautes ! »

Ils me montrèrent ainsi leur respect, puis s’en allèrent. En me réjouissant de profiter d’une nourriture digne d’un être humain, je mangeai de la viande cuite. Mon corps s’assouplit, je repris force et éclat. Je me sentis mentalement revigoré et mes exercices spirituels n’en acquirent que plus de puissance. Je vécus une expérience de la félicité tout à fait nouvelle. Je me dis alors que les quelques aliments offerts à l’ermite isolé dans les montagnes apportaient plus de mérites que les dons par centaines faits à ceux qui pratiquent le faux-semblant au cœur des villages. Je mangeai la viande avec parcimonie, et finalement elle se peupla de vers. Je voulus m’en servir après l’avoir nettoyée mais je me dis : “J’en perdrais tout bienfait et tout plaisir, car je ne veux pas dérober à la vermine sa part de nourriture.” Je laissai la viande aux asticots, et repris mon sévère régime aux orties.

Un individu vint une nuit, espérant que je possédais quelques biens. Tandis qu’il était en train de tout chambouler dans la grotte, j’éclatai de rire.

« Ce que je ne trouve pas ici durant le jour, lui dis-je, vois donc si tu le découvriras la nuit ! »

Lui aussi éclata de rire et sortit.

Un an de plus passa. Il vint quelques chasseurs de Tsa n’ayant rien tué. Je restai absorbé dans ma contemplation, vêtu des trois morceaux de sacs noués entre eux. En me visant de leurs arcs bandés, ils s’interrogeaient :

« Est-ce un homme ou un démon ? Est-ce un fantôme ? Ce serait bien un démon au vu de son accoutrement. »

Je dis alors :

« C’est moi. Je suis un homme. »

Ils me reconnurent à mes dents tachetées de points blancs.

« Serais-tu Thöpaga ?

– C’est moi.

– Fais-nous aujourd’hui l’aumône d’un peu de blé, nous te le rembourserons généreusement. On a raconté que tu étais un jour revenu au pays. Tant d’années se sont écoulées depuis. Es-tu resté là jusqu’à maintenant ?

– C’est cela, dis-je. Mais je n’ai rien à manger qui vous convienne.

– Donne-nous ce que tu manges toi-même, cela nous ira.

– Alors chargez-vous du feu, et cuisez de l’ortie. »

Après avoir allumé un feu et fait bouillir de l’ortie, ils me dirent :

« Il faudrait ajouter quelque chose pour épaissir.

– Si j’avais de la viande ou de la graisse, je ne serais pas privé d’aliments nourrissants. Des années ont passé sans rien de cela. Assaisonnez avec des orties !

– Alors il faudrait quelque chose comme de la farine, dirent-ils.

– Si j’avais la moindre poudre, je ne serais pas privé d’aromates. Des années ont passé sans rien de cela. Mettez donc là aussi de l’ortie !

– Il n’y a pas moyen de manger sans sel, dirent-ils.

– Si j’avais du sel, je ne serais pas privé de toute saveur. Des années ont passé sans rien de cela. Salez avec de l’ortie !

– Il est certain que ta nourriture et ton vêtement t’ont amené à prendre cette apparence spectrale et à parler ainsi. Ce n’est pas humain. Même un domestique trouve des vêtements chauds et mange tout son saoul. Il n’existe pas sur terre d’homme plus misérable et plus pitoyable que toi ! s’exclamèrent-ils.

– Assez de parler ainsi, vous autres ! Je suis le plus favorisé des hommes, celui qui a rencontré le Traducteur Marpa du Lhobrag, qui a obtenu les instructions qui libèrent en une seule vie et en un seul corps. J’ai renoncé en esprit à cette existence pour méditer dans les montagnes désertes et j’accomplis un dessein pour l’éternité. J’ai vécu en me privant de nourriture, d’habit, de parole, et je vaincrai en cette vie toutes les passions. Il n’existe pas sur terre d’homme plus inspiré et plus intrépide que moi. Vous qui êtes nés dans un pays où se propage l’enseignement du Bouddha, vous n’avez pas même le discernement d’écouter simplement la doctrine. Celui qui se livre à la méditation vous paraît beaucoup trop vertueux. Vous ne ferez pas de plus grosse erreur que celle-ci : accumuler les fautes poignées après poignées. Elles vous mèneront en des enfers interminables et profonds. Définitivement, je suis bien et suprêmement joyeux. Parce que j’ai confiance en ma félicité actuelle, écoutez donc mon chant ! »

Et je dis le Chant des Cinq Bonheurs :

Je me prosterne aux pieds du seigneur Marpa,

Qu’il m’accorde de renoncer à l’existence présente !

 

A Drakar Tasso, Dent du Cheval de Roche Blanche,

Au sommet du Fort de la Voie du Milieu,

Moi, le yogi tibétain vêtu de coton,

J’ai renoncé à la chère et aux habits en cette vie.

Je médite pour atteindre le parfait éveil.

 

Je suis heureux de me poser sur un coussin dur,

Heureux de la toile de coton qui me couvre,

Heureux de la corde qui tient mes genoux2.

Affamé ou rassasié, mon corps ne distingue plus,

Je suis heureux,

Heureux de l’esprit en sa nature, simplement attentif.

 

Je ne suis pas malheureux, tout m’est bonheur.

Agissez ainsi pour trouver la même félicité.

Si vous n’avez pas la chance de pratiquer le dharma,

Épargnez-moi votre misérable pitié

Car je médite pour la béatitude perpétuelle

De toutes les créatures, de vous comme de moi.

 

Le soleil sur le col disparaît,

Que chacun rejoigne son séjour !

La vie est courte, l’heure de la mort inconnue.

Je médite pour atteindre l’état de bouddha,

Je n’ai pas de loisir pour les vains bavardages.

Je demeure dans la contemplation.

« Le bonheur véritable, dirent-ils, c’est votre voix qui nous l’apporte. Mais agir selon votre exemple ne nous conviendrait pas. »

Et ils s’en furent.

Comme chaque année à Kyanatsa, un grand banquet de bière avait été organisé à l’occasion d’un rituel de moulages de figurines. Lors de la fête, les chasseurs à l’unisson chantèrent la mélodie des Cinq Bonheurs. Péta se trouvait là, pour y mendier, et elle les écouta.

« L’homme qui a chanté ces mots est un bouddha ! s’écria-t-elle.

– Bien, dit un des chasseurs, elle complimente son frère.

– Qu’il soit bouddha ou simple créature, dit un autre, c’est le chant de ton frère qui se prépare à mourir de faim.

– Mon père et ma mère sont morts depuis longtemps, ma famille me traite en ennemie, et il n’y a pas de quoi se moquer d’une mendiante qui n’a pas revu son frère parti errer au fin fond du pays », répondit Péta.

Dzessé arriva tandis qu’elle sanglotait.

« Ne pleure pas, lui dit-elle, il s’agit bien de ton frère. Je l’ai rencontré moi aussi. Pars pour Drakar Tasso et cherche-le ! S’il y est, nous irons toutes deux le retrouver. »

Convaincue, elle arriva à la Roche Blanche, portant des présents qu’elle avait mendiés : une pleine jarre de tchang et un petit récipient rempli de farine mélangée à de la graisse. De l’extérieur de la grotte elle m’observa. J’avais le corps brûlé par les privations, les yeux enfoncés dans leurs orbites et les os qui saillaient de partout. J’étais si maigre que ma peau verte hérissée de poils verts se décollait carrément du squelette. Mes cheveux étaient rêches à faire peur. Me voyant les membres prêts à se briser, elle s’effraya tout d’abord, pensant que j’avais tout d’un démon. Mais comme elle avait entendu dire que son frère allait mourir de faim, elle hésitait.

« Êtes-vous homme ou démon ? demanda-t-elle.

– Je suis Mila Thöpaga », dis-je.

Reconnaissant ma voix elle m’enlaça.

« Mon frère ! Mon frère ! » répétait-elle.

Puis elle s’évanouit et resta un bon moment sans connaissance. Comprenant que c’était Péta, je ressentis joie et tristesse. J’employai tous les moyens pour la ranimer, et enfin elle recouvra les sens. La tête entre mes genoux, les mains lui couvrant le visage, elle pleura et se lamenta.

« Notre mère est morte de chagrin, se languissant de revoir mon frère aîné. Personne ne nous entoura. J’étais trop malheureuse pour rester à la maison, je suis partie mendier ailleurs. Je me demandais si mon frère était mort lui aussi. Je pensais que, s’il vivait, il devait jouir de plus de bonheur. Et voilà justement l’état de mon frère. Et voici ce que je vaux, moi ta sœur. Personne ne deviendra plus misérable que nous deux sur terre. »

Et tandis qu’elle appelait notre père et notre mère en sanglotant, j’essayai bien de la réconforter, mais sans succès. Moi aussi désespérément triste, pour ma sœur je chantai :

Seigneur lama, je vous salue !

Bénissez le mendiant, qu’il vive au désert.

 

Tu t’affliges, ma sœur, de la confusion du monde,

Les joies et les peines pourtant sont éphémères.

Ta souffrance actuelle pourrait se transformer,

Devenir certainement un bonheur durable.

Aussi, écoute le chant de ton frère aîné !

 

Avec gratitude pour tous les êtres qui sont mes parents

Je pratique la doctrine en ce lieu.

Si je regardais mon repaire

Je le prendrais pour celui d’une bête sauvage,

D’autres s’ils le voyaient s’en indigneraient.

 

Si je regardais ma nourriture

Elle conviendrait mieux aux chiens ou aux porcs,

D’autres à la voir seraient pris de nausées.

 

Je pourrais regarder mon corps réduit à un squelette,

Même un ennemi à sa vue en pleurerait.

Je pourrais prendre ma conduite pour celle d’un fou,

Ma sœur en ressent honte et déception.

 

Je verrais en mon esprit matière à l’éveil,

Le Victorieux se réjouirait de me regarder.

 

La chair transpercée sur mon lit de pierres froides,

J’ai fait montre d’endurance.

Dedans, dehors, j’ai pris la nature de l’ortie,

La couleur verte ne s’altère pas.

Dans les grottes désertes

Il n’y a rien pour dissiper mon chagrin,

Mais mon cœur ne se sépare jamais

Du lama, bouddha passé, présent et futur.

 

Par la force de la méditation assidue

Je ne doute pas de créer des expériences et des réalisations.

Si vraiment elles apparaissent,

Survient fortuitement le bonheur en cette vie,

Et le parfait éveil dans la suivante.

Ainsi, ma chère sœur Péta,

N’exagère pas ta peine ni ta douleur,

Je te prie d’accepter les privations pour la doctrine.

Ainsi lui ai-je dit.

« S’il en était ainsi, ce serait merveilleux, répondit Péta, mais cette vérité-là semble difficile à croire. Même si les autres bouddhistes n’agissaient pas de même en tout, ils imiteraient au moins cette conduite en partie. Pourtant, je n’en ai pas vu un seul qui s’impose pareille souffrance. »

Elle me donna la bière et la nourriture. Au moment où je bus et mangeai, mon intellect en fut ravivé. Cette nuit-là, j’en ressentis tout le bénéfice dans mes dévotions.

Le lendemain matin, après le départ de Péta, j’éprouvai une double sensation de douleur et de plaisir physiques aigus, inconnue jusque-là. Quand diverses pensées, morales ou immorales, me traversèrent l’esprit, je méditai énergiquement, mais sans succès aucun. Quelques jours plus tard, Dzessé vint me voir, accompagnée de Péta. Elles apportaient de la viande, du beurre rance, de la bière et de la tsampa en quantité, et je les rencontrai alors que j’étais allé chercher de l’eau. Me voyant nu, seulement vêtu de vert, toutes deux eurent le feu aux joues et, sans résister, se mirent à pleurer. Elles offrirent les victuailles puis, pendant que je buvais la bière qu’elles me tendaient, Péta dit :

« Quoi qu’il en soit de l’opinion sur mon frère, on ne peut plus l’appeler un homme. Demande quelques aumônes et nourris-toi un peu comme un être humain. Je te donnerai un habit fait selon tes souhaits.

– Va mendier au moins quelques oboles pour survivre, renchérit Dzessé. Je t’offrirai un vêtement moi aussi.

– Ignorant de l’heure de ma mort, il me paraît vain de perdre du temps à quémander ma survie. Je ne regretterais même pas de mourir de froid, puisque ce serait pour la doctrine. Si je vous écoutais, je devrais abandonner ma retraite et, en me servant des efforts de ma pratique, entasser vivres et belles robes. Famille et joyeux compagnons se réuniraient alors en présence d’une sorte de gandin, pour boire et manger sans pudeur. Cette doctrine ayant pour but le divertissement ne me comble en rien. Vos habits et vos visiteurs, je n’en veux point. Je ne vous obéirai pas et ne demanderai pas l’aumône.

– Alors, dit Péta, comment mon frère mènera-t-il ses projets ? N’y a-t-il pas moyen qu’ils s’accomplissent de façon plus agréable ? »

Je lui répondis :

« La misère des trois mondes inférieurs est inimaginable, et bien pire que la mienne. Il s’y trouve une multitude de créatures pour l’expérimenter. Quant à mes volontés, c’est ainsi que je les accomplirai. »

Et je chantai comment achever mon dessein :

« C’est merveilleux, dit Dzessé, vos paroles du début et vos actes présents restent en harmonie.

– Quoi qu’en dise mon frère, poursuivit Péta, je supporte très mal qu’il se passe complètement de nourriture et de vêtements. J’apporterai le nécessaire pour confectionner un habit. Bien nourri et bien vêtu, sa méditation ne s’échappera pas. Il n’a rien à craindre. Mon frère n’aura pas à demander l’aumône et, selon sa volonté, il mourra de misère dans ces montagnes désertes, sans personne pour l’entourer. Mais au cas où il ne périrait pas, j’apporterai tout ce qu’il faut pour l’habiller. »

Après leur départ, je mangeai les victuailles. Les accès de plaisir et de douleur physiques, les visions mentales tentatrices augmentèrent alors et je devins incapable de méditer. “Je ne connaîtrai pas de pire obstacle que l’impuissance à méditer”, pensai-je. Puis je brisai le sceau du rouleau donné par mon maître et je le regardai.

A l’intérieur, se trouvaient des instructions essentielles pour transformer en qualités ce qui semblait douteux. Ainsi, à ce moment précis, il était écrit que je devais me soutenir à l’aide d’une bonne nourriture. La ténacité m’avait jusque-là rendu capable de méditer, mais, à cause de ma déplorable alimentation, les éléments internes de l’énergie ne réagissaient plus. La bière de Péta les ranima un peu. Les présents de Dzessé les rétablirent tout à fait. J’appliquai les conseils du parchemin et je m’efforçai sur les visualisations, le contrôle du souffle et la posture du corps. Les nœuds des petites artères se défirent. Un point se dénoua aussi au-dessous du nombril, sur l’artère centrale. Je ressentis une lucidité, une félicité, une confiance pareilles en théorie à ce que j’avais déjà expérimenté. Mais en fait, c’est tout le génie d’expériences et de réalisations différentes qui se manifesta avec puissance et stabilité. Libéré des obstacles, je reconnus que les défauts pouvaient être des qualités. Ce que j’avais pris pour des aberrations de l’esprit devenait le corps absolu de vérité.

De façon générale, je compris l’interdépendance de la totalité des phénomènes de samsara et nirvana, et je mesurai l’impartialité de l’esprit en son état de conscience primordiale. Avec une vue erronée sur la voie, certaines causes ont pour fruit le samsara. Avec la connaissance pénétrante, les mêmes causes conduisent au nirvana. Dans l’expérience du vide ouvert et lumineux, se trouvait la substance de ces deux vérités, je m’en convainquis. Cette fois-là, des talents m’étaient venus parce que j’avais déjà une expérience de la méditation, mais aussi parce qu’une succession d’enchaînements, les aliments et les instructions du lama, en avaient créé la cause. Je le compris.

La méthode tantrique conduisait à une connaissance décisive qui n’avait rien d’ordinaire car l’on apportait sur la voie tous les objets du désir. Je compris aussi l’extrême gratitude que je devais à Péta et Dzessé. Je leur exprimai ma reconnaissance et dédiai ces vertus à leur éveil, puis je dis le Chant des Enchaînements de Causes à Effets :

Je me prosterne aux pieds de Marpa du Lhobrag.

Bénissez le mendiant, qu’il reste dans les montagnes !

 

Les dons et le mérite de mes bienfaiteurs

Donnent des résultats qui servent nos deux desseins.

Ce corps périssable si dur à obtenir,

Sa rencontre avec les aliments lui rend la santé.

 

La fertilité du sol de cette terre

Et la pluie, nectar de l’azur,

Se rencontrent au profit de tous les êtres.

Une loi divine est au cœur de ces enchaînements.

 

Ce corps d’illusion nourri par les parents

Et les instructions de l’excellent lama

Se rencontrent pour pratiquer la doctrine.

La persévérance est au cœur de ces enchaînements.

 

Les grottes des vallées désertes,

Associées à une dévotion sincère,

Créent les circonstances du succès.

La vacuité est au cœur de ces enchaînements.

 

La patience de Milarépa dans la méditation

Et la foi des créatures des trois mondes

Se rencontrent au profit de tous les êtres.

La compassion est au cœur de ces enchaînements.

 

L’ascète qui médite dans sa retraite

Et ceux qui assurent sa subsistance

Créent ensemble les circonstances de l’éveil.

La dédicace est au cœur de ces enchaînements4.

 

La miséricorde d’un sage lama

Et l’endurance d’un bon disciple

Se rencontrent pour maintenir l’enseignement bouddhique.

Le lien solennel est au cœur de ces enchaînements.

 

Le don fulgurant de l’initiation

Et les prières d’un amour fervent

Créent les circonstances d’une rencontre spirituelle.

La grâce est au cœur de ces enchaînements.

 

Ô seigneur Dordjé Tchang de nature immuable,

Vous connaissez les joies et les peines du mendiant !

Ainsi ai-je chanté.

Puis je persévérai et méditai encore. Durant le jour, mon corps se prêtait à toutes les métamorphoses, et je devins capable de me livrer à d’insolites et infinis miracles. Je pouvais flotter dans les airs. La nuit, dans mes rêves, je parcourais clairement tous les sommets et les fonds de l’univers, sans que rien m’arrête.

Je me manifestais en des centaines de corps et d’esprits, chacun d’eux allant écouter la doctrine dans les mondes des différents bouddhas, puis revenant l’enseigner à d’innombrables créatures. Mon corps s’enflammait, puis en eau se répandait, et ces expressions de prodiges inconcevables suscitèrent de la joie et de l’audace en moi.

Comme je méditais avec ardeur, je devins capable de voler dans les airs, en chair et en os. Une fois, je m’envolai vers la Forteresse des Éclairs d’Ombres et y restai en contemplation. J’éprouvai là une chaleur intérieure inimaginable, supérieure à celle que je connaissais jusqu’alors. Une fois que je rentrais de Drakar Tasso, je survolai Longda, un petit pays voisin. Le frère d’une belle-fille de mon oncle, qui était morte sous les décombres de la maison écroulée, labourait avec son fils. Celui-ci guidait l’attelage tandis que le père tenait le soc. Ils étaient en train de retourner leur champ quand le fils s’écria, me voyant voler :

« Père ! Un homme qui vole ! Regarde cette merveille !

– Pourquoi m’étonnerais-je de ce spectacle ? Il s’agit du fils d’une hypocrite, la Nyangtsa Kargyen. Et ce dépenaillé au ventre vide s’appelle Mila le Rusé. C’est lui. Tire la charrue ! Et que son ombre ne te touche pas au passage ! »

Parce qu’il craignait lui-même que l’ombre ne l’atteigne, le père se contorsionnait en tous sens.

« Miséreux ou pas, reprit le fils, un homme qui sait voler offre un spectacle bien plus intéressant que ceux qui ne savent pas. Vois donc ! »

Et il resta planté là à regarder.

Par la suite je pensai : “Si je veux maintenant me consacrer au bien d’autrui, il me faut pouvoir aider toutes les créatures.” Je reçus alors une prophétie de la déité tutélaire en personne à propos de ma tâche : « En cette vie, pratique la méditation avant toute autre chose et obéis ainsi au lama. Servir l’enseignement bouddhique et agir au profit d’autrui, il n’y a rien de plus grand. » Je réfléchis que si je méditais ma vie entière, cela deviendrait une excellente incitation pour que les êtres fortunés, à l’avenir, pratiquent la doctrine et abandonnent les plaisirs immédiats. Je compris que le profit en serait immense pour les créatures et pour l’enseignement. Je me décidai donc à m’attacher à la méditation en solitaire. Mais de nouveau je me dis : “Je suis déjà resté longtemps en ce lieu et je me suis beaucoup vanté à propos de la doctrine auprès de ceux qui sont passés. J’ai vécu des expériences exceptionnelles et des hommes m’ont même vu voler dans les cieux. En restant là désormais, je retournerais sous l’influence des êtres du monde, avec la nécessité de leur complaire. Mara, le dieu tentateur, et les huit préoccupations mondaines5 m’opposeraient trop d’obstacles, je le crains. Je dois partir pour Tchoubar, le séjour que m’a indiqué mon maître.”

Je pris sur le dos le récipient de terre pour cuire l’ortie et quittai Drakar Tasso. Durant mes longues pratiques, je n’avais eu que de la nourriture et des vêtements misérables. Mes pieds, quant à eux, étaient couverts de corne. Je glissai sur une pierre tout près de ma grotte et roulai à terre. Retenue par une sangle, l’anse du vase de terre cuite se brisa. Il dévala la pente et je tentais de l’attraper quand, de l’intérieur du pot cassé, sortit une forme verte identique à celle du récipient et qui s’était solidifiée à partir des résidus d’orties agglutinés les uns aux autres. Cette vision me remit en mémoire l’impermanence de tous les phénomènes composés, et j’entendis cela comme une exhortation à méditer.

Émerveillé, délivré du monde matériel, je chantai :

J’avais un pot de terre, je ne l’ai plus.

Cet exemple vaut pour tous les phénomènes,

Il illustre justement la condition humaine.

Aussi, moi, Mila, qui suis un ascète,

Je m’efforcerai de méditer sans distraction.

Ce pot indispensable était toute ma richesse,

Il se brise et devient un maître.

Quelle admirable leçon sur l’impermanence !

Pendant que je chantais, quelques chasseurs s’étaient arrêtés là pour prendre un repas.

« Tu as une bien belle voix pour chanter, yogi, me dirent-ils. Maintenant que tu as cassé le pot de terre, que feras-tu de ce pot d’orties ? Comment es-tu devenu si vert et si maigre ? »

Je leur racontai comment j’étais venu au bout de mes réserves physiques.

« C’est vraiment étonnant. Bon, lève-toi et viens ! » me dirent-ils.

Tandis que je mangeais la nourriture chaude qu’ils m’avaient offerte, un jeune chasseur me tint ce discours :

« Tu es un homme aux yeux décidés. Plutôt que de t’imposer de telles souffrances, tu pourrais vivre comme les gens de ce monde. Pareil à un jeune lion, tu monterais alors un superbe cheval. Les armes te seraient accrochées comme des épines et tu soumettrais tes ennemis et tes rivaux. Avec tout ce bien-être matériel, tu te réjouirais de protéger une famille bien-aimée. En plus, tu ferais du commerce, tu te plairais à prendre des décisions. Au pire, si tu étais domestique, tu serais nourri et habillé, et ton esprit et ton corps en apprécieraient le plaisir. Tu ne l’avais pas compris jusque-là. Maintenant, agis au mieux.

– Il est du genre à pratiquer la doctrine bouddhique joyeusement, constata un vieil homme. Il reste silencieux et ne s’inquiète pas d’obéir aux êtres superficiels que nous sommes. Mais puisque vous avez une belle voix, me dit-il, chantez, pour nous mettre du baume au cœur.

– A vos yeux je semble très malheureux, mais vous n’avez pas compris qu’il n’y a personne en ce monde de plus heureux et de plus réfléchi que moi. Et comme je vis un bonheur qui s’accorde à ce que le vôtre a de meilleur, écoutez ! »

Et je dis le Chant du Cheval de Course du Yogi :

Je me prosterne aux pieds de Marpa mon père.

Mon corps est un temple de montagne

Et l’autel se trouve dans ma poitrine.

Au sommet du triangle de mon cœur

L’esprit, tel un cavalier, chevauche le souffle créateur.

Avec quel lasso m’emparer de ce cheval6 ?

A quel piquet faut-il l’attacher ?

S’il a faim, que lui donner à manger ?

S’il a soif, à quelle eau le désaltérer ?

S’il a froid, dans quel enclos le placer ?

 

Je l’attrape avec le lasso de la non-discrimination.

Je l’attache au piquet de la profonde concentration.

Je le nourris des instructions du lama.

Je l’abreuve du flot continu de l’attention.

Je l’abrite dans l’enclos de la vacuité.

Avec la bride et la selle de sagesse et méthode,

Têtière et croupière de l’immuable fermeté,

J’arrange enfin les rênes de la force de vie.

 

L’esprit connaissant incarne le jeune cavalier.

Il porte le casque altruiste du grand véhicule,

L’armure de l’écoute, de la réflexion, de la méditation,

Et il charge sur son dos le bouclier de la patience.

Dans la main il brandit la lance de la vue juste,

L’épée de la sagesse est fixée à son flanc.

Il prend le bois souple de la nature de l’esprit,

En redresse les courbes sans irritation,

L’habille des plumes des quatre infinies vertus,

Et pose la pointe d’une connaissance acérée.

 

Avec l’arc de l’inconsistance des phénomènes,

Entaillé de la voie des moyens habiles,

L’archer tire ses flèches dans tout le royaume

Avec la tension d’une vaste fusion7.

Elles touchent ceux qui possèdent la foi,

Elles tuent le démon de l’égocentrisme.

Les passions ennemies sont vaincues,

Protégées les créatures des six mondes.

 

Le coursier, lui, file dans la plaine de la félicité.

Il est à la poursuite de la place victorieuse.

Il a coupé derrière lui les racines du samsara,

Au-devant se trouve la terre de l’éveil.

Ainsi je galope vers l’état de bouddha.

Voyez si cela ressemble à vos joies !

Je n’aspire en rien au bonheur mondain.

Voilà ce que je leur dis.

Pénétrés de foi, les chasseurs s’en retournèrent. Sur la route qui menait à Tchoubar, je passai par Pelkhü puis arrivai à Dingri. Tandis que j’étais allongé près du chemin, quelques jeunes filles joliment parées et habillées qui se rendaient à Nogmo vinrent à passer. En me voyant, le corps brûlé par les austérités, l’une d’elles dit :

« Regardez donc ! Que de souffrances ! Qu’il me soit donné de ne jamais renaître dans un corps pareil !

– Cette vision lève le cœur d’indignation », s’exclama une autre.

“Pitié pour les créatures ignorantes !” pensai-je. J’éprouvai pour elles de la compassion et, en me redressant, je leur dis :

« Filles, ne parlez pas ainsi ! Votre affliction n’est pas nécessaire et vous ne renaîtrez pas comme moi, même si vous en formez le vœu. Votre pitié est admirable, mais elle est fausse et pleine de suffisance. Aussi, écoutez mon chant :

Ainsi leur ai-je dit.

« On l’appelle Milarépa. C’est lui, dit la jeune fille qui avait exprimé sa pitié. Par vanité excessive nous avons proféré des absurdités. Reconnaissons-le désormais. »

Ainsi exhortées par la jeune fille qui avait formulé cette prière et qui m’offrit sept petits coquillages, toutes se prosternèrent et avouèrent leurs torts.

« Nous vous prions de nous accorder encore un enseignement », demandèrent-elles.

Pour leur répondre, je chantai :

Elles s’en retournèrent avec foi. Je m’en allai moi aussi. J’avais entendu parler de Kyipouk et de Tchoubar et je m’installai pour méditer à Kyipouk, la Grotte Plaisante de Nyima Dzong. Je passai là quelques mois, progressant dans mes exercices spirituels. Des gens de Drin vinrent, chaque fois deux par deux. Ils m’apportaient le nécessaire pour boire et manger. Comprenant que cela allait affecter ma concentration, je me dis : “Je suis resté ici assez longtemps et ce séjour a profité à mes dévotions. Si maintenant les visiteurs y viennent, ma méditation risque de s’en trouver bloquée. Je dois partir vers des vallées inhabitées. Je dois aussi me rendre à Latchi, comme mon lama l’a ordonné.”

Pendant ce temps, Péta avait rassemblé toutes sortes de poils de laine et elle vint à Drakar Tasso m’apporter le tissu qu’elle avait fabriqué, mais je n’y étais plus. Elle interrogea tout le monde et se mit à ma recherche. Dans le Haut-Goung Thang, elle entendit dire qu’un anachorète pareil à une chenille d’ortie était parti vers Latöd, au sud, depuis Pelkhü. Elle marcha en suivant ma trace et à Dingri elle vit le lama Bari le Traducteur. Vêtu de beaux habits de soie, il était assis sur un trône surélevé, abrité d’un parasol ; ses moines disciples soufflaient dans des trompettes. Il était très entouré, les gens venant apporter du thé, de la bière, et lui présenter de nombreux cadeaux. “C’est ainsi que les autres honorent leur chapelain, pensa Péta, et ils n’ont que mépris pour la doctrine misérabiliste de mon frère. Ses proches eux-mêmes n’en éprouvent que de la honte. Si je le retrouve, je dois lui donner le conseil et le moyen d’entrer au service de ce lama.” Elle interrogea encore quelques personnes présentes.

« Il est à Drin », lui dit-on.

Elle continua de me chercher sur la route de Drin et parvint en mon séjour de la Grotte Plaisante.

« La doctrine de mon frère ne lui rapporte rien à manger, me dit-elle. Comme il n’a rien non plus pour se vêtir, son indécence me fait rougir. Qu’il se fasse une culotte dans ce lainage ! Les autres ont un lama appelé Bari le Traducteur et pour lui un trône a été construit. Il est tout enveloppé de soie fine et, pendant qu’on l’abrite sous un dais, le thé et la bière prennent naturellement le chemin de sa bouche. Ses moines, eux, soufflent en chœur dans leurs trompettes et la foule se rassemble pour lui présenter des offrandes inimaginables. Ces dons aident sa famille et son entourage. C’est un homme de foi qui autorise la satisfaction des désirs. Te conduirais-je près de lui ? Vois ! Car, même en devenant le plus humble de ses serviteurs, tu en obtiendrais plus d’agrément qu’ici. Autrement, la loi de mon frère et mon peu d’importance aidant, notre vie à tous deux en sera abrégée d’autant. »

Et elle se mit à pleurer.

« Ne parle pas ainsi ! lui dis-je. Cette coutume de ne point porter d’habit et de demeurer naturel vous offusque, mais, moi qui ai rencontré la doctrine bouddhique, je n’ai nulle honte et suis satisfait de ma condition. Je n’ai à rougir de rien puisque nu je suis sorti du ventre de ma mère. Prendre la nudité pour une faute serait offenser ses parents8. Ceux qui dérobent les biens du temple et du lama, ceux qui pour assouvir leurs désirs causent du tort aux créatures au moyen de viles astuces, ceux-là outragent tout le monde, eux et leur prochain. Ce sont eux qui rougiront durant leurs vies successives d’avoir choqué les dieux et les hommes justes. Mon corps te fait honte, mais toi, justement, tu portes des boursouflures sur la poitrine qui ne s’y trouvaient pas à l’origine. Cela est vraiment choquant. Si tu penses qu’une méditation qui n’assure que la pénurie prouve que je n’ai reçu aucune offrande matérielle, ton opinion est bien erronée. Je crains trop les souffrances infernales de la transmigration. Elles me terrorisent autant que l’idée d’être brûlé vif. Quand je vois l’agitation, le bruit, ce que l’on prend, ce que l’on refuse des phénomènes qui régissent le monde, je suis aussi dégoûté que le malade victime d’indigestion, et qui vomit. J’ai renoncé au monde car il me désespère autant que le ferait la vue de la main sanglante qui aurait assassiné mon père.

« De plus, Marpa du Lhobrag m’a ordonné : “Abandonne l’agitation bruyante des préoccupations mondaines ! Assume le manque de vivres, d’habits, de paroles ! Erre dans les solitudes sans t’assurer d’un séjour ! Pratique avant tout la méditation, avec la ferme volonté de renoncer mentalement à l’existence présente !” En agissant selon les commandements de mon maître, j’œuvre non seulement au bonheur présent des quelques créatures de mon entourage, mais aussi à la perpétuelle félicité de tous les êtres vivants. Comme je n’ai aucune certitude quant à l’heure de ma mort, j’ai abandonné les méthodes de ce monde et les activités de cette vie. C’est pourquoi je pourrais être le plus humble serviteur du lama Bari, comme je pourrais aussi valoir autant que lui. Je désire obtenir l’éveil en cette existence et j’ai médité avec énergie et ténacité. Péta doit également renoncer aux huit lois mondaines. Viens méditer à Latchigang à la suite de ton frère. Si tu en es capable, après avoir quitté les soucis terrestres, le soleil de la joie se lèvera pour toi. Écoute donc le chant de ton frère ! »

Et je chantai :

Ô seigneur bouddha des trois temps !

Ô vous protecteur des êtres vivants !

Vous qui n’êtes pas touché par les lois de ce monde,

Accordez la grâce à votre descendance.

Je me prosterne aux pieds du Traducteur Marpa.

Toi qui souffres de tes désirs en cette vie,

Ô ma sœur Péta, écoute-moi !

 

L’éclat des dorures sur le parasol,

Les franges en soie de Chine qui le bordent,

L’ombre de sa voûte pareille au paon qui fait la roue,

La hampe dressée en bois d’acacia rouge,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.

 

L’écho lointain de la conque blanche,

Le souffle puissant de l’habile musicien,

Les rubans multicolores en soie de Chine,

L’assemblée des vénérables ecclésiastiques,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.

 

Le petit temple bicolore au-dessus du village,

La faconde des nouveaux enseignants,

Le superbe fourneau et le thé venu de Chine,

Le service empressé des jeunes novices,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.

 

Les professionnels de l’astrologie, des divinations, des rites bön,

L’hypocrisie du guide d’une assemblée de nonnes,

Les sacrifices rituels pour assouvir le seul désir de ripaille,

Les jolis chants pour séduire les laïcs,

S’il l’avait voulu, ton frère s’y livrerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.

 

Une maison fortifiée avec sa haute et fière tour,

La culture intensive du champ nourricier,

L’abondance des biens accumulés avec avidité,

Un entourage de serviteurs et d’assistants,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.

 

La haute encolure de l’étalon de Gyiling,

La selle et ses ornements de pierres précieuses,

Les trois cercles bariolés de l’escorte,

Le zèle à soumettre l’ennemi et à protéger ses amis,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur.

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.

 

Si tu ne venais pas aux Monts enneigés de Latchi

Et ne rejetais pas les huit lois de ce monde,

L’angoisse pour ton frère te dévorerait l’esprit,

Tandis que tes problèmes troubleraient ma dévotion.

Une fois né on ne sait jamais quand la mort viendra,

Je n’ai nulle envie de retarder la pratique.

Je m’efforce de méditer sans troubles,

Les instructions du lama mon père me profitent.

Après avoir médité ses bienfaisants conseils,

J’atteindrai à la bienheureuse délivrance.

Aussi, je pars pour les Monts enneigés de Latchi.

 

Que ma sœur accepte ou refuse les lois mondaines,

Qu’elle amasse quantité d’actions négatives,

Qu’elle demeure dans le tourbillon des trois mondes,

Qu’elle obtienne de gagner les séjours infernaux !

Au cas où elle craindrait la transmigration,

Qu’elle abandonne les préoccupations mondaines !

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.

Frère et sœur fortunés, marchons de concert

Vers l’enclos des montagnes enneigées !

« Les considérations mondaines de mon frère, répondit Péta, c’est ce qu’on appelle le bonheur. Cela, nous n’avons plus besoin d’y renoncer, tous deux. En reconnaissant joliment qu’il ne ressemblera jamais au lama Bari le Traducteur, mon frère dit la vérité vraie, il énonce une évidence. Je n’irai pas à Latchi pour m’offrir la misère de vivre sans vêtements et sans rien à manger. Je ne sais même pas où ça se trouve. Mon frère a fui comme une antilope poursuivie par les chiens, puis il a choisi de demeurer dans les montagnes rocheuses. Qu’il s’installe au moins en un lieu unique, cela profitera à sa pratique spirituelle et je retrouverai facilement sa trace ! Puisqu’il semble que les gens du coin lui vouent un grand respect, ce serait parfait s’il restait toujours là. Sinon, qu’il y demeure au moins quelques jours pour se fabriquer un pantalon dans cette pièce de laine. Je reviendrai sans tarder. »

Je lui promis de rester là quelques jours. Pendant qu’elle mendiait du côté de Dingri, je taillai dans le tissu un chapeau qui me couvrait la tête entière, un fourreau pour chacun de mes doigts et pour mon sexe, et aussi des bottes pour mes pieds. Quand ma sœur revint, elle demanda :

« Mon frère a-t-il cousu le lainage ?

– Je l’ai fait », dis-je.

J’habillai alors chacun de mes membres de leur fourreau et me montrai ainsi.

« Maintenant, mon frère n’est même plus un homme ! s’exclama-t-elle. Pour couronner son indécence, il a rendu inutilisable ce tissu de laine qui m’a coûté tant de peines. Parfois, il semble n’avoir le temps de rien faire hormis méditer. Parfois aussi, on dirait qu’il n’a que trop de loisirs.

– Ce que l’homme porte en lui de sacré, je suis celui qui en a pris la substance dans ma pratique du yoga, lui dis-je. Je connais la décence et protège scrupuleusement mes vœux et mon engagement tantrique. Tu es seule, ma sœur, à rougir de honte à la vue de ma virilité. Même si je pensais l’amputer, j’en serais incapable. Alors que cela m’a détourné de mes dévotions, j’ai confectionné un habit décent pour plaire à ma sœur. En considérant qu’il n’existait aucune différence entre les parties du corps, qu’elles étaient toutes équivalentes, je leur ai cousu des enveloppes semblables. Je n’ai pas gaspillé ton tissu de laine, j’en ai fait l’objet de la bienséance. Mais comme tu es plus pudique que moi, si tu as honte de mes organes, rougis aussi des tiens et applique-toi à les faire disparaître. Car, plutôt que de conserver des biens honteux, il semble préférable de n’en pas avoir. »

Son visage s’assombrissait mais je poursuivis :

« Les êtres de ce monde rougissent de ce qui n’est pas honteux. Ils gardent le sens de la pudeur sans s’émouvoir de la tromperie et des comportements vils. Puisqu’ils ne comprennent pas ce qui est indécent, écoute le chant de ton frère. »

Et je dis un chant pour distinguer les raisons de la honte :

Ainsi lui ai-je dit.

Le visage sombre, elle m’offrit les provisions qu’elle avait mendiées et me dit :

« Mon frère n’agit pas comme je le voudrais, pourtant je ne l’abandonnerai pas. Qu’il mange ceci ! Je rapporterai tout ce que je trouverai. »

Alors qu’elle était sur le point de partir, je me demandai : “Pourrais-je incliner l’esprit de Péta vers la doctrine ?”

« Tant que ces vivres ne sont pas épuisés, lui dis-je, reste ici sans commettre de faute, même si tu ne pratiques pas. »

Au cours de ce séjour, je lui délivrai tout ce qu’elle pouvait entendre à propos de la loi des actes et de leurs fruits. Ses préjugés diminuèrent et je l’amenai à une confiance totale envers la doctrine.

Mon oncle paternel mourut pendant ce temps, et ma tante se sentit envahie d’un remords sincère. Après avoir chargé un dzo de provisions, elle s’enquit de moi jusqu’à Drin. Une fois là, elle fit garder l’animal et la plupart des effets, se chargeant de tout ce qu’elle pouvait transporter elle-même. Péta, qui se trouvait sur une hauteur, la vit arriver et, la reconnaissant, s’exclama :

« Il vaut mieux ne pas la revoir ! La tante a infligé trop de misères à notre mère et à ses enfants. »

Et elle leva la passerelle qui donnait accès à la grotte, au-dessus de la pente. Parvenue à l’extrémité opposée, la tante cria :

« Ne relève pas le pont, ma nièce ! C’est ta tante qui vient.

– C’est justement pour cela que je l’ai retiré.

– Tu as raison, ma nièce, mais j’éprouve maintenant de violents regrets et suis venue vous voir tous les deux. Replace cette passerelle ! Sinon, préviens ton frère de mon arrivée. »

J’étais allé m’asseoir sur une éminence rocheuse, en face. La tante me salua en se prosternant et me raconta combien elle désirait me rencontrer. Je me fis la réflexion qu’il ne convenait pas qu’un bouddhiste refuse l’entrevue, mais je devais d’abord prononcer la sentence.

« J’ai renoncé à la famille en général, lui dis-je, et tout particulièrement à mon oncle et à ma tante. Au début, c’est vous qui nous avez jetés dans la misère, puis plus tard, quand je suis venu demander l’aumône pour pratiquer la doctrine, de nouveau vous m’avez molesté. Aussi ai-je abandonné l’idée de mon oncle et de ma tante. Écoutez le chant qui en rappelle les circonstances ! »

Et je dis un chant de honte pour ma tante :

Ô père compatissant, aimant pour tous !

Je me prosterne à vos pieds, Marpa le Traducteur,

Soyez la parenté du mendiant sans famille !

Tante, te souviens-tu des actes que tu as commis ?

Ce chant mettra en lumière tes oublis.

Le remords au cœur, écoute attentivement !

 

A Korön de Kyanatsa

Notre bon père nous quitta, mère et enfants.

On nous ravit tous nos biens, nous jetant dans la misère.

Puis comme un tas de pois qu’un bâton éparpille,

Vous, l’oncle et la tante, nous avez renvoyés.

Je me suis alors détaché des liens de parenté.

 

Dans mes errances lointaines je me languissais,

Pour ma mère et ma sœur je rentrai au pays.

Ma mère était morte, ma sœur vagabondait.

Submergé de tristesse et d’indignation,

Je m’appliquai à la seule méditation.

 

Démuni un jour de toute subsistance,

Je vins mendier à la porte de ma tante.

Reconnaissant un ascète sans importance

Elle manifesta sa haine et sa malfaisance,

Excitant à dessein les chiens contre moi.

Puis avec un bâton fait d’un piquet de tente

Elle me roua de coups comme un tas d’épis.

Je tombai dans une mare face en avant.

Je restai presque sans vie

Mais elle m’insultait : “Marchand de chair !

Honte à toi !” criait-elle, empourprée.

Le cœur troué de ses injures,

Abattu, accablé de douleur,

Je ne respirais plus, ne pouvais parler.

Plus tard, avec toute sa ruse,

Contre mon gré elle me prit la maison et le champ.

Ma tante abrite en elle un esprit de démone.

De ce jour je me suis détaché d’elle.

 

Quand j’approchai du seuil de mon oncle,

Je reçus des insultes à la mesure de sa vulgarité.

“Le démon qui a ruiné le pays est arrivé !” cria-t-il.

Appelant les voisins à l’aide pour me tuer,

Des mots horribles sortirent de sa bouche.

Je reçus une pluie de pierres,

Des flèches acérées volaient autour de moi.

J’avais au cœur un mal intolérable,

Ce fut comme si je perdais la vie.

Mon oncle abrite en lui l’esprit d’un bourreau.

De ce jour je me suis détaché de lui.

Ma famille a repoussé un être sans défense.

 

Plus tard, quand je méditais dans la montagne,

Dzessé, qui me restait attachée,

Vint me voir avec de l’amour dans le cœur.

Elle trouva les mots pour dire sa pensée

Et me consola, moi qui souffrais.

Avec des aliments savoureux

Elle apaisa la faim et la soif du pauvre hère.

Je lui en garde grande reconnaissance.

Elle n’était pas adepte de la doctrine

Et je n’avais pas de raisons de revoir Dzessé.

J’en ai encore moins de revoir ma tante.

Vous devez rentrer maintenant,

C’est le bon moment, il est encore tôt.

Ainsi lui ai-je dit.

La tante versait un flot de larmes. Se prosternant à maintes reprises, elle dit :

« Jusque-là c’était ainsi, et mon neveu a raison. Je le prie de me pardonner. »

Et elle offrit une confession sincère.

« J’éprouve finalement de terribles regrets. Le désir de ma famille ne me quittait pas et je suis venue pour rencontrer mon neveu. Frère et sœur, vous devez absolument me recevoir. Si je n’arrivais pas à vous approcher, je me tuerais ici même. »

Tandis qu’elle parlait ainsi et que, sans plus résister, je me préparais à replacer la passerelle, Péta me souffla en aparté qu’il ne fallait pas. Mais, sans tenir compte de ses raisons, je lui dis :

« Si l’on boit la même eau qu’un homme qui a souillé son engagement solennel, on considère généralement que l’on sera aussi contaminé par sa fange. Mais il ne s’agit pas là de pollution de la doctrine, et, comme je suis un vrai bouddhiste, je la verrai. »

Je remis le pont en place et accordai l’entrevue, comme ma tante en avait exprimé le désir. Je lui expliquai longuement la loi du karma et son esprit s’ouvrit à la doctrine. Plus tard, elle médita les instructions personnelles et devint une yogini qui gagna la liberté pour elle-même.

 

Ensuite, Répa Shiwa Öd interrogea le Jetsün Milarépa9.

– Quand le Vénérable demandait l’enseignement, comment montrait-il sa dévotion à son lama ? Une fois instruit, lui a-t-il fallu du courage pour méditer dans la montagne ? Quand nous réfléchissons à vos œuvres, notre intelligence les appréhende difficilement. Nous pratiquons tous cette même doctrine et nous ne sortons pas du cycle de la transmigration. Comment réussir ? demanda-t-il en pleurant.

Le Jetsün répondit :

– Quand on pense à la souffrance des mondes inférieurs et au tourbillon des existences successives, l’excès de dévotion et de courage ne nuit point. Les personnes sensibles en sont totalement convaincues après avoir entendu la doctrine de la rétribution des actes, et deviennent capables d’une même énergie. Ceux qui ne croient pas en la doctrine restent dans le domaine de la théorie et ne quittent pas le niveau des préoccupations mondaines. Croire à la loi des actes et de leurs fruits se révèle d’une grande importance. Pour ceux qui, toujours, montrent des signes de défiance pour cette loi, malgré ses concordances avec les paroles du Bouddha et leurs commentaires, les explications sur la vacuité des phénomènes paraissent difficiles à comprendre et à accepter car elles sont plus subtiles.

Celui qui s’est convaincu du vide plein et ouvert de toutes les apparences comprend que la vacuité pénètre la loi des causes et de leurs fruits. Son choix des actes, et donc de leurs effets, se manifestera dans la volonté d’accomplir le bien et de renoncer au mal. La conviction en la loi du karma est la base de la doctrine bouddhique. Aussi l’effort et la précision dans les exercices pour mettre en œuvre la vertu et laisser les fautes sont-ils capitaux.

Je n’ai pas, au début, réalisé le sens de la vacuité, mais comme je croyais à la loi des causes et de leurs fruits je pensais ne pas éviter de tomber dans les enfers après avoir accumulé d’aussi énormes fautes. J’étais terrifié. Ma dévotion pour le lama, mon endurance à méditer, je ne pouvais les réprimer. Selon mes paroles, vous aussi mettez en pratique les enseignements tantriques et, comme en ce moment, soyez capables de vivre solitaires dans les montagnes désertes. Le vieil homme que je suis en prend la responsabilité : ainsi vous échapperez au tourbillon des existences successives.

 

Bodhi Radza, l’enseignant de Ngen Dzong, demanda encore :

– Jetsün rinpoché, il semble que vos œuvres aient été accomplies pour le bien de toutes les créatures vivantes. En cela vous incarnez le grand Dordjé Tchang. A tout le moins, depuis d’innombrables âges que vous accumulez des mérites, vous êtes un bodhisattva parvenu au stade de non-retour. C’est certain. Le Jetsün réunit en lui toutes les caractéristiques de l’ascète parfait qui, au mépris de sa vie, a pratiqué pour la doctrine. Quant à nous, qui ne sommes pas ainsi, vos œuvres de foi et d’amour près de votre maître, votre façon d’endurer les privations, nous n’en avons pas la même perception que vous. Qui pourrait se livrer à ces expériences ? Si quelqu’un voulait les assumer, il n’en supporterait même pas les conséquences physiques. Il est évident que le Vénérable était dès le début un être éveillé, un bouddha. Aussi, malgré ma propre incapacité, puisque j’ai entendu la voix et vu le visage du Jetsün, je pense qu’il libère du samsara les créatures vivantes. Nous vous prions de nous dire quel bodhisattva ou quel bouddha vous incarnez ? Est-ce Dordjé Tchang ?

Le vénérable Milarépa répondit :

– De qui je suis l’incarnation ? Je ne le sais pas. Même si j’étais l’émanation des trois mondes infernaux, voyez partout Dordjé Tchang, montrez-lui de l’adoration, et sa grâce vous pénétrera. Cette pensée que je suis l’incarnation d’un être pleinement illuminé prouve votre foi pour moi, mais il n’y a pas de plus grande hérésie envers la doctrine bouddhique. Elle s’exprime parce que vous n’avez pas perçu la puissance d’une pratique du dharma absolument pure. Grâce à la puissance de cette noble doctrine, toute personne qui aurait commis autant de crimes que moi dans sa jeunesse, qui aurait ensuite compris les conséquences de ses actes, qui aurait renoncé à cette existence pour méditer par le corps, la parole et l’esprit, approcherait de l’état pleinement illuminé d’un bouddha.

Et, plus particulièrement, quelqu’un qui serait accepté comme disciple par un maître de qualité, qui saurait obtenir de lui et méditer les instructions et les initiations qui conduisent à une vision nue, débarrassée des ombres conventionnelles, du but profond des enseignements de la fulgurante voie tantrique, celui-ci ne douterait pas d’obtenir l’éveil en cette existence. Mais celui qui commet les dix actions impies et les dix crimes inexpiables ne s’interroge pas. Il sait que, aussitôt mort, il renaîtra dans les enfers du perpétuel tourment. Du manque de conviction pour la loi des actes et de leurs fruits résulte peu de persévérance.

Celui qui croit sincèrement à la loi du karma craint les souffrances endurées dans les mondes inférieurs. Avec le désir d’obtenir l’éveil, il prouve avant tout sa dévotion au lama, puis son énergie à méditer les instructions personnelles, enfin son courage pour préserver expériences et réalisations. Tout individu peut faire montre d’une persévérance aussi forte que la mienne. Ensuite, on prétend qu’il est l’incarnation d’un bodhisattva ou d’un bouddha. Cela révèle que l’on ne croit pas à la voie rapide et aux méthodes tantriques. Désormais, restez convaincus par la loi du karma. Appliquez-vous aux exercices du vajrayana et réfléchissez que l’heure de la mort vous reste inconnue. Pensez à la vie des sages du passé, aux résultats de vos actions et aux châtiments de l’existence mondaine.

Je me suis privé de nourriture, de vêtements, de paroles, je voulais être un brave. La souffrance physique que j’endurais, je l’ai méprisée et j’ai médité dans les montagnes désertes. Ainsi sont apparues les qualités de la réalisation.

Vous aussi, pratiquez en suivant mes traces, dit Milarépa.

 

Pour obéir aux ordres de son lama, il renonça en esprit à cette existence et médita sans quitter la montagne en prouvant son endurance dans les terribles austérités. Telle est la septième œuvre excellente.


1.

Participer aux rituels menés pour guider la conscience des défunts. Durant plusieurs jours, les familles offrent bonne chère aux moines conduisant les cérémonies.

2.

Appelée « corde de méditation » (tib. : sgom-thag), elle est placée de façon à maintenir le corps dans la position adéquate durant les longues postures. Elle entoure le corps, de l’épaule aux genoux.

3.

Dans les régions tibétaines sans arbres et sans nul bois disponible, les corps sont découpés et offerts aux vautours, oiseaux sacrés. Cette tradition remonte à l’Inde ancienne.

4.

Chacun dédiant les mérites acquis, au profit de la libération de toutes les créatures.

5.

Les huit préoccupations mondaines, ou lois qui régissent le monde (tib. : chos brgyad), sont les phénomènes que le moi accepte ou rejette puisqu’il les considère comme satisfaisants ou détestables. En fait, ces lois sont tout aussi nocives les unes que les autres, qu’elles soient perçues comme positives ou commes négatives, puisque l’individu y est soumis. Ce sont le profit et la perte, la gloire et la mauvaise réputation, l’éloge et le blâme, le plaisir et la douleur.

6.

L’énergie, le souffle créateur (tib. : rlung, skt : prâna), est la monture de l’esprit, son cheval. L’esprit est ce qui est connaissant. Le souffle est l’énergie active qui donne support à la connaissance. Celui qui maîtrise le souffle créateur maîtrise l’esprit, et vice versa.

7.

Toutes les fusions (tib. : zung-’jug) sont la réunion des apparences manifestées et de leur vacuité. Une reconnaissance spontanée de la vérité.

8.

« L’homme vrai est nu. C’est la religion hypocrite et pharisienne de la cité qui exige le vêtement. Shiva est nu. Le sage et le moine shivaïte errent par le monde nus et sans attaches. La nudité est synonyme de vertu, de vérité, de liberté, de sainteté, dans l’Inde » (A. Daniélou, Shiva et Dionysos, Paris, Fayard, 1979, p. 69).

9.

L’on se souvient que Milarépa, sur l’insistance de Rétchungpa, raconte l’histoire de sa vie à ses fils spirituels, bien des années après les événements évoqués.