– Les œuvres du Jetsün nous étonnent et nous émerveillent mais elles ne prêtent pas à rire. En apparence, elles donnent seulement envie de pleurer. Nous vous prions de nous raconter vos actions sous un aspect souriant.
Le vénérable Milarépa répondit :
– Les fruits de méditations assidues donnent plutôt envie de se réjouir. Les hommes et les êtres non humains qu’il faut convertir et placer sur la voie de l’émancipation : c’est assurément utile pour l’enseignement bouddhique.
– Quels furent les premiers que le Jetsün dut convaincre ? demanda Rétchungpa.
– Les êtres non humains sont d’abord venus me tourmenter. Ensuite, se rassemblèrent la plupart des disciples humains, suivis de la déesse Tséringma dont je subis les sortilèges. Après cela, d’autres fils encore se présentèrent. Gampopa, le maître venu de Ü diffusera mon enseignement chez les hommes et Tséringma s’en chargera chez les êtres non humains.
Alors Séban Répa demanda :
– Les principaux ermitages du Jetsün se trouvent à Latchi et Tchoubar. Hormis ceux-là, et d’autres déjà mentionnés, quels sont les lieux où vous avez médité ?
– Il y eut les Monts Yölmo Kangra du Népal, les six forts extérieurs partout connus, les six forts intérieurs inconnus et les six forts secrets, dix-huit en tout ; plus deux autres forts, ce qui fait vingt. Il y eut quatre grandes grottes partout renommées, et quatre qui étaient ignorées. Tous mes séjours anciens sont inclus en ces lieux. J’ai médité ailleurs aussi, dans la solitude de montagnes et de petites grottes qui m’apportaient des conditions favorables. Je ne connais plus la méditation, car son objet, le fait de méditer, et celui qui médite sont devenus inséparables.
Rétchungpa reprit :
– Avec sa compassion, le Jetsün accompagne tous les phénomènes jusqu’à leur terme naturel. Ses disciples ont acquis une expérience et une compréhension irréversibles. Nous vous sommes grandement reconnaissants de ce sentiment de bonheur. Afin que les disciples futurs puissent y accumuler des mérites, nous vous prions de donner les noms qui désignent chacune des grandes grottes ainsi que les forts de vos retraites.
Milarépa répondit :
– Les forts extérieurs partout connus sont : le Fort Central Drakar Tasso, Dent de Cheval de Roche Blanche ; le Fort de l’Ombre des Sourcils ; le Fort de Roche Rouge de Lingba ; le Dzong de l’Éveil de Ragma ; le Fort du Ciel de Kyangpen ; le Fort Indestructible de Roche Grise1.
Les forts intérieurs inconnus sont : le Fort du Garuda de la Vallée de Tchong ; Nyima Dzong, le Fort Plaisant du Soleil ; le Fort des Solitudes du Coucou ; le Fort de la Grotte de Cristal ; le Dzong des Plaisirs de Bétsé ; le Fort Tsikpa Kangthil.
Les six forts secrets sont : le Fort d’Azur du Vaste Rocher ; le Fort du Lion et du Tigre, Tapouk Sengé Dzong ; le Fort Mamo de la Caverne Cachée ; le Fort du Lotus de Lapouk ; le Fort du Naga de la Porte de l’Éléphant ; le Fort Dordjé du Roi Courroucé. Les deux autres forts sont : le Dzong du Soleil de la Grotte Joyeuse ; le Dzong du Ciel de Potho.
Les quatre grandes grottes connues de tous sont : la Grotte-Ventre de Nyanang ; la Grotte des Démons à Vaincre de Latchi ; la Grotte Langue de Dri2 de Drin ; la Grotte des Miracles du Mont Tisé. Les quatre grandes grottes inconnues sont : la Grotte à la Ferme Assise ; la Grotte de Lumière de Rön ; la Grotte du Col des Chèvres, Ralai Zapouk ; la Grotte du Pigeon de Kouthang.
Ces lieux sauvages réunissent toutes les conditions favorables. Parce que la grâce de la lignée vous pénétrera, allez y méditer !
A ces mots, êtres humains et non humains, hommes et femmes, tous les disciples et les auditeurs rassemblés éprouvèrent de la tristesse et le désir du renoncement. Une foi et une compassion incommensurables naquirent en chacun d’eux. Tous se détournèrent alors des lois mondaines et des attachements présents pour pratiquer le noble dharma avec allégresse. Les fils spirituels aînés dédièrent leur corps, leur parole et leur esprit au profit de la doctrine et des créatures. Ils firent le vœu de méditer sans quitter la montagne, avec détermination et courage, et d’endurer misère et privations. Les plus avertis parmi les auditeurs abandonnèrent en esprit les plaisirs immédiats puis partirent à la suite du Jetsün pour le servir et méditer. Nombre d’entre eux, hommes et femmes, furent des yogis ayant perçu la vérité des choses en leur état naturel. Les laïcs d’un niveau moyen s’engagèrent à des pratiques mensuelles ou annuelles, et les plus simples, eux aussi, renoncèrent définitivement à un vice particulier. Il n’en manqua pas un pour jurer de pratiquer toujours une simple vertu, et tous absolument atteignirent leur but.
Jusque-là, ce sont les paroles de Jetsün Milarépa en personne qui ont été transcrites telles quelles. Ses œuvres bienfaisantes aux créatures et à l’enseignement bouddhique ont été énoncées de sa propre bouche. Si l’on développe le corps de son exposé final, il se divise en trois parties principales : la partie qui raconte les mystifications des êtres non humains et leur soumission, celle où les fils spirituels prédestinés s’engagent sur la voie de la délivrance, celle enfin où le Jetsün fait tourner la roue de la doctrine pour toutes sortes de disciples et d’auditeurs sans liens entre eux.
Si l’on entre dans le détail, voici comment tout d’abord les êtres non humains furent liés par leurs vœux. Dans la vallée de Tchong, au Roc Rouge, Milarépa chante les Six Souvenirs du Lama, et soumet le roi des démons, Binayaka3. Puis, pour obéir aux ordres de son lama, il se rend à Latchi et dit le Chant de Latchi Tchouzang afin de lier par un serment le maître de l’assemblée des dieux violents.
L’année suivante, il pénètre au plus profond de Latchi et dit le célèbre Chant des Montagnes Enneigées. Puis, pour obéir aux ordres de son maître, il pense aller dans l’enceinte des Monts de Yölmo au Népal et à Riwo Pelbar du Mangyül, mais, en passant par la plaine du Goung Thang, le Roc Lingba lui touche le cœur. Il y séjourne un temps et dit le Chant de l’Ogresse du Roc Lingba. Puis, sur un flanc du Mont Pelbar, au Fort de l’Éveil de Ragma, il chante et soumet le maître du sol ainsi qu’une déesse démoniaque. Il demeure ensuite au Fort du Ciel de Kyangpen et assiste nombre d’êtres humains et non humains. Après s’être rendu à Yölmo Kangra, il reste au Fort du Lion dans la Grotte du Tigre de la forêt de Singala. Il œuvre là au bien des esprits et de quelques êtres. C’est là aussi qu’il reçoit la prophétie lui enjoignant de repartir au Tibet, méditer au profit de tous dans les lieux sauvages et les montagnes désertes. Ainsi, rentré au Tibet, il demeure dans une grotte de Goung Thang et chante pour les nymphes-pigeons.
La deuxième partie raconte les rencontres avec tous les fils spirituels. Le Jetsün Milarépa séjourne au Dzong Indestructible de Roche Grise et œuvre au profit des créatures quand la mère Vajra Yogini lui prédit la venue de ses disciples. Elle lui révèle en particulier où se trouve Rétchung Dordjé Drakpa, le disciple qui recevra les instructions de la tradition orale secrète des dakinis. C’est alors qu’il réside au Goung Thang, dans la Grotte de la Soie du Col des Chèvres, qu’il rencontre Rétchungpa, le fils de son cœur. Rétchungpa part pour l’Inde afin de se défaire d’une maladie, puis le maître et le disciple se retrouvent. Dans la Grotte de Lumière du Haut-Rön, le Jetsün rencontre Tsapou Répa. Il retourne ensuite au Fort de l’Éveil de Ragma et rencontre Répa Sangyé Kyab. Il part et, tandis qu’il réside dans la Grotte-Ventre de Nyanang, il dispense conseils et initiations à l’enseignant Shakyagouna, qui déjà était croyant, et l’amène sur la voie de l’émancipation. Puis il marche vers la Porte du Cheval, au nord, et en chemin, à Guépa Legsoum de Tchoung, il rencontre la jeune Peldarboum. Au retour, dans une auberge du Nord-Yérou, Séban Répa se présente. Il part méditer à Shri Ri de Gyal, la glorieuse montagne du Latöd, et c’est Drigom Répa qui vient à lui. En mendiant les aumônes de l’automne, il rencontre le Répa Shiwa Öd près de la source aux cent mille pièces d’argent.
Le chapitre du Bâton de Bambou raconte sa rencontre avec Ngen Dzong Répa dans la vallée de Tchim. Puis, pendant un séjour à Latchi, les messagères célestes exhortent le Jetsün Milarépa à se souvenir d’une injonction de son maître, et sur la route qui le mène au Mont Tisé il rencontre Dampa Gyapouwa. En montant vers le Lowo, il rencontre Khar Tchoung Répa au sommet du Korréla. Il passe ensuite l’hiver sur les pentes du Mont Dritsé, dans le Pourang, et rencontre Répa Darma Wangchuk. Dès les beaux jours il part pour le Tisé. C’est là, dans le chapitre du Mont Tisé, qu’il soumet Naro Bön Tchoung par l’éclat de ses miracles. Il redescend et séjourne à nouveau au Fort Indestructible de Roche Grise, où Rong Tchoung Répa se présente. De nouveau guidé par les dakinis, il voit sur sa route la Grotte Cachée du Fort Mamo et s’y installe quelques jours. Un berger se met à son service, qui deviendra un sage nommé Loukdzi Répa, l’ascète Gardeur de Troupeaux. Au Fort du Lotus de Lapou, ensuite, il rencontre Shengom Répa, qui viendra lui offrir de parfaits services à la Grotte Cachée et au Fort du Naga de Lango. Aux abords de Tchoro Drig, il rencontre Rétchungma. Tandis qu’il réside à Nyishang Gourta, dans le bas pays, il voit arriver le chasseur Khira Répa. C’est par ce dernier que la réputation du Jetsün se répand alors au Népal et que le roi de Khokhom, inspiré par une révélation de la déesse Dölma, lui envoie ses hommages. Puis, invité par Rétchungpa et Shengom Répa, le Vénérable s’installe dans la Grotte Nyen Yön, dans le bas de Latchi, et, l’année suivante, il habite le Roc Rouge de la Vallée de Tchong. Il part ensuite pour Tchoubar, où il chante les trois épisodes de la déesse Tséringma.
Sur la route de Dring Dingma, il rencontre Répa Dordjé Wangchuk. Quand il séjourne avec ses disciples dans la Grotte-Ventre de Nyanang, il rencontre l’Indien Dharma Bodhi au Dzong Pelpo. Ce dernier s’incline devant Milarépa et ce geste étend sa renommée. Par jalousie, Darlo, le maître de logique, lance un débat. C’est le chapitre où le Jetsün retourne les arguments et prouve ses capacités miraculeuses. Pour conclure, il chante pour Rétchung et Tipou. A cette époque, il rencontre Mesgom Répa à la Grotte-Ventre et Salé Öd, une de ses filles ascètes, à Nagtra de Nyanang. Puis le Jetsün marche vers les Hauteurs du Roc Rouge et il y reste. Il voit Rétchungpa qui s’en revient depuis l’Inde et il part vers lui pour l’accueillir. Ils se retrouvent dans les chapitres de la Corne de Yak et du Chant des Hémiones. A Tchoubar, ensuite, il rencontre Lengom Répa, originaire du Dagpo. A Dodé Tashigang de Drin, il rencontre l’incomparable médecin du Dagpo, le moine détenteur du vajra, le grand esprit éveillé, le bodhisattva Dawo Sheunou qui prit un corps d’homme pour le bien des créatures. La venue de Gampopa avait jadis été annoncée par le Bouddha, et il devient le meilleur et le premier des fils spirituels du Jetsün Milarépa. Plus tard, tandis qu’il demeure dans une forêt de petits tamaris à Tchoubar, il accepte comme disciple Loteun Guendun, venu autrefois le provoquer verbalement. A la Grotte Plaisante du Fort du Soleil, il rencontre Dréteun Tashibar de Drin. Alors qu’il doit montrer ses pouvoirs à une assemblée de moines, il rencontre Likor Djarouwa, qui le suit et se met à son service.
Les messagères célestes avaient prédit au Jetsün très précieux que, parmi ses disciples humains, vingt-cinq deviendraient de parfaits accomplis de la voie tantrique. Pour chacun de ceux-ci, ses huit fils spirituels, ses treize fils proches et leurs quatre sœurs, un grand chapitre raconte comment il les rencontre.
La troisième partie regroupe diverses histoires, les Chants du Jetsün lors d’entrevues avec ses fils spirituels dans quelque fort secret, sans qu’il y ait certitude de date. Des chapitres relatent les réponses qu’il donne à des auditeurs ou à des disciples moines. Le chapitre du Mont Bönpo date de l’époque où Gampopa séjourne près de lui. C’est à Nyanang que se passe l’épisode de l’initiation et de la consécration, à Tsarma qu’il chante pour Shendormo et Legséboum. Ensuite, un chapitre raconte comment l’on répare les fuites d’eau pour être prêt à mourir. Quand Rétchungpa se trouve à Latchi avec son maître, ils marchent ensemble vers la Grande Grotte de Conquête des Démons, puis, lorsqu’ils remontent, se place le chapitre de la Caverne du Ciel de Ramding. Invité ensuite par des auditeurs villageois, le vénérable Milarépa réside à la Grotte-Ventre de Nyanang et raconte lui-même l’histoire de sa vie. Dans ce chapitre aussi, Rétchung part en voyage pour la province de Ü. Averti par une messagère à la tête de lionne, le Jetsün rencontre Dampa Sangyé à Thongla. A Lashing, avec sa compassion, il sauve un trépassé et chante sa dette de reconnaissance envers sa mère. Un chapitre dispense ses dernières volontés pour ceux de Nyanang et pour les fidèles de Tsarma. En route pour Tchoubar, il chante pour le médecin Yangné de Dingri. Une fois arrivé, un chapitre raconte le dernier départ de Rétchung pour le Ü. L’adresse au bienfaiteur Tashi Tsé se passe à Lhadro de Drin. Au château de Drin, il chante pour Kouyou et Dzesséboum, et pour tous les adeptes présents. Sur les Hauteurs du Roc Rouge, un épisode rapporte sa victoire sur les quatre démons et les réponses faites au Tantriste. Un chapitre, enfin, raconte ses transformations physiques miraculeuses et comment elles suscitent l’ardeur de ses disciples.
Des récits en nombre inconcevable, connus ou inconnus, disent comment le Jetsün Milarépa tourna la roue de la doctrine. Il guida vers la délivrance complète d’innombrables êtres d’élection à la vive intelligence. Il fit mûrir les êtres aux capacités intellectuelles moyennes et leur montra la voie du salut. Les moins doués développèrent l’esprit de l’éveil et conçurent le dessein d’œuvrer au profit d’autrui. Même chez les plus infortunés, il imprima les marques de la vertu, et leurs actions les amenèrent au bonheur temporel des paradis humains. Grâce à sa compassion aussi vaste que le ciel, le Jetsün Milarépa révéla au grand jour l’enseignement du Bouddha et protégea les créatures vivantes des infinies souffrances des mondes inférieurs comme des misères du samsara. Ces faits se trouvent exposés et largement développés dans le Gourboum : les Cent Mille Chants.
Telle est la huitième œuvre, celle où, par le fruit de ses méditations, il dispense ses bienfaits aux créatures et à l’enseignement bouddhique4.
La traduction française du nom des forts (tib. : rdzong) n’est sans doute pas juste au niveau de la pratique. Elle se justifie pourtant, car elle permet au lecteur français de pénétrer un univers duquel il serait exclu s’il devait lire une longue énumération de noms en tibétain. La traduction laisse aussi passer des images qui illustrent des lieux qui, sinon, resteraient sans vie aucune.
La dri (tib. : ’bri) est la femelle du yak. C’est elle qui donne le lait, bien que l’on parle toujours en Occident de « lait de yak ».
L’énumération qui suit, œuvre du rédacteur de l’ouvrage, est une introduction aux Cent Mille Chants, la table des matières des trois parties à venir, qui succèdent à la biographie, pour former l’œuvre complète. Les Cent Mille Chants racontent en détail toute la suite de la vie de Milarépa, jusqu’à sa mort.
Dans les éditions tibétaines de l’œuvre complète, aussitôt après cette huitième œuvre, suit le premier chapitre des Cent Mille Chants, « Le Chant des Six Souvenirs du Lama ». Ainsi, sans coupure aucune, le récit de la vie de Milarépa se poursuit. Il est seulement précédé d’une sorte de table des matières de l’œuvre à suivre.