Dans la tradition tibétaine, la biographie est un genre littéraire majeur. Conter les faits et gestes d’un personnage illustre, qu’il soit savant, érudit, sage, poète, a pour but de créer une œuvre qui ait valeur d’exemple. En provoquant une prise et un sursaut de conscience, celle-ci suscite souvent une soif d’identification. Le lecteur, ou bien encore l’auditeur, souhaite marcher sur les traces de ce héros et tente de calquer sa conduite sur la sienne.
Ce récit d’une vie est appelé Namthar – littéralement : « complète libération ». L’idée de liberté s’applique en premier lieu au personnage central, à son développement spirituel, à la façon dont il surmonte les obstacles sur la voie de l’émancipation, mais elle qualifie aussi l’inspiration que l’histoire révèle chez ceux qui la découvrent. La biographie se doit d’offrir un modèle parfait à tout homme de bonne volonté. Ainsi, en racontant l’éveil d’un brave, elle peut mener aux étapes initiales du chemin conduisant à l’éveil. Le dessein premier d’une biographie tient tout entier dans sa qualité libératrice. Car le Namthar tibétain expose toujours une pratique liée à l’expérience bouddhique. Et le bouddhisme, qu’il soit appréhendé comme une religion, une philosophie, une manière d’être, propose une méthode qui permet de sortir de la misère générale, de dépasser les douleurs de l’existence mondaine, d’échapper à la peur des conséquences de ses actes, et, par sa propre liberté conquise, d’aider à celle des autres. La reconnaissance des Quatre Nobles Vérités énoncées par le Bouddha Shakyamouni, le Bouddha historique, est à la base de tout engagement sur la voie bouddhique d’émancipation : vérité de la souffrance, vérité de l’origine de la souffrance, vérité de la cessation de la souffrance, vérité du parcours qui mène à cette suppression. Ces quatre vérités forment la trame profonde de la biographie de Milarépa. Le récit enchaîne longtemps des faits bruts, sans commentaires, et de brèves anecdotes qui mettent à jour une violence au quotidien. Celle-ci n’est pas particulièrement soulignée, elle est simplement celle des sociétés où la sécurité et la survie ne sont pas des droits naturels ni des obligations. La conduite de Marpa, le maître spirituel de Milarépa, peut pareillement s’avérer déroutante, et il faut dépasser le moment où elle devient carrément insupportable pour que l’auteur propose un éclaircissement, une justification de la méthode employée. Nous reviendrons sur la voix personnelle de Tsang Nyön Heruka, l’auteur, car on entend l’écho de ses interventions quand il s’agit d’expliquer la conduite non conventionnelle de Marpa. De même, il parle par la bouche de Milarépa, pour exposer les fondements de la pensée bouddhique. Cependant, compte tenu de l’ampleur du récit, les passages pédagogiques restent brefs. L’intensité est sauve, l’élan narratif préservé.
Si la seule écoute du Namthar détient la capacité d’éveiller, pourquoi faudrait-il ouvrir un débat théologique ? La vie de Milarépa s’apparente à un foudroiement, sa puissance existe bel et bien sans glose, et ce qu’elle exprime se comprend sans notes ni exégèse. Elle dit l’extrême douleur et ses causes, la nécessité du renoncement, la méthode menant à la libération. Avec une simplicité lumineuse, elle dit : renoncez aux satisfactions immédiates, méditez sans vous soucier du quotidien, gagnez par vous-même l’éveil en échappant au tourbillon des existences successives. Elle dit que ceux qui savent débattre, analyser sans trêve, et qui en tirent fierté et arrogance, n’ont pas l’apanage de cette liberté. Chaque signe, de toute façon, prend un sens particulier selon le degré de connaissance. Et la seule nature offre au pratiquant mille symboles à méditer.
On aurait tort de prendre ce récit pour un roman, teinté d’irrationnel et de magie, de le considérer comme littérature exotique afin de se soustraire à sa leçon profonde. Cette histoire est de tous les âges, de tous les continents, elle se révèle foudroyante, y compris si on la lit à l’aune des expressions et des comportements d’aujourd’hui. Le génie du texte offre à chacun l’occasion de s’y retrouver à un moment ou à un autre, de s’identifier à l’un ou l’autre des personnages, et pour cette raison, continûment depuis des siècles, provoque des prises de conscience illuminantes. Ainsi, à l’âge de quarante-neuf ans, le sculpteur Brancusi découvre la Vie de Milarépa et en fait son livre de chevet. Il dit et écrit qu’il vient de trouver son protecteur invisible. L’histoire de Milarépa lui apparaît comme étant l’histoire même de sa vie. Montagnard venu des Carpates, son voyage vers Paris, il l’a effectué à pied, en mendiant, après avoir quitté sa famille. Ce long cheminement, à neuf siècles d’écart, qu’il identifie à celui de l’ascète tibétain, lui donne les moyens qu’il cherchait pour annuler en lui toute idée d’un moi personnel et confirmer sa recherche artistique. « On arrive à la simplicité malgré soi », dit Constantin Brancusi1, et son œuvre rejoint sa quête de pureté, réalise sa volonté de sublimer la matière. Il donne le sens du recueillement, de l’accès à une réalité supérieure, de l’entrée dans l’espace cosmique à l’ensemble des sculptures monumentales érigées à Targu-Jiu, dans son pays natal, en Roumanie.
Milarépa n’est pas une figure de légende. Il naît en l’an 1040 au Ngari, la grande plaine de l’Ouest tibétain, dans une famille riche et influente. En ses premières années, il ne connaît que bonheur et sourires, mais Mila Shérab Gyaltsen, son père, meurt prématurément, laissant deux enfants en bas âge. Son épouse, Nyangtsa Kargyen, ne parvient pas à obtenir que l’on respecte le testament de son mari défunt et se voit dépossédée de tous ses biens par l’oncle et la tante du clan paternel. Dès lors, humiliés, asservis, méprisés, les orphelins et leur mère sont traités comme des esclaves et ne connaissent plus que la misère. Dans une société traditionnelle où n’existe alors aucune justice civile et où, seuls, la communauté et les rapports de force internes font loi, la mère ne voit d’autre moyen de retrouver sa position et d’assouvir sa vengeance que d’envoyer son fils étudier la magie noire. Elle attend du garçon qu’il frappe leurs ennemis, qu’il les anéantisse, sinon, elle lui assure qu’elle se tuera devant lui. Sans désirs pour lui-même, abandonné par amour à la volonté d’autrui, l’adolescent nommé Thöpaga qui n’est pas encore devenu Milarépa, Mila l’« ascète vêtu de coton », part accomplir les ordres de sa mère.
Une dizaine d’années environ avant la rédaction du Namthar de Milarépa par Tsang Nyön, Gos Lotsawa Sheunou Pel (1392-1481) compose Les Annales bleues, l’histoire de la doctrine bouddhique et du pouvoir religieux au Tibet, un ouvrage qui restera la principale source d’informations des historiens jusqu’au XXe siècle. A la mort de son mari, la mère de Milarépa avait vingt-quatre ans, écrit Gos Lotsawa, et on voulut la forcer à épouser le fils de l’oncle paternel. C’était une règle coutumière : le frère du mari défunt prenait la femme et les biens jusqu’à la majorité de l’héritier légitime. Mais Nyangtsa Kargyen refusa et l’oncle, furieux, s’appropria tous les biens. D’autres sources prétendent qu’elle aurait dû épouser l’oncle lui-même. Cette coutume, qui permettait de garder le patrimoine intact, était souvent observée au Tibet – pays dont les habitants surent protéger pendant des siècles les réserves naturelles, tout en assurant une nécessaire régulation des naissances. Ainsi la mère de Rétchungpa, le premier des disciples de Milarépa, devenue veuve encore jeune, épousera-t-elle le frère de son mari. La version de la vie ici traduite n’aborde pas le problème du remariage attendu de Nyangtsa Kargyen. Quoi qu’il en soit, l’adolescent venge sa mère au-delà de toutes ses espérances. Trente-cinq personnes de la famille de l’oncle périssent sous les décombres d’une maison et, deux jours avant la moisson, un orage de grêle saccage la récolte du village.
Submergé de dégoût, de remords, le garçon, devenu un puissant magicien, perd le sommeil, l’appétit, le goût de vivre. « Trois mots donnent la fièvre. Trois mots vous clouent au lit : changer de vie. Cela c’est le but. Il est clair, simple. Le chemin qui mène au but, on ne le voit pas. La maladie c’est l’absence de chemin, l’incertitude des voies2. » Thöpaga se met en quête d’un maître capable de lui enseigner une doctrine « blanche », par opposition à la magie noire, et rencontre ainsi Marpa, celui qui au moyen de la pure doctrine bouddhique, par la douleur des épreuves, le conduira au-delà de toute douleur. Milarépa restera six ans et huit mois auprès de Marpa. Il a trente-huit ans lors de leur rencontre. A partir de quarante-cinq ans, et jusqu’à sa mort, en 1123, Milarépa ne pratiquera plus que la méditation et cette pure doctrine, le bouddhisme, qui à cette époque est encore une idée neuve au Tibet.
La voie empruntée par Milarépa est une voie fulgurante, la voie tantrique. Elle lui permettra d’atteindre l’éveil « en un seul corps et en une seule vie ». Le rôle du maître spirituel est en cela primordial. La voie adamantine est si dangereuse qu’elle exige un maître capable de voir et de guider en toute lucidité, sachant dispenser à chacun de ses disciples des instructions orales personnalisées. La pratique tantrique ne s’apprend pas dans les textes, elle repose sur la grâce accordée ou reçue et sur le lien sacré qui unit maître et disciple, un lien d’exigence mutuelle et de risques pris en commun. Pour le disciple, le lama doit être vu à l’égal du Bouddha, comme un être pleinement réalisé, porteur de toutes les qualités que le disciple possède en lui-même, mais qu’il n’a pas encore révélées. Le lama, est-il écrit, doit posséder la maîtrise des textes – sutras et tantras –, avoir une profonde expérience de la méditation, être doué d’une grande faculté pour comprendre la singularité de ses différents élèves, être sage et miséricordieux, posséder une foi parfaite. Mais l’enseignement du maître spirituel n’est pas une fin en soi, il ne pallie pas la passivité d’un disciple.
Dès qu’il arrive, Milarépa fait à Marpa le don total de son corps, de sa parole, de son esprit. Il prouve sa détermination et sa faculté à obtenir ce qu’il veut. Comme il a montré sa volonté dans la vengeance, il la montre dans la purification. Au cours des épreuves hallucinantes que lui impose son maître, il trouve la joie en un geste, un mot, un sourire. Rabroué, insulté, humilié, il ne se révolte pas car son immense faculté d’amour lui permet de garder la foi. Milarépa veut atteindre son but, sortir du cycle de la souffrance et du mal. Il a fait don de lui-même, et s’abandonne avec ferveur, absolument. Ainsi le veut la pratique tantrique. Cette liaison intime entre deux êtres est une union dans l’abandon de l’amour, sans laquelle la réalisation personnelle reste impossible.
L’entière responsabilité de chacun face à ses actes, à son engagement, est le point crucial de la voie, mais l’importance capitale de la loi du karma doit sans cesse rester présente à l’esprit. Tout acte porte des fruits, toute action a des répercussions, chaque moment influence le suivant. De plus, au regard de cette loi, une rencontre entre deux êtres s’apparente à un héritage, ou au résultat d’actions ou de vœux antérieurs, oubliés peut-être mais toujours efficaces. L’engagement du maître et du disciple ne suffirait pas si les signes ne concordaient pas, si les circonstances ne se révélaient pas favorables, s’il n’y avait pas un petit quelque chose de plus. Des rêves précis annoncent à Marpa et à son épouse Dagméma l’arrivée de Milarépa. Marpa décrypte ces signes nocturnes et prépare minutieusement le premier contact avec son disciple d’élection. En allant au-devant de lui, Marpa met en œuvre un cérémonial de réception dont il auscultera aussi les signes, pour en tirer des convictions au sujet de leurs rapports futurs. On dit au Tibet que les grands maîtres sont capables de faire en sorte que les signes se révèlent de bon augure. Les concours de circonstances, la subtilité d’une multitude d’influences et de rencontres simultanées créent de parfaits moments, lumineux et éphémères. La lumière, elle aussi, reste soumise à la loi de l’impermanence, il faut savoir la regarder lorsqu’elle se présente. Entre maître et disciple, de même, le moment prend une importance capitale, et les ordres et les intuitions de Marpa ne souffrent aucun délai puisqu’il détient une « connaissance surnaturelle ».
Milarépa n’est pas de grande taille, il est mince et pâle. Hormis la flamme dans ses yeux, son visage est celui d’un rêveur. Il renonce aux plaisirs du monde pour mener une vie d’ascète. Marpa, l’homme, apparaît physiquement très différent. Il est grand, corpulent, fier. Il arbore un visage buriné, plutôt rubicond, il boit sec, mange encore mieux, ses colères sont célèbres. Il mène une vie d’exploitant agricole, de maître de maison laïc, et il n’adopte ni l’habit ni les insignes du religieux. « Enfant, il était violent et sauvage. “Si le caractère de cet enfant tourne bien, disait son père, quoi qu’il entreprenne, religion ou carrière mondaine, il ira au sommet ; il sera utile à lui-même et aux autres. Si son caractère se développe tel qu’il est, il sera funeste à lui-même et aux autres. A considérer le profit et les risques, il est préférable de le confier tout d’abord à la religion3.” »
Cet enfant inquiétant était né en 1012 au Lhobrak, à la frontière actuelle du Tibet et du Bhoutan. Les documents anciens confirment qu’à cette époque le bouddhisme avait bien pénétré le Tibet depuis plus de trois siècles, mais qu’il ne s’était pas répandu dans le peuple. La doctrine ne touchait alors qu’une élite et quelques princes. La traduction des textes sacrés du bouddhisme avait commencé dès le VIIe siècle, sans que l’on puisse leur attribuer le moindre effet de transformation sociale. Le bouddhisme, considéré comme un culte étranger, cohabitait avec la religion indigène, le bön. Marpa commença ses études à douze ans, apprit le sanskrit et plusieurs langues de l’Inde, acquit les bases de la philosophie du vajrayana avec des professeurs tibétains, puis décida de partir lui-même pour l’Inde, afin de recevoir directement les enseignements secrets du bouddhisme.
Vers l’an 1000, après la chute du premier empire tibétain, qui avait vu le bouddhisme influencer les rois et leur cour, les liens se renouent avec les bouddhistes indiens. Les Tibétains vont désormais en Inde à la rencontre des maîtres tantriques. L’époque va devenir celle des grands traducteurs-commentateurs de textes sanskrits, ou lotsawas, qui, tel Marpa, rapportent au Tibet les enseignements des nouveaux tantras, textes du bouddhisme tardif. En ramenant du matériel indien, ils contribuent au développement de la doctrine sur les hautes terres et conçoivent ce qui deviendra l’expression spécifiquement tibétaine du bouddhisme mahayana.
Marpa partira trois fois pour l’Inde. Pendant vingt et un ans de sa vie il y voyage, rencontrant nombre de maîtres auxquels il demandera l’enseignement. C’est Naropa, abbé de la célèbre université de Nalanda, fondée au Ve siècle, qui sera son instructeur principal et lui accordera la transmission complète de ses pouvoirs. Les textes tantriques qu’il devait ramener au Tibet avaient été conçus depuis le IVe siècle, et le dernier d’entre eux, le Kalachakra Tantra, était apparu peu de temps avant la totale destruction des monastères bouddhiques par les armées islamiques déferlant sur le nord de l’Inde. Moines tués, librairies brûlées, universités rasées, temples mis à sac et souvent transformés en mosquées, c’était bien, en ce XIe siècle, la dernière limite pour rapporter les enseignements au Tibet.
Pour les Tibétains, l’aventure physique était de taille. Ils vivaient dans la pureté d’atmosphère de la haute altitude, et leur régime, leur climat étaient radicalement différents de ceux du sous-continent. Afin de parvenir à leur but, il leur fallait traverser les chaînes de l’Himalaya, escalader des cols de 5 500 mètres et, après avoir évité les bandits de grand chemin, descendre dans la touffeur de la plaine, boire une eau polluée, résister aux fièvres et aux maladies. Lors de son premier voyage, Marpa resta trois ans à Katmandou, la capitale du Népal actuel, pour se ménager une transition entre ces deux mondes. Ainsi l’on comprend mieux les reproches qu’il adresse à Milarépa, à propos de son manque de courage, alors que lui-même dit avoir risqué sa vie à trois reprises, et toute sa fortune convertie en or.
Marpa Lotsa traduisit en tibétain une cinquantaine d’ouvrages : les grands tantras de Hevajra, Chakrasamvara, Guyasamaja, et des textes courts relatifs au culte des divinités. Les tantras exposent les pratiques traditionnelles qui se donnent pour but d’atteindre à l’éveil. Durant le rituel, certains tantras conduisent le pratiquant à se transformer en la divinité tantrique elle-même. Dans d’autres, la divinité n’est visualisée qu’à l’extérieur du corps de celui qui pratique. Les maîtres indiens qui enseignaient à partir de ces textes voués au culte des divinités étaient appelés siddhas. Ils étaient considérés comme de saints personnages et venaient de milieux divers, parfois très populaires, parfois très érudits. Aux XIe et XIIe siècles, quelques-uns d’entre eux enseignaient au sein de centres permanents, tel Naropa, le premier des maîtres spirituels de Marpa. D’autres vivaient en des lieux déserts et sauvages. Rejetant les connaissances admises de leur temps comme inefficaces pour atteindre à la libération, ils adoptaient une attitude non conventionnelle systématique, et leur manque de respect pour les clercs lettrés choquait nombre de leurs contemporains. Par des chants poétiques (gour, en tibétain), les siddhas manifestaient leur réalisation et diffusaient l’enseignement. Ils dansaient aussi parfois, car ils voulaient donner du plaisir en instruisant. Leurs méthodes finirent par gagner les universités monastiques, celles qui formèrent la plupart des enseignants tibétains de l’époque.
Naropa, qui avait reçu les enseignements de Tilopa, les transmit à Marpa, qui lui-même les transmit à Milarépa. Ainsi, des maîtres réalisés de la dernière époque du bouddhisme en Inde jusqu’à Milarépa, le plus connu des yogis errants du Tibet, le chemin paraît direct et court. Les siddhas indiens sont véritablement les ancêtres de ces ascètes tibétains qui renonçaient à la vie du monde, qui voyageaient d’ermitages en lieux de pèlerinage, ou qui demeuraient dans la réclusion. Portant les cheveux longs, ils s’habillaient de blanc, pour bien se distinguer des moines au crâne rasé vêtus de robes rouges. Couverts de seul coton, ils affirmaient leur maîtrise des techniques du yoga et leur capacité à vivre près des glaciers en embrasant la chaleur intérieure. C’était la voie des sans-pouvoir, de ceux qui ont su donner un caractère sacré à leurs séjours : les grottes, les vallées désertes, les montagnes, les rochers, les lacs. Connus ou inconnus, nombreux furent ces fols en dieu, ces Fous, comme ils sont traditionnellement appelés. Nommons Rétchungpa, Padampa Sangyé et sa compagne Matchik Labdrön, Drukpa Kunlé, Tsang Nyön Heruka, Thang Tong Gyalpo, et sans doute le VIe Dalaï-Lama, qui fut poète.
On ne peut définir plus clairement la spécificité de la voie tantrique que dans cet ouvrage. Il suffit de lire, avec un minimum de disponibilité mentale, pour partager avec l’ermite ses doutes et ses avancées éclairantes, pour, en théorie du moins, appréhender la méthode et s’émerveiller de son intelligence. Cependant, « comprendre la nourriture n’aide pas l’homme affamé, il lui faut manger », dit Milarépa. Aussi l’accent est-il sans cesse mis sur la pratique personnelle, celle qui fonde d’ailleurs la descendance spirituelle de Marpa. Sa succession au Tibet, connue sous le nom de kagyüpa, la « lignée de la parole, des instructions orales de maître à disciple », sera aussi appelée « lignée de la pratique ». Marpa constitue le premier maillon, au Tibet, de ce qui deviendra la lignée kagyü à partir de son disciple Milarépa. Cette tradition, directement inspirée de celle des siddhas indiens du XIe siècle, a su s’adapter à une terre différente. Elle a su aussi parler au commun des mortels et lui présenter un culte réformé, débarrassé de ses symboles les plus choquants. La règle restait de distinguer scrupuleusement le degré de préparation de chacun et de placer les instructions dans une perspective éthique.
C’était une époque politique instable où le pouvoir central restait faible, où le pouvoir ecclésiastique était en train de prendre forme. Au cours de cette seconde diffusion du bouddhisme, le pays connaît une activité architecturale sans précédent. Des dizaines de monastères, des centaines de temples sont bâtis. Les princes ou les nobles, dès lors, soutiennent telle ou telle lignée religieuse, s’appuyant sur l’aura ou le pouvoir d’un maître ou d’un autre. Parmi les pionniers, citons Rinchen Zangpo (958-1055), le grand traducteur dont on assure qu’il a fondé cent huit monastères à l’ouest ; Atisha l’Indien, invité par le roi de Gugé, l’initiateur de la lignée kadampa ; Dromtön, qui fonda le monastère de Radeng en 1057 au nord de Lhassa ; Drogmi (992-1074), parti en Inde et rentré lui aussi avec les enseignements qui donneront naissance à la lignée sakyapa. Et Marpa (1012-1096), donc, originaire du Sud, qui rapporta les instructions secrètes du « transfert de conscience », du Mahamudra, ainsi que les « six yogas de Naropa ». Il s’installe comme « lama tantrique » et protège les familles riches et puissantes des influences démoniaques. Ses réels pouvoirs lui attirent toujours plus de fidèles, en même temps que plus de richesses. Nous l’observons, au fil du texte, se conduire comme un baron soucieux de se tailler un fief et de prendre l’ascendant sur sa parentèle. Marpa se sert des talents de Milarépa, qu’il traite de Grand Magicien, pour soumettre des tribus belliqueuses qui ne respectent pas son territoire et qui pillent les caravanes venant lui offrir soumission et cadeaux. Il se sert de Milarépa pour gruger les membres de son clan et accroître son influence en lui faisant élever une tour sur une colline qu’ils ont décrétée inconstructible, car elle contrôle un point de passage stratégique. Les terribles épreuves infligées à Milarépa lors de ces constructions successives purifient le disciple de ses crimes passés, mais nous ne pouvons oublier qu’elles servent simultanément les intérêts temporels de son maître.
Entre le lama Ngogpa et Marpa, tout autant qu’un rapport de disciple à maître spirituel, se manifeste un rapport de protégé à protecteur, d’affidé à seigneur. Lorsque Ngogpa se rend chez Marpa, il charge sur du bétail ses entières possessions, pour les lui offrir. Il emporte son or, ses turquoises, ses habits de soie, les ustensiles de la maison, les troupeaux, et il laisse seulement chez lui une vieille chèvre à la patte cassée. Marpa lui enjoint pourtant de repartir et de ramener l’animal estropié.
Le don du corps, de la parole et de l’esprit ne se mesure pas dans la pratique tantrique. Marpa lui-même a beaucoup misé en se rendant en Inde : ses biens, sa santé, son avenir. Ngogpa donne tout, comme Milarépa qui, lui, a tout donné à sa mère, pour la venger. Il accepte maintenant les humiliations, les plaies sur son dos, les rebuffades quand il demande à être instruit, au point de considérer que son corps présent est trop impur pour recevoir l’enseignement d’une doctrine pure, et d’en vouloir mourir. Alors Marpa décide d’accorder les instructions et les initiations au disciple de son cœur, et dans le discours qu’il tient pour justifier une conduite apparemment insupportable jusque-là, pour révéler le sens des signes positifs qui se sont manifestés lors de leur rencontre, ce sont les méthodes de la voie tantrique qui nous sont exposées. Marpa conseille plus tard à Milarépa d’éviter de se conduire ainsi avec ses propres disciples, sauf exception. Peu d’hommes résisteraient à un tel traitement. Si Milarépa incarne le suprême état de réalisation que peut atteindre un être humain, n’est-ce pas parce qu’il a su transformer les épreuves infligées, violentes à égalité avec celles de la vie, en connaissance ?
« Ce fut là le commencement du bonheur », dira le disciple. Il se met alors en méditation dans la montagne et ne la quitte plus, devenant l’ascète vêtu de seul coton, le Jetsün, le Vénérable, pour ceux qui l’approchent.
L’évidence, à la lecture du Namthar, c’est la justesse des circonstances vécues et des rapports entre les différents personnages. La séparation de Marpa et Dagméma d’avec leur fils spirituel suscite une tristesse bien réelle et chacun ressent tout le déchirement de ces adieux. Quant au désespoir éprouvé par Milarépa lors de son retour au pays, il fait tragiquement percevoir l’inéluctable vérité de la loi d’impermanence, et la nécessité de la garder à l’esprit. Affirmons qu’il s’agit aussi de haute littérature, que nous lisons un de ces livres, rares, qui détiennent le pouvoir de lever dans le cœur l’émotion et l’amour. Dans La Vie, tout est enseignement, tout est littérature. Là se trouve le génie de son auteur.
Le Jetsün Milarépa était déjà populaire au Tibet avant l’œuvre accomplie par Tsang Nyön Heruka, le Yogi Fou de Tsang, mais l’on peut supposer que ce dernier rendit l’ermite célèbre, chez lui et bien au-delà du Pays des Neiges. Tsang Nyön est un ascète pratiquant de la tradition de Milarépa, un successeur spirituel direct de Rétchungpa, le disciple qui perpétua la tradition des yogis errants. Né en 1452 dans la province du Tsang, au Tibet central, Tsang Nyön entame son noviciat dès l’âge de sept ans. A dix-huit ans, il accomplit le pèlerinage du Tsari et rencontre son maître, Shara Rabjampa, qui l’envoie faire retraite. Il rejoint ensuite le monastère de Sakya, dont il sera expulsé après s’être conduit de façon outrageante au cours d’une visite du prince protecteur du lieu. Au XVe siècle, les monastères étaient devenus des entités riches et puissantes qui s’affirmaient souvent comme le siège d’un pouvoir politique. Il n’était pas rare que les querelles et les rivalités y obscurcissent le projet spirituel. Tsang Nyön ne s’y sentant pas à l’aise, il allait donc vivre en solitaire, méditant dans les grottes et les espaces sanctifiés par le Jetsün. A l’âge de trente-sept ans, dans l’aire des Monts enneigés de Latchi, il termine son œuvre sur La Vie et Les Cent Mille Chants de Milarépa. Les bois à imprimer, selon le procédé de la xylographie, furent probablement gravés entre 1488 et 1495. Puis, durant plusieurs années, Tsang Nyön organise une compilation des enseignements de la lignée de transmission orale : instructions de Tilopa transmises à Naropa, puis à Marpa, à Milarépa, à Rétchungpa, à Ngen Dzong Tönpa, enfin à Gampopa, le deuxième grand disciple du Jetsün, considéré comme le fondateur de la lignée ecclésiastique. Aux environs de 1505, Tsang Nyön réside à Tchoubar, dans une des grottes de méditation de Milarépa, et y dicte la biographie de Marpa. Ce sera son œuvre ultime. Il meurt à cinquante-quatre ans, à Rétchung Pouk, la Grotte de Rétchungpa. La renommée du Fou de Tsang, entre-temps, s’était propagée et il était devenu le protégé de plusieurs familles influentes. Il attira aussi de nombreux disciples avec lesquels il forma des ateliers d’écriture. Chacun de ses quatre grands disciples écrivit plusieurs biographies, dont celle de Naropa, et l’un d’eux rédigea la vie de Tsang Nyön lui-même.
Pour composer son œuvre, Tsang Nyön bénéficia bien sûr de chapitres isolés, de versions ou de compilations des Chants déjà effectuées par des disciples personnels de Milarépa, et qui circulaient dans le pays depuis cette époque. Le propos n’est pas d’énumérer toutes les versions répertoriées à ce jour, et qu’il faudrait lire afin d’en noter les différences. Citons celle du IIIe Karmapa, Rangjoung Dordjé, hiérarque de la succession de Gampopa, qui collecta et organisa une suite de Chants. Une autre version, composée un peu avant celle de Tsang Nyön, était conservée à Tchoubar de Drin, dans le monastère. Lhatsun Rinchen Namgyal (1473-1557), un disciple de Tsang Nyön, rassembla également des Chants de Milarépa que son maître n’avait pas retenus pour son édition, et développa encore l’œuvre du poète ermite. De plus, des versions orales des principaux exploits du Jetsün circulaient à travers le pays, diffusées par les bardes errants qui marchaient de village en village. Tsang Nyön apparaît pourtant comme un auteur à part entière, et le terme de « compilateur » ne rend justice ni à son talent d’écrivain ni à son expérience de la vie d’ascète. Au cours des soixante et un chapitres des Cent Mille Chants, des sautes de style interviennent assez brusquement. Il arrive que le vocabulaire, la phrase évoluent de façon sensible. Quand l’on sait que Tsang Nyön organisait des ateliers d’écriture, on devine que des disciples ont participé à la rédaction de cette œuvre colossale. Il a pu aussi intégrer des chapitres déjà intégralement rédigés par les disciples personnels de Milarépa, tel l’enseignant de Ngen Dzong. Mais pour ce qui est de La Vie, l’unité de langue est totale.
En rédigeant le texte, lui, le Fou, il en fait aussi un ouvrage éducatif, capable de véhiculer les idées morales dont le peuple lui paraît avoir besoin. Il enseigne, et on l’entend parler à côté de Milarépa quand il explique ce qu’il a compris de la philosophie bouddhique après sa première année de méditation solitaire. On l’entend par la bouche de Marpa qui justifie sa conduite et les raisons de la violence exercée sur son disciple bien-aimé. Cette voix de Tsang Nyön est de plus celle d’un éditeur remarquable. Car il a choisi parmi de multiples versions, et décidé de ce qu’il devait publier. Si l’on prend connaissance des Chants qui n’ont pas été inclus dans la version qu’il a composée, on est en droit de juger que les répétitions, l’excès de métaphores supplémentaires, le discours religieux primaire n’apportent rien de plus au génie de Milarépa.
Dans La Vie, Rétchungpa demande un jour à son maître de raconter son histoire, afin qu’elle serve d’exemple aux pratiquants de sa succession. Le texte présente donc les questions du disciple auxquelles répond Milarépa. Que le texte original ait traversé les siècles avec ou sans altérations, il semble clair que l’expérience personnelle de Tsang Nyön lui permet de questionner Milarépa au nom de Rétchungpa, et de répondre comme s’il était l’ermite vêtu de coton. Il possède cette qualité particulière des siddhas, cette capacité à se servir de tous les aspects du monde extérieur pour se libérer et entraîner les autres derrière soi. Il sait que l’on n’accède pas du temporel au sacré, mais que c’est le temporel qui se révèle être le sacré. La méditation solitaire, les privations, toutes les manifestations physiques du jeûne et de la tentation, Tsang Nyön les a réellement expérimentées. Son message a cette vérité dont sont porteurs les êtres réalisés. Les miracles eux-mêmes paraissent naturels dans le cours du récit, comme un effet de la grâce, ou de la chance, qui permet d’accomplir ce dont on se croit incapable.
En rédigeant la biographie de personnages aussi dissemblables que Marpa et Milarépa, il affirme qu’il n’existe pas de normes pour atteindre l’éveil. Ascète, bon vivant, ermite, homme du monde : cela ne dépend que des ressources de chacun. Ses critiques de la société de son époque s’entendent dans ce Namthar. Il y expose nombre de ses vues, et ses analyses sont sans indulgence à propos des moines, des centres de pouvoir que sont devenus les monastères, du système ecclésiastique qu’il juge déjà sclérosé.
« Je ne sais de qui je suis la réincarnation », répond Milarépa à son disciple Ngen Dzong Tönpa, à la fin du Namthar. Sur le même registre, Tsang Nyön refusa d’être reconnu pour la réincarnation de Tilopa, le maître de Naropa. Le temps passant, des historiens en vinrent à le décrire comme la réincarnation de Milarépa, ou de Marpa, mais lui, Tsang Nyön Heruka, il n’avait jamais cessé de signer ses livres de son nom ésotérique : Yogi Errant des Cimetières.
Marie-José Lamothe
septembre 1994
Voir le remarquable essai biographique de Radu Varia, Brancusi, Paris, Gallimard, 1989.
Christian Bobin, Le Très-Bas, Paris, Gallimard, 1992. (Un récit inspiré de saint François d’Assise.)
La Vie de Marpa (extraits), Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1992 (trad. par Jacques Bacot).