Introduction
UNE AUTRE HISTOIRE
En 1980, se faisant l’écho de la révolte des Amérindiens, la collection « Archives » sortait de ses voies coutumières. Cette nouvelle édition suit la même démarche : parcourant cinq siècles d’histoire, elle présente aussi bien des textes d’une actualité proche que des récits plongeant dans les temps immémoriaux du mythe. En outre, par leur variété, ces documents se rattachent à plusieurs disciplines : histoire orale, discours de grands chefs, dialogues transposés par les informateurs et les interprètes, recueillis par les historiens, les ethnologues et les fonctionnaires ; récits de voyageurs, de soldats, de missionnaires, extérieurs au monde sur lequel ils portent témoignage ; textes de lois et ordonnances, rapports de commissions d’enquête, traités et déclarations officielles en provenance du législateur, du juge et du politicien conquérants ; documents, articles de presse, textes d’entretiens qui constituent le fonds d’une historiographie contemporaine. Aucune de ces sources ne pourrait se suffire à elle-même pour relater la résistance des Indiens à leur anéantissement par les Blancs, de même que l’histoire traditionnelle de la conquête de l’Ouest n’a jamais pu rendre compte à elle seule de l’existence simultanée des deux peuples et de leurs relations.
Les plus récentes études se font sous la bannière de l’ethnohistoire. Cette discipline est née sous l’impulsion d’ethnologues américains comme William Fenton et la fondation en 1954 de la revue Ethnohistory1. Elle cherche à allier l’étude interne des sociétés tribales dans leur mode de subsistance, leurs structures de parenté, leurs institutions et leurs formes culturelles à l’examen d’une évolution qui s’est produite à la fois sous une impulsion autonome et en réaction aux facteurs externes de perturbation. C’est dire que l’ethnohistoire puise à de multiples sources tant d’origine indigène que coloniale et qu’elle emprunte à des disciplines aussi diverses que l’ethnologie, l’archéologie, la paléontologie ou l’histoire classique. Gilles Havard souligne que « le développement spectaculaire de l’ethnohistoire au cours des trente dernières années a permis de réviser l’histoire des relations entre Européens et Indiens en donnant naissance à la New Indian History (Nouvelle histoire indienne), qui repose sur l’historicisation des autochtones : ces derniers ne sont plus décrits comme des objets, des figurants relégués dans les notes de bas de page ou sommairement présentés dans de courtes introductions de manuels, mais deviennent des sujets de l’histoire — comme les colons —, des acteurs dont on cherche à mettre en relief le point de vue ».
Pour restituer aux Amérindiens la fonction de sujets de leur propre histoire, le récit de la résistance tenace qu’ils ont menée contre l’entreprise d’extermination et de dépersonnalisation voulue par les Européens est le raccourci le plus commode, celui qui nous permet d’entendre directement leur parole, de les observer dans l’action, de les retrouver dans leur position de partenaires dans une histoire commune où Européens et Indiens ont chacun joué leur rôle. Vus sous cet angle, les Amérindiens paraissent exemplaires. Dans un rapport de forces de plus en plus inégal à mesure que se développaient les États-Unis, ils se sont opposés avec constance au vol de leurs terres, à la violence exterminatrice, à l’anéantissement de leurs structures sociales et de leurs cultures. Ils n’ont jamais définitivement succombé devant la puissance de leurs envahisseurs, usant, selon la circonstance, d’une extraordinaire habileté à saisir les armes les plus propices : guerre, guérilla, recours légal, usage inversé de l’acculturation, ressourcement au fond de spiritualité ancestrale. Dans une certaine mesure, les Amérindiens ont montré la voie aux mouvements de revendication minoritaire parce qu’ils n’ont jamais séparé la lutte pour la survie du combat pour l’identité. Les problèmes que posent de nos jours les Amérindiens dépassent leurs propres communautés : réclamant non pas une intégration égalitaire et uniformisatrice dans la société américaine, mais la reconnaissance de leur souveraineté, ils posent aux États-Unis un problème à la fois moral et institutionnel. Ils remettent en question les valeurs et les normes imposées par les « Fondateurs » lors de la naissance des États-Unis, mais aussi les structures mêmes sur lesquelles repose la nation américaine. Plus encore, vu sous l’angle — controversé — de l’homo non oeconomicus2, l’Amérindien concrétise, par l’affirmation de ses propres valeurs, le doute qui saisit le monde actuel sur le bien-fondé des civilisations technologiques. Il dénonce leur vocation au profit, leur exploitation abusive des ressources naturelles, l’enfermement de l’homme blanc dans une vie consacrée au seul profit matériel.
La voix des Amérindiens qui commence à se faire entendre au monde ne surgit pas du néant. Si, faisant écho à d’autres voix, elle parvient aujourd’hui à la conscience d’un plus grand nombre, elle n’en est pas moins le prolongement d’une revendication, d’une résistance et d’une révolte qui n’ont jamais pu être totalement étouffées depuis la « découverte » européenne. La résistance indienne moderne réunit en un faisceau toutes les révoltes du passé ; elle les célèbre et les prolonge. Chacune de ces manifestations éveille la résonance d’un combat ancien. Nous verrons défiler l’histoire de ces luttes passées et présentes par le truchement, surtout, du regard indien, avec toutes les réserves qu’imposent les problèmes insolubles de la double traduction — des langues indiennes à l’anglais et au français — et de la transposition d’une structure formelle du langage et de la pensée dans une autre.