Des Amérindiens, le monde occidental connaît surtout l’image qu’en ont transmise les mythes répandus par la littérature, l’histoire, le folklore, le cinéma, l’école et l’éducation familiale. Herman Melville
raconte en 1857 :
Alors même que les Indiens avaient cessé de pratiquer la rapine, le pionnier de la forêt continuait à les voir de la même manière qu’un jury regarde un assassin ou qu’un trappeur regarde un chat sauvage — comme des créatures qu’il n’est pas prudent de prendre en pitié, avec lesquelles aucune trêve n’est possible, qu’il faut exterminer. [...] L’enfant du pionnier étant destiné à mener la même vie que son père — une vie où les principales relations humaines étaient celles qu’on entretenait avec les Indiens — mieux valait, pour son éducation, ne pas compliquer les choses et expliquer clairement au garçon ce qu’était un Indien et ce qu’on pouvait en attendre. Ainsi, le pionnier qui, dans sa jeunesse, se montrait avide de savoir [...], n’entendait de ses maîtres, les vieux chroniqueurs de la forêt, que des récits sur le mensonge, la rapine, la tricherie des Indiens, la fraude et la perfidie indiennes, l’absence de conscience morale chez les Indiens, le goût du sang, le caractère diabolique des Indiens. Il apprenait dans la même leçon qu’il faut aimer son frère et qu’il faut haïr l’Indien.
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STÉRÉOTYPES :
UNE NATURE MAUVAISE
La haine et le mépris des indigènes ainsi développés chez l’enfant du pionnier des bois s’appuyaient sur une image de l’Indien aussi ancienne que l’arrivée des premiers colons en Virginie et des Pèlerins du
Mayflower en Nouvelle-Angleterre. L’image négative et stéréotypée des Indiens suit pas à pas l’histoire de l’immigration européenne et de la colonisation du nouveau continent : elle en est inséparable. À la suite des premiers colons de Virginie et des générations successives de Puritains en Nouvelle-Angleterre, les premiers citoyens des États-Unis naissants affrontent, dans le dernier tiers du
XVIIIe siècle, un peuple dont ils se considèrent désormais comme les seuls interlocuteurs, et bientôt les seuls maîtres. Leur indépendance à peine acquise, toute contrainte britannique antérieure évanouie, les nouveaux citoyens se donnent pour tâche de coloniser le continent tout entier. La jeune nation, construite sur des principes idéologiques et institutionnels, cherche à se donner des bases territoriales qui la rendront juridiquement et culturellement incontestable. Refuser aux Indiens le droit d’occupation des terres en prétendant qu’ils ne les cultivaient pas, c’était justifier l’occupation colonisatrice. Leur dénier toute culture et même toute humanité, c’était légitimer l’appropriation juridique du territoire par la nation américaine. C’est donc en toute logique qu’une personnalité influente comme l’était Hugh Henry Brackenridge
, écrivain
et journaliste
de renom installé depuis 1780 dans la ville « frontière » de Pittsburgh où les accrochages avec les Indiens et les expéditions punitives étaient fréquents, accompagne son récit des
Atrocités indiennes d’une leçon sur la « réalité » indienne et sur la juste cause des Blancs. Il
écrit à son éditeur :
Au récit ci-inclus, je joins quelques observations concernant ces animaux, vulgairement appelés Indiens [...]. Ayant eu l’occasion d’apprendre à connaître le caractère de cette race d’après les actes que je lui vois journellement commettre, je crois bon de dire quelque chose au sujet de leur droit à la propriété du sol et de l’opportunité de signer des traités avec eux [...]. Dans un article de 1777, j’avais déjà démontré que leur prétention à la propriété d’un immense territoire en Amérique était absurde et inadmissible [...]. Sur quoi est fondée cette prétention ? Sur le droit du premier occupant. Imaginons qu’un sauvage à la peau peinte en rouge, une plume passée au travers du nez, a posé le pied sur le vaste continent d’Amérique ; un second sauvage, les oreilles ornées d’anneaux, le nez fendu comme un porc, a aussi posé le pied sur le même territoire. Écoutons le premier Indien faire un discours au deuxième et lui demander de quitter le continent, car il y est venu le premier, l’a occupé tout entier, et y chasse le bison et l’élan aux grands bois. Cette exigence est-elle juste, et le deuxième sauvage doit-il pour cela repartir dans son canoë à la recherche d’un continent où personne n’a encore mis le pied ? [...] On peut dire que l’agriculture et la mise en valeur donnent un droit de propriété sur la terre. Quel usage ce troupeau annelé, zébré, tacheté, moucheté fait-il du sol ? Le cultive-t-il ? [...] Que penseriez-vous de l’idée de vous rendre au lieu où les bêtes se rassemblent pour s’abreuver et de vous adresser au grand buffle pour le prier de vous céder un peu de terre ? [...] En ce qui concerne les traités de paix avec cette race, on peut y opposer plusieurs arguments : ils ont une forme humaine, et peut-être appartiennent-ils à l’espèce humaine, mais, dans leur état présent, ils se rapprochent plutôt du diable [...]. Les tortures qu’ils pratiquent sur le corps de leurs prisonniers justifient qu’on les extermine.
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Bestial ou démoniaque, dépourvu de toute civilisation ou plongé dans une culture archaïque, l’Indien figure, dans la mythologie, le folklore et la littérature américaine, l’obstacle que la nature ou Satan a placé sous les pas du pionnier pour éprouver sa valeur, la mauvaise herbe qu’il faut arracher pour faire fructifier le sol ; il est, au mieux, le propriétaire abusif d’un territoire dont les États-Unis doivent se rendre maîtres. Avec leur cruauté, leurs cris de guerre inarticulés, la perfidie de leurs techniques de combat, leur cannibalisme latent, les sévices que — dans tous les récits — ils font subir aux femmes et aux enfants blancs, les Indiens de l’imaginaire blanc sont la forme visible des instincts les plus bas, les plus haïssables de l’humanité, ceux que la chrétienté et la civilisation occidentale combattent sans cesse. L’Indien du récit américain cristallise aussi bien la violence externe des forces naturelles que l’obscur et l’incontrôlable que l’Occidental renferme en lui-même. Miroir magique de l’homme blanc, l’Indien lui renvoie une image de lui-même qu’il veut nier, qu’il doit détruire, et qu’il renforce au contraire pour lui opposer sa propre vision de lui-même. Décrire la sauvagerie indienne, c’était objectiver, et par là même faire autre sa propre sauvagerie ; c’était se différencier de cette sauvagerie par l’affirmation de son contraire, la civilisation ; c’était purger son univers de toute trace de ce qui pouvait rapprocher le Blanc de l’Indien. Le stéréotype de l’Indien a ainsi toujours opéré par dichotomie, opposant une culture à une autre, ou plutôt la culture euro-américaine à l’absence de culture, à la sauvagerie.
LE NOBLE SAUVAGE
Le stéréotype n’est pourtant pas toujours négatif. Il arrive même souvent que, simultanément, deux images se juxtaposent, toutes deux excessives, toutes deux dichotomiques. Car l’Indien figure aussi dans le rêve millénariste des Américains. Il est alors la créature d’avant la chute, l’être d’innocence parfaite accordé à une nature paradisiaque. Soucieux de donner une valeur morale à la nouvelle nation, les poètes du XVIIIe siècle chantent la fécondité, l’harmonie, la vitalité du continent encore intouché :
Quelles charmantes scènes attirent le regard
Le long du cours tumultueux du sauvage Ohio !
Là règne la Nature, dont l’ouvrage l’emporte
Sur les plus hardis dessins que l’art puisse tracer.
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Dans ces « champs élyséens », s’ébattent « gaiement de jeunes hamadryades », cependant que le noble sauvage jouit en toute quiétude des bienfaits que Dieu a placés sous ses pas :
Les plantes comestibles surgissent spontanément sous ses pieds. Le sauvage mange en abondance les viandes qui lui plaisent ; il boit ce qu’il préfère, et reçoit toutes choses telles qu’elles sont accommodées par la nature.
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Dans cet environnement sublime et bienfaisant, l’homme « naturel » dévoile son être candide :
Ô simplicité et vérité divines, amitié sans déguisements ni tromperie, hospitalité désintéressée, pureté naturelle intouchée par les raffinements de l’artifice !
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Le bon sauvage cher à Rousseau
outre-Atlantique est, pour l’Américain des Lumières, le garant de la pureté du nouveau continent face à la corruption des vieilles nations. Ses vertus se transmettent aux transfuges d’Europe dans le rêve eschatologique qui fond dans une harmonieuse unité la nature et les hommes. La peinture naïve du
XVIIIe siècle permet de visualiser le fantasme : le tableau d’Edward Hicks
, par exemple,
The Peaceable Kingdom, qui commémore les traités signés par William Penn
avec les Delawares (presque les seuls qui aient été signés honnêtement et rigoureusement observés), réunit, dans un fond de nature luxuriante, les signataires — « Penn
et ses amis dans une noble attitude » et le groupe d’« indigènes tout aussi nobles ». Au premier plan, traitées avec une grande précision, les bêtes de la prophétie d’Isaïe — le loup et l’agneau, le léopard et le chevreau, la brebis et le lion — entourent deux jeunes enfants. « Les animaux, la nature, les Européens, les indigènes américains sont transfigurés tous ensemble dans un univers d’harmonie céleste. »
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Qu’il figure le démon ou la créature mythologique, l’Indien n’est le plus souvent, dans la littérature et la peinture du
XVIIIe siècle, qu’un symbole ou une métaphore. Il est la conscience du Blanc ou sa terreur, il est l’incarnation de ses rêves les plus fantasmatiques. Lorsque, au
XIXe siècle, la conquête de l’Ouest s’accélère et que les luttes se font plus âpres et plus destructrices, l’image de l’Indien, pourtant plus proche, reste tout aussi fantaisiste. Ni dieu ni diable désormais, l’Indien revêt l’identité du noble guerrier. Le génocide, intenté sciemment à partir du milieu du siècle, prend le nom de « guerres indiennes ». La supériorité technologique des troupes américaines est oblitérée au profit de la description de l’affrontement entre combattants valeureux ; le soldat américain, quoique bientôt armé du fusil à répétition et même de la mitrailleuse (comme à Wounded Knee en 1890), ne doit sa victoire qu’à la vaillance qu’il oppose au noble chef indien entouré de ses guerriers féroces. Lorsque le grand chef se rend aux Blancs, c’est dans un sublime renoncement à sa sauvagerie, à l’issue d’une défaite auréolée de dignité tragique. Ainsi, malgré le sort misérable qui lui fut ensuite réservé, Chief Joseph
, le dirigeant des Nez-Percés, reste, dans la saga de l’Ouest, l’exemple admirable du « guerrier stoïque dans la défaite ». Son habileté à contourner l’armée envoyée contre lui
en 1877, l’enfermement de sa tribu à Fort Leavenworth au Kansas, après sa capture, sont rarement relatés. Par contre, le discours qu’il
prononça lors de sa reddition est toujours proposé à l’admiration du peuple américain :
Dites au Général Howard
que je connais son cœur. Ce qu’il m’a dit autrefois, je le garde en mon cœur. Je suis las de combattre. Nos chefs sont morts. Looking Glass
est mort. Toohoolzote
est mort. Les vieux sont morts [...]. Écoutez-moi, mes chefs ! Je suis fatigué ; mon cœur est triste et malade. À partir de ce point où se tient le soleil, je cesse de combattre à jamais.
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La légende du noble guerrier indien est trop flatteuse pour son adversaire américain pour être abandonnée lorsque cessent les combats. Elle perdure dans les films de Hollywood, qu’ils relatent les luttes glorieuses qui ponctuent la conquête de l’Ouest ou les combats déchirants de la guerre de Sécession dans laquelle l’Indien est représenté sous sa double image — valeureux pour les tribus alliées au protagoniste sympathique, traître et féroce lorsqu’il s’agit des tribus alliées au côté adverse. Mais l’Indien se trouve également présent dans l’histoire internationale. Dans les films sur la Seconde Guerre mondiale, il se trouve toujours, remarque Vine Deloria
, le porte-parole
sioux oglala,
un Navajo, un Comanche, un Cherokee ou un Sioux qui, sortant de nulle part au moment le plus dramatique, s’empare du téléphone et communique, en quelques phrases brèves et mystérieuses, une foule d’informations aux hommes de sa tribu (qui se trouvent, comme par hasard, à la droite du général), de sorte que le peloton en difficulté est sauvé par les unités combattantes qui, à des milliers de kilomètres de là, saisissent immédiatement le danger de la situation. [...] Les Indiens étaient l’arme secrète des Américains contre les forces du mal. Le scénario leur attribuait un charabia primitif ; c’était l’étrangeté des Indiens qui les rendait visibles, et non pas leur humanité.
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LA NOUVELLE IMAGERIE
Alors qu’un effort certain a été fait depuis une dizaine d’années pour évacuer les stéréotypes plaqués sur les autres minorités, l’Indien reste toujours étrange parce que toujours décrit en termes de sauvagerie. À côté des onomatopées, des hurlements bestiaux et de la naïveté que lui attribuent les films destinés au grand public, les livres scolaires renforcent l’image du primitif, en usant d’une sémantique insidieuse. Dans tel ouvrage sur les Indiens de Californie,
The California Indian Days, réservé aux enfants des écoles, la description des Indiens, outre qu’elle ne tient pas grand compte des informations offertes par les ouvrages d’ethnologie comme ceux d’Alfred Kroeber
9 et fourmille d’erreurs factuelles, use systématiquement d’un langage dévalorisant pour décrire les indigènes. Leur mode de vie est dit, avec la plus grande gentillesse, « simple » ; leurs habitations qualifiées de la même « simplicité », sont des « huttes » ; leur poterie est dite « assez bien faite » (pour des gens aussi simples !), leur culture est toujours nommée « coutumes » ou « mœurs » ; leurs danses sacrées sont décrites comme « sauvages » ; pour évoquer les populations semi-nomades on dit qu’elles « erraient », qu’elles « vagabondaient » ou qu’elles « parcouraient le territoire », suggérant une activité sans but ni rationalité, livrée aux seuls instincts.
Bien que seulement implicite, l’analogie avec l’animalité s’insinue dans presque tous ces ouvrages populaires, ou du moins l’idée, bien établie par « le vénérable père
de l’anthropologie américaine », Lewis Morgan
, que « la société indienne recèle un vice fatal, celui de l’absence d’un esprit de progrès ». Morgan
écrivait à la fin du
XIXe siècle : « Il n’y a, chez les Indiens, ni progrès, ni invention, ni croissance d’une sagesse politique. Les Indiens conservent les formes anciennes. Ils restent attachés aux vieilles coutumes. »
10
Aujourd’hui encore, les documentaires filmés dans les réserves et les articles de la presse à grande diffusion, bien que sincèrement soucieux de décrire les conditions misérables de la minorité indienne, laissent entendre que les vrais responsables de cette situation déplorable sont les Indiens eux-mêmes qui choisissent ce mode de vie parce qu’ils sont incapables de s’adapter au monde moderne. Ils sont, pensent encore les spectateurs et les lecteurs d’aujourd’hui, les vestiges d’un monde archaïque, décadent, en voie de disparition.
L’histoire, même savante, a elle aussi contribué à occulter, à falsifier et à dépersonnaliser les indigènes aux yeux des Blancs. Soit qu’on ait oublié, comme l’a fait Arthur M. Schlesinger
, de mentionner la présence indienne dans l’histoire du peuple américain
11, soit qu’on ait trop tôt prédit ou même souhaité la disparition des indigènes
12, soit encore qu’on ait hâtivement généralisé à l’ensemble des tribus les caractéristiques de quelques-unes : de George Bancroft
, le « Michelet américain », à Robert Buley
, le Prix Pulitzer de 1964, de nombreux historiens expliquent le déclin amérindien par le caractère « violent, vindicatif, paresseux » des indigènes, par leur inutilité, en somme, dans la marche de l’humanité
13. L’erreur de Christophe Colomb
, qui n’a voulu voir dans les Arawaks de San Salvador que les habitants de l’Inde où devait aboutir son rêve, fut fatale et irréversible. Un voile s’étendit dès lors sur l’identité des Amérindiens
14.
Depuis quelques années, cependant, un courant nouveau se dessine qui renverse l’image traditionnelle de l’Indien primitif, bestial, habité par le mal. Les ethnohistoriens envisagent les « apports » indigènes aux colons sous le terme d’« acculturation » et mettent l’accent sur l’influence réciproque des deux civilisations
15. Les pièges de la généralisation n’en sont pas pour autant totalement évités. Réhabilité, sans doute, l’Indien de la littérature contemporaine n’en retrouve pas pour cela son être. De la description de l’Indien pueblo « apollinien » par l’anthropologue Ruth Benedict
16 à la sympathie des écologistes et au mimétisme des hippies qui ont cru trouver un modèle de vie dans les mœurs qu’ils prêtaient aux indigènes d’autrefois, le monde occidental — et parfois les Indiens eux-mêmes par tactique — développent de nouveaux stéréotypes tout aussi trompeurs que les anciens. Les Indiens sont ainsi présentés comme les premiers écologistes, comme des pacifistes qui, acculés à la guerre, refusaient néanmoins de tuer, comme des démocrates ou des anarchistes modèles ou encore comme des communistes naturels. On leur prête enfin une sagesse profonde, une compréhension de l’univers qui surpasse celle de la démarche scientifique
17.
Toutes ces hypothèses contiennent une part de vérité ; mais elles sont falsificatrices dans la mesure où elles s’appuient sur des procédés d’exagération et de généralisation. C’est qu’elles sont les armes du combat idéologique qui se déroule de nos jours dans les sociétés occidentales en proie au doute sur elles-mêmes. Une fois de plus, comme aux siècles passés, comme à l’époque des Lumières où le bon sauvage était un outil pour la critique de la civilisation européenne, l’Indien est surtout un prétexte, une construction mentale, un reflet renvoyé par le miroir du monde symbolique des Blancs.
AU-DELÀ DU MIROIR
Les Amérindiens refusent pourtant de se laisser enfermer dans les stéréotypes. Ils tentent de faire savoir au monde ce qu’ils sont réellement, et quelle est la nature de leur combat.
Les Indiens sont probablement invisibles à cause de l’énorme quantité d’informations fausses à leur propos. La plupart des livres sur les Indiens traitent d’un sujet ésotérique et abstrait du siècle dernier. Les livres contemporains sont essentiellement l’œuvre des Blancs qui essaient de résoudre le « problème indien ». Entre ces deux extrêmes vit un peuple dynamique avec une structure sociale originale et qui ne demande qu’à être libéré d’une oppression culturelle.
18
Et tout d’abord, le continent américain et les peuples qui l’occupaient n’ont pas été découverts par Christophe Colomb
. Récusant la thèse de la découverte qui fait le fondement idéologique de la colonisation européenne et de l’appropriation des terres indiennes, le peintre et écrivain cherokee ’yonv’ut’sisla (Burning Bear
), plus connu sous le nom de William Meyer
, rappelle que d’autres explorations ont précédé celles des hommes de la Renaissance sur le continent américain : en 458, des prêtres bouddhistes venus des régions de l’actuel Afghanistan ont probablement touché le sol de l’Alaska. Au
Xe siècle, des marins norvégiens ont précédé au Groenland la colonie qui s’y maintint par la suite jusqu’au
XIVe siècle. Mais il y a plus : s’il y a eu découverte, c’est aux migrations des ancêtres des Indiens eux-mêmes qu’il faut en restituer le mérite :
Colomb
n’a
pas découvert l’Amérique. Est-ce qu’on peut « découvrir » un continent qui est déjà occupé par un nombre considérable de peuples, lesquels jouissent par ailleurs de cultures assez développées pour attester un certain degré de « civilisation » ? La vision bornée des voyageurs européens leur donnait le même orgueil qu’aux Américains du
XXe siècle leurs préjugés actuels [...]. L’exploitation justifie-t-elle la prétention à la « découverte » ? On peut en douter.
19
La notion de « découverte », qui a justifié l’appropriation des terres indiennes, l’expulsion des tribus, leur enfermement dans les réserves, et jusqu’au génocide, était une notion à triple contenu. Elle signifiait l’approche de terres nouvelles, non encore explorées par les Européens, mais aussi l’occupation d’un lieu vide d’autres hommes, et la mise en valeur de territoires jusque-là en friche. Si, depuis les ouvrages de John H. Parry
20 et de Samuel E. Morison
, on a fait justice de la première thèse et reconnu que la « découverte » de Christophe Colomb
n’en était une qu’aux yeux des Européens de la Renaissance, les autres aspects du mythe de la découverte, celui du continent vide et celui de la sauvagerie, sont encore tenaces
21.
UN CONTINENT HABITÉ
Et pourtant, les travaux effectués depuis quelques décennies par des archéologues, des paléontologues, des anthropologues montrent que le continent n’était ni sous-peuplé, ni vierge lorsque les Européens entreprirent sa conquête. L’Amérique n’a certes jamais été ce que le Puritain William Bradford
en disait en 1620, et qui fut communément accepté jusqu’à nos jours : « de vastes régions vides d’hommes qui, bien que fertiles et propices à l’habitation, sont dépourvues de tout habitant civilisé et occupées seulement par quelques brutes sauvages qui parcourent le pays en tous sens et diffèrent peu des bêtes sauvages qui font de même »
22.
Comparable à l’Europe médiévale par sa densité, le continent américain comptait, pense-t-on, une centaine de millions de personnes, dont « dix à douze » millions — et non pas « un » million comme l’ont soutenu longtemps les ethnologues les plus éminents
23 — sur le territoire des actuels États-Unis. Dans la seule Californie, réputée faussement n’avoir abrité que quelques peuplades dispersées, la population se chiffrait, avant le
XVIe siècle, à environ trois cent mille personnes
24.
Continent relativement neuf, puisque l’homme y est arrivé déjà équipé en
homo sapiens, l’Amérique n’a pourtant pas attendu les colons d’Europe pour être « habitée ». Les ancêtres des Amérindiens, venus des confins de la Sibérie au cours de la glaciation de Würms qui leur permit de franchir l’isthme que formaient, à l’emplacement du détroit de Behring, les terres émergées, ont occupé le continent à une période que la science actuelle situe entre – 23 000 et – 40 000 ans selon les hypothèses. Progressivement, à mesure qu’une culture succédait à l’autre, les paysages y furent modelés par l’homme et l’homme s’adapta à son environnement
25.
QU’EST-CE QU’UN INDIEN ?
Qu’est-ce qu’un Indien d’Amérique ? C’est, répond Luther Standing Bear
, un homme qui appartient, par sa biologie et par sa culture, au continent américain :
Le personnage de l’Indien américain, coiffé de plumes et drapé dans une couverture en est venu à symboliser le continent américain. Il a été modelé et sculpté au cours des siècles par la même main qui a formé les montagnes, les forêts et les plaines, et qui a dessiné le cours des fleuves. [...]
En plus d’une adaptation physique, l’homme adapta ses arts et sa technique. Et le corps avait une âme, modelée elle aussi par la main du maître de l’harmonie. De sa manière de concevoir la vie, l’Indien tirait une grande liberté ainsi qu’un amour intense et captivant pour la nature, un respect de la vie, une foi enrichissante dans le Pouvoir suprême, et des principes de vérité, de générosité, d’équité et de fraternité qui lui étaient des guides dans ses relations avec autrui.
Par sa philosophie et son art, l’Indien perpétuait son identité. Par sa vie — son combat, ses échecs, sa méditation, ses expériences, ses aspirations, ses réalisations, il fit de lui-même une preuve ineffaçable — une preuve que l’on peut ignorer, et qui le fut souvent, mais qui n’a jamais été totalement détruite. [...]
J’oserais dire que l’homme qui s’asseyait par terre dans son tepee pour méditer sur le sens de la vie, qui comprenait le lien qui existe entre toutes les créatures et qui se savait lui-même en unité avec l’ensemble de l’univers, se pénétrait de l’essence véritable de la civilisation. [...]
On donne toutes sortes de fausses raisons pour excuser l’oppression dans laquelle est encore tenu l’Indien. L’une des plus courantes est qu’il n’est pas encore prêt à accepter la société de l’homme blanc et à s’y mêler. Mais là n’est pas la question. Il ne s’agit pas de faire adopter par l’Indien les traits de la race blanche — ce serait néfaste pour les deux races. Qui peut dire si les usages des Blancs sont bons pour l’Indien ? Qui peut se prévaloir de la faculté de juger les valeurs indiennes et de leur substituer d’autres valeurs ? L’ordre social des Blancs est-il si harmonieux qu’il mérite le respect des Indiens ? Est-il sage de demander aux Indiens d’adopter des formes sociales qui leur sont étrangères ? C’est aux Indiens seuls à répondre. Mais que nos frères blancs adoptent plutôt un autre point de vue. Qu’ils considèrent le monde des Indiens comme un monde humain ; qu’ils se soucient de reconnaître les droits de l’homme aux Indiens. Ils restitueront ainsi une part d’humanité à leur propre société.
26
Au-delà de l’« essence de la civilisation », ou de l’« essence de l’Indien » telle que la décrit Luther Standing Bear
pour l’opposer au monde des Blancs, la réalité des populations autochtones d’Amérique est multiple et complexe :
Indien : le mot a été créé par nous [
les Blancs], pas par lui. Il n’est un Indien que depuis cinq cents ans. Pendant au moins vingt-cinq mille ans, il a été un Ottawa, un Dakota, un Shoshone, un Cherokee — ou un autre des centaines de peuples qui ont occupé ce continent.
27
Aujourd’hui encore, la minorité autochtone des États-Unis ne se désigne comme « indienne » que par relation à la société majoritaire ou pour connoter l’histoire de la colonisation du continent par les Européens. Chacun des individus recensés comme Indiens se définit d’abord par son appartenance à une bande, à un clan ou à une tribu particulière. De l’un à l’autre de ces groupes, on estime que mille à deux mille langues ont été parlées. La plupart ont échappé aux ethnolinguistes qui en recensent, pour l’Amérique du Nord, environ deux cents. On les regroupe en une douzaine de familles (chacune aussi distincte l’une de l’autre que le sémitique de l’indo-européen), et, à l’intérieur de chaque famille, les langues diffèrent autant l’une de l’autre que l’anglais et le russe
28. À cette variété linguistique s’ajoutent, sans toujours concorder, une diversité de cultures, de modes de subsistance, de formes d’organisation sociale et politique. Semblables par leur stock génétique
29, les populations indigènes des deux Amériques ont néanmoins développé des types physiques, des modes de vie, des visions du monde qui frappent par leur variété.
Il n’est plus possible de différencier les groupes amérindiens contemporains selon les « aires culturelles » où ils se répartissaient avant l’arrivée des Européens. D’un océan à l’autre, les cultures originelles ont, au cours du temps et sous l’influence des Européens, été profondément modifiées. Mais le caractère particulier de ces cultures subsiste, et la mémoire collective des Kiowas, des Navajos ou des Shawnees conserve les traces des anciennes cultures augmentées d’un sédiment qui, tout en transformant le fonds premier, en a préservé l’ancienne originalité. En adoptant le cheval pour la grande chasse au bison, les tribus des Plaines ne sont pas devenues pour cela plus semblables aux Espagnols qui l’avaient importé en Amérique, non plus que semblables entre elles, bien que toutes (Sioux, Cheyennes, Arapahos ou Kiowas) aient vu leurs anciennes cultures transformées par l’introduction du cheval et des armes à feu, et aient développé une « culture du bison » différenciée. De nos jours, l’achat d’un réfrigérateur ou d’un appareil de télévision, qui accompagne une modification du mode de vie, n’entraîne pas forcément une « amélioration » des Indiens, ni en tout cas la perte de l’identité particulière. Les Mohawks, par exemple, l’une des tribus iroquoises les plus acculturées, vivaient dans les années 1970 pour une grande part à Brooklyn et travaillaient à New York comme employés ou comme « charpentiers de l’acier » sur les gratte-ciel ou les ponts suspendus
30. Mais ils retournaient dans leurs réserves pour les grandes célébrations. Élevés, très souvent, dans les écoles de missionnaires catholiques ou protestantes, ils adhèrent toujours à la religion de la Longue maison.
« Ma religion est celle de la Longue maison », dit Lisa Barrajanos
, une jeune fille
qui se veut mohawk parce qu’éduquée dans sa petite enfance par une grand-mère mohawk, et bien qu’elle
soit d’ascendance semi-jamaïcaine.
À l’école catholique, les sœurs nous ont raconté que nous n’avions pas de religion, mais nous, Mohawks, avons la religion de la Longue maison. Lorsque je suis allée dans l’Ouest, dans une « école de survie », on a voulu me faire pratiquer le rite de sudation sioux. Mais nous, Mohawks, avons un rite de sudation différent. Il m’est impossible de me conformer à celui des Sioux.
31
Même si de nombreuses langues ont été perdues, si des tribus tout entières, même, ont disparu sans laisser de traces, la plupart des survivants s’attachent à préserver la mémoire collective. Bien que transmis le plus souvent en langue anglaise, les mythes, les légendes, les chants ou les poèmes reçus des Anciens traduisent, chez les descendants, le sentiment d’appartenance à une « nation » particulière, qu’il s’exprime par la nostalgie ou le constructivisme. Les formes d’affirmation de l’identité varient, elles aussi, considérablement, d’une tribu à l’autre et selon les individus. Chez ce Kiowa
, pourtant très « américanisé », qui n’a jamais connu la langue de ses ancêtres et n’a jamais participé lui-même aux anciens rites, est né le besoin de retourner dans les Black Hills et d’y retrouver le souvenir poignant d’un monde révolu, mais qu’il
conserve vivace en sa mémoire :
« UNE PAROLE SANS APPEL »
Une sombre brume s’étendait sur les Black Hills et la terre était comme du fer. J’aperçus la Tour du Diable qui semblait se soulever vers le ciel comme si c’était le début des temps, le moment où le noyau de la terre venait de percer l’écorce, et que le monde venait de commencer à bouger. Il y a certaines choses dans la nature qui engendrent chez l’homme une merveilleuse quiétude ; la Tour du Diable est de celles-là. Il y a deux siècles, les Kiowas y créèrent une légende.
Ma grand-mère racontait : « Huit enfants jouaient ensemble, sept sœurs et un frère. Soudain, le garçon devint muet ; il se mit à trembler et à courir à quatre pattes. Ses doigts se transformèrent en griffes et son corps se couvrit de fourrure. Un ours se tenait là où il y avait eu un petit garçon. Les sœurs terrifiées s’enfuirent et l’ours les poursuivit. Elles arrivèrent à la souche d’un grand arbre qui leur commanda de grimper sur lui, puis s’éleva dans les airs. L’ours voulait les tuer, mais elles étaient hors de son atteinte. Finalement, les sept sœurs furent emportées dans le ciel et là elles devinrent les étoiles de la Grande Ourse. »
Depuis ce moment, et aussi longtemps que vivra la légende, les Kiowas ont des parents dans le ciel nocturne [...]. Quelle que fût la précarité de leur existence, quelles que fussent leurs souffrances passées ou à venir, ils avaient trouvé une voie hors de la solitude.
Ma grand-mère avait une vénération pour le soleil, un respect sacré que les hommes d’aujourd’hui ont perdu. [...] Étant enfant, elle avait assisté à la Danse du Soleil. Elle avait sept ans en 1887 quand la dernière Danse du Soleil Kiowa s’est tenue à la Washita River, près de Rainy Mountain Creek. Le bison s’en était allé. Pour consommer le sacrifice traditionnel — en plantant la tête d’un bison sur l’arbre sacré —, on envoya un groupe d’Anciens au Texas pour tâcher de se procurer un animal. Elle avait dix ans quand les Kiowas se rassemblèrent une dernière fois. Ils ne purent trouver de bison ; ils durent se contenter de suspendre une vieille dépouille sur l’arbre sacré. Mais, avant même d’avoir commencé à danser, ils furent dispersés par une compagnie de soldats accourus de Fort Still. Leur principal acte de foi interdit sans raison, ayant vu les troupeaux sauvages massacrés et laissés à pourrir sur le sol, les Kiowas abandonnèrent pour toujours l’arbre sacré. Cela se passait le 20 juillet 1890 au grand méandre de la Washita. Ma grand-mère était là. Sans amertume, mais jusqu’à la fin de sa vie, elle a porté en elle la vision du déicide.
Maintenant qu’elle n’existe plus que dans ma mémoire, je revois ma grand-mère dans les attitudes qui lui étaient familières : debout, près du poêle à bois les matins d’hiver, en train de retourner la viande dans le grand poêlon de fonte, ou assise à la fenêtre sud, penchée sur sa broderie de perles. Je me la rappelle surtout en prières. Elle disait de longues prières vagabondes, des prières de peine et d’espoir, elle qui avait vu tant de choses. La dernière fois que je l’ai vue prier, c’était la nuit ; elle se tenait debout près de son lit, nue jusqu’à la taille ; la lueur de la lampe à kérosène se déplaçait sur sa peau sombre. Sa longue chevelure noire, qu’elle tressait toujours dans la journée, s’étalait sur ses épaules et sa poitrine comme un châle.
Je ne parle pas kiowa et je n’ai jamais compris le sens de ses prières, mais elles avaient une résonance tragique. Sa prière commençait sur un timbre aigu qui allait s’assombrissant et le silence tombait quand s’épuisait son souffle. Elle recommençait encore et encore, avec le même effort intense, et avec toujours comme un appel inexprimé dans la voix humaine. Ainsi transportée dans la lumière dansante au milieu des ombres de la pièce, elle semblait hors d’atteinte du temps [...].
Il y avait autrefois beaucoup d’animation dans la maison de ma grand-mère, beaucoup d’allées et venues, de festivités et de bavardages. L’été, on se réunissait et on s’amusait. Les Kiowas sont un peuple de l’été ; quand la saison revient et que la terre se réchauffe et revit, alors les Kiowas ne tiennent plus en place. Les vieux visiteurs qui venaient chez ma grand-mère quand j’étais enfant étaient faits de bronze et de cuir. Ils se tenaient très droits. Ils portaient de grands chapeaux noirs et d’amples vestes brillantes qui claquaient au vent. Quelques-uns se peignaient le visage et exhibaient les traces d’anciennes cicatrices. Ils étaient comme un conseil de vieux seigneurs de la guerre, réunis pour se souvenir de ce qu’ils avaient été [...]. Maintenant, les chambres sont remplies d’un silence funéraire, de l’interminable sillage d’une parole sans appel. Les murs se sont refermés sur la maison de ma grand-mère.
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Pour les Kiowas comme pour les Pawnees et pour de nombreuses autres tribus qui ont connu le déracinement, le lieu de la mémoire collective est lointain ; les religions anciennes ne survivent que dans l’évocation par les Anciens. D’autres, plus heureux, comme les Hopis, les Navajos ou les Sioux Oglalas peuvent perpétuer leur culture sur les lieux mêmes où ils vivent aujourd’hui. Mais quelle différence entre ceux-là même ! Les Sioux ont adopté le culte récent du Peyote ; les Navajos ont vu se dégrader les rituels de la peinture traditionnelle sur sable sous l’influence des touristes et des ethnologues qui les ont figés en pièces de musée, alors que les Hopis, leurs proches voisins, ont conservé vivaces (mais imités par les Navajos) les cérémonies et le symbolisme des
katchinas33.
UNE HISTOIRE MULTIPLE
Diversifiées par leurs anciennes cultures et par leurs conditions présentes, les tribus amérindiennes ont aussi vécu différemment la rencontre avec les Blancs. Toutes ont fini par se heurter au colonisateur, toutes en ont subi l’oppression, mais à des moments différents de leur existence, et suivant des modalités qui ont permis aux unes de résister plus longuement et de survivre, et qui ont précipité les autres dans un déclin précoce et définitif.
Le long de la côte Atlantique, les premiers rapports entre les indigènes et les colons ne furent pas toujours conflictuels. Des relations commerciales, des emprunts culturels mutuels permirent aux tribus de conserver quelque temps leur autonomie. Mais dès que l’immigration européenne s’intensifia et que les Européens commencèrent à exploiter la terre, les Amérindiens virent leurs possessions grignotées, le rapport de forces étant renversé. Dans la compétition entre puissances européennes, les Amérindiens perdirent peu à peu le rôle d’arbitres et d’auxiliaires courtisés pour se voir opprimés par toutes les parties. Dès le XVIIIe siècle, les tribus de la côte se virent réduites à quelques fragments de population, dans des poches exiguës.
Autour des Grands Lacs et dans les Plaines, les chevaux laissés par les premiers explorateurs espagnols avaient transformé très tôt les cultures agraires semi-nomades en une culture très mobile basée sur la chasse montée au bison. Lorsque les colons émigrèrent dans les Plaines, les tribus défendirent farouchement leurs territoires jusqu’à leur défaite finale à la fin du XIXe siècle. Cependant, elles parvinrent à maintenir l’essentiel de leurs traditions culturelles — leurs langues, leurs rites religieux, leur organisation.
En Californie, la colonisation minière s’accompagna d’emblée de la violence exterminatrice. La chasse aux Indiens, considérée comme un sport, ne laissa subsister des tribus originelles que quelques groupes dispersés et appauvris. Plus au Nord, les tribus de la côte Pacifique ne furent exposées qu’aux compagnies de commerce de la fourrure. Elles conservèrent longtemps leur indépendance, jusqu’à ce que, au
XXe siècle, la jouissance de leurs pêcheries et de leurs forêts leur soit contestée
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Ayant subi l’assaut des Blancs à des moments différents, les diverses « nations » indiennes n’en ont donc pas été affectées de la même manière ni avec la même virulence. La légende du « Vanishing Indian », en particulier, qui annonçait la disparition des indigènes, ne s’est pas révélée exacte pour tous. Certaines tribus, en effet, comme celles du Massachusetts parmi les premières atteintes par les colons, ont disparu sous le coup des épidémies, des guerres meurtrières ou de l’assimilation. Certaines se sont vues réduites à quelques membres, comme les Mandans qui, lors de l’épidémie de variole de 1837, passent de 1 600 à 31 personnes. Pour l’ensemble du continent septentrional, sur les dix à douze millions qui avaient précédé l’immigration européenne, il ne reste que six cent mille personnes en 1800, et le recensement fédéral n’en décompte que deux cent trente mille en 1890
35. Ces faits semblent donner raison aux observateurs qui, comme Alexis de Tocqueville
dès 1831, prédisaient
l’avenir probable des tribus indiennes qui habitent le territoire possédé par l’Union. Ces sauvages n’ont pas seulement reculé, ils sont détruits. À mesure que les indigènes s’éloignent et meurent, à leur place vient et grandit un peuple immense [...]. Il n’y avait déjà plus pour eux de patrie, bientôt il n’y aura plus de peuple [...]. Je crois que la race indienne est condamnée à périr.
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UN MILLION D’INDIENS
Et pourtant, en 1970, à l’issue d’une politique que l’on dit du « Vanishing Indian », on dénombre encore 467 tribus et bandes. La remontée démographique, spectaculaire depuis 1920, progresse encore grâce à un taux de natalité inégalé aux États-Unis. Recensés comme Indiens sur la base de leur déclaration d’appartenance, les quelque huit cent mille Amérindiens inscrits sur les registres fédéraux en 1970 ont encore une forte conscience de leur identité. Beaucoup, sans pour cela s’être forcément fondus dans la population générale, échappent aux agents du recensement ; de sorte que l’on pouvait alors évaluer à plus d’un million, peut-être un million et demi une population dite « native » que le recensement de 2010 donnera pour dépasser le chiffre de 2,8 millions de personnes sur le territoire des États-Unis. À ces chiffres s’ajoutent ceux, encore moins précis, des migrants d’origine mexicaine qui revendiquent une ascendance et une culture indiennes. La résistance du groupe que manifestent un taux élevé de natalité et une croissance démographique — pourtant contrariée par une forte mortalité infantile, une faible espérance de vie et la politique de stérilisation forcée entreprise par le gouvernement fédéral pour résorber la pauvreté — n’est qu’un des multiples aspects de la résistance et du vouloir-vivre indiens. Par-delà leurs différences intertribales, les Amérindiens s’affirment comme un peuple par opposition à la société dominante :
Notre peuple vit sur ce continent depuis des dizaines de milliers d’années. Nous avons vécu en harmonie avec la nature. Dans nos cultures, le respect de la vie sous toutes ses formes, le respect des personnes et des communautés étaient des valeurs majeures. Nos sociétés et nos nations (ou « tribus ») reposent sur une structure familiale. Nous n’avons pas de familles « nucléaires » ; nous incluons dans la famille des proches les grands-parents, les oncles et tantes, et les cousins au premier degré. La famille étendue comprend les cousins au second degré, etc. Fondées sur la famille des proches, nos sociétés s’organisent en clans, en bandes et finalement en nations (ou tribus). Il est clair que nos familles sont l’élément de base, l’élément clé de notre existence. Il s’est trouvé que ce système a bien fonctionné pour nous, qu’il n’a pas engendré de conflits avec d’autres peuples, et qu’il était en harmonie avec notre Terre-mère. Nous avons aussi constaté que d’autres systèmes, lorsqu’ils nous étaient imposés, ne nous convenaient pas. Le gouvernement des États-Unis, [...] de connivence avec les églises et d’autres organisations privées, a mené une politique continuelle de destruction de nos valeurs et de nos structures culturelles. Aujourd’hui, cette politique est menée de manière implicite sous la forme d’une tentative pour détruire nos familles, essentiellement au moyen de la stérilisation et du déplacement des enfants.
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Les militants de l’International Indian Treaty Council dénoncent la stérilisation forcée (selon diverses statistiques, 24 % des femmes indiennes auraient été stérilisées) comme une forme à peine déguisée de génocide. L’enlèvement des enfants indiens aux familles, en revanche, procède de la part des autorités fédérales de préoccupations sociales certaines — mais tout aussi nocives parce qu’elles témoignent de l’incompréhension profonde de la société majoritaire envers les valeurs et les structures amérindiennes. Sous prétexte de conditions sanitaires défectueuses, de logements trop exigus, ou même d’une atmosphère psychologiquement et moralement néfaste, les travailleurs sociaux déplacent les enfants des réserves et les confient à des familles blanches en mal d’adoption ou à des orphelinats
38. Or, comme le note Pat Ballenger, une assistante sociale chippewa
qui enseigne dans une « école de survie » du Minnesota, les familles et les « enfants sont la priorité essentielle du peuple indien ». Elle
dit que « c’est à la fois un honneur et une tradition parmi nous d’adopter les enfants indiens orphelins »
39. Il n’est donc pas besoin de déplacer l’enfant dans des familles ou des institutions étrangères, puisqu’il est certain de trouver asile parmi son peuple. Par ailleurs, les critères employés pour justifier la séparation de l’enfant d’avec sa tribu reflètent le racisme du travailleur social, aussi bien que la pauvreté de la famille indigène ; en fait, l’oppression subie par les indigènes est avancée comme une raison pour les opprimer encore plus. Par exemple, les foyers sont considérés comme « insalubres » parce qu’il n’y a pas l’eau courante, ou parce que deux enfants ou plus partagent le même lit : « Il n’est pas nécessaire que nos enfants aient chacun un lit, dit une mère indienne, nos enfants apprennent à partager dès le début. » Ce manque de respect pour les mœurs indiennes fait qu’on empêche les familles indiennes de devenir des parents adoptifs, même si elles sont de la parenté des enfants concernés ; cependant, les parents adoptifs non indiens reçoivent des subsides pour s’occuper d’enfants que leurs parents étaient « trop pauvres » pour garder
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Réserves indiennes actuelles (2007)
© 2007 Pearson Education, Inc.
Certes, parmi les déshérités de « l’autre Amérique », les Amérindiens sont les plus déshérités. Les statistiques moyennes font apparaître que les Indiens ont le plus faible revenu annuel par habitant, la plus courte espérance de vie, le taux le plus élevé de morts par accidents, de maladies de la pauvreté comme la tuberculose, d’alcoolisme et d’années de prison pour les mêmes délits que ceux commis par des non-Indiens.
Mais les Amérindiens ne désespèrent pas. Derrière les statistiques moyennes, il faut aussi voir les « progrès incroyables accomplis dans certaines réserves, comme chez les Makahs, les Quinaults, les Chippewas de la Red River, les Pima-Maricopas de la Gila River, et d’autres. Les documentaires (ou les statistiques) donnent le sentiment que les réserves devraient être éliminées parce que les conditions y sont mauvaises. Aucun effort n’est fait pour présenter le côté positif de la vie indienne. »
41 Les progrès et la relative prospérité, même, de certaines réserves comme celle des Navajos prouvent qu’il est possible d’améliorer les conditions économiques sans transplanter ni détribaliser les Amérindiens. En effet, loin d’être un anachronisme, l’attachement des Amérindiens à leurs cultures tribales traditionnelles est la condition première de la survie du groupe et donc de l’intégrité de l’individu. Vivantes, les cultures indiennes, loin d’être figées, sont capables de s’adapter et de se modifier pour devenir compatibles avec des formes d’économie moderne.
Que l’on abandonne la vision stéréotypée des Indiens et qu’on leur reconnaisse une identité autre que folklorique ou touristique, que le gouvernement américain reconnaisse les « dettes » qu’il a contractées envers les tribus lors des traités et qu’il leur restitue leurs droits et leurs possessions, alors les Amérindiens apparaîtront comme ce qu’ils sont : l’un des peuples les plus tenaces d’Amérique, l’un des plus originaux par sa culture et ses formes de revendication, un peuple fait de nations qui réclament le droit de disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire, en premier lieu, de parler pour elles-mêmes.